Les Sensations de Mlle de La Bringue/17

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Albin Michel (p. 191-198).


XVII

L’APOTHÉOSE


Vous savez ce qu’est cette magnifique voie, sablée du sable le plus fin.

Ce sont des arceaux continus de verdure sous un ciel bleu d’une limpidité sereine, douce.

Les platanes aux larges feuilles et aux écorces tombantes se mêlent aux acacias odorant fort sous leurs troncs robustes et bien serrés et coupés de temps en temps d’un tilleul qui secoue ses fleurs blanches dans l’air.

Le beau Phébus de juin dorait toute cette belle verdure dont l’ombre, jetée sur nous, adoucissait l’éclat.

Et l’on roulait dans ce lieu de rêve, sous des guirlandes lancées d’un bout à l’autre des arbres ; à travers l’allée, les files de coupés, de phaétons, de victorias, de landaus, passaient, doucement au pas, fleuris de rouge, de vert, de jaune, de blanc, de violet…

Les fouets striaient l’air tandis que les chapeaux haut-de-forme des cochers et des valets faisaient une grande ligne noire symétrique qui faisait ressortir plus encore, et sans cacophonie, les beautés étendues là, à perte de vue.

J’étais habillée, l’ai-je dit, d’un linon crème.

Un chapeau de dentelles ombrageait ma chevelure, ondulée comme celle de Vénus.

Oh ! la belle journée !

Les carrosses passaient, escortés de cavaliers.

Les chevaux piaffaient sur l’asphalte, leurs mors d’acier brillaient et s’entrechoquaient et l’écume lancée par les naseaux frémissants retombait sur les roues enguirlandées de fleurs. Et comme on ne voyait plus le sol, nous semblions, sur un nuage divin, traînées dans des corolles par des bucéphales de rêve…

Celle-ci était habillée de fils d’argent tressés et coiffée d’une immense fleur, celle-là avait comme une cuirasse d’or et des pieds de porcelaine ; cette autre semblait engoncée dans de l’écaille…

Aucune ne semblait laide sous les poudres légères, et dans la sérénité universelle qui planait sur cette atmosphère de douce ivresse, personne n’aurait voulu chercher la laideur.

Je vis passer la belle Caramanjò, superbe en une robe noire, l’œil allumé, dans une voiture toute de fleurs rouges éclatantes, avec des points jaunes.

Elle avait avec elle un magnifique Espagnol, Castillon, qui semblait farouche et tragique.

Le signal avait été donné et tout à coup, dans les jets entrecroisés, on aurait cru marcher sous un dôme continuel et vivant de fleurs.

Là ce fut mon apothéose.

J’avais fini par comprendre les regards.

Tous et toutes m’enviaient moi seule, certes.

Oui, je compris toute ma gloire…

Car là, je n’étais pas avec Lebreton.

C’était pour moi… pour moi seule. J’exultais et cependant, un tout petit sourire aux lèvres, je faisais semblant d’être impassible.

Divinité adorée par les foules et qui marche…

Je saluais certes plus que le président de la République revenant du Grand-Prix.

Je ne savais plus, et c’était certes le cas de le dire, où donner de la tête.

Les coups de chapeau se multipliaient sur mon passage.

Longs et inclinés ou bien corrects et soignés ; amicaux, admirateurs tous.

Caramanjó en devenait plus rouge que ses fleurs, et la belle petite Méo de la Clef, que j’avais surnommée La Porte sans Oreilles, faisait semblant de ne pas me voir, passant guindée dans sa voiture toute pleine de fleurs des champs.

J’avais moi des fleurs jusqu’aux coudes et elles débordaient tout à fait littéralement de ma voiture.

Quant à Gypette, dans une Victoria où il n’y avait que des bleuets, elle était trop occupée, prenant pour elle les fleurs que l’on jetait à sa jeune femme de chambre.

Seule la bonne figure de Lavarine me sourit en passant dans ses immenses brassées de marguerites, heureuse de mon succès.

J’avais fini par tomber pâmée sur mon lit de fleurs et c’est ivre que la voiture me ramena, dans le crépuscule, sous le soleil orange qui semblait faire une auréole à ma splendeur.