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Les Semeurs de glace/p1/ch10

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 191-207).


X

À L’ENTRÉE DU DÉSERT LIQUIDE


Le fleuve grossissant toujours, il avait fallu s’arrêter à Manaos.

La ville, bâtie sur une éminence qui, aux basses eaux, domine le niveau du fleuve de soixante mètres, et qui voit sa hauteur réduite des deux tiers au moment de l’inondation, compte une dizaine de mille habitants.

Son aspect est des plus étranges.

Sauf les maisons des fonctionnaires, construites en pierre, toutes les habitations sont en bois, mais quel bois !

Le palissandre, l’acajou, le thuya, l’ébène et autres essences rares chez nous, sans valeur sur les rives de l’Amazone où elles pullulent, ont servi à façonner les montants, les croisillons de soutènement, les balcons ajourés, les vérandas légères.

Un ébéniste croirait rêver dans cette cité où le simple échafaudage d’une maison en construction représenterait une fortune, si les bois dont il est composé étaient transportés dans l’ancien monde.

Depuis quinze jours, les voyageurs avaient élu domicile à la fonda Luisa.

Ils avaient admiré les chambres, luxueuses comme celle d’un yacht de plaisance, avec leurs parois de teck, leurs cheminées de veovedo, sorte de bois dur veiné de blanc, de vert et de bleu, et qui donne l’impression du marbre, dit Vert de Macédoine.

Puis c’avait été des promenades dans les rues bordées de jardins.

Puis enfin, on avait suivi les progrès de l’inondation.

À présent, la ville était une lie. De toutes parts, le Gapo l’environnait, et l’œil n’apercevait en tous sens, jusqu’aux confins de l’horizon, que la plaine inondée, de laquelle émergeaient des cimes d’arbres en îlots sombres.

— En voilà pour trois mois, avait dit Massiliague, il convient donc de s’esstaller le mieux possible, et de trouver le moyen de tuer le temps, hé donc !

Ah ! parbleu, l’insouciant Méridional s’en chargeait bien, de tuer le temps.

Sa verve, sa faconde, n’étaient point pour demeurer sous le boisseau. Au bout d’une semaine, tout le personnel, les hôtes de la fonda, le connaissaient, si bien que, le soir venu, alors que tous se réunissaient dans le Hablar, pièce qui correspond au parloir saxon, caballeros ou senoritas suppliaient, d’une seule voix, l’illustre señor Massiliague de leur conter une de ces histoires qu’il contait si bien.

Le Marseillais était bon prince. Il agissait avec vigueur et bavardait de même.

Or, le soir de ce quinzième jour de repos forcé dans Manaos, le hablar de la fonda Luisa était littéralement bondé.

En dehors de Stella et d’Ydna, près desquelles se tenaient, attentifs et silencieux, Jean souriant, Francis mélancolique ; en dehors de Marius, de Pierre et des nègres Bonis, groupés en un autre coin de la salle, de nombreux cavaliers étaient assis en compagnie des dames les plus élégantes de la ville.

Il y avait là des visages donnant toute la gamme intermédiaire du blanc au noir. Mais tous exprimaient la satisfaction.

Négligemment adossé à une table, Scipion Massiliague causait d’un air détaché avec les personnes les plus rapprochées de lui, lesquelles ne semblaient pas médiocrement fières de cette faveur.

Soudain, un assistant, agacé sans doute par cette conversation à mi-voix, cria :

— Señor Massiliague.

Tout bruit s’éteignit comme par enchantement.

L’interpellé leva la tête et courtoisement :

— Qui m’appelle, vé ?

— C’est moi, señor.

— Ah ! Hé bé ! Qué tu veux, mon fils ?

La vogue n’avait rien fait perdre au Provençal de ses allures bon enfant, de son ton d’amicale familiarité.

Le caballero, lui, répliqua, avec la politesse affectée des descendants des immigrants en provenance de la péninsule ibérique :

— D’abord, señor, je veux avoir le plaisir de vous baiser les mains.

— Te gêne pas, ma caille, et après ?

— Et après, de vous adresser une prière.

— Une prière, bagasse, ça ne se refuse pas, pourvu qu’elle soit pas trop longue, car j’ai envie de me coucher à bonne heure, ce soir.

Un concert de lamentations s’éleva aussitôt.

Le Marseillais se cambra avantageusement, cligna de l’œil, et narquois :

— Quésaco ? mais, rascasse, on jurerait que vous avez résolu de me condamner à l’insomnie.

— Non, señor, reprit celui qui s’était improvisé orateur de l’assemblée, ma prière est brève, en une minute j’aurai tout dit.

— J’écoute donc.

— Voilà. Le Gapo nous tient prisonniers, señor. Il y a de la tristesse, de la fièvre dans l’air. Votre parole est un véritable rayon de soleil qui les chasse bien loin.

— Bé, mon agnelet, tu es aimable comme un moco.

— Et vous le seriez plus encore, señor, si vous consentiez à nous conter une de ces histoires qui nous réchauffent le cœur.

— Pas dégoûté, pitchoun, tu m’élèves au rang de calorifère cardiaque.

Et avec une condescendance généreuse, Scipion termina :

— Je veux bien, moi. Seulemain, je te préviens, mes agnelets, que je te vais conter une simple histoirette, car ce soir, j’ai disposé de mon temps et ne puis, à mon regret immense, me lancer dans un long récit, dans une histoirasse.

Il se fit un brouhaha de chaises remuées, d’exclamations joyeuses, de chuchotements, dont Ydna profita pour se pencher à l’oreille de Mlle Roland :

— Quand le récit sera commencé, vous vous lèverez sans bruit et me suivrez.

— Où cela ? questionna Stella étonnée.

— Dans ma chambre, où nous attendrons ces messieurs.

— Pour…

— Prendre le maté. J’aurai à vous parler seule auparavant.

Le silence s’était rétabli.

— Chut ! ajouta la prêtresse, vous aurez l’explication quand le moment sera venu.

Massiliague, aussi à l’aise que s’il eût été au milieu d’un désert, se passa la main dans les cheveux, toussa et enfin d’une voix sonore :

— Je vais vous dire, mes bonnes gensses, un récit héroïque des fastes de Marseille.

— Bravo ! murmura l’assistance.

— Oui, bravo, car il s’agit de la prise d’un château fort par un chou.

— Un chou ?

— Té oui, un chou, légume estimable que vous estimerez encore davantage, quand vous saurez qu’il fut machine de guerre, plus redoutable que couleuvrines, boulets, arquebuses, chèvres et balistes.

Et lentement :

— Comment un chou vint à bout du manoir féodal du sire de Galéjac.

Un silence religieux accueillit cette annonce. Scipion promena sur ses auditeurs un regard caressant ; après quoi, il commença :

— Saint-Charles est un quartier de Marseille ; un quartier plus grand, plus beau qu’une capitale ordinaire. Si vous voulez en avoir une idée, voyez Paris, Londres, New-York, Rlo-de-Janeiro ; mêlez toutes ces villes ensemble, et vous aurez, non pas Saint-Charles, c’est impossible, mais une pâle copie.

Un murmure soulignant cette audacieuse affirmation :

— Bagasse, reprit le Provençal, je sais bien que vous ne pouvez me comprendre… Qui n’a pas vu Marseille, n’a rien vu, et je vous parle de la cité unique en me disant : cela leur fait le même effet qu’à des aveugles, auxquels je parlerais des couleurs. Mais, en somme, je m’en taramade (moque) comme d’une figue. La vérité doit être dite, même quand elle n’est pas vraisemblable, et je ferais un nœud marin à ma langue, plutôt que de lui permettre de prononcer une syllabe contraire au vrai, hé donc !

Sur cet exorde sensationnel, Scipion reprit haleine.

Au même instant, Dolorès et Stella se levèrent et se glissèrent sers la porte, sans que les assistants, les yeux fixés sur l’orateur, prêtassent la moindre attention à ce mouvement.

Massiliague seul, peut-être, remarqua la sortie des jeunes filles, mais il n’en laissa rien paraître et il poursuivit :

— L’amour de la vérité est inné, dans notre famille, comme dans toutes les familles marseillaises, fanfarou, à preuve que, chez nous, il est un usage que l’on n’oserait essayer d’acclimater dans une autre ville. Quand, à Marseille, un citoyen, il en reçoit d’autres à dîner, il les exhorte ainsi : « Mes cailles dodues, la vérité est le plus bel assaisonnement des mots. Si donc ma bouche s’en écarte, ne vous gênez pas, levez-vous de table, et laissez-moi seul en face du mensonge. » J’agirai de même à votre endroit. Eh bien, bravounettos, depuis que cette coutume elle existe, et elle existe depuis… la nuit des temps, jamais, vous entendez, jamais un Marseillais il s’est levé de table. Oui, mes colombes, la vérité a élu domicile à Marseille ; et, en cela, elle a prouvé qu’elle est femme et qu’elle a du goût, car, si elle n’avait pas choisi Marseille comme résidence, je vous demande un peu voir où serait allée la pauvre fille.

Un jeune garçon, égaré parmi l’auditoire, prononça assez haut pour être entendu :

— Mais le chou qui prend le fort, où est-il ?

Scipion fronça le sourcil ; toutefois, après avoir reconnu le jeune âge de l’interrupteur, il s’humanisa :

— La vérité sort des lèvres de l’innocence, déclamat-il. L’innocence réclame le chou, nous allons lui servir ce légume, hé donc, mon bon, avec la prestesse d’un cuisinier troussant une bouillabaisse.

« Donc, Saint-Charles n’était pas encore dans Marseille. C’était une bourgade, une commune libre, comme on disait alors, libre et légèrement fortifiée pour repousser les attaques des malandrins. Légèrement té, un simple mur percé de quatre portes de bois, sans fossé, ni tours, ni tourettes, ni tourasses.

« Le meilleur pour sa défense était que son maire, Estachou, il était né dans le vrai Marseille, autour de ce qu’on appelle le Vieux Port. Estachou, c’était l’esprit même, la bravoure en personne, comme tous ses compatriotes. En un mot, il aurait inventé des qualités, plutôt que d’en manquer.

« Or, Estachou allait souvent au castel du sire de Galéjac. C’était un seigneur remuant, batailleur, avec qui la commune libre avait sans cesse des démêlés, que l’habileté du maire faisait tourner à son avantage.

« Dans ces visites fréquentes, Estachou eut l’occasion de voir Céciliette de Galéjac, sœur du gentilhomme.

« Et comme Céciliette n’était point aveugle, elle aussi avait vu Estachou.

« Si bien qu’un jour où ce brave maire arrivait au château, le sire de Galéjac le prit à part.

« — Eh donc ! Estachou, j’ai quelque chose à te dire, mon bon.

« — Parle, ma caillou, tu sais que je t’ouïs toujours avec plaisir.

« — Cette fois, tu te pâmeras d’aise.

« — Qué vas… fais-moi pâmer, ma Colombe.

« — Eh bien, autremain, pécaïre, ma sœur Céciliette daigne t’accorder sa main.

« Estachou se gratta la tête, et, sentant qu’il tenait le bon bout, il fit avec une élégante négligence :

« — Sa main… et avé ça ?

« — Comment, avé ça ? grommela le sire interloqué.

« — Eh oui, fanfarou, que tu veux que j’en fasse ?

« Qui fut surpris, ce fut le gentilhomme. Il savait pas qu’à Saint-Charles, si l’on tutoie tout étranger, si on le traite en égal, c’est par pure condescendance, rascasse ! Personne n’est l’égal d’un gaillard de Saint-Charles. Pour être de pair, troun de l’air, il faudrait être de sang royal et être né à Saint-Charles.

« C’est ce qu’Estachou esspliqua.

« Et comme Galéjac se fâchait, menaçant de le retenir prisonnier dans son donjon, le brave répondit :

« — Mon pauvre, ça té fera un homme de plus la nourrir. u trancheras ainsi la question de ma bouche, mais non celle de la main de Céciliette.

Un murmure approbateur trahit l’intérêt que l’assistance accordait à l’histoire.

Scipion profita de l’occasion pour reprendre haleine, puis avec un léger salut :

— Bien, pitchouns, bien, vous comprenez l’éloquence d’Estachou, vous êtes plus intelligents en cela que le sire de Galéjac.

« — Pourquoi tu refuses donc ? gronda celui-ci.

« — Pourquoi ? Té, mon couquinasse, pour tenir ma maison, j’ai le besoin d’une ménagère qui ne plaigne pas sa peine, et non d’une demoiselle avec une robe dont la traîne occupe trois pages.

« Cette fois, le châtelain eut un méchant sourire.

« — Je comprends.

« — Ah ! tant mieux !

« — Ta réflession, Estachou, est d’un homme de sens.

« — J’en suis sûr, hé donc !

« — Mais Céclliette est une ménagère.

« — Bé, si tu me prouves cela…

« — Je te le prouve à l’instant. Elle a songé à l’abondance du ménage.

« — C’est bien gentil de sa part.

« — Et voici ce qu’elle a décidé. Quand le pot-au-feu est plein, m’a-t-elle roucoulé, la maison est dans la joie.

« — Parfaitemainn raisonné.

« — Il faut donc que le mari et la mariette se cotisent pour emplir le chaudron.

« — Bon. C’est une fille sage.

« — Je suis heureux de te l’entendre dire. Donc, qu’elle a continué, je vais fournir le chaudron, et Estachou fournira les légumes.

« Ici, le maire dressa l’oreille. Sa perspicacité lui inculquait qu’il allait recevoir un atout de tous les diables.

« Il se trompait pas, lou malin.

« Galéjac lui montra la cour d’honneur, qui formait un carré de cent mètres de côté au moinsse.

« — Tiens, mon bon, voici la casserole. Emplis-la de bonnes choses, et ma sœur est à toi.

« — Mais si je refuse ?

« — Oh ! alors, je convoque mes hommes d’armée, je rase Saint-Charles, je passe les habitants à la broche et je les mange.

« Un autre serait tombé à la renverse de peur. Estachou se borna à sourire.

« — Alors j’accepte ; quand on est conciliant, rascasse, on fait de moi tout ce que l’on veut, seulement, mon bel ami, je te demanderai quinze jours pour réunir ma part.

« — Quinze jours, accordé.

« Et le sire de Galéjac sourit dans sa barbe, car il se disait :

« — Dans tout Saint-Charles, pécaïre, tu trouveras pas de quoi remplir le chaudron de Céciliette, qui cube, avec ses cent mètres de côté et ses cinquante mètres de hauteur, cinquante mille mètres cubes.

Ici l’enfant, qui déjà avait interrompu l’orateur, éleva de nouveau la voix :

— Je croyais, señor, que le mètre et le système métrique avaient été inventés en 1789, sous la Révolution française.

Il avait profité de ses études, l’aimable bambin. Massiliague le toisa et d’un air de pitié :

— À Paris, oui, mon agnelet, à Paris où l’on retarde toujours, mais à Marseille, il a toujours existé, ton système métrique. Le Marseillais, maître du monde, a donné son nom, mètre, à l’unité de mesure, et il a ajouté, pour désigner le système : trique, afin de rappeler que, quand il s’est levé, le grand Napoléon a battu, triqué toute l’Europe…

À cette audacieuse affirmation, tous ouvrirent de grands yeux. Scipion ne sourcilla pas et, d’un air détaché, laissa tomber ces mots :

— C’est même pour proclamer la gloire de Marseille, pitchoun, que le chant national français, il s’appelle la Marseillaise.

puis reprenant le fil de sa narration :

— Mais je me hâte, mes minutes sont précieuses… Estachou rentra à Saint-Charles, convoqua les notables et leur fit part des menaces du sire de Galéjac. Tous, l’écoutaient, tremblants ; alors, il leur parla bas à l’oreille, et tous s’esclaffèrent, ouvrant des bouches, connue marsouins se pâmant sur la grève.

« Tous les artisans de la bourgade furent rassemblés ; ferronniers, charpentiers, peintres, et en dehors des murs, s’éleva bientôt une étrange construction, large de cent mètres, haute de cinquante.

« Cependant Céciliette, au haut du donjon, interrogeait l’horizon. La noble demoiselle avait coutume d’être obéie à la baguette, fanfarou, et, bagasse, il paraissait dur à son tendre cœur d’attendre quinze jours la venue de l’époux de son choix.

« Elle dépérissait que c’était pitié.

« Son teint devenait blanc, comme les routes de Provence, et ses yeux, qui flamboyaient naguère, tels des escarboucles, étaient ternes ainsi que verre dépoli.

« Du rose, ses lèvres passaient au blême, la pauvre, et ses mains amaigries prenaient une telle transparence, que l’on eût pu lire au travers.

« Enfin, le quinzième jour, au matin, elle poussa Un cri de joie, et tirant un son perçant d’une petite corne d’argent pendue à sa ceinture, elle appela son frère, le sire de Galéjac, auprès d’elle.

« — Qu’as-tu, Céciliette ? clama le gentilhomme, tout essoufflé d’avoir gravi les cinq cent quatre-vingt-douze marches de l’escalier du donjon, essoufflement justifié, car cet escalier était en spirale, et les spires gênent qui respire, comme dit le proverbe.

« — Là, là, voyez, répondit la douce enfant en désignant de la main la direction de Saint-Charles.

« À cette époque, il n’était pas encore malséant de montrer du doigt, bravounette, car, sans cela, je vous donne mon billet que Céciliette, une fille bien élevée, ne l’aurait point fait.

« Et que vit Galéjac ?

« Un chou vert, haut comme le donjon, porté par plus de mille roulettes, et traîné par autant de chevaux, qu’un pareil nombre de charretiers fouaillaient à tour de bras pour leur donner des jambes.

« — Quèsaco ? balbutia le sire.

« — Un chou, mon frère.

« — Té, par la frichtrolasse, je le vois bien, mais qué ça signifie ?

« À ce moment, un son de cotne résonna devant l’entrée du castel. Le frère et la sœur se penchèrent par-dessus les crénaux et virent, cinquante mètres plus bas, Estachou debout au milieu du pont-levis.

« — Eh donc, ça va bien ? leur cria-t-il.

« — Pas mal, mon bon, et toi-même ?

« — La santé est bonne ; j’apporte la légume pour la marmite ; seulemain, si tu abats pas tes murailles, je pourrai pas la faire entrer.

« Et avec un sourire paterne :

« — Ça sera dommage, car sous chaque feuille du chou, il y a une surprise.

« À ce mot magique, les châtelains descendirent quatre à quatre.

« — C’est de l’or, s’écrièrent-ils.

« — C’est une surprise, ma colombe, répliqua Estachou. Tu verras ça plus tard, mais pour pas te languir, je te déclare que j’ai enfermé dans ce chou tout ce que l’on peut désirer de mieux.

« Cupide, Galéjac l’était, comme tous les seigneurs de l’époque. Suivant sa parole même, le chou devait être mis dans la cour d’honneur pour lui appartenir. Aussi, il appela ses hommes d’armes, leur fit déposer la lance, l’épée, la cuirasse, dans la salle des gardes, et les munit d’outils pour renverser un pan de mur, afin d’introduire le superbe chou.

« Estachou avait tout vu ; il ferma la salle des gardes à clef et mit la clef dans sa poche. Cela fait, il se prit à sonner dans sa trompe, hé donc, comme un enragé.

« Alors, ma caille, toutes les feuilles du chou s’abattirent, démasquant les habitants de Saint-Charles, armés d’arcs et de piques. En un zeste, les gens d’armes, désarmés, furent pris, le château également, ainsi que Galéjac et Céciliette. Voilà comment un chou de Saint-Charles prit un château. Si cela vous intéresse, Estachou épousa la jeune fille, et le castel devint la citadelle de Saint-Charles.

Tandis que l’assistance applaudissait le narrateur, Ydna et Stella avaient disposé dans la chambre de la première tout ce qu’il fallait pour prendre le maté.

— Ainsi, disait Stella, c’est décidé ?

— Oui, murmurait la prêtresse, je dois mourir sur l’autel du Soleil, et, par suite, fuir ces amis qui me voudraient sauver.

— Tu souffres, ma sœur d’adoption.

— Mon cœur restera auprès de Francis.

Et des larmes perlant sous ses longs cils :

— C’est pour cela que je fuis. Il oubliera, et je ne l’entraînerai pas à la mort.

Un coup discret, frappé à la porte, interrompit la jeune fille.

Son index effleura ses lèvres pour recommander le silence à sa compagne, puis elle alla ouvrir.

C’étaient Jean Ça-Va-Bien, Francis, Pierre, Scipion et Marius, qu’elle avait invités.

Tout bouillant encore de son succès d’improvisateur, Scipion parlait d’abondance, pendant que les deux amies, armées chacune d’une théière, versaient le liquide parfumé dans les tasses.

Mais, par hasard sans doute, Stella remplit les coupes de porcelaine de Jean, d’Ydna, la sienne, alors que la prêtresse servait les autres personnages.

Le premier, Francis leva sa tasse.

— À vous, dona Ydna, dit-il ; puissé-je vous sauver, ou périr avec vous.

Elle eut un sourire contraint, balbutia :

— Merci.

Et regarda avec un attendrissement soudain le Canadien qui, fidèle à la vieille tradition française, vidait le récipient jusqu’à la dernière goutte.

Stella s’empressa de détourner la conversation ; nul ne remarqua le trouble de la prêtresse.

Bientôt, d’ailleurs, Jean et Mlle Roland parlèrent seuls. Une torpeur semblait avoir envahi Massiliague, Marius, les chasseurs. Leurs regards éteints, leurs gestes las, indiquaient la fatigue.

Puis Pierre ferma les paupières et les autres l’imitèrent un à un.

— Ils dorment, fit alors Ydna.

Sans une parole, Jean et Stella se levèrent.

Sur un signe de leur compagne, ils sortirent, descendirent sans bruit.

Tout dormait, maintenant, dans la fonda. La salle, où tout à l’heure Massiliague tenait sous le charme ses auditeurs, était déserte et plongée dans l’obscurité.

Déserte en apparence, car à l’entrée des jeunes gens, le crépitement d’une allumette retentit, une flamme légère brilla, et, à sa clarté, ils aperçurent un indien Wampa élevant au-dessus de sa tête un rat-de-cave.

— Ogg’s, prononça l’homme d’une voix, gutturale quoique assourdie.

— Vous êtes Pagaie-d’Acier ? demanda Stella.

— Oui, señorita.

— Alors, conduisez-nous.

L’indigène s’inclina, et dans ses traces, la jeune fille appuyant sa main tremblante sur le bras de Jean, les Européens sortirent sans bruit de la fonda.

Cependant Ydna était demeurée seule dans sa chambre, au milieu de ses amis plongés dans le sommeil.

— J’ai voulu que vous dormiez, murmura-t-elle, parce que vous ne m’auriez pas laissée m’éloigner.

Il y avait une douleur poignante dans son accent. Son visage exprimait le désespoir de l’adieu sans retour.

— Oui, vous fûtes braves, dévoués, infatigables. Oui, dans mon cœur de prêtresse farouche, vous aviez fait germer la tendresse ; mais la loi du Soleil ordonne, je dois obéir, je le dois.

Tout en parlant, elle se rapprochait, comme malgré elle, de Francis Gairon.

Le chasseur, terrassé par le narcotique mêlé au maté, dormait, la tête renversée en arrière, sur le dossier de son siège.

Ydna le considéra longuement.

De grosses larmes roulèrent sur ses joues. Ses lèvres palpitèrent, livrant enfin passage à un seul mot :

— Francis.

Puis brusquement, avec un mélange d’audace et de crainte, elle se pencha sur le dormeur et le baisa au front.

— Adieu ! gémit-elle.

Elle alla vers la porte, l’ouvrit. Sur le seuil, elle se retourna encore.

— Adieu ! J’avais fait un doux rêve ; le Soleil le condamne ; adieu ! Je ne veux pas t’entraîner dans la mort, dans l’au-delà sombre dut trépas.

Elle revint à lui, déposa un nouveau baiser sur le front du chasseur.

— Oui, tu m’accuseras. Tu diras ; Âme de femme, légère, inconstante ; et cependant, à cette heure, j’immole mon âme pour que tu vives.

Un geste violent, suprême révolte du désespoir, et elle se redressa.

D’un pas automatique, sans regarder en arrière cette fois, elle gagna la porte, dont le panneau retomba sur elle.

Hâtant sa marche, elle gagna la cour de la fonda, atteignit une ouverture de service et se glissa dehors ; puis, par une rue en lacet, descendit la colline rapportant l’agglomération de Manaos.

Bientôt elle se trouva sur le quai flottant qui, durant la période des hautes eaux, remplace les quais fixes.

C’est une précaution hospitalière des Manaosiens. Bien que la navigation soit suspendue, il faut, disent-ils, que le navigateur conduit par la Madone puisse débarquer.

Déjà Jean et Stella s’y trouvaient avec Pagaie-d’Acier.

Tout près, amarrée à quai, une longue pirogue se balançait au courant du fleuve, montée par huit rameurs indiens.

Au fond de l’embarcation gisaient la caisse aux globules bleus et les bagages des voyageurs.

Ydna embrassa tout cela d’un regard ; puis, s’adressent aux deux jeunes gens, qui considéraient avec une muette inquiétude la nappe d’eau s’étendant sans limites sous leurs yeux :

— Vous persistez à vous confier à ces Indiens, que ma qualité de prêtresse d’Incatl a décidés à s’aventurer dans le Gapo.

Jean tressaillit, couvrant Stella d’un regard trouble.

Mais la jeune fille répondit avec fermeté :

— Oui.

— Ils ont l’habitude du désert d’eau, mais ils peuvent s’égarer.

— Nous nous égarerons ensemble.

— Se perdre, c’est mourir.

— Nous mourrons.

Un silence suivit. Enfin la prêtresse ouvrit ses bras à la jeune fille.

— Merci, ma sœur, dit-elle.

Un instant, toutes deux se tinrent enlacées. La première, Ydna-Dolorès dénoua son étreinte.

— Écoute, tu ne me connais pas encore. À toi, je veux tout dire. Je sais lire les annales du temple. Je paierai ma dette d’affection en te rendant ta sœur véritable.

Et la prenant par la main :

— Viens… le Soleil nous protégera.

Dix secondes plus tard, les voyageurs avaient pris place dans la pirogue.

Pagaie-d’Acier détacha les amarres, et, sautant légèrement sur la planchette d’arrière, saisit le long aviron qui servait de gouvernail à l’esquif.

Les rameurs se penchèrent sur leurs pagaies, et le canot, enlevé par leur effort puissant, s’éloigna de la rive en dépit du courant tumultueux.

Les eaux mugissaient.

Silencieux, éprouvant cet étourdissement qui accompagne toujours un bruit continu, auquel les oreilles ne sont pas accoutumées, Jean Ça-Va-Bien et Stella demeuraient immobiles, ayant l’impression confuse de tenter l’impossible, de braver un inconnu formidable.

Assise auprès d’eux, Ydna, les yeux obstinément fixés sur la colline de Manaos, qui peu à peu restait en arrière, semblait plongée dans un rêve douloureux.

Peut-être la prêtresse redisait-elle tout bas l’adieu que sa bouche avait exprimé à la fonda.

Peut-être implorait-elle le Soleil en faveur de ceux qu’elle fuyait.

Mais les pagayeurs, après avoir traversé le courant principal, s’étaient jetés dans un bras latéral, où le déplacement plus lent des eaux leur permettait d’accélérer la vitesse de la pirogue.

Un bouquet d’arbres, submergé presque jusqu’à la cime, masqua Manaos.

La lune se leva et tous, saisis par la nouveauté du spectacle, oublièrent un moment leurs préoccupations.

À perte de vue, l’inondation étendait sa nappe argentée, que les hautes branches des arbres, dépassant seules le niveau de l’eau, parsemaient d’îlots, partageaient en innombrables bras.

Et Ydna murmura désespérément ces deux vers de la cantilène do Desperado (du Désolé) :

Sur ce désert liquide
Erre mon âme déserte.