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Les Semeurs de glace/p1/ch07

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 139-157).


VII

L’HÔTEL PEDRO II E REPUBLICA


— Le pilote, le pilote !

On était en vue de Sao-Luis, la coquette ville brésilienne, aux maisons étagées sur les coteaux verdoyants qui entourent le port.

Et le petit vapeur du pilote, chargé de diriger le paquebot dans les passes assez difficiles avoisinant la terre, venait d’accoster le steamer.

Suivant l’usage, l’homme, qui allait prendre le commandement pendant quelques heures, avait distribué une liasse de journaux aux passagers rassemblés sur le pont, puis il avait conféré un moment avec le capitaine Armadas, lequel avait clos l’entretien par ces paroles énigmatiques :

— Cela m’est égal, il faut que je fasse escale à Sao-Luis.

Le pilote s’était incliné, et le steamer avait repris sa marche, suivi par le vapeur du marin.

Très aimable, le señor Armadas adressa la parole à mistress Elena qui, appuyée au bras de Mable, considérait la terre lointaine avec un visage joyeux.

Évidemment, la gentille Anglaise se flattait que la finiraient ses tourments.

Elle sursauta au son de la voix de l’officier.

— Pardon, vous dites, gentleman ?

— Je vous offrais, señora, de retenir dès maintenant votre appartement à l’hôtel Pedro II.

— Dès maintenant ?

— Oui.

— Par quel moyen ?

— Par le télégraphe sans fil.

On sait que l’Europe tâtonne encore sur ce point. Les Américains, plus pratiques, en sont déjà à l’application.

Jean, Massiliague et ses amis, groupés à deux pas, n’avaient pas perdu un mot. Ils se rapprochèrent curieusement :

— Quoi, capitaine, il nous est loisible de communiquer avec la terre que l’on aperçoit à peine ?

— Vous l’allez voir.

Et se retournant vers mistress Doodee :

— La señora préfère sans doute le rez-de-chaussée. Pas d’escaliers, pas d’ascenseurs à utiliser.

— En effet.

— Bien.

Armadas regarda en l’air.

Les passagers, suivant la direction de ses regards, remarquèrent alors que la plate-forme de hune était en place, surmontée d’un mât léger assez élevé.

— Le mât de communication, expliqua Armadas.

Puis il fit divers signes incompréhensibles pour les assistants.

Aussitôt deux marins, perchés dans la hune, se mirent en mouvement autour d’un appareil dont la forme échappait aux passagers.

— Le transmetteur, dit encore l’officier.

Une minute se passa, puis une petite corbeille de laiton glissa le long du mat et parvint à portée de la main du señor Armadas.

Celui-ci y prit une bande de papier :

— L’appartement numéro 3 est retenu pour la señora Elena Doodee.

Avec des remerciements, la jeune femme accueillit cette assurance, et elle s’éloigna lentement au bras de la grosse Mable.

— Bou dieou, murmura Scipion, il faudrait que nous occupions les chambres qui entourent cet appartement. De la sorte, la mignonne serait bien gardée.

— Qu’à cela ne tienne, répondit le capitaine. Tout acquis à la cause susdite, je serai trop heureux d’être agréable au champion.

Jean intervint vivement :

— En ma qualité de Français, je m’intéresse vivement à toute cette affaire, et je sollicite la faveur d’occuper l’un des appartements… de surveillance, voisin de celui de ces dames.

Vigoureusement Massiliague lui secoua la main :

— Vous êtes un bon, ma caille ! Qu’il soit fait à votre goût, té donc ! Si possible, je prends le 1 ; à vous le 5 ! tout alentour, mes amis.

— Oh ! déclara le capitaine, cela ne souffrira aucune difficulté, je pense. Les étrangers sont rares à Sao-Luis, et l’hôtel Pedro II est trop coûteux pour les gens du pays.

Un papier, griffonné rapidement, fut confié au panier métallique, qui remonta aussitôt pour redescendre au bout de cinquante secondes.

Cette fois, il rapportait une nouvelle bande, laquelle exposait que la chambre 1, l’appartement 5, composé de deux pièces à coucher, séparées par un salon, et l’appartement 7, situé en face du 3, étaient à disposition de usted, c’est-à-dire retenus pour les voyageurs.

Massiliague au 1, Jean et Stella au 5, Francis, Pierre et Marius au 7, il était évident qu’Elena serait bien gardée au 3.

Cependant, sous la direction du pilote, le steamer évoluait dans les méandres des passes. Peu à peu, la côte devenait distincte.

On apercevait la jetée, qui abrite l’entrée du port, et à l’extrémité de laquelle se dresse le phare de Saos, dont le foyer à éclipses a une portée de quarante milles.

Quelques instants encore, on discerna le mât du sémaphore, au haut duquel flottait un pavillon.

— Tiens, remarqua quelqu’un, ce n’est pas un pavillon de marée.

On sait que, dans tous les ports, un jeu de pavillons indique les mouvements du flux et du reflux, constatation d’une réelle importance pour les marins, puisque les courants alternent.

— Pas de marées ; alors de quoi donc ?

Baignée dans les rayons solaires, la flamme n’avait plus de couleur, et il était impossible dès lors de préciser sa signification.

Intrigués, les passagers étaient tous le long des bastingages, cherchant à voir. D’instant en instant diminuait la distance. Enfin une voix lança ces mots :

— La pavillon jaune !

Un silence de mort suivit.

On eût dit que passagers et matelots avaient été soudainement pétrifiés.

Pour comprendre l’effet produit, il faut savoir que, dans divers ports du Sud-Amérique, il est d’usage de hisser la flamme jaune, lorsque la fièvre de même couleur sévit sur la région.

La fièvre jaune, comme le vomito-negro, comme le choléra, est une épidémie homicide.

Quand elle apparaît, les villes se dépeuplent.

Toute la classe aisée émigré vers les hauteurs, pour y chercher une atmosphère indemne de miasmes meurtriers.  Les pauvres, seuls, demeurent dans les cités.

Des mesures énergiques sont prises pour enrayer la marche du fléau. Dès que le mal se montre dans une habitation, ceux qui ne sont pas atteints doivent arborer un drapeau de teinte jaune aux fenêtres.

À partir de ce moment, le logis est frappé d’isolement. Nul n’en doit sortir, nul n’y doit entrer.

Législation cruelle, mais indispensable, car partout où elle a été appliquée, les proportions de l’épidémie ont été restreintes à un minimum.

Les populations s’en sont vite rendu compte, et les habitants eux-mêmes font une police sévère, punissant sommairement d’un coup de couteau toute infraction aux règles établies.

De là l’émoi bien compréhensible des passagers.

On entrait dans un port contaminé par la terrible épidémie.

Déjà de sourds murmures se faisaient entendre, quand un incident sollicita l’attention de tous.

Mistress Elena arriva en courant, suivie de Mable.

Les deux Anglaises étaient pâles, défaites, effarées.

— Que me dit-on ? gémit la première.

— La fièvre jaune à Sao-Luis de Maranhao !

— Débarquer serait téméraire.

— Nous ne voulons pas mettre le pied sur ce sol Maudit !

On formait le cercle.

Massiliague et Jean se glissèrent au premier rang des curieux.

Aux dernières paroles des Anglaises, le Provençal bondit :

— Farfandieou, s’écria-t-il, ces dames, elles ont trouvé le moyen de prévenir la doña Dolorès, et maintenant elles espèrent, grâce à une comédie, éviter de payer leur trahison.

L’énoncé de cette accusation fit oublier la fièvre jaune.

Les assistants étaient presque tous des Sud-Américains, admirateurs frénétiques de la Virgen de l’Indépendencia, comme ils appelaient la prêtresse d’Incatl.

Tous avaient suivi, avec un intérêt croissant, le duel engagé entre les amis de l’héroïne et les passagères accusées de connaître sa retraite.

Est-ce que vraiment ces « Inglese » avaient réussi à tromper la surveillance dont elles étaient l’objet ? Est-ce que la Mestiza devrait mourir sacrifiée au soleil ?

Des cris de rage s’élevèrent.

— À mort, les Nordistes !

Mais le capitaine Armadas, d’un geste autoritaire, apaisa le tumulte.

— Señoras, dit-il tranquillement, vous descendrez à Sao-Luis, vous serez conduites à l’hôtel Pedro II e Republica, enfermées dans l’appartement no 3. Par mon ordre, la police de Sao-Luis, ville patriote s’il en fut, va être prévenue. Elle vous gardera, et si, d’ici vingt-quatre heures, la noble Mestiza n’a point paru pour vous délivrer, vous serez déférées à la justice pour crime de lèse-patrie.

Des vivats enthousiastes couvrirent les voix gémissantes des pauvres ladies, qui s’avisaient un peu tard de l’imprudence qu’elles avaient commise en avouant tout ce que désiraient les « fous ».

Une pensée leur venait maintenant.

Peut-être les « insensés » avaient leur raison, peut-être elles-mêmes étaient victimes d’un simple malentendu.

Par malheur, il n’était plus temps de s’expliquer Le télégraphe sans fil fonctionnait, portant là-bas le courroux du capitaine.

En vain elles tentèrent de s’adresser aux passagers, aux matelots. Chacun leur tourna le dos. Et désolées, à demi mortes de peur, elles quittèrent le pont où elles ne rencontraient que regards sévères.

Depuis un instant déjà, Ça-Va-Bien avait rejoint Stella et Ydna dans leur cabine. La prêtresse d’Incatl, mise au courant de la situation, répondit froidement.

— Je débarquerai en homme, comme il est convenu. Je vous rejoindrai à l’hôtel. Mais si, dans vingt-quatre heures, ces malheureuses femmes ne sont pas en sûreté, je me livrerai.

Et avec un doux sourire :

— Que ce soit dans l’enceinte du temple, que ce soit ailleurs, ma mort sera offerte en sacrifice au dieu de Lumière. Il le faut pour que les Peaux-Rouges, nos frères, s’unissent sans arrière-pensée aux Créoles et Sang-Mêlés.

Peu après, Stella, sous couleur d’aller aux nouvelles, sortit avec l’ingénieur. Une fois seule avec lui, elle soupira :

— Si elle nous quitte, plus rien au monde ne pourra la sauver.

— C’est vrai.

— Il faut donc faire échapper les Anglaises.

— Il faudrait… car pour le quart d’heure, je n’en vois pas la possibilité.

Mais l’heureuse nature du jeune homme reprenant le dessus :

— Bah ! à quelque chose malheur est bon. L’émotion générale facilitera l’arrivée incognito de Mlle Ydna à Sao-Luis. Une fois sur la terre ferme, nous verrons.

Le mugissement profond, de la sirène annonçait au même instant que le steamer entrait dans le port.

Les sons rauques, intermittents, se succédaient.

Et comme les deux causeurs écoutaient, pensifs et recueillis, au pied de l’escalier, accédant au pont, un élégant gentleman, valise en main, sombrero clair sur la tête, les frôla en passant.

Ils s’écartèrent pour lui laisser passage, mais l’inconnu se planta devant eux, et avec un sourire :

— Bonne note, vous ne me reconnaissez pas.

Ils eurent une exclamation étouffée. Le gentleman n’était autre qu’Ydna, revêtue du complet mis à sa disposition par ses complices.

Elle mit un doigt sur ses lèvres, et légère, elle s’élança sur le pont, où elle se perdit dans la foule.

Les jeunes gens l’y suivirent, le cœur palpitant.

Mais rien ne justifia leur inquiétude.

Le paquebot s’amarra à quai. La passerelle fut lancée. Une escouade d’agents de police, qui semblait attendre ce mouvement, s’y engagea aussitôt. Tout le monde reflua vers la passerelle, au pied de laquelle se tenait Armadas, ayant auprès de lui les tremblantes Elena et Mable.

Ydna profita de l’inattention générale. Elle franchit tranquillement le léger ponceau reliant le steamer à la rive, et ses nouveaux amis la virent s’éloigner délibérément sur le quai.

La prêtresse était momentanément en sûreté.

Il fallait à présent s’occuper des Anglaises.

— Car, souligna Jean, nous n’avons pas le temps de nous ennuyer. Sitôt un danger conjuré, un autre se présente.

Tous deux assistèrent à l’entrevue des filles d’Albion avec le chef des policiers, lequel leur déclara, avec la plus grande courtoisie, que lui, homme de bonne famille, éminemment respectueux des désirs des señoras, mais plus respectueux encore de son devoir, grand maître de tout cavalier bien né, il les invitait gracieusement à le suivre, entre huit agents, à l’hôtel Pedro II.

Cet homme, rempli de prévenances, ajouta qu’en cas de résistance, il serait contraint à la douloureuse extrémité d’employer la violence, ce dont son âme délicate saignerait.

Eléna, blême de colère, Mable, pourpre d’indignation, durent obéir.

Elles gagnèrent le quai, encadrées par les vigils, ainsi que le peuple désigne les policiers, et suivies par Scipion Massiliague, qui quitta le bateau après avoir échangé de vigoureuses étreintes avec les officiers, les passagers, étreintes appuyées de cette promesse :

— As pas pur, elles rendront la Mestiza, les Ingleses, ou bien je les mangerai à la croque au sel, troun de l’air.

Plus calmes, ses compagnons s’en allèrent après lui.

Pour Jean et Stella, ayant fait marché avec des portefaix qu’ils chargèrent de leurs valises et de la caisse aux ampoules d’air liquide, ils prirent congé du capitaine Armadas, du lieutenant Garcia, puis mélancoliquement se dirigèrent à leur tour vers l’hôtel Pedro II.

Une heure plus tard, tous deux étaient installés dans l’appartement no 5, où déjà Ydna les attendait. Le silence régnait dans la pièce où ils étaient réunis. Pensifs, ils réfléchissaient.

Chacun songeait à part soi que les émotions passées, l’adresse déployée ne serviraient de rien si, avant vingt-quatre heures, mistress Elena Doodee et miss Mable Grâce, incarcérées dans l’appartement 3, ne se trouvaient pas hors d’atteinte de la police de Sao-Luis de Maranhao.

L’aventure, commencée en vaudeville, tournait au tragique.

Pas un instant, il ne vint à la pensée des voyageurs d’abandonner les Anglaises à leur sort. Non. Tous trois avaient l’âme trop haute, la conscience trop droite, pour ne pas se conformer aux exigences du devoir strict.

Or, dans ce cas, le devoir strict était de délivrer les Saxonnes, plongées dans l’embarras par leur faute, leur fallût-il, pour atteindre ce résultat, renoncer à leurs projets.

Donc Ça-Va-Bien, pour une fois, trouvait que tout allait mal. Ses compagnes sans doute se livraient à une constatation analogue, quand un murmure de voix vint troubler la rêverie mélancolique du trio.

On eût dit que l’on parlait dans la pièce voisine.

Or, la pièce voisine faisait partie du logis des Anglaises.

Deux organes se distinguaient. Évidemment un homme et une femme dialoguaient.

— C’est étrange, murmura Jean. Un  mur plein nous sépare de nos voisines. Nous ne devrions pas entendre. Par où donc filtre la voix ?

En suite de cette remarque, il se mit à inspecter attentivement la muraille.

Aucune fissure, aucune lézarde, rien qui pût donner passage au son.

À l’extrémité la plus éloignée de la porte ouvrant sur le corridor de l’hôtel, à angle droit avec la fenêtre donnant sur la rue, une armoire à glace était adossée à la paroi séparative.

En approchant du meuble, Jean constata que le son s’enflait, que les paroles devenaient distinctes. Il semblait que les voix jaillissaient de l’arrière de l’armoire.

Sans hésiter, l’ingénieur empoigna l’objet, le fit pivoter légèrement, glissa un regard derrière, et, d’un geste joyeux, appela ses compagnes auprès de lui.

— On les sauvera, fit-il d’une voix légère comme un souffle, et Mlle Ydna ne sera pas obligée de se livrer à ses amis.

Qu’avait-il donc aperçu ?

Une porte condamnée, comme il en existe dans nombre d’hôtels, porte que dissimulait l’armoire.

Deux barrettes de fer, fixées par des vis dans le chambranle et le panneau, assuraient seules la fermeture de cette entrée.

— Par là, reprit Jean, on peut pénétrer chez ces pauvres ladies, sans être vu des policiers de garde dans le couloir, non plus que de ceux, apostés sur la place, devant les fenêtres. Réjouissez-vous, mesdemoiselles, ce soir, vos… protégées seront libres.

Et comme elles interrogeaient :

— Chut ! murmura-t-il, écoutez.

La conversation des voisins arrivait nettement jusqu’aux voyageurs.

— Mais je vous jure sur la tête auguste de Sa Majesté le roi d’Angleterre, que je n’ai jamais vu celle dont vous parlez, disait mistress Elena en un gazouillement effrayé. Ne comprenant rien à ce qui se passait à bord du Madalena, j’ai cru, vous savez, les assistants souffrant de folie, et pour ne pas courir le danger de mettre des insensés en mécontentement, j’ai parlé de même sens qu’eux.

— C’est fâcheux, très fâcheux, répondit une voix que les auditeurs reconnurent pour celle du chef des vigils.

— Très fâcheux, vous êtes droit en exprimant cela, car il me faudra une huitaine au moins pour replacer dans le calme mes pauvres nerfs surexcités.

— Encore n’êtes-vous pas au bout de vos peines, señora.

— Comment, l’extrémité ne vous paraît point venue ?

— Hélas ! non, et le caballero, que je suis, le déplore de toute son âme immortelle. Seulement vous pensez bien que le peuple ne se contentera pas de l’explication donnée par votre bouche adorable. Croire à la folie de tout le monde, cela est vrai puisqu’une créature aussi parfaite l’affirme ; mais, et j’en suis navré, cela n’est pas vraisemblable.

— C’est vrai pourtant.

— Oh ! señora, j’en suis sûr. Un galant homme ne doute pas de la parole d’une adorable señora ; mais, toujours le mais qui déchire mes lèvres, le peuple n’est pas composé de galants hommes. Sa grossièreté est telle qu’il exigera votre mise à mort, si la noble Mestiza ne se retrouve pas.

— Nous mettre à mort ?…

— Entièrement, ô la plus exquise des señoras, croyez un caballero qui ne s’en consolera jamais.

Brusquement Jean repoussa l’armoire à sa place.

— Je sors, fit-il.

— Où allez-vous ? questionnèrent ensemble les deux jeunes filles.

— Je vais travailler à la délivrance de ces infortunées.

Et entraînant ses compagnes jusqu’à la chambre la plus éloignée de l’appartement de mistress Doodee, il en ouvrit la fenêtre.

— Que cette croisée demeure ainsi. J’introduirai par là un paquet que je ne me soucie pas d’avoir dans les bras en entrant dans l’hôtel.

Puis arrêtant les interrogations prêtes à se formuler :

— Pas de temps à perdre ; attendez-moi.

Sur ces mots, il passa dans le couloir.

Au bruit de la porte se refermant, celles de l’appartement 7, de la chambre 1 s’entre-bâillèrent, laissant respectivement passer les têtes de Massiliague et de Francis Gairon. Un vigil, debout au milieu du couloir, tourna la tête vers le nouveau venu.

Jean eut un rire sonore :

— À la bonne heure, vous faites bonne garde.

— Vé, répliqua le Marseillais, les femmes sont des diables ; on ne prend avec elles jamais trop de précautions. Mais vous allez vous promener ?

— Je vais flâner sur le port, en quête d’un bateau qui puisse nous transporter, ma sœur et moi ; car, aussitôt votre affaire terminée, je ne vous cache pas que rien ne me retiendra plus en cette ville que désole la fièvre jaune.

— Pécaïre, nous non plus.

L’ingénieur passa et sortit de l’hôtel.

Longue fut son absence. Enfin, comme le crépuscule, fort court sous cette latitude, commençait, Jean reparut sur la place, portant sous le bras un paquet assez volumineux.

L’agent, placé en sentinelle sous les fenêtres des Anglaises, n’avait d’yeux que pour elles ; aussi le jeune homme put-il, sans attirer son attention, arriver près de la croisée naguère ouverte par lui dans son appartement.

Avec prestesse, il jeta son paquet à l’intérieur, puis les bras ballants, de l’allure d’un promeneur fatigué, il gagna l’entrée principale de l’hôtel Pedro II e Republica.

Sous le vestibule, Scipion Massiliague, sans doute pour tuer le temps, assassinait un planteur d’une galéjade monstre.

— Oui, señor, l’amour seul de la vérité me fait vous contredire, rascasse. L’attraction terrestre est un vain mot. Il suffirait d’une force pas bien grande, hé donc ! pour la vaincre, pour envoyer un projectile dans la lune, pour doter l’espace d’un astre nouveau. Je suis sûr, autremain, ma bouche se refuserait à affirmer, pas vrai ? Ainsi, tenez, moi qui vous parle, j’ai peut-être réalisé ce que j’esprime. Voilà la chose, au jeu de tennis, le 19 août 1898, j’ai lancé une balle si haut, qu’elle n’est pas encore retombée… Pardon, je ne veux rien dire dont je ne sois sûr. Elle est peut-être retombée depuis mon départ de Marseille, mais en janvier 1901, mes partenaires, au tennis, l’attendaient toujours pour compter les points.

Il s’interrompit à la vue de l’ingénieur.

— Hé, mon bon, avez-vous un navire ?

— Non. Aucun on partance. Cette satanée fièvre jaune paralyse le mouvement du port. Je me remettrai en quête demain.

— Vé, ma caille, je vous aiderai, les bateaux, ils me connaissent. Quand j’allais sur le port de la Joliette, il me suffisait de faire : pst ! pst ! ils arrivaient tous comme canards apprivoisés. Mais je vous demande pardon, j’instruis ce señor, dont les idées scientifiques sont loin d’être… provençales. Et adieou !

Il retourna à son patient, tandis que l’ingénieur, profitant de la permission, s’enfonçait dans le corridor conduisant à son appartement.

Lorsqu’il y pénétra, Stella et Ydna étaient en contemplation devant deux costumes complets de planteurs mexicains, qu’elles avaient tirés du paquet mystérieux, précipité quelques instants plus tôt par la fenêtre entr’ouverte.

Pantalons de toile, guêtres fauves, vestons, chemises de couleur, larges chapeaux de paille, manteaux multicolores tissés en fils de sarapea par les Indiens de l’intérieur, semblaient les ravir d’aise.

D’un bond, Jean fut près de la fenêtre. Il la ferma, tira avec soin les rideaux.

— Imprudentes, grommela-t-il. Nous sommes au rez-de-chaussée ; si l’on vous voyait du dehors.

— Nous ne faisons rien de mal.

— Vous, le croyez, mes chères amies. Eh bien, écoutez ceci. Si un indiscret signalait la présence de ces costumes dans cette chambre, les deux dames anglaises seraient perdues, ou bien Mlle Ydna devrait se livrer.

— Quoi ?

— Ces vêtements me serviront à faire échapper les prisonnières ; maintenant, assez parlé, agissons. Veuillez tirer partout les rideaux, de sorte qu’il soit impossible de nous épier du dehors.

Elles obéirent.

Lui, cependant, poussait les verroux des portes du corridor. Certain alors de n’être pas dérangé, il se rendit dans la pièce voisine de l’appartement de mistress Elena.

Déplaçant l’armoire, il démasqua la porte condamnée. Un tournevis, tiré d’une de ses poches, lui permit d’enlever rapidement les barrettes de fer qui maintenaient le battant clos.

Ceci fait, il ramena lentement le panneau à lui. La porte tourna sans résistance sur ses gonds. Un regard, jeté par l’ouverture, montra au jeune homme les deux Anglaises assises devant un guéridon dans la pièce voisine.

Toutes deux cachaient leurs visages de leurs mains ; la lueur crue d’une lampe électrique piquait de fils d’or les blonds cheveux d’Elena, et de coulées d’argent les nattes de Mable.

Les rideaux étaient hermétiquement tirés. Sans doute les captives avaient voulu se dérober à la curiosité du vigil de faction au dehors.

— Bien, murmura Jean.

Et poussant devant lui Stella qui, curieuse, l’avait rejoint.

— Parlez-leur, mademoiselle, votre voix les effraiera moins que la mienne.

— Mistress Doodee ? fit doucement la jeune fille.

Les Anglaises tressaillirent, levèrent la tête.

— Pas un cri, ajouta vivement Mlle Roland, ce sont des amis qui ont résolu de vous sauver.

D’un même mouvement, les prisonnières furent debout.

L’ingénieur s’avança alors :

— Mesdames, ma sœur Stella et moi nous trouvions à bord du Madalena.

— Ah ! geignit Elena, alors vous savez ?…

— Tout. On ne lutte pas ouvertement contre l’erreur d’une population. La ruse seule le permet.

— Et quelle ruse puis-je ?…

— Vous ne pouviez rien vous-même, mais nous, nous pouvions. Si vous avez confiance en nous, il vous sera loisible de quitter l’hôtel ce soir, de prendre à la gare l’express de Parahyba. Dans ce dernier port, vous serez hors de l’État de Maranhao et n’aurez plus rien à craindre. À six heures du matin, c’est-à-dire avant que l’on se soit aperçu de votre disparition, vous y serez arrivées ; vous déciderez alors si vous continuez votre voyage par voie de mer ou par voie ferrée.

Les malheureuses femmes n’en pouvaient croire leurs oreilles. Elles joignaient les mains, bégayaient des phrases reconnaissantes. L’ingénieur coupa court à ces effusions.

— Écoutez. Vous allez vous faire apporter à dîner. Vous renoncerez que, très fatiguées par les émotions de la journée, vous vous couchez aussitôt après.

— Nous ferons ainsi.

— Après dîner, vous éteindrez toute lumière pour bien prouver la véracité de vos dires.

— Nous ferons le noir.

— Parfait ! Alors vous vous tiendrez ici, et vous attendrez que nous vous appelions.

— Nous serons dans l’attente.

— Au revoir, mesdames. Ayez courage, tout se passera à votre satisfaction.

Sur ce, Jean ramena Stella en arrière, rentra dans leur appartement, referma soigneusement la porte condamnée, replaça l’armoire à glace.

Puis ayant rangé les costumes de planteurs dans un coffre :

— À nous de dîner également.

Une demi-heure s’était à peine écoulée que l’ingénieur et ses compagnes se mettaient à table.

Le repas fut promptement expédié. Après quoi, tous trois demeurèrent silencieux, attendant le moment d’agir.

Neuf heures sonnèrent. L’ingénieur se leva aussitôt.

— À l’œuvre, mademoiselle Stella, vous aiderez nos protégées à revêtir leurs costumes.

— Certes ! Vous pensez qu’ainsi déguisées, elles pourront passer ?

— Évidemment. D’abord on ignore la communication des deux appartements. Leur porte restant fermée, les surveillants n’ont aucune défiance.

— C’est vrai.

— Nos fugitives sortent par la porte la plus éloignée de leur… prison. Du reste, je réglerai la mise en scène.

Dans l’obscurité la plus complète, Elena et Mable se tenaient. Au premier appel, elles accoururent.

Stella les conduisit à sa chambre et en une demi-heure, non sans pousser maint soupir pudique, non sans murmurer des shocking désolés, les filles d’Albion furent transformées en caballeros américains de fort bonne apparence.

Jean, appelé, les félicita sur leur excellente mine. leur enseigna à baisser les bords de leurs chapeaux, de façon à cacher leurs traits, leur remit leurs valises et deux billets de 1re classe pour Parahyba, dont il s’était muni dans l’après-midi.

— À présent, entendez-moi bien. Si l’on vous voyait sortir d’ici, les soupçons tomberaient tout naturellement sur nous demain, et l’on nous persécuterait. Il ne faut donc pas que l’on vous voie.

— Mais le moyen ? firent quatre voix aussi féminines qu’étonnées.

— Je vous l’indique. Au bout du couloir commence un escalier accédant à l’étage supérieur. Vous pouvez descendre de là sans inconvénient pour personne.

— Cela est clair, mais il nous est impossible d’y arriver.

— Erreur. Je sors, je vais, en flânant, au tableau électrique de l’hôtel. Je coupe la circulation. Chambres, couloirs sont plongés dans l’ombre. Vous en profitez pour vous glisser dans l’escalier. Je rallume au bout d’une minute. Vous descendez majestueusement et le tour est joué.

Huit mains reconnaissantes se tendirent vers lui. Jean les serra, puis d’un ton de commandement :

— Attention ! Je sors.

Déjà il était dans le corridor et le bruit de ses pas décroissait peu à peu.

Auprès de la porte légèrement entrouverte, les trois femmes attendaient anxieuses, le cœur palpitant.

Soudain elles eurent un léger cri. Avec la soudaineté de l’interruption électrique, l’obscurité s’était faite.

— Demonio ! glapit une voix gutturale.

C’était le policier du couloir qui manifestait sa surprise. Presque aussitôt d’autres jurons :

— Troun de l’air !

— Morbleu !

indiquèrent que Massiliague et Francis quittaient leurs chambres, brusquement plongées dans les ténèbres.

— Vite ! vite ! murmura Stella.

Une dernière pression de mains, un adieu étouffé, et les deux Anglaises, leurs valises au poing, se glissèrent vers l’escalier.

Mlle Roland avait ouvert sa porte au large et se tenait sur le seuil.

— Qu’est-ce donc ? fit-elle à haute voix. L’électricité est coupée.

Comme pour lui répondre, tout se ralluma d’un coup et elle aperçut le Marseillais, Francis, le vigil, gesticulant au milieu d’un cercle de voyageurs.

— Ah ! voici la lumière !

Telle fut l’exclamation générale.

— J’ai failli me briser les reins, lança la voix joyeuse de Jean se mêlant au groupe. La fée électricité vous a de ces plaisanteries !…

À ce moment, un bourdonnement emplit la tête de Stella. La jeune fille n’entendit plus rien. Au pied de l’escalier, semblait descendre de l’étage supérieur, les pseudo-planteurs brésiliens, Elena et Mable venaient de se montrer.

Quoi que l’on puisse dire des Anglais, il convient de leur reconnaître une qualité maîtresse, le sang-froid. Les fugitives en donnèrent la preuve. Sans se presser, elles parcoururent le corridor, se frayèrent passage à travers les voyageurs rassemblés autour de Massiliague.

Stella ne respira qu’après les avoir vues disparaître sous le vestibule.

Alors elle rentra bien vite, courut à la croisée, écarta les rideaux et regarda sur la place.

Les deux faux caballeros s’éloignaient sans être inquiétés.

Ils atteignirent l’angle d’une vue adjacente. Là, ils se retournèrent une dernière fois, sans doute pour envoyer un adieu aux amis qui venaient de les sauver et qu’ils ne reverraient jamais, puis ils se remirent en marche. Les maisons cachèrent leurs silhouettes.

Transportée de joie, Stella s’élança dans le salon, où Ydna, en sa qualité de gentleman, avait été exilée, et lui sautant au cou :

— Ma chère Ydna, vous voyagerez avec nous. Ces dames sont en sûreté.

Et la prêtresse d’Incatl lui rendit ses tendres baisers.