Les Semeurs de glace/p1/ch05

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V

TRIBULATIONS D’UN PÂTÉ, D’UNE BOUTEILLE DE BOURGOGNE ET D’UNE GRAPPE DE RAISIN


— Vous êtes seul, monsieur Jean ?

— Vous le voyez, mademoiselle.

— Je vous croyais en compagnie des amis de la Señorita Ydna.

— Ah ! bien oui ! en ce moment ils perquisitionnent dans le steamer. La fugitive, ayant disparu des premières, doit, selon eux, s’être réfugiée parmi les passagers de seconde, ou même en troisième classe.

Stella, qui venait de rejoindre son sauveur sur le pont du Madalena, eut un haut-le-corps.

— Je pensais qu’elle avait quitté le paquebot.

— Moi aussi, je le croyais, mademoiselle ; mais le Marseillais Massiliague qui, par parenthèses, s’entend aussi bien à faire bavarder les autres qu’à bavarder lui-même, a interrogé les matelots préposés à Fort-de-France à la manœuvre de la passerelle du débarquement.

— Et ?

— Aucun de ces hommes n’a vu la Mestiza descendre à terre.

— Ah ! murmura la jeune fille dont les joues se nuancèrent d’incarnat.

— Conclusion : la fugitive est à bord. La lettre laissée dans sa cabine avait pour but de dérouter ses amis.

— Ils ne la trouveront pas, prononça étourdiment Mlle Roland.

Avec une nuance de surprise, Jean demanda :

— Pourquoi ?

Et comme elle se taisait :

— Vous l’avez rencontrée ?

— Oui.

Tous deux gardèrent un instant le silence. Enfin Stella reprit :

— Il ne faut pas le leur dire. Tous les marins du steamer sont des Mexicains, des Sudistes. Tous ont en vénération Dolorès Pacheco. Ils se ligueraient avec ses compagnons pour l’empêcher de se rendre au temple Incatl.

— Ils la sauveraient ainsi ; je cours avertir…

— C’est la condamner à mourir.

— Allons donc.

— Je vous le jure. Ydna croit que son trépas est nécessaire au triomphe définitif de la cause des Sud-américains. Si elle ne peut gagner Incatl, elle se tuera.

— Et si elle y arrive, elle sera sacrifiée.

— Non, elle sera sauvée.

— Par qui ?

— Par nous.

Jean tressauta. Il se passa la main sur le front d’un air embarrassé.

— Évidemment, fit-il lentement. Celui qui glacera l’eau de la fontaine sacrée, celui qui sera réputé le Maître annoncé par les traditions Incas… Mais que d’aléas ! Un retard, et l’on peut compter sur des retards quand on se propose de remonter le fleuve Amazone, un retard, et l’on arrive trop tard…

— Ceci n’est pas à craindre, elle voyagera avec nous.

— Avec nous ? Vous l’avez décidée ?…

— À aider de son influence une sœur qui cherche sa sœur.

Du coup, Jean étreignit nerveusement les mains de son interlocutrice.

— Ô jeune fille, dit-il avec la ferveur d’un fidèle priant sous la nef d’un temple, jeune fille, être de bonté, de consolation, quelle force est comparable à celle que vous puisez en votre cœur ?

Puis résolument :

— Je vous garderai le secret.

Elle sourit.

— Merci, mon ami,

— Où est-elle ?

— Dans ma cabine.

— Dans votre ?… Elle n’y peut rester durant toute la traversée.

— Si. J’interdirai ma porte aux gens de service ; je ferai mon ménage moi-même ; j’ai deux couchettes.

— Soit ! Mais la nourriture ?

— Je me promènerai toujours avec un réticule. On ne s’étonnera donc pas de le voir à ma ceinture dans la salle à manger.

— Et vous y empilerez ?…

— Tout ce qui sera nécessaire à mon amie.

D’un ton joyeux, Ça-Va-Bien plaisanta :

— Vous avez réponse à tout. Une objection pourtant.

— Allez, allez, ne vous gênez pas.

— À San Luis de Maranhao, il faudra débarquer.

— Eh bien, l’escale en ce port est de dix heures. Rien ne nous oblige à nous précipiter à terre dès que le navire, aura stoppé.

— C’est vrai, seulement…

— Je vous entends. La ville est petite. Ydna peut être rencontrée, reconnue.

— Juste.

— Rencontrée, oui ; reconnue, non.

— Voilà qui est fort !

— Mais vrai, monsieur Jean. Ceux qui cherchent une jeune Indienne ne la devineront pas sous le veston d’un gentleman.

Le jeune homme éclata de rire.

— Un déguisement ?

— Vous l’avez dit. Vous nous confiez un des costumes de voyage enfermés dans votre valise. Ydna et moi utilisons les loisirs de la traversée pour le mettre à sa taille, et à San Luis…

— Mlle Pacheco s’en va tranquillement sous les espèces du señor Pacheco. Bravo. Je m’incline. Vous avez tout prévu. Assurez votre nouvelle amie que votre… frère sera muet.

— Elle sait que vous n’êtes pas mon frère. Je lui ai conté en l’arrangeant un peu — elle eut un divin sourire en scandant ces derniers mots, — je lui ai conté votre dévouement, auquel je dois l’existence, auquel je devrai peut-être une sœur.

Ils se regardaient tous deux, comme étonnés de parcourir le monde ensemble, sans être parents, et ils se sentaient troublés.

Pourquoi Stella avait-elle si vite rejeté le qualificatif de « frère » adopté par Jean, afin de légitimer, aux yeux du monde, sa présence auprès de la jeune fille ?

Pourquoi lui-même éprouvait-il une joie intérieure à la pensée qu’elle avait agi ainsi ?

Ils détournèrent les yeux, fixant avec embarras l’horizon de mer, qui découvrait autour du steamer son impeccable circonférence.

La venue bruyante de Massiliague, escorté de Marius, de Francis Gairon, suivi de Pierre, ne put les arracher à cet émoi pénible et délicieux.

— Rien en seconde classe tonitruait le Marseillais.

— Pas de Dolorès en troisième, déclarait tristement le Canadien.

— Pourtant elle est à bord.

— Assurément, puisqu’elle n’a pu quitter le navire.

— Donc, elle se cache. Continuons. Je vais solliciter du capitaine la permission de visiter les machines, chaufferies, soutes, postes d’équipage… Tout y passera, rascasse, jusqu’à la cale.

Sur cette conclusion, les poursuivants d’Ydna s’éparpillèrent de nouveau dans toutes les directions.

Leurs recherches devaient être infructueuses, et, le soir, ils gagnèrent fort penauds leurs cabines respectives.

Introuvable avait été la pseudo-Indienne, bien que pas un pouce du paquebot n’eût échappé à la curiosité du quartier.

Pas un pouce est inexact. Personne n’avait songé à pénétrer dans la cabine n° 3, où, étendues sur leurs couchettes superposées, les jeunes filles s’abandonnaient au sommeil paisible de personnes assurées de n’avoir plus rien à craindre.

— Ma chère Mable Nice, placez vous-même le long de mon côté gauche ; je placerai mon côté droit le long d’une lady, et j’aurai ainsi une place convenable, éloignée de tout gentleman.

C’est ainsi que mistress Elena Doodee, que le mal de mer avait forcée à l’isolement durant les premiers jours de navigation, fit son entrée dans le dining-room du Madalena, escortée de sa demoiselle de compagnie.

Deux fauteuils mobiles étaient libres à la gauche de Stella.

Elena s’empressa d’occuper le plus voisin, laissant l’autre a la ronde Mable.

— Je demande le pardon, fit-elle en s’inclinant vers Mlle Roland, voulez-vous amener les hors-d’œuvre en contact avec moi.

Et la jeune fille s’empressent de déférer à ce désir :

— Remerciements. Le hors-d’œuvre est le grand plaisir de mon bouche.

Puis avec un petit mouvement d’impatience :

— Aoh ! mon réticule gênait les mains de moi, je n’ai que deux, vous savez.

Les phrases, l’accent de la coquette mistress amusaient l’orpheline. Aussi prit-elle en pitié l’embarras de sa voisine, et lui désignant son propre réticule, accroché au dossier du fauteuil :

— Faites comme moi.

— Excellente idée.

Tout en fixant les poignées de son sac de soie, l’Anglaise continuait :

— Vous sauvez le appétit de mon stomach ; j’étais en grande terreur de ne pas pouvoir déjeuner, de souffrir de l’affamement à la mode de sir Tantale, le gentleman mythologique.

— Oh ! intervint miss Mable, le supplice de Tentalus ne serait pas un supplice pour mon pauvre moi.

— Vraiment ? fit gaiement Stella en considérant sans envie l’opulente carrure de la demoiselle de compagnie.

— Oui, en vérité, miss, car la part d’appétit qui m’est dévolue conviendrait à un mignon passereau, à une bergeronnette.

— Une bergeronnette de la société des cent kilos, grommela Pierre, attablé en face de la grassouillette personne.

Sans doute la réflexion était dans l’esprit de tous. Toutes les physionomies s’éclairèrent d’un sourire, et Scipion lança entre deux coups de dents :

— , ça n’est pas comme moi ; mon appétit, il rendrait des points à celui d’un jaguar.

Et les répliques de se croiser :

— En mer, on mange toujours beaucoup.

— Influence de l’air salin.

— Salin et pur ; l’air exempt de microbes.

— C’est évident. Si les grandes villes jouissaient d’une atmosphère semblable, l’humanité ignorerait la dyspepsie.

À cette remarque, énoncée par le docteur du bord, tous les convives se tournèrent vers le praticien.

— C’est votre avis, docteur ?

— Absolument, reprit ce dernier, flatté de l’attention dont il était l’objet. Vous savez, señoras et señors, que la dyspepsie, comme ses maladies consécutives, obésité, arthrite, etc., proviennent surtout d’une oxygénation insuffisante…

Le médecin était lancé.

Profitant de l’attention générale, Stella, après s’être assurée qu’aucun des stewards de service ne l’observait, fit glisser prestement une bouteille de bourgogne sur ses genoux, et l’introduisit à tâtons dans son réticule, suspendu, on s’en souvient, au dossier de son fauteuil mobile.

Après quoi, elle parut prodigieusement intéressée par la conférence que le docteur, sons pitié pour les assistants, continuait avec une intarissable éloquence.

— Personne n’a rien vu, murmura Jean, assis à la droite de la charmante créole.

— Personne ?

— Ydna ne périra pas de soif.

— Ni de faim, monsieur. Voici un superbe pâté que l’on présente. Il m’en faut une tranche pour ma chère recluse.

— Diable !

—  Veuillez donc vous servir copieusement au passage.

— Mais je vais passer pour un goinfre, plaisanta Ça-Va-Bien que l’aventure finissait par amuser.

Elle le menaça du doigt :

— Vous vous vantez, monsieur.

— Je me vante ?

— Certes. Ignorez-vous qu’à l’étranger, quoi qu’ils fassent, les Français sont réputés aimables et les Anglais gourmands. Deviendrez-vous Saxon pour vouloir enlever, aux sujets britanniques, la noble épithète que l’univers leur a décernée ?

— Ma foi non, fit l’ingénieur en remplissant son assiette ; seulement l’univers y mettra de la bonne volonté s’il me refuse l’épithète en question.

En dépit de son affirmation, nul ne sembla remarquer la largesse vraiment exagérés avec laquelle il avait fait sa part.

Le docteur poursuivait sa docte explication, au désespoir muet de l’auditoire qui n’osait l’interrompre.

— Au surplus, disait-il, tout est dans l’assimilation des aliments ingérés. Une digestion parfaite permet de se nourrir de presque rien.

— Oh ! c’est bien vrai, susurra miss Mable.

— Je vais même plus loin, bagasse, s’exclama de sa voix sonore Scipion Massillague, lequel depuis un instant s’agitait sur son siège comme un homme prodigieusement agacé. Certainement une bonne digestion permet de se nourrir de presque rien, mais, pécaïre, une digestion parfaite conduit à se substanter de tout à fait rien, hé donc.

Un rire joyeux s’éleva autour de la table.

Chacun respirait plus à l’aise, sentant que l’intervention du Marseillais allait mettre fin au fastidieux bavardage du médecin. Celui-ci donna tête baissée dans le piège.

— Tout à fait rien, vous exagérez, señor.

Scipion haussa dignement les épaules :

— Je n’ésagère jamais, docteur.

Les rires redoublèrent. Le ton, l’expression de la physionomie du Provençal étaient en effet impayables.

— Je vous vois venir, reprit le médecin. Vous avez en vue l’expérience de Succi, qui demeura quarante jours sans manger.

— Celui-là et d’autres.

— Mais, señor, ils buvaient. Ils absorbaient de l’eau en quantité, et l’eau, si pure soit-elle, contient toujours en suspension des corpuscules nutritifs. C’est la diète aqueuse ; la quantité de nourriture est presque nulle, mais elle n’est pas nulle.

— Té, qui vous parle de cela, mon bon ; moi, je me suis soumis à la diète, absolue… sans eau.

— Ah ! ah ! s’écria le docteur, voilà un cas intéressant, et serai-je indiscret de vous demander ?…

— Il n’y a aucune indiscrétion, farfandieou.

— À vous demander combien de temps vous avez résisté à ce régime ?

Massiliague promena autour de lui un regard pétillant de malice, puis avec le plus imperturbable sang-froid ?

— J’ai résisté deux ans, ma caille ; deux années, dont une bissextile, je crois.

Un murmure hilare s’éleva dans la salle. Vraiment l’affirmation de Scipion paraissait une « galéjade » un peu forte.

— Vous plaisantez, bredouilla le médecin avec une pointe de mauvaise humeur.

Mais le Marseillais tranquillement :

— Je ne plaisante jamais avec ma santé.

Et portant à sa bouche un énorme morceau de pâté.

— Rien que ma faim devrait vous indiquer que je parle sérieusement. Vous voyez bien que je répare.

Du coup les rires, contenus jusqu’alors, éclatèrent.

La gravité avec laquelle le Provençal débitait ses énormes fantaisies devenait irrésistible.

Et encouragé par son succès, Massiliague livra carrière à son imagination.

— Je vais vous narrer l’histoire, mon bon. Il y a là une observation clinique donnant matière à une communication sensationnelle a l’Académie.

Il appuya familièrement les coudes sur la table, et d’un ton plein de bonhomie :

— Vous ne connaissez pas Marseille ?… Non ? Je vous plains, té, de tout mon cœur. Auprès de cette cité, nulle autre ne mérite le nom de ville.

Cette audacieuse affirmation souleva Une tempête de protestations.

Les patriotes de toutes nationalités grondaient :

— Et Mexico ?

— Et Londres ?

— Et New-York ?

— Et Rio-de-Janeiro ?

— Et Québec ?

Scipion apaisa le tumulte du geste.

— je veux pas vous vexer, bonnes gens ; mais la Vérité, elle se noierait de désespoir dans son puits, si je faisais la moindre concession à ce sujet

— Allons donc !

— Je n’insiste pas, mes agnelets ; quand vous reviendrez de Marseille, nous reprendrons la discussion. Donc, il y a, dans Marseille, le quartier Saint-Charles, gare de chemin de fer, belles avenues, et cætera. Or, dans l’une de ces avenues, vivait une jeune fille, une señorita, comme l’on dit de ce côté de l’Atlantique, une jeune fille avec des cheveux noirs, comme on n’en rencontre pas ailleurs, et des yeux !…

— Nos señoritas ont de jolis yeux, déclara un galant officier péruvien.

— Jolis, eh oui ! Mais, mon cher señor, une lampe à acétylène, ça n’est pas le soleil. Des yeux comme ça, il n’en existe pas hors de l’octroi de Marseille. Ils étaient grands, grands… à y entrer en mail-coach.

Et comme on se récriait, il appuya :

— Je maintiens mon dire, bagasse ; en mail-coach, et en se tenant debout sur l’impériale.

La joie de tous confinait au délire, accrue encore par l’air penaud du docteur, auquel Masslliague servait sa plantureuse galéjade.

Occupés a considérer les deux adversaires de la joute oratoire, attendant une fantastique imagination du Méridional, aucun des convives ne remarqua Stella qui, prestement, glissait dans le réticule tranche de pâté, pain, gâteaux secs et grappes de raisin.

La jeune fille ne se retournait pas. C’est en tâtonnant que sa main, déjà experte, entassait dans le sac les provisions destinées à son amie Ydna.

Elle poussa un soupir de satisfaction.

— C’est fait ! murmura-t-elle à l’oreille de Jean.

Celui-ci mit un doigt sur sa bouche pour lui recommander le silence.

Scipion reprenait son récit. Passagers, stewards, littéralement suspendus à ses lèvres, oubliaient, qui de manger, qui de servir.

— Enfin, sans chercher une comparaison impossible, disait Masslliague, l’enfant avait des yeux où se mirait le Paradis. Las ! pauvre de moi, dans sa cervelle, elle logeait l’enfer. Elle avait de la philosophie, la charmante coquinasse, et voici comment elle reçut l’expression de mes sentiments trop longtemps comprimés.

« — Zénaïde, — elle s’appelait Zénaïde, — que je susurre, mon cœur, il bout comme une chaudière tubulaire, puis il se glace que l’on pourrait patiner dessusse, pécaïre. Cela signifie tendresse, soif du mariage.

« — Étanche ta soif, mon bon, qu’elle fait en riant. Épouse toute la ville, je danserai à la noce.

« — Tu danseras certainement, car c’est ta main que je postule.

« Elle rit plus fort.

« — Tu te blouses, lanturlouse, j’engage mon pied à ta noce, mais pas ma main.

« — Et pourquoi, ma caillette ?

« — Parce que j’ai promis à ma défunte mère, qui me regarde par la croisée d’une céleste bastide, de ne jamais aimer quelqu’un, lanturlu.

« — Alors, je t’offre la bague de fiançailles, passe-moi ton annulaire. Un mari, ce n’est pas quelqu’un, c’est personne.

« Elle bondit superbe de colère, telle une cavale de la Camargue.

« — Sors d’ici, lanturli, insolent Moco. M’offrir de porter le nom de personne ; apprends qu’une fille comme Zénaïde ne peut porter que le nom de quelqu’un.

« Sa porte se referma sur moi pour ne plus se rouvrir jamais.

— Mais, remarqua le docteur enchanté de prendre sa revanche, dans tout ceci je ne vois rien qui ressemble à la diète annoncée.

Scipion eut un haut-le-corps. Dans le feu de l’improvisation, il l’avait oubliée, la diète. Mais il se remit aussitôt et sévèrement :

— M’interrompez pas, j’y arrive, faut le temps, mon bon ; avé vous, on peut pas placer un mot, bou dieou.

L’audacieuse allégation du Marseillais souleva un ouragan de rires.

Il s’inclina modestement, attendit que le silence fût rétabli et continua d’un ton pénétré :

-« Vous juges de mon désespoir. Sans la crainte de faire déborder le bassin de la Joliette, j’aurais pleuré un fleuve ; mais à ma torture matrimoniale, je ne voulus pas joindre les horreurs de l’inondation. Rascasse, on est philanthrope ou on ne l’est pas. Je résolus de mettre fin a mes jours, empoisonnés par la clôture hermétique de l’huis de Zénaïde.

« À mes amis, j’annonçai mon départ pour un long voyage. En règle ainsi avec mes devoirs sociaux, je m’enfermai dans ma chambre.

« Résolu à me laisser périr de faim, je fermai les volets, je verrouillai la porte, et je m’étendis sur mon lit, afin de rendre le dernier soupir commodément.

« Fut-ce le silence, l’obscurité, la station horizontale, ou bien autre chose, mille diables, je vous le dirai pas, car je l’ignore moi-même ; toujours est-il que je m’endormis aussi profondément qu’une marmotte après l’automne ou un boa après dîner.

« Or, la Sagesse des nations, les Proverbes, qui nous arrivent raide comme balle du grand roi Solomon en passant par l’écuyer Sancho Pança, disent ceci :

« — Qui dort dîne.

« Eh bien, mes agnelets, vous me croirez si vous voulez, le proverbe, il est vrai comme le Verbe. Pas un tiraillement d’estomac, pas une fringale ne troublèrent mon somme, et pourtant il fut d’une taille, ce somme, d’une taille qui aurait paru extraordinaire autre part qu’à Marseille. J’avais fermé les yeux le 27 mars 1899, et je les rouvris le 27 mars 1901.

Le médecin leva les bras au plafond :

— Deux ans, et vous viviez encore.

— Pécaïre, docteur, si vous parlez toujours, je finirai jamais.

Puis sans sourciller, Scipion reprit :

— Non seulement je vivais, ce que ma présence parmi vous me démontre scientifiquement ; mais, de plus, j’étais gai comme un pinson, plus trace de mon désespoir d’antan. Par réflexion, je compris bientôt le pourquoi de ce changement.

Du ton d’un professeur donnant la solution d’un problème ardu :

— Mon bon, écoutez ceci. Mon estomac fonctionne dans la perfection, et bien, lou brave, il avait digéré mon chagrin, et ce chagrin, il m’avait nourri.

Tandis qu’une folle hilarité secouait l’auditoire, Massiliague conclut :

— J’avais engraissé de quatorze livres ; suge un peu de l’ampleur de ma douleur initiale.

Ce dernier trait valut une véritable ovation au narquois Provençal.

Le docteur, réduit au silence, s’éclipsa de mauvaise humeur aussitôt son café pris. L’un après l’autre les passagers l’imitèrent et remontèrent sur le pont, en devisant joyeusement du récit fantaisiste de Scipion.

Mistress Elena et miss Mable, qui avaient entamé à mi-voix une discussion animée concernant la possibilité de dormir deux ans sans se nourrir, la grosse demoiselle de compagnie penchant vers l’affirmative, tandis que la frêle mistress tenait pour la négative, se levèrent à leur tour, et sortirent tout en continuant à agiter ce problème captivant.

Stella et Jean restaient seuls dans le dining-room.

— Enfin, s’exclama la jeune fille, ce sera le tour de la pauvre Ydna.

Ce disant, elle se dressait sur ses pieds et décrochait vivement son réticule.

Mais tout à coup, elle changea de visage.

— Qu’avez-vous, mademoiselle ? demanda l’ingénieur surpris de sa pâleur subite.

Pour toute réponse, elle éleva son sac de soie.

— Votre réticule ?

— Vide.

— Vide ?

En effet, la pochette retombait flasque, aplatie. Il était matériellement impossible qu’elle contint les victuailles, que la jeune fille était certaine d’y avoir introduites. Cependant Jean tâta l’étoffe.

Geste vain. Les parois du réticule se touchaient. Bouteille, pâté, gâteaux secs, tout s’était évanoui, envolé. Les jeunes gens se regardèrent avec stupéfaction.

— Un steward m’aura vue, balbutia Mlle Roland, et il se sera fait un malin plaisir…

Son interlocuteur secoua la tête :

— Non, ce n’est pas cela.

— Pourtant !

— L’aventure me causait une vague inquiétude, et je surveillais les serviteurs quand ils s’approchaient de vous.

— Alors, comment explquez-vous ?

Un sourire flotta un instant sur les lèvres de l’ingénieur.

— Ah ! vous riez, s’exclama sa compagne non sans impatience… Vous riez, sans songer à la situation fausse où je me trouve ; sans songer a la pauvre prisonnière dont l’estomac doit crier famine.

— C’est que je pense…

— Quoi ?

— Que peut-être vous vous êtes trompée de réticule.

— Trompée ?… je ne saisis pas.

— Vous aviez soin de ne pas regarder en arrière afin de n’attirer l’attention de personne.

— Naturellement.

— Eh bien ! votre main aveugle n’aurait-elle point rencontré le réticule de votre voisine ?

— De cette dame anglaise ?

— Oui ; laquelle, le plus innocemment du monde, promène sans doute sur le pont le déjeuner de Mlle Ydna, et sera fort surprise de se trouver si bien approvisionnée.

Courir à la sortie, jeter un regard circulaire sur le pont, fut pour la jeune fille l’affaire d’un instant.

À dix pas, dans leurs toilettes claires, Elena et Mable, confortablement renversées dans des rocking-chairs, poursuivaient une conversation animée.

Aux pieds de la svelte mistress, son réticule, immodérément gonflé, gisait à terre, la main de l’aimable personne tenant avec négligence les rubans lâches.

— Ça y est, fit Stella.

Et se retournant vers Jean, elle éclata de rire.

— Impossible de reprendre ce que je lui ai involontairement confié, murmura-t-elle enfin ; que va faire Ydna ?

— Elle déjeunera, rassurez-vous.

Et appelant un steward qui desservait, le jeune homme lui glissa une pièce dans la main :

— Mon ami, chuchota-t-il, en mer je suis atteint de boulimie, d’appétit insatiable. J’ai honte de manger sans cesse devant tout le monde. Après chaque repas, veuillez donc porter un en-cas dans ma cabine, n° 5.

Rien n’étonne un steward qui reçoit un pourboire. Le domestique cligna, de l’œil d’un air entendu, et gracieusement :

— Commencerai-je de suite ?

— S’il vous plaît, mon ami.

— Que Monsieur s’en rapporte à moi. Monsieur sera satisfait.

— Le fait est déclara Stella dès que l’homme se fut éloigné, que votre moyen est beaucoup plus simple que le mien. Seulement je n’aurais jamais osé vous prier. Vous allez passer pour un mangeur phénoménal.

Mais Ça-Va-Bien fit non de la tête :

— Détrompez-vous, mademoiselle. Moyennant un pourboire modeste, le Steward jurera, s’il le faut, que je n’ai pas le moindre appétit.

Puis se dirigeant vers la porte :

— Ma sœur, puisque a bord vous êtes ma sœur, permettez que je vous offre le bras pour faire un tour sur le pont. Dans un quart d’heure, nous regagnerons nos cabines. L’en-cas du 5 passera au 3, et votre amie ne se doutera pas une minute que son déjeuner continue à se promener aux côtés d’une petite lady.

Comme elle appuyait sa main sur le bras de l’ingénieur :

— Au reste, déclara celui-ci, ma recommandation au steward nous fournira, au besoin, une sorte d’alibi.

— D’alibi ? Que voulez-vous dire ?

— Que mistress Elena exprimera peut-être très haut sa surprise, lorsqu’elle s’apercevra que son sac a été transformé en garde-manger.

— C’est vrai. Je n’y songeais pas.

— Au cas où on vous soupçonnerait ! vous avoueriez ma fringale. Vous feriez comparaître le steward…

Elle lui serra doucement la main.

— Et pour moi, vous consentiriez à être complètement ridicule. C’est la plus grande preuve de dévouement qui se puisse donner. Je vous en suis profondément reconnaissante.

— Ne vous ai-je pas dit que je suis votre chose, votre esclave, mademoiselle ?

— Si, fit-elle d’un ton ému, si, et je vois que votre parole n’est point vaine. — Puis redevenant enjouée — mais je ne veux pas que mon esclave soit ridicule ; aussi vais-je tenter de reprendre à mistress Elena ce que je lui ai confié un peu… légèrement.

Souriante, elle entraîna l’ingénieur, profondément troublé par l’accent avec lequel Stella venait de prononcer ces répliques banales.

Elle s’empara d’un rocking et alla s’asseoir à deux pas de l’Anglaise.

Celle-ci discutait toujours avec sa demoiselle de compagnie. Quelques mots arrivaient aux oreilles des jeunes gens.

— Vivre sans se nourrir est impossible.

— Oh ! chère mistress, pouvez-vous être aussi matérielle ?

— Question de bon sens.

— Moi qui me contente de la ration d’un petit oiseau.

— Si vous prenez l’autruche pour un petit oiseau, je serai de votre avis.

— Autruche ! Vous faites la comparaison entre, moi et l’autruche ! Oh ! shocking !

Et des paupières de l’opulente Mable jaillirent deux grosses larmes, qui roulèrent sur ses joues rubicondes, telles des gouttes de pluie sur une pivoine de la dimension d’un chou.

Jean et sa compagne échangeaient des sourires moqueurs ; mais hélas ! leur expédition n’en avançait pas d’un pas.

Malgré le ton animé de l’entretien, Mrs. Elena ne quittait pas son réticule. Sa main blanche et fine pendait sans mouvement, sans soubresaut, à son côté. C’est à peine si ses doigts effilés froissaient légèrement les poignées de soie.

Elle était de ces Anglaises qui peuvent manifester l’impatience, voir la colère, sans un geste, sans une augmentation du volume de la voix.

Les jeunes gens, les yeux rivés sur l’objet de leur convoitise, durent bientôt s’avouer que la blonde Elena ne leur procurerait pas l’occasion de débarrasser son réticule.

Alors ils changèrent de tactique.

Jean se glissa entre les rocking-chairs de Stella et de la petite lady anglaise, puis s’asseyant sur les talons, comme pour causer plus commodément avec sa compagne, il amena insensiblement le sac de soie à sa portée.

Elena n’avait rien senti.

— Allons, plaisanta l’ingénieur, j’avais une vocation de cambrioleur.

S’assurant qu’aucun passager ne l’observait, tranquille du côté des sujettes britanniques dont la querelle avait repris de plus belle, il se mit en devoir de desserrer la « coulisse », qui interdisait à ses doigts l’exploration intérieure de la pochette.

Déjà le médius et l’index, introduits dans l’étroite ouverture, travaillaient à l’élargir. Déjà Mlle Roland se réjouissait, croyant avoir partie gagnée, quand une véritable catastrophe vint remettre tout en question.

Oh ! bien calme la catastrophe.

Mistress Elena se leva vivement, et coulant les brides du réticule entre les gros doigts de sa demoiselle de compagnie :

— Gardez-moi cela, ma chère. Je cours à ma cabine,… je reviens.

— Mistress n’a pas besoin de mes bons offices ?

— Du tout, du tout ; je m’aperçois seulement que j’expose mon visage à la brise de mer, sans l’avoir protégé par une lotion de l’Anti-hâle. Me voyez-vous avec un teint de matelot !

Mable ouvrit la bouche, leva les yeux au ciel, comme pour le prendre à témoin de l’incongruité d’une pareille supposition, tandis que, légère ainsi qu’une bergeronnette, Elena se dirigeait en trottinant vers l’escalier des cabines.

Jean avait échoué au port.

Si effarée était sa mine, que Stella ne put réprimer un éclat de rire.

Celui-ci attira l’attention de la ronde Mable qui, par imitation nerveuse, fut prise d’une irrésistible hilarité.

L’ingénieur vexé contemplait le réticule, séparé de lui maintenant par toute l’épaisseur du siège qu’Elena avait abandonné.

Ses sourcils froncés, son air sombre surexcitèrent la gaieté de sa compagne, et, par ricochet, celle de la demoiselle de compagnie.

Enfin, la forte personne parvint à contraindre ses muscles zygomatiques au repos, et d’une voix essoufflée :

— Vous avez la gaieté, Miss, dit-elle.

— Oh oui !

— Je comprends cela ; moi-même je suis toujours dans le rire.

— Le monde est si plein de choses comiques.

L’Anglaise opina du bonnet et d’un ton prétentieux :

— Des choses qui échappent au vulgaire ; mais que l’observateur attentif saisit au vol.

La remarque, émanant de cette grosse femme, chargée sans le soupçonner d’un repas complet était irrésistible.

De nouveau, Stella fut secouée par le fou rire.

De nouveau, Mable joignit son bourdon aux notes cristallines de sa voisine. S’encourageant réciproquement, toutes deux se tenaient les côtes. On ne sait comment aurait fini cet assaut hilare, si un nouvel acteur n’était entré en scène.

Acteur à quatre pattes qui jouissait des bonnes grâces de tous les passagers, et pour tout dira d’un mot, un chien.

Oh ! pas un chien ordinaire, loin de là.

Tout d’abord, Nieto (petit-fils), tel était le nom du quadrupède, Nieto appartenait au capitaine, maître après Dieu à bord du paquebot, et l’on conçoit qu’il empruntait à cette haute caution une respectabilité particulière.

Secondement, Nieto était une bête de race, un de ces purs yucatanos, au pelage feu, qui chassent avec un égal courage les salteadores (voleurs) ou les fauves. Le jaguar lui-même fuit devant ces redoutables adversaires, et bien que supérieurement armé par la nature, il n’engage le combat qu’après avoir reconnu l’impossibilité de l’éviter.

Nieto possédait des talents variés.

Il fumait, prenait son café avec la gravité d’un gourmet, attrapait au vol des morceaux de sucre qui lui étaient lancés à distance.

L’exercice n’avait point de secrets pour lui ; il marchait au pas au son du tambour.

La navigation même l’intéressait. Plus d’une fois, on l’avait surpris, les pattes appuyées sur la roue du gouvernail, dans la position du parfait barreur.

Mais surtout, ce chien rare savait la politique.

Il sautait à quatre pieds de haut pour les divers Présidents des nombreuses républiques sud-américaines. Par contre, il s’asseyait rageusement, montrant les dents si on l’invitait à exécuter cet exercice en faveur des chefs de gouvernements des États du Nord.

À peine Nieto eut-il fait trois pas sur le pont qu’on l’appela de tous côtés.

Les uns lui montraient du sucre, d’autres des gâteaux secs, dont les passagers avaient fait provision à son intention.

Lui, hésitant, se trouvant sans en avoir conscience, du moins, nous l’espérons, dans la situation de l’âne de Buridan, regardait à tour de rôle tous ces gens si bien disposés pour lui, les remerciait en remuant poliment la queue, en toutou de bonne compagnie, mais semblait avoir peine à choisir entre le sucre et les palmers.

Moins naïf, le brave yucatano eût songé que le tout lui étant destiné, il importait assez peu de croquer d’abord ceux-ci ou celui-là, seulement les chiens n’ont point encore atteint le degré de roublardise de l’homme. En dépit de cette mauvaise fréquentation, ils sont demeurés simples, candides et sincères.

L’indécision de Nieto amusait les passagers. Déjà des paris s’engageaient ; qui recevrait le premier assaut de l’animal ? Palmers ou sucre ; sucre ou palmers, cinq piastres, dix piastres, quand tout à coup le chien du capitaine se décida pour une troisième solution complètement inattendue.

Marquant aux douceurs un mépris inexplicable, il se dirigea, le cou tendu, les narines frémissantes, vers miss Mable, qui ne lui offrait rien du tout, sinon le spectacle plantureux de son dos, débordant par-dessus l’appui du rocking-chair.

Ce fut de la stupéfaction. Qu’allait faire le fantasque Nieto ?

Tous les regards convergèrent sur la robe fauve.

Il avançait toujours, et peu à peu sa tête se penchait vers le sol, il reniflait joyeusement.

— Sapristi, murmura Jean à l’oreille de Stella, ce coquin de dogue flaire le pâté.

— Vous croyez ?

— Regardez comme son museau pointe vers le réticule…

La jeune fille se dressa sur ses pieds, étouffant avec peine une envie de rire immodérée.

— Votre bras, monsieur Jean.

— Vous désirez vous promener ?

— Je désire faire déjeuner Ydna. L’en-cas a été certainement déposé dans votre cabine. Venez.

— Volontiers. J’aurais pourtant voulu voir ce que va faire Nieto.

— Trop dangereux… je me trahirais.

L’ingénieur n’insista pas et conduisit Mlle Roland vers l’escalier.

Comme l’avait prévu la jolie créature, le steward, stimulé par un large pourboire, avait apporté dans la cabine n° 5 un en-cas suffisant pour rassasier deux personnes.

Poulet froid, pâté, roastbeef, hors-d’œuvre, entremets, desserts, rien ne manquait. En homme de raisonnement, le domestique avait escompté une soif proportionnelle. Bière, vin, pulque (boisson fermentée tirée d’un aloès mexicain) figuraient côte à côte en des flacons de formes variées.

Jean faisant le guet, Stella transporta le tout dans la cabine 3.

Et le déménagement terminé, l’ingénieur vint rejoindre les jeunes filles et amusa la prêtresse d’Incatl en lui narrant l’aventure des réticules.

Il eût pu, à cette heure, y ajouter un chapitre du plus haut comique.

Tandis qu’il partait avec Mlle Roland, le chien Nieto était arrivé tout près de miss Mable. Ses yeux brillaient de convoitise et sa langue gourmande, agitée de petits frémissements sensuels, pendait hors de sa gueule.

Il s’accroupit, le ventre à terre, le cou tendu. Par mouvements insensibles, il se traîna jusqu’au réticule qui reposait sur le pont, ses brides passées autour du poignet de la demoiselle de compagnie.

Considéré par les passagers, incapables de comprendre la cause de sa mimique, le yucatano se frotta tendrement le nez contre la soie, à travers les mailles de laquelle passaient des parfums, dont ses nerfs olfactifs étaient agréablement chatouillés.

Mais Nieto, chien bien élevé, ne pouvait condescendre à voler.

Après le déjeuner, une personne ayant sur elle un morceau friand, l’avait évidemment apporté pour le bon dogue.

L’expérience journalière concourait à égarer l’instinct de l’animal.

Or, on ne répond pas à une gracieuseté par une impolitesse.

Puisque miss Mable avait eu la délicate pensée de se charger d’une chose d’odeur si agréable, il était du devoir de Nieto de la lui demander.

Est-ce bien là ce que se dit le chien du capitaine ? Il serait téméraire de l’affirmer. Toutefois Nieto agit absolument comme si sa cervelle canine avait formulé ce raisonnement.

Après avoir flairé le sac, il leva la tête et lécha la main de miss Mable.

Celle-ci eut un cri de frayeur, puis reconnaissant le yucatano, elle le caressa, sans se douter, bien entendu, combien intéressée était la présence du dogue.

Lui se laissa faire, attendant toujours la pâture.

Puis il poussa de petits grognements d’impatience.

Évidemment il est doux de sentir une main amie vous gratter courtoisement la tête, mais cette aménité toute platonique ne saurait entrer en comparaison avec l’offrande d’une tranche succulente de pâté.

— Eh bien ! qu’as-tu donc, Nieto ? interrogea la replète Anglaise, un peu surprise.

Au son de sa voix, le chien se dressa sur ses pattes, bâilla en découvrant une gueule formidable, ornée de crocs aigus.

Puis, jugeant le moment venu de déguster la gourmandise attendue, il happa le réticule.

— Aoh ! shocking ! s’exclama miss Mable.

D’une tape vigoureuse elle fit lâcher prise à l’animal et plaça le sac sur ses genoux.

— Ah cal ce dog (chien), il est donc possédé par le démon fourchu, s’écria la pauvre dame presque aussitôt.

L’exclamation était motivée.

Sans façon, Nieto, auquel la passion culinaire faisait perdre tout sentiment des convenances, reprenait le réticule à la grande joie des assistants.

Nouvelle tape qui repoussa l’assaillant.

Très digne, miss Mable fit passer l’objet du litige de l’autre côté de sa ronde personne.

— Vous êtes improper (pas convenable), Nieto, déclarait-elle en même temps. A-t-on jamais vu une grosse bête énorme comme vous, jouer avec un fragile colifichet

Éloquence perdue. Insensible au reproche, le chien exécuta le tour du rocking et se retrouva en présence du réticule.

Avec un mouvement de colère, Mable replaça le sac à sa gauche.

Nouveau mouvement tournant du yucatano.

Le réticule sauta à droite. Nieto l’y poursuivit.

Dix fois, ce manège recommença. Enfin, exaspérée, la demoiselle de compagnie se souleva légèrement et glissa le réticule entre son siège et… cette partie sphérique de l’individu que les professeurs d’équitation désignent, on ne sait pourquoi, par le substantif bien mal choisi d’assiette.

Pâté, gâteaux, raisins, soumis ainsi à une pression fort supérieure à leur résistance, s’écrasèrent envoyant aux narines de Nieto d’affolants effluves.

Éperdu, le dogue fonça sous le rocking-chair, avec des abois de convoitise.

Le chien était énorme, l’espace libre exigu.

Le premier, serré dans le second, se débattit désespérément, imprimant au siège à bascule un double mouvement, tangage et roulis combinés, qui eut pour conséquence de terroriser miss Mable, laquelle se leva précipitamment en poussant des cris de paon.

Allégé de sa charge, le fauteuil ne pesa pas lourd pour Nieto.

Le yucatano le renversa et, libre enfin, se rua sur l’Anglaise qui, conservant dans son émoi une présence d’esprit, malencontreuse en l’espèce, s’enfuyait en brandissant le réticule de mistress Elena.

Si elle l’avait abandonné, la catastrophe eût été évitée. Preuve indéniable que les desseins du hasard sont impénétrables, puisque la digne obèse eût pu être sauvée en perdant la tête, tandis qu’elle fut perdue pour l’avoir conservée.

Nieto courait plus vite que la demoiselle de compagnie, ceci dit sans intention offensante pour le sexe gracieux auquel appartient miss Mable, car, en dehors de la question des poids, dont l’importance ne sera discutée par aucun gentleman s’occupant de courses en plat ou en steeple, le dogue possédait quatre jambes, quatre jambes qu’une simple opération arithmétique dévoilera égaler deux fois deux, ou encore deux au carré.

D’où un professionnel algébrique ou physico-chimique ne manquera pas d’extraire la formule suivante et savante :

— La vitesse de déplacement d’un chien, par rapport à celle d’une demoiselle de compagnie, est directement équivalente au rapport du carré d’un nombre à ce nombre lui-même.

Ce qu’en langage vulgaire on peut traduire ainsi :

En trois bonds Nieto rejoignit Mable, en quatre il l’eut dépassée.

Alors il se dressa debout sur ses pattes postérieures et appuya les antérieures sur les épaules de la pauvre fugitive à demi folle d’épouvante.

Sous cette poussée inattendue, Mable perdit l’équilibre, roula sur le pont, tandis que le réticule, projeté par un choc en retour, s’en allait frapper au genou mistress Elena qui revenait juste à ce moment.

Deux cris, vingt cris retentirent.

Les spectateurs, amusés jusque-là, se précipitèrent au secours des deux femmes, mais le mouvement commancé ne s’acheva pas.

Tenace comme tous ceux de sa race, Nieto avait abandonné cavalièrement miss Mable, qui semblait se livrer sur le plancher à un exercice natatoire, et avait suivi le réticule.

Le saisir aux pieds d’Elena stupéfaite, le déchiqueter à belles dents, tout cela s’accomplit avec la rapidité de l’éclair.

Et l’inquiétude, née de l’étrange conduite du chien du capitaine, se termina par un rire général.

Tout venait de s’expliquer.

Dans le réticule éventré apparaissait une bouteille de vin gisant dans une innommable purée de pâté, de gâteaux, de fruits.

Elena avait commencé à se lamenter sur son sac déchiré, mais la voix lui manqua en reconnaissant les objets dont il était rempli.

Quant à miss Mable qui, non sans peine, était parvenue se mettre sur son séant, elle roulait des yeux effarés.

Enfin Elena récupéra la faculté d’exprimer sa colère.

— Que veut dire ceci, Grâce ? fit-elle sévèrement.

L’interpellée étendit ses gros bras tremblants à droite et à gauche.

— J’allais vous le demander, chère mistress.

— Prétendez-vous affirmer que vous l’ignorez ?

— Oh ! oui ; il faut que le diable se soit mis dans cette affaire.

La jolie blonde frappa du pied, l’intensité de son courroux ayant enfin raison de son flegme.

— Le diable ! Vous avez dit le mot. Il faut être possédée de Satan, pour être aussi énormément gourmande.

— Gourmande ? répéta Mable absolument médusée par cette accusation.

— Comment qualifiez-vous autrement votre conduite. Vous avez à peine fini de déjeuner, et copieusement, j’ose le dire.

— Oh ! comme un petit oiseau…

— Laissez donc, un petit oiseau qui conduirait un hippopotame à la mort par indigestion.

— Hippopotame ! glapit Mable révoltée.

— Yes, et vous utilisez mon réticule en façon de garde-manger.

— Moi ?

La figure bouffie de la demoiselle de compagnie était du plus haut comique. Elle exprimait l’ahurissement confinant à la folie.

Les passagers avaient formé le cercle et tous pouffaient.

— Certainement, vous ; ce n’est pas moi, je suppose, reprit rageusement Elena.

— Oh ! mistress, je ne songe pas à vous accuser.

— C’est heureux, car j’en suis bien certaine, moi ; mon réticule ne contenait rien de semblable quand je vous l’ai confié.

— Cela doit être, puisque vous l’affirmez, mistress ; mais alors, comment cela est-il venu dedans ?

Durant un quart d’heure, les deux Anglaises se querellèrent ainsi.

Enfin la gracieuse Elena consentit à s’apaiser. La bonne foi de Mable lui parut établie.

Dès lors, elle, passagère et Anglaise, avait été la victime d’un mauvais plaisant. L’honneur britannique exigeait une répression exemplaire. Elena se plaignit au capitaine.

Le capitaine reprocha leur manque de surveillance à ses lieutenants.

Les lieutenants repassèrent la réprimande, revue et augmentée, aux maîtres d’équipage, aux chefs stewards.

Ceux-ci s’en déchargèrent sur leurs inférieurs.

Et la fraternité aidant, la sainte Fraternité qui pousse les hommes libres à donner une part, que dis-je, à se dépouiller totalement, des choses désagréables en faveur de leur prochain, la gronderie paternelle du capitaine se traduisit pour le dernier marmiton, ou élève-coq, par un vigoureux coup de pied asséné au bas des reins par l’avant-dernier apprenti gâte-sauce.

L’innocente et infortunée victime de ce mouvement, centrifuge autant qu’ascensionnel, fondit en larmes en geignant :

— On me bat parce que les Anglais sont des goinfres.

Des profondeurs de la cale, la plainte naïve remonta jusqu’au capitaine, en passant par tous les grades.

Les passagers furent de l’avis du marmiton ; équipage ou personnel servant l’adoptaient également.

Si bien que, le soir venu, le steamer paru envahi par des échos malicieux. Dans les cuisines, aux machines, des cabines de toutes classes, sur le pont, sur la passerelle, au gouvernail, une même phrase se grommelait, se chuchotait :

— Les Anglais sont des goinfres.

Et dans la huit bleutée, sous la clarté des étoiles, dont le scintillement est un sourire, le vent, s’enroulant autour des mâts, glissant le long des cordages, paraissait siffler :

— Les Anglais sont des goinfres.

On eût encore cru que les énormes cheminées soufflant leur fumée noire, pouh ! pouh ! haletaient :

— Ah oui ! des goinfres !

Voilà comment, grâce aux proverbes : « La voix du peuple est la voix de Dieu », « La vérité sort de la bouche des enfants », fut consacrée une des plus grandes injustices du siècle ; comment la sobriété reconnue des Saxons fut niée, à cause de l’impossibilité absolue pour une prêtresse d’Incatl de se passer de déjeuner.