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Les Semeurs de glace/p2/ch15

La bibliothèque libre.
Éditions Jules Tallandier (p. 428-436).


XV

LA DERNIÈRE PENSÉE DU CRIME


Une pauvre cabane se dressait au bord de la route, abritée par de robustes acajous, entre lesquels se balançaient des lianes, courant de l’un à l’autre ainsi que les cordages d’un navire.

La route, nom prétentieux, était une sente envahie par les herbes, bossuée par les racines, exigeant du cavalier une attention soutenue, sous peine de chutes dangereuses.

À droite et à gauche, d’impénétrables fourrés, silencieux, mornes, d’où s’échappait un air lourd, humide, respiration empoisonnée de la forêt vierge.

Bien n’est douloureux, désespérant à parcourir comme la forêt américaine. C’est le silence, c’est le désert.

Les clairières seules ont des chants d’oiseaux, des babillages de perruches, des sifflements de singes.

Mais combien de journées de marche les séparent les unes des autres !

Une fois engagé sous les arbres de la Montana, il semble que l’on soit sorti de la vie, que l’on soit entré dans la mort.

Dans la chaumière, Olivio était assis en face du maître de ce logis écarté, un homme maigre, miné par la fièvre, la peau collée aux os.

— Ainsi, mon pauvre Bartolomeo, la contrebande ne va plus ?

— Non, señor.

— Je vous ai cependant secourus de mon mieux. Mon hacienda était à votre disposition. Vous y cachiez vos marchandises, en attendant le moment de les expédier vers l’Atlantique.

— Les autres hacienderos n’étaient pas aussi braves que vous, señor ; ils craignaient de se compromettre, si bien que de ceux que vous avez obligés, un seul vous garde encore de la reconnaissance.

— Cela suffit ! oublions les ingrats.

L’homme secoua la tête avec énergie.

— Il n’y a pas d’ingrats, señor. Si les camarades ont oublié, c’est qu’ils sont morts.

— Morts, tous ?

— Tous, les armes à la main, en se défendant contre les caïos do frontera (troupe spéciale, affectée au Pérou à la répression de la contrebande sur la frontière).

Olivio demeura muet. Non qu’il s’émût du sort des malheureux qui avaient succombé, mais il songeait que la misère de son interlocuteur allait le servir.

— Bartolomeo, reprit-il tout à coup, as-tu de quoi me rafraîchir ?

— Pour vous, señor, j’aurai toujours du vin de palme, rose comme le ciel au lever de l’aurore.

— En possèdes-tu beaucoup ?

— Plus qu’il n’en faut pour apaiser votre soif.

L’haciendero eut un mouvement d’impatience.

— Réponds à ma question. As-tu trois gourdes de vin de palme ?

L’ancien contrebandier hésita une seconde, puis se décidant :

— Pour vous, oui.

À cette réplique, Olivio se frotta joyeusement les mains :

— Eh bien, Bartolomeo, je te les achète.

Les yeux du solitaire brillèrent ; pourtant il répondit :

— Je ne les vends pas, je les donne.

Olivio se prit à rire.

— Toujours hospitalier, mon brave. C’est très bien. Pourtant écoute-moi. Tu es pauvre.

— Je ne mendie pas.

— Parbleu ! tu es fier comme, le jaguar ; mais ta fierté n’est pas de saison avec moi, un ami, presque un associé.

— C’est vrai cela, murmura Bartolomeo.

— D’autre part, je suis riche, tu es pauvre, l’échange amical de quelques pièces d’or entre nous ne fera de mal ni à l’un ni à l’autre.

— Par la Virgen de Athuila, vous avez une façon de présenter les choses !

Bartolomeo était vaincu. Depuis longtemps, sans doute, le pauvre diable n’avait vu de l’or. Olivio comprit qu’il avait partie gagnée. Sur la table, il étala une dizaine de pièces de cinq mille reis qui sonnèrent gaiement.

Le contrebandier avança la main avec hésitation.

— Prends, dit Olivio.

Les doigts de l’homme se crispèrent sur l’or qu’il engouffra dans sa poche. Les yeux du malheureux s’étaient injectés de sang. L’haciendero hocha le chef d’un air satisfait et paisiblement :

— Trois gourdes de vin de palme, Bartolomeo.

Avec une rapidité prodigieuse, le misérable disparut. Une minute ne s’était pas écoulée, qu’il déposait sur la table trois gourdes-calebasses.

— Voilà, señor.

Paisiblement, Olivio sortit de sa vareuse une sorte de drageoir en métal blanc. Il l’ouvrit. À l’intérieur se voyait une poudre blanche, semblable à du sucre cristallisé. Il en prit une pincée entre le pouce et l’index et la fit tomber avec soin dans l’une des gourdes.

Procédant de même à l’égard de la seconde, il mit la dernière à l’écart, but à la régalade une large lampée du liquide extrait d’un palmier, puis regardant Bartolomeo bien en face :

— Sais-tu ce que j’ai fait là ? demanda-t-il.

L’interpellé haussa les épaules.

— Pas difficile à deviner. Vous avez gâché une excellente boisson qui eût fait le bonheur d’un brave.

— Gâché ? dis-tu.

— Oh ! ne vous fâchez pas. C’était votre droit. Vous êtes trop généreux pour que je vous critique. Mais enfin, le vin de palme ne vaut plus rien, lorsque l’on y a versé le sommeil ou la mort.

— Mettons le sommeil, mon brave.

— Je veux bien, señor.

— Et te doutes-tu pourquoi j’ai agi ainsi ?

— Pour cela non.

— Je vais te le dire.

La face de Bartolomeo se plissa de mille rides. C’était probablement sa façon de rire.

Saisissant un escabeau, il s’approcha de la table, s’assit et présenta à son hôte un visage attentif.

— Des ennemis me suivent, commença Olivio.

Le contrebandier fit signe qu’il comprenait

— Ils vont s’arrêter ici, t’interroger, te demander si tu ne m’as pas vu.

— Et je répondrai ?…

— Que je suis passé depuis une heure à peine, que mon cheval semblait exténué, et que, bien sûr, il ne me portera pas loin.

— Bon !

— Tu leur offriras de se rafraîchir.

— Avec cela, ricana l’homme, étendant la main vers les gourdes.

— Oui.

— C’est bien le sommeil qu’elles contiennent ?

Olivio ne répliqua point, mais il mit sur la table une nouvelle poignée de pièces d’or.

À cette vue, le contrebandier jugea inutile d’insister. Il empocha la manne dorée et résolument :

— Je leur offrirai à boire.

— Tu le promets ?

— Je le jure sur mon salut éternel.

Le serment eût provoqué l’hilarité du voyageur peu au courant des mœurs du pays ; mais Olivio de Avarca ne sourcilla pas. Il savait que les plus féroces bandits ne manquent jamais à la foi jurée sur leur salut. Il tendit la main à Bartolomeo :

— Alors, je pars tranquille. Deux heures de repos sont suffisantes pour permettre à mon cheval d’achever la route.

Au moment de monter en selle, il dit encore :

— Tes hôtes dormiront longuement, très longuement. On est si bien quand on dort que, parfois, on ne veut plus se réveiller. S’ils agissent ainsi, tu pourras, sans crainte, les décharger des objets de valeur qu’ils portent avec eux.

Derechef, une rougeur ardente colora l’épiderme jauni de Bartolomeo.

— Si quelques onces d’or se joignaient à ce que je possède, grommela-t-il, je pourrais me risquer jusqu’à la ville d’Iquitos. Il y a là des maisons de jeu. Qui sait ! La chance me doit une revanche.

L’haciendero ne l’écoutait plus. Ferme sur ses étriers, il consultait son téléphonomètre.

— Malédiction ! fit-il brusquement. Les enragés ont réussi à traverser le rio ; ils ne sont pas à plus de quatre kilomètres.

Et rendant la main :

— Adieu, digne Bartolomeo. Souviens-toi !

Bientôt un détour de la sente le cacha aux yeux du pauvre hère, dont il venait d’acheter la conscience.

Bartolomeo était resté adossé à l’encadrement de sa porte, et il demeurait immobile, le cou tendu, comme un fauve à l’affût.

Un quart d’heure s’écoula ainsi. Il se redressa :

— J’entends les chevaux, allons, un papelito.

Il rentra dans la cabane, alluma une cigarette roulée dans de la paille de maïs, vida jusqu’à la dernière goutte la gourde que son hôte avait à peine entamée, puis revint à son poste d’observation.

Bientôt la petite troupe de Pedro se montra.

Jean, qui, selon sa coutume, marchait en avant, arrêta son cheval à hauteur de Bartolomeo :

— Les grâces soient sur toi, homme, dit-il, employant la formule de politesse usitée au Pérou.

— Et avec ton esprit, étranger, répliqua placidement le contrebandier.

— N’as-tu pas vu passer un cavalier, quelques heures avant nous ?

— Si, señor. Il s’est même arrêté pour bouchonner sa monture, et j’ai appris qu’il s’appelait Olivio.

L’ingénieur échangea un coup d’œil avec ses amis.

— A-t-il beaucoup d’avance sur nous ?

— Une heure à peine. Et même vous le rattraperez facilement, car son cheval paraît à bout de forces ; Il ne saurait le porter bien loin.

Religieusement, Bartolomeo récitait les phrases dictées par l’haciendero. Avec rondeur il ajouta :

— J’ai du vin de palme bien frais. Les señores ne voudront-ils pas se rafraîchir avant de poursuivre leur route ?

Venant de mettre à contribution l’obligeance de l’homme, il eût été difficile de refuser. Boire est un moyen détourné de rémunérer le service rendu.

— Volontiers, répondit Jean sans hésiter.

Bientôt dans des verres, quelque peu ébréchés, pétilla le vin de palme. Les gobelets se choquèrent. Tous allaient boire.

— Ne buvez pas ! arrêtez ! s’écria soudain Ydna.

Tous la considérèrent avec surprise. Elle se tenait toute pâle, barrant la porte, et sa main serrait la crosse d’un revolver, arraché aux fontes d’une selle.

— Cet homme nous a trompés, dit-elle froidement

— Moi, tromper les señores ! essaya de protester le contrebandier.

— Oui, toi. Une chose m’avait surprise tout à l’heure, c’est qu’Olivio, qui se cache, qui fuit, jette son nom au premier venu.

— C’est ma foi, vrai ! murmurèrent les assistants.

Dans l’excès de son zèle, Bartolomeo avait dépassé le but. Cependant il voulut encore se défendre :

— J’ai dit la vérité.

La prêtresse eut une moue dédaigneuse.

— J’ai observé ce drôle. Sa joie, lorsque vous avez rempli les verres, a confirmé mes soupçons, et à l’instant, mon esprit surexcité l’a reconnu.

— La señorita fait erreur, je ne l’ai jamais vue.

— Mais, moi, je t’ai vu au temple d’Incatl.

L’homme ne put réprimer un geste d’étonnement.

— Tu es un omre da contrabandista (contrebandier), continua la jeune fille.

— Oh ! plus maintenant, señorita !

Le malheureux joignit les mains, terrifié par le revolver dont la bouche noire le menaçait.

— Tu l’étais, répond franchement, ou tu es mort.

— Oui, señorita.

Tu n’as pas vu le señor Olivio aujourd’hui pour la première fois ?

Bartolomeo tarda à répliquer. Le revolver se braqua sur lui. Il gémit :

— Non, non, señorita, pas pour la première fois.

— Où l’avais-tu rencontré ?

— À son hacienda de Amacenas.

— Qu’y faisais-tu ?

— J’accompagnais des marchandises de contre-bande, que le señor permettait de cacher chez lui.

Pedro eut un gémissement sourd : — Toutes les hontes, toutes les vilenies, fit-il.

Mais Ydna continuait :

— Alors, il t’a payé pour nous mentir ?

— Oui, señorita.

Bartolomeo n’hésitait plus. Le revolver développait en lui un ardent amour de la vérité.

Une heure plus tôt, il eût peut-être été brave, il eût défié la mort. Mais Olivio, en mettant dans sa poche une poignée d’or, lui avait également, sans le vouloir, jeté dans le cœur les germes de la couardise.

— Son cheval n’est pas fourbu ?

— Non, señorita.

— Il nous précède de combien ?

— De vingt-cinq minutes à présent.

— Et ton vin de palme est-il pur ?

— Non.

— Que contient-il ?

— Cela, je vous le jure, señorita, je l’ignore. C’est le señor Olivio qui y a versé une poudre blanche.

— Du poison, n’est-ce pas ?

— Je le crois.

Pedro se tordit les mains.

— Il voulait ma mort ! Ah ! quel aveu ajouterait à cela ? Pourquoi continuer jusqu’à Incatl ?

Jean désigna Stella.

— Pour son bonheur.

La prêtresse avait cessé d’interroger.

— Malheureux, dit-elle, je te pardonne…

Et, s’adressent à ses compagnons :

— Je vous guiderai vers Incatl, et, je l’espère, nous y parviendrons avant le misérable.

Elle courut à sa monture, sauta en selle.

Tous l’imitèrent et s’éloignèrent sans tourner la tête vers Bartolomeo qui marmottait, en faisant tinter les pièces dans sa poche :

— J’avais juré de leur offrir à boire ; mais je n’avais pas juré de me faire trouer la peau pour les obliger à avaler.

En cinq minutes il eut perdu de vue les cavaliers. Ceux-ci avançaient en silence. Brusquement, Ydna fit halte en face d’un magnifique palissandre, qui avait été écorcé jusqu’à quatre mètres du sol environ. Sur le bois rouge, veiné de brun, ainsi mis à nu, étaient gravés des signes étranges, dominés par la figure rayonnante du soleil.

— Le chemin des Incas, dit lentement la jeune fille.

Les signes mystérieux, vestiges de l’ancienne écriture inca, indiquaient la sente aux initiés.

Autrement, il eût été impossible de supposer qu’une voie praticable partait de ce point. Les arbustes, les lianes croissaient aussi abondants, aussi enchevêtrés qu’aux alentours. Sans tâtonner, elle souleva un rideau de lianes.

— Suivez-moi.

Un à un ses compagnons passèrent, puis les lianes retombèrent.

En pente douce, une large voie courait sous les frondaisons géantes. Une lumière tamisée tombait des ramures, donnant au sous-bois un charme mystérieux. La prêtresse semblait transfigurée. Son front se nimbait d’une auréole. C’est qu’en son for intérieur, les héroïsmes de sa race déchue bouillonnaient. À cette heure, elle conduisait les défenseurs du soleil, et sa pensée remontait le cours des siècles, elle avait l’illusion de revivre une épopée inca, antérieure à la venue maudite des conquérants espagnols.

En tête de la petite troupe, droite sur sa selle, les yeux emplis de lueurs, elle allait, telle une fée vengeresse, gardienne du secret divin de la forêt inviolée.

Le sol, formé d’humus, absorbait le bruit des sabots des coursiers. On eût dit une caravane d’ombres.

— Au galop !… Il n’y a aucun obstacle, prononça la voix d’Ydna.

Et tous pressèrent les flancs de leurs montures, qui partirent à fond de train.

La petite troupe n’alla pas loin. Après dix minutes de course vertigineuse, un rauquement formidable retentit en avant, presque aussitôt doublé par un rugissement étouffé. Chacun retint son cheval.

— Des jaguars !

Jean lança une exclamation rageuse :

— Je n’ai plus que deux ampoules de verre, dont je ne puis me séparer, sous peine…

Mais la prêtresse l’interrompit :

— Il fait jour, les jaguars n’attaqueront pas, si nous ne nous occupons pas d’eux.

— Soit, mais il faut passer.

— Nous passerons.

Parfaitemain, mon bon, fit Massiliague en riant.

Avec un tout aussi admirable sang-froid, la jeune fille ajouta :

— Restons groupés et à toute allure.

Elle en tête, les voyageurs en peloton serré, les chevaux déchirés par les éperons s’élancèrent en une foulée éperdue, accélérés encore par les rugissements des félins dont le sauvage concert ébranlait les échos de la forêt.