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Les Semeurs de glace/p2/ch11

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 387-399).


XI

L’INEXPLICABLE


Après un court entretien à voix basse avec Alcidus Noguer, Crabb et Candi étaient sortis sans bruit.

Se frayant un passage au milieu des derniers badauds, restés sur la praça da Pena, ils avaient gagné la caës dos Soldados.

Mais à peine avalent-ils parcouru une cinquantaine de mètres dans cette voie, qu’un obstacle se dressa devant eux.

C’était la femme chargée d’un enfant qui, tout à l’heure, avait invoqué le secours de la Madone.

— Señores Candi, Crabb, dit-elle, bonjour.

L’Anglais eut un cri :

— Oh ! miss.

— La signorina Ydna ! compléta l’Italien.

La prêtresse d’Incatl leur fit signe de baisser la voix.

— Mais ce déguisement ?

— Nécessaire pour jouer la femme du peuple. Le succès a couronné ma tentative. La grâce est promise.

— Elle sera accordée.

— L’exécution ne réussira pas ?

— Non.

Ydna joignit les mains, et le bébé, dans ses bras, fit une petite moue gracieuse. On eût dit que l’innocent s’associait aux souhaits de sa conductrice.

— Mais ce petit ? interrogea le curieux Candi.

— Fils d’une pauvre Péruvienne, installée ici, qui m’a confié son enfant.

— Bravo !

— Mais vous, señores, qu’allez-vous faire ?

Candi se pencha vers elle.

— On peut tout vous dire, à vous, signorina. Cé soir, les ampoules bleues parléront.

— Ah !

— Et nous dévons prendré les mésoures outilés, por qué lé froid, il né gêne, ni la démoiselle Stella, ni nous-mêmes.

— Quelles sont ces précautions ?

— Oh ! signorina, simplés comme dé sé moucher.

— Mais encore ?

— Nous allons chez oun marchand dé vêtements d’occasione. Nous prénons des grands manteaux dé lainé, très épais… Vous suivez ?

— Parfaitement.

— La prisonnière en revêt oun, elle caché sa tête sous son capuchon. Nous imitons céla.

— Bon !

— Et si oun ampoule elle éclate, elle gèle tout le monde, mais né nous gèle pas[1].

Et reprenant sa marche :

— Ma zé bavarde… et il mé faut courir chez lé marchand dé costumes qui habite dans notre maison. Si mio Jean mé voyait à cette heuré, cé soir, il mé gronderait.

Et les « pères adoptifs » de l’ingénieur continuèrent leur route, suivie par Ydna.

À ce moment même, Jean, sous la figure d’Alcidus Noguer, disait au gouverneur :

— Ma foi, meinherr, si nous profitions de la permission de meinher Olivio ?

— Quelle permission ?

— Celle de nous installer au jardin.

— Volontiers.

Massiliague se souleva vivement dans son fauteuil, et se frappant le front, ainsi qu’un homme auquel revient un souvenir oublié :

— Allez sans moi, mes bravounettes, j’ai laissé mon carnet chez moi, et puisque le temps, il me manque pas, je vais le chercher.

Sans attendre de réponse, il gagna la porte, laissant Pedro et Alcidus en présence.

Les deux hommes quittèrent l’appartement à leur tour.

La façade de la maison, opposée à la rue, donnait sur un jardin, parcouru par d’étroites et sinueuses allées.

Les promeneurs s’enfoncèrent sous les feuillages. Au bout de vingt mètres, ils avaient perdu de vue le logis et se pouvaient croire, avec un peu de bonne volonté, égarés en pleine forêt vierge.

Des arbres, empruntés à toutes les essences forestières de l’Amazonas, entrelaçaient leurs branches, laissant tomber jusqu’au sol, tel des serpents endormis, de grosses lianes aux fleurs multicolores.

Tout au fond de ce bois en miniature, existait une sorte de clairière entourée de bancs.

Ce fut là que s’arrêtèrent les deux hommes.

— Ah ! ah ! le joli endroit ! s’exclama Alcidus.

Et avec une inquiétude burlesque :

— Vous ne pensez pus, meinherr, que tout cela croîtrait en Europe, sur les rives de l’Elbe ?

Sa question dérida Pedro.

— Non, je ne pense pas.

— Non, n’est-ce pas, fit lourdement le pseudo-Allemand ; quand elles sont habituées au chaud, les plantes ne peuvent s’accoutumer au froid.

— C’est un peu comme les hommes, señor courtier.

— Ça, c’est bien vrai, meinherr, et c’est aussi très malheureux.

— Malheureux ?

— Ya, ya. Car un bocage comme ceci, au bord de l’Elbe, cela vaudrait une belle somme d’argent.

— C’est probable.

— Dites certain, meinherr. Enfin, ce qui ne peut pas être ne doit pas être regretté.

— Voilà de sages paroles.

— En Allemagne, nous sommes tous des sages et des philosophes.

— En ce cas, voudriez-vous m’apprendre ce qu’un philosophe pense de ce qui s’est passé ce matin ?

— Avec plaisir, meinherr, avec plaisir.

La face paisible du courtier se décomposa soudain. Il fouilla vivement dans ses poches, puis d’un ton lugubre :

— J’ai oublié ma pipe là-haut.

— Bah ! je vous offre une cigarette.

— Non, meinherr, la cigarette ne vaut rien pour causer philosophie.

— Vous dites ? s’exclama Pedro, intrigué par cette singulière affirmation.

— Que la pipe est tout, meinherr ; qu’avec elle, le cerveau se clarifie, que les arguments arrivent plus nombreux et plus forts, et qu’aucun pays ne peut se vanter de lutter sur ce chapitre avec l’Allemagne, à cause de la pipe. Toute notre supériorité philosophique est là.

Il se leva.

— Je vais chercher mon inspiratrice.

— Permettez que je vous accompagne.

— Point, point. Je ne souffrirai pas. Je reviens à l’instant, meinherr.

Et le courtier partit en courant par l’une des petites allées du jardin.

Pedro resta seul.

Il se remémorait les exclamations bouffonnes d’Alcidus cherchant sa pipe, et ses traits exprimaient une vague tendance à l’hilarité.

Le moyen d’ailleurs de rester grave en face d’affirmations aussi bizarres que celles d’Alcidus, touchant le bon voisinage indispensable de l’appareil fumifère et de la science philosophique.

Le boiteux, décidément, lui apparaissait comme un personnage hilarant et un brave homme. Il se rappelait aussi la visite courtoise que lui avait faite, la veille, le digne Allemand, et le plaisir, qu’il semblait éprouver, à le féliciter de l’heureuse issue du procès d’Olivio contre la señorita Stella.

— Une bonne pâte d’homme, dit-il à haute voix, une bonne pâte !

— Vraiment oui, señor, répondit une voix ferme qui résonna tout près de son oreille.

Le gouverneur se retourna vivement et poussa un cri. Jean était devant lui.

— Vous, encore vous ?

— Mol-même, señor. Je me suis dit : « En la société de cet excellent Alcidus Noguer, il est impossible que le señor gouverneur n’ait pas gagné en bonté, en douceur. Et, ma foi, cela m’a encouragé à me présenter devant vous.

Interdit, quelque peu impressionné par l’audace de ce personnage qui, depuis la veille, se montrait à l’heure, à l’endroit, où on l’attendait le moins, Pedro reprit avec une nuance de fatigue :

— Enfin, que voulez-vous ?

— Vous prier encore de renoncer à l’exécution de Mlle Stella.

— Impossible.

Jean esquissa un geste dubitatif.

— Les gens de la ville se trompent donc, ou bien ils m’ont trompé.

— En quoi ?

— En affirmant que vous leur avez promis la grâce de la condamnée

— Ils disent vrai.

— En ce cas, pourquoi votre mot : impossible ?

— Parce que j’ai promis… conditionnellement.

L’ingénieur se frotta les mains :

— Une condition, parfait, je la remplirai.

— J’en doute.

— Voulez-vous cependant me la faire connaître ?

Avec un haussement d’épaules, Pedro ricana :

— Oh ! ce n’est pas un secret.

— Je suis tout oreilles, señor. Soyez assuré que jamais vos paroles n’auront été écoutées avec plus de recueillement.

— La garrotta n’a pu fonctionner ce matin. Sans aucun doute, vous savez d’où provient le dommage ?

— Je l’avoue sans difficulté, señor.

— Je m’en doutais. Or, en ce moment, on la remet en état.

— J’ai vu cela.

— Sous la garde d’un escadron de lanceros.

— Cinquante-quatre cavaliers, je les ai comptés.

Le sourire de Jean agaçait le gouverneur. Il continua, non sans vivacité :


— Le bourreau, un être vénal que l’on peut acheter, va se retirer, le travail terminé.

— Ah ! ah !

— Il sera remplacé par des hommes dévoués, incapables de trahir la justice, des hommes dont nous sommes sûrs.

— Des employés du señor Olivio de Avarca, probablement ?

— Oui, señor ; que dites-vous de ce choix ?

— Des complices. On ne le pouvait faire meilleur pour assassiner une innocente.

Complices, assassiner, ces mots cinglèrent Pedro comme des coups de cravache :

— Monsieur, fit-il durement, vous vous oubliez, je crois.

Mais Jean demeura impassible. Évidemment la colère du gobernador ne l’effrayait aucunement.

— Vous vous trompez, señor, répliqua-t-il doucement, je ne m’oublie pas, et surtout je n’oublie pas ce que sont les drôles dont vous parlez. Ils sont les complices, non de vous, mais d’un autre que votre fraternelle affection souhaiterait sauver. Je ne vous blâme pas. À votre place, peut-être agirais-je comme vous. Mais ne nous querellons pas. Votre ami Alcidus va revenir d’un instant à l’autre, et je désire ne pas être interrompu. Donc, la grâce promise au peuple est un leurre.

— Oui. Des niais se sont imaginé que la Madone protégeait la coupable, et pour ne pas lutter de front contre leur aveuglement, je me suis engagé à faire grâce si…

— Si ?…

— Si, à trois heures, la sentence ne pouvait être exécutée !

Pedro s’attendait à voir son interlocuteur changer de visage. Il n’en fut rien.

Jean resta aussi calme, aussi paisible qu’auparavant. Bien plus, il s’écria gaiement :

— Alors une seconde promesse, aussi conditionnelle que la première, ne vous coûterait guère ?

— Qu’entendez-vous par là ?

— Peu de chose. La captive est graciée si la garrotta ne remplit pas son odieuse destination. Promettez qu’en ce cas, nous commencerons, ce soir même, le petit voyage que je vous proposai hier, afin de vous fournir la preuve de la culpabilité de celui qui s’est fait accusateur.

Le gouverneur hésita. Il y avait une telle assurance dans l’accent de l’ingénieur, une telle franchise se lisait dans son regard, qu’il n’osait promettre.

Ce diable d’homme trouverait peut-être encore le moyen de paralyser la garrotta, et alors, irait-il lui-même, lui, Pedro, à la recherche de l’opprobre de son frère ?

Ce Jean était fou. Fait-on pareille proposition à un frère, dont le cœur saigne sous la blessure du seul doute ?

Mais comme s’il eût lu dans sa pensée, le Français murmura :

— C’est à l’honnête homme que j’adresse ma supplique.

Une rougeur ardente monta aux joues du gouverneur.

Honnête homme, il l’était ; et cependant combien il venait d’être près, par une lâche complaisance, de perdre tout droit à ce titre, à la conquête duquel il avait consacré sa vie.

Aptes tout, le soupçon devenait intolérable ; quelle existence couleraient désormais les deux frères, avec, entre eux, l’abîme creusé par la défiance ?

Et puis, et puis, la faiblesse de l’humaine nature soufflait cela à l’oreille du gouverneur ; toutes les précautions prises, et bien prises, il ne serait sans doute pas au pouvoir de Jean d’arrêter la marche de l’appareil de justice. Aussi, comme l’ingénieur ajoutait :

— J’attends votre réponse.

Pedro répondit :

— Je promets.

Un moment encore, les deux interlocuteurs demeurèrent en présence, croisant leurs regards, puis l’ingénieur salua profondément :

— Señor, je ressens l’angoisse que vous avez dû vaincre pour prendre l’engagement sollicité par moi.

Je vous ai grande reconnaissance et immense estime d’avoir eu le courage rare de tout sacrifier à la justice.

Et faisant un pas en arrière :

— Confiant en votre loyauté, vous me verrez près de vous quand sonnera l’heure de vous rappeler votre parole.

D’un pas rapide, il disparut dans l’allée prise tout à l’heure par Alcidus.

Durant quelques secondes Pedro resta immobile, comme abasourdi.

Il n’eût pu dire s’il était satisfait ou non d’avoir cédé aux sollicitations de l’adversaire mystérieux d’Olivio.

Tout à coup, se frappant le front :

— J’ai été absurde. Cet homme a la certitude d’empêcher l’exécution. Que fera-t-il ? Je l’ignore ; mais il a prémédité quelque chose. Sans cela quelle valeur pourrait-il attacher à ma promesse ?

Et se tordant les mains :

— Et je devrai marcher contre Olivio. S’il a été coupable, est-ce à moi à le frapper ? Le frère doit-il verser le sang de son frère ? Suis-je Caïn pour jeter Abeļ en pâture à la mort ?

Il se dressa d’un bond :

— Non, cela ne sera pas. Ce Jean ne sortira pas de cette maison… Il ne lui sera fait aucun mal, et après, après, il sera libre.

Avec égarement, il bégaya :

— Après, après ? Mais si elle a dit vrai, cette jeune fille ! Si c’est une âme innocente que je laisse précipiter dans la nuit de la tombe, elle criera vengeance contre nous. La malédiction divine nous écrasera, nous et nos descendants.

Il serra les poings et gronda :

— Non, non, tout, mais pas fratricide.

Comme un fauve traqué, il se précipita dans le sentier.

Il allait à toute vitesse, lançant une imprécation à chaque sinuosité qui l’obligeait à ralentir sa course furieuse.

Or, précisément, à l’un de ces détours, il se trouva face à face avec Alcidus, qui revenait en boitillant de guillerette façon et brandissait triomphalement une superbe pipe allemande, à couvercle d’argent, avec réservoir à nicotine et tuyau artistement recourbé.

Emporté par son élan, il lui fut impossible de s’arrêter. Un choc se produisit.

Chacun des personnages roula d’un côté du chemin, dans les broussailles de la bordure. La tête du gouverneur heurta un tronc d’arbre, et le pauvre fonctionnaire s’évanouit.

Quand il revint à lui, Alcidus lui tenait la tête appuyée sur ses genoux et lui bassinait les tempes avec de l’eau fraîche.

L’Allemand eut un sourire joyeux en lui voyant rouvrir les yeux :

— À la bonne heure, meinherr, cela va mieux. Mein Gott ! vous m’avez fait peur.

Et du ton le plus bonhomme :

— Vous alliez comme la tempête, meinherr ! Bien inutile ça, si c’était pour courir après moi. Vous savez bien que je suis un pauvre boiteux qui ne va pas bien vite.

Pedro ne jugea pas à propos d’expliquer au courtier la cause douloureuse de sa course effrénée.

Stella cependant passait par toutes les transes, qu’égrenne sur les dernières heures des condamnés l’attente de la mort.

Vers cinq heures du matin, le directeur de la prison s’était présenté dans la cellule qu’elle occupait.

Avec l’exquise politesse qui caractérise les fonctionnaires des pénitenciers en pareil cas, il avait réveillé la captive et lui avait dit :

— Réjouissez-vous, señorita, avant une heure, vos angoisses prendront fin.

— C’est pour ce matin ? murmura-t-elle avec un frisson.

— Oui, ne vous émotionnez pas.

Des femmes pénétrèrent dans la cellule. Employées de la geôle, elles venaient procéder à la dernière toilette de la condamnée.

Sommaire, la toilette.

Maintenir le cou dégagé, afin que l’instrument de supplice puisse opérer avec plus de facilité, avec moins de chances d’avaries.

D’ordinaire, on taille aussi les cheveux du patient dans le même but humanitaire et économique.

Mais la jeune fille, se souvenant que l’on respecte les dernières volontés des moribonds, supplia qu’on lui épargnât cette mutilation.

Ses caméristes improvisées comprirent ce vœu. Elles se dirent que perdre sa chevelure, parure adorable à laquelle on doit… la migraine et la fortune des marchands de postiches, c’est trépasser deux fois. Quelle femme est exempte de coquetterie ?

On se borna donc à relever sur le sommet de la tête les longues tresses de Stella.

Stella était prête à marcher au supplice. Un padre (curé) se présenta à son tour dans la cellule. Il venait exhorter la pauvre enfant au repentir, à l’aveu de ses crimes.

La veille, Crabb lui avait affirmé qu’elle serait sauvée, que Jean veillait sur elle.

Mais Jean n’était qu’un homme.

Il pouvait se tromper dans ses combinaisons, échouer par le fait d’une circonstance imprévue. Les desseins du mortel le plus habile ne sont-ils pas les jouets des circonstances ?

À envisager les choses du fond d’un cachot, on arrive aisément à broyer du noir, à perdre l’espérance. Et la captive tressaillait au moindre bruit, se disant :

— On vient me chercher, il est sept heures.

Pourtant le timbre de l’horloge de la prison tinta sept fois, sans que personne troublât la rêverie de la captive.

Le sourire reparut sur ses lèvres.

— Sept heures sont passées, fit-elle. Jean a triomphé.

Elle joignit les mains, murmurant une prière d’action de grâces.

Sa pensée prit un cours plus riant.

La tendresse, sublime magicienne, écarta les images funèbres. Le rêve rose les remplaça. Maintenant Stella songeait à ce bon et beau garçon, qui déjà, au milieu du cataclysme martiniquais, insoucieux de sa propre sûreté, s’était dévoué à son salut.

Depuis, combien de fois avait-il risqué ses jours pour elle ? Elle ne les comptait plus. Mais la reconnaissance chantait en son cœur un hymne de gratitude éperdue.

Les gentilles demoiselles des cités, où nul péril ne les menace, se targuent volontiers de « conquérir » leur fiancé, d’en faire leur chose, leur esclave, leur soupirant.

Stella se déclarait qu’elle était à lui, qu’elle était sa servante. Avec la tendresse d’une fiancée, elle ressentait pour lui le respect du maître, du père.

C’est que le désert avait enseigné à la jeune fille sa propre faiblesse ; il l’avait conduite à sentir le besoin de l’appui, de la force, du courage de son compagnon.

Et puis la souffrance commune les avait rapprochés, unis d’âme et de cœur.

Les anciens disaient :

« Pour se bien aimer, il faut avoir souffert ensemble. »

Les modernes, tout préoccupés de dots, désireux surtout d’éloigner les privations, les aléas de la vie, parviennent à se faire une existence paisible dans sa platitude ; mais ils en excluent la tendresse profonde, la flamme qui vivifie et trempe les caractères.

À ce jeu-là, plus de large affection, des fantaisies ; plus de bonheur, des plaisirs ; plus de marbre, du plâtre.

Huit heures, puis neuf sonnèrent encore.

Comme les dernières vibrations du timbre s’éteignaient, des pas retentirent sur le carrelage du corridor desservant la cellule de la captive.

Elle eut un petit frisson :

— Qu’est-ce ?…

Les pas s’arrêtèrent devant sa porte. Des verrous glissèrent, une clef tourna dans la lourde serrure, l’huis s’ouvrit.

— Le directeur, fit-elle en reconnaissant le fonctionnaire.

Celui-ci salua.

Puis, avec la politesse onctueuse et administrative dont il avait déjà fait preuve quelques heures plus tôt :

— señorita, dit-il, je pensais, ce matin, vous adresser mon ultime communication.

Elle affirma du geste.

— Je me suis trompé.

— Ah !

Comme elle ne pouvait retenir un soupir :

— Cette fois, ajouta le directeur, j’espère que je vous dérange pour la dernière fois.

— Mais enfin, qu’y a-t-il ?

— Un accident, señorita, un accident…

— Je ne saisis pas.

— Survenu à la machine de justice, et qui a obligé de surseoir à la cérémonie primitivement fixée à sept heures du matin.

Stella se sentit le cœur serré. L’aimable homme, qui appelait cérémonie l’exécution par la garrotta, continua :

— On compte que tout sera réparé pour trois heures.

La prisonnière eut un sursaut :

— Trois heures ?

— Oui, señorita ; j’aurais pu vous prévenir plus tard, mais j’ai songé au déjeuner.

— Au déjeuner ?

— Parfaitement. L’approche du… moment, dont je parlais à l’instant, trouble souvent l’appétit du… principal acteur.

Cet homme courtois choisissait ses mots, se piquant de n’en prononcer aucun susceptible d’influencer désagréablement son interlocutrice.

— Cependant, j’ai vu des gens dans votre situation conserver un coup de fourchette convenable.

Il respira longuement

— Comme le régime de la prison comporte tous les adoucissements, compatibles avec la stricte observation des lois, je suis venu, señorita, pour savoir si vous ne souhaiteriez pas quelques mets spéciaux, que je substituerais à l’ordinaire de la maison.

Et, persuasif :

— Une petite gourmandise avant… de s’embarquer pour un long voyage ; cela soutient, cela donne du courage. Enfin, le nombre des satisfactions, sur cette terre, est limité. On ne regrette jamais de s’en être procuré une de plus.

Il se tut. Doucement, sa prisonnière secouait la tête.

— Je vous remercie de l’intention, señor, mais je ne désire rien de semblable.

— Réfléchissez.

— Depuis ce matin, toutes mes réflexions sont faites señor. Je vous suis du reste aussi obligée de vos bonnes intentions que si j’en profitais.

— Vous êtes une charmante personne, que j’aurais joie à obliger, dans la mesure de mes moyens, s’entend. Vous refusez, je m’incline devant votre décision, et je me retire, avec la conviction qu’aucun de mes collègues n’aurait pu agir plus délicatement.

Sur ce, le gracieux fonctionnaire salua sa captive, avec un rond de jambe qui n’eût point été déplacé à la cour.

La porte se referma sur lui.

Stella se plongea de nouveau dans le rêve. Seulement sa tournure d’esprit avait changé.

Elle voyait plus sombre à présent. Tout à l’heure, elle se croyait sauvée ; maintenant, elle savait que son supplice était simplement différé de quelques heures.

L’espoir, prêt à prendre son vol, avait replié ses ailes.

— Oh ! il est seul, seul contre tous. Il ne saurait vaincre.

Des larmes montèrent aux yeux de Stella qui acheva :

— Sa tendresse pour moi le conduira seulement à partager mon sort. Oh ! mon père, mon bon père, vais-je donc succomber sous les coups des méchants ?

  1. M. Raoul Pictet a pu soumettre sans inconvénient des personnes, enveloppées de laine, à des températures de 120° au-dessous, de zéro, dans ses « puits de froid ».