Les Serments indiscrets/Acte III

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Les Serments indiscrets
Les Serments indiscrets, Texte établi par Émile Faguet, Nelson (p. 56-78).
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ACTE TROISIÈME



Scène première

PHÉNICE, DAMIS.
Phénice.

Non, monsieur, je vous l’avoue, je ne saurais plus souffrir le personnage que vous jouez auprès de moi, et je le trouve inconcevable : vous n’êtes venu que pour épouser ma sœur ; elle est aimable et vous ne lui parlez point ; ce n’est qu’à moi que vos conversations s’adressent. J’y comprendrais quelque chose si l’amour y avait part ; mais vous ne m’aimez point, il n’en est pas question.

Damis.

Rien ne serait pourtant plus aisé que de vous aimer, madame.

Phénice.

À la bonne heure ! mais rien ne serait plus inutile, et je ne serais pas en situation de vous écouter. Quoi qu’il en soit, ces façons-là ne me conviennent point ; je l’ai déjà marqué, je vous l’ai fait dire, et je vous demande en grâce de cesser vos poursuites ; car enfin vous n’avez pas dessein de me désobliger, je pense.

Damis.

Moi, madame ?

Phénice.

Sur ce pied-là, finissez donc, ou je vous y forcerai moi-même.

Damis.

Vous me défendrez donc de vous voir ?

Phénice.

Non, monsieur ; mais on s’imagine que vous m’aimez ; vos façons l’ont persuadé à tout le monde ; et je ne le nierai pas, je ne paraîtrai point m’y déplaire, et je vous réduirai peut-être ou à la nécessité de m’épouser en dépit de votre goût, ou à fuir en homme imprudent (j’adoucis le terme), en homme inexcusable, qui n’aura pas rougi de violer tous les égards, et de se moquer tour à tour de deux filles de condition, dont la moindre peut fixer le plus honnête homme ! de sorte que vous risquez ou le sacrifice de votre cœur, ou la perte de votre réputation ; deux objets qui valent bien qu’on y pense. Mais, dites-moi, est-ce que vous n’aimez point ma sœur ?

Damis.

Si je l’épousais, je n’en serais pas fâché.

Phénice.

Ou je n’y connais rien, ou je crois qu’elle ne le serait pas non plus. Pourquoi donc ne vous accordez-vous pas ?

Damis.

Ma foi, je l’ignore.

Phénice.

Mais ce n’est pas là parler raison.

Damis.

Je ne saurais pourtant y en mettre davantage.

Phénice.

Ce sont vos affaires, et je m’en tiens à ce que je vous ai dit. Voici mon père avec ma sœur ; de grâce, retirez-vous, avant qu’ils puissent vous voir.

Damis.

Mais, madame…

Phénice.

Oh ! monsieur, trêve de raillerie.

(Damis sort.)



Scène II

M. ORGON, LUCILE, PHÉNICE.
M. Orgon, parlant avec Lucile, avec qui il rentre.

Non, ma fille, je n’ai jamais prétendu vous contraindre : quelque chose que vous me disiez, il est certain que vous ne l’aimez pas ; ainsi n’en parlons plus. (Phénice veut s’en aller.) Restez, Phénice, je vous cherchais, et j’ai un mot à vous dire. Écoutez-moi toutes deux. Damis voulait épouser votre sœur ; c’était là notre arrangement. Nous sommes obligés de le changer ; le cœur de Lucile en dispose autrement : elle ne l’avoue pas, mais ce n’est que par pure complaisance pour moi, et j’ai quitté ce projet-là.

Lucile.

Mais, mon père, vous dirais-je que j’aime Damis ! Cela ne siérait pas ; c’est un langage qu’une fille bien née ne saurait tenir, quand elle en aurait envie.

M. Orgon.

Encore ! Et si je vous disais que c’est de Lisette elle-même que je sais qu’il ne vous plaît pas, ma fille ! À quoi bon s’en défendre ? Je vous dispense de ces considérations-là pour moi ; et, pour trancher net, vous ne l’épouserez point ; vos dégoûts pour lui n’ont été que trop marqués, et je le destine à votre sœur à qui son cœur se donne, et qui ne lui refuse pas le sien, quoiqu’elle aille de son côté me dire le contraire à cause de vous.

Phénice.

Moi, l’épouser, mon père !

M. Orgon.

Nous y voilà ; je savais votre réponse avant que vous me la fissiez. Je vous connais toutes deux : l’une, de peur de me fâcher, épouserait ce qu’elle n’aime pas ; l’autre, par retenue pour sa sœur, refuserait d’épouser ce qu’elle aime. Vous voyez bien que je suis au fait, et que je sais vous interpréter ; d’ailleurs, je suis bien instruit, et je ne me trompe pas.

Lucile, à part, à Phénice.

Parlez donc ; vous voilà comme une statue.

Phénice.

En vérité, je ne saurais penser que ceci soit sérieux.

Lucile.

Prenez garde à ce que vous ferez, mon père ; vous vous méprenez sur ma sœur, et je lui vois presque la larme à l’œil.

M. Orgon.

Si elles ne sont pas folles, c’est moi qui ai perdu l’esprit : adieu. Je vais informer M. Ergaste du nouveau mariage que je médite ; son amitié ne m’en dédira pas. Pour vous, mes enfants, plaignez-vous, c’est moi qui ai tort ; en effet, j’abuse du pouvoir que j’ai sur vous ; plaignez-vous, je vous le conseille, cela soulage ; mais je ne veux pas vous entendre, vous m’attendririez trop ; allez, sortez sans me répondre, et laissez-moi parler à M. Ergaste, qui arrive.

Lucile, en partant.

J’étouffe.



Scène III

M. ERGASTE, M. ORGON, FRONTIN.
M. Ergaste.

Vous voyez un homme consterné, mon cher ami ; il n’y a nulle apparence au mariage en question, à moins que de violenter des cœurs qui ne semblent pas faits l’un pour l’autre ; je ne saurais cependant pardonner à mon fils d’avoir cédé si vite à l’indifférence de Lucile ; j’ai même été jusqu’à le soupçonner d’aimer ailleurs, et voici son valet à qui j’en parlais ; mais, soit que je me trompe, ou que ce coquin n’en veuille rien dire, tout ce qu’il me répond, c’est que mon fils ne plaît pas à Lucile, et j’en suis au désespoir.

Frontin, derrière.

Messieurs, un coquin n’est pas agréable à voir ; voulez-vous que je me retire ?

M. Ergaste.

Attends.

M. Orgon.

Ne vous fâchez pas, monsieur Ergaste ; il y a remède à tout, et nous n’y perdrons rien, si vous voulez.

M. Ergaste.

Parlez, mon cher ami ; j’applaudis d’avance à vos intentions.

M. Orgon.

Nous avons une ressource.

M. Ergaste.

Je n’osais la proposer : mais effectivement j’en vois une, avec tout le monde.

M. Orgon.

Il n’y a qu’à changer d’objet ; substituons la cadette à l’aînée ; nous ne trouverons point d’obstacle : c’est un expédient que l’amour nous indique.

M. Ergaste.

Entre vous et moi, mon fils a paru tout d’un coup pencher de ce côté-là.

M. Orgon.

À vous parler confidemment, ma cadette ne hait pas son penchant.

M. Ergaste.

Il n’y a personne qui n’ait remarqué ce que nous disons là ; c’est un coup de sympathie visible.

M. Orgon.

Ma foi, rendons-nous-y, marions-les ensemble.

M. Ergaste.

Vous y consentez ? Le ciel en soit loué ! Voilà ce qu’on appelle une véritable union de cœurs, un vrai mariage d’inclination, et jamais on n’en devrait faire d’autres. Vous me charmez ; est-ce une chose conclue ?

M. Orgon.

Assurément ; je viens d’en avertir ma fille.

M. Ergaste.

Je vous rends grâces ; souffrez à présent que je dise un mot à ce valet, et je vous rejoins sur-le-champ.

M. Orgon.

Je vous attends ; faites.



Scène IV

M. ERGASTE, FRONTIN.
M. Ergaste.

Approche.

Frontin.

Me voilà, monsieur.

M. Ergaste.

Écoute, et retiens bien la commission que je te donne.

Frontin.

Je n’ai pas beaucoup de mémoire, mais avec du zèle on s’en passe.

M. Ergaste.

Tu diras à mon fils que ce n’est plus à Lucile qu’on le destine, et qu’on lui accorde aujourd’hui ce qu’il aime.

Frontin.

Et s’il me demande ce que c’est qu’il aime, que lui dirai-je ?

M. Ergaste.

Va, va, il saura bien que c’est de Phénice qu’on parle.

Frontin, en s’en allant.

Je n’y manquerai pas, monsieur.

M. Ergaste.

Où vas-tu ?

Frontin.

Faire ma commission.

M. Ergaste.

Tu es bien pressé, ce n’est pas là tout.

Frontin.

Allons, monsieur, tant qu’il vous plaira ; ne m’épargnez point.

M. Ergaste.

Dis-lui qu’il remercie M. Orgon de la bonté qu’il a de n’être pas fâché dans cette occasion-ci ; car si Damis n’épouse pas Lucile, je gagerais bien que c’est à lui à qui il faut s’en prendre. Dis-lui que je lui pardonne, en faveur de ce nouveau mariage, le chagrin qu’il a risqué de me donner ; mais que s’il me trompait encore ; si, après les empressements qu’il a marqués pour Phénice, il hésitait à l’épouser ; s’il faisait encore cette injure à M. Orgon, je ne veux le voir de ma vie, et que je le déshérite ; je ne lui parlerai pas même que je ne sois content de lui.

Frontin, riant.

Eh ! eh ! eh !… je remarque que ce n’est qu’en baissant le ton que vous prononcez le terrible mot de déshériter ; vous en êtes effrayé vous-même ; la tendresse paternelle est admirable !

M. Ergaste.

Faquin, on a bien affaire de tes réflexions ! obéis ; le reste me regarde.

Il sort.



Scène V

FRONTIN, LISETTE.
Lisette.

Je te cherchais, Frontin, et j’attendais que M. Ergaste t’eût quitté pour te parler, et savoir ce qu’il te disait : il semble que les affaires vont mal ; ma maîtresse ne me voit pas de bon œil ; sais-tu de quoi il s’agit ?… Réponds donc.

Frontin.

La peur d’être déshérité me coupe la parole.

Lisette.

Qu’est-ce que tu veux dire ?

Frontin.

D’être déshérité, te dis-je, ou d’épouser Phénice.

Lisette.

Comment donc, d’épouser Phénice ! Ah ! Frontin, où en sommes-nous ? Voilà donc pourquoi Lucile m’a si bien reçue tout à l’heure ! Elle a su que j’ai dit à son père qu’elle n’aimait point Damis, que Damis se déclarait pour sa sœur ; on veut à présent qu’il l’épouse ; je n’ai point prévu ce coup-là, et je me compte disgraciée ; j’ai vu Lucile trop inquiète : apparemment que ton maître ne lui est point indifférent ; et je perds tout, si elle me congédie.

Frontin.

Je ne vois donc de tous côtés pour nous que des diètes.

Lisette.

Voilà ce que c’est que de n’avoir pas laissé aller les choses : je crois que, sans nous, nos gens s’aimeraient. Maudite soit l’ambition de gouverner chacun notre ménage !

Frontin.

Ah ! mon enfant, tu as beau dire, tous les gouvernements sont lucratifs ; et le célibat où nous tenions, toi, ta maîtresse, et moi, mon maître, n’était pas mal imaginé ; le pis que j’y trouve, c’est que je t’aime et que tu n’en es pas quitte à meilleur marché que moi.

Lisette.

Eh ! que n’as-tu eu l’esprit de m’aimer tout d’un coup ! J’aurais fait changer d’avis à Lucile.

Frontin.

Voilà notre tort ; c’est de n’avoir pas prévu l’infaillible effet de nos mérites. Mais, ma mie, notre mal est-il sans remède ? Je soupçonne, comme toi, que nos gens ne se haïssent point dans le fond, et il n’y aurait qu’à les en faire convenir pour nous tirer d’affaire ; tâchons de leur rendre ce service-là.

Lisette.

Nous avons bien aigri les choses. N’importe, voici ton maître ; changeons adroitement de batterie, et tâchons de le gagner.



Scène VI

FRONTIN, LISETTE, DAMIS.
Damis.

Ah ! te voilà, Frontin ! Bonjour, Lisette. De quoi mon père t’a-t-il chargé pour moi, Frontin ? Il vient de m’avertir, sans vouloir l’expliquer, que tu avais quelque chose à me dire de sa part.

Frontin.

Oui, monsieur, il s’agit de deux ou trois petits articles que je disais à Lisette, et qui ne sont pas fort curieux.

Damis.

Dis-les sans les compter.

Frontin.

Vous m’excuserez, le calcul arrange. Le premier, c’est qu’il ne veut plus entendre parler de vous.

Damis.

Qui ? mon père ?

Frontin.

Lui-même. Mais ce n’est pas là l’essentiel ; le second, c’est qu’il vous déshérite.

Damis.

Moi ! ce que tu me dis là n’est pas concevable.

Frontin.

Il ne m’a pas chargé de vous le faire concevoir. Enfin le troisième, c’est que les deux premiers seront nuls si vous épousez Phénice.

Damis.

Quoi ! l’on veut m’obliger…

Frontin.

Prenez garde, monsieur ; ne confondons point ; parlons exactement. Ma commission ne porte point qu’on vous oblige ; on n’attaque point votre liberté, voyez-vous ! vous êtes le maître d’opter entre Phénice ou votre ruine, et l’on s’en rapporte à votre choix.

Lisette.

La jolie grâce ! C’est que, sur le penchant qu’on vous croit pour elle, on ne veut pas que vous balanciez à l’épouser, après le refus que vous avez paru faire de sa sœur.

Frontin.

Mais cette sœur, nous ne la refusons point, dans le fond ; n’est-il pas vrai, monsieur ?

Damis.

Passe encore s’il était question d’elle.

Lisette.

Eh ! monsieur, que n’avez-vous parlé ? Pourquoi ne m’avoir pas confié vos sentiments ?

Damis.

Mais, mes sentiments, quand ils seraient tels que vous les croyez, ne savez-vous pas bien les siens, Lisette ?

Lisette.

Ne vous y trompez pas ; depuis vos conventions, je ne la vois plus que triste et rêveuse.

Frontin.

Je l’ai rencontrée ce matin qui étouffait un soupir en s’essuyant les yeux.

Lisette.

Elle qui aimait sa sœur, et qui était toujours avec elle, je la vois aujourd’hui la fuir et se détourner pour l’éviter. Qu’est-ce que cela signifie ?

Frontin.

Et moi, quand je la salue, elle a toujours envie de me le rendre. D’où vient cela, sinon de l’honneur que j’ai d’être à vous ?

Lisette.

Tu n’as peut-être pas tant de tort. Au moins, monsieur, je vous demande le secret ; profitez-en, voilà tout.

Damis.

Je vous l’avoue, Lisette, tout ce que vous me dites là, si vous êtes sincère, pourrait m’être d’un bon augure ; et si j’osais soupçonner la moindre des dispositions dans son cœur…

Frontin.

Iriez-vous lui donner le vôtre ? Ah ! monsieur, le beau présent que vous lui feriez là !

Damis.

Écoutez ; c’est pourtant cette même personne qui, au premier instant qu’elle m’a vu, a marqué assez nettement de l’aversion pour moi, qui m’a fait soupçonner qu’elle aimait ailleurs !

Lisette.

Purs discours de mauvaise humeur qu’elle a tenu là, je vous assure.

Damis.

Soit ; mais souvenez-vous qu’elle a exigé que je ne l’épousasse point ; qu’elle me l’a demandé par tout l’honneur dont je suis capable ; que c’est elle peut-être, qui, pour se débarrasser tout à fait de moi, contribue aujourd’hui au nouveau mariage qu’on veut que je fasse ; en un mot, je ne sais qu’en penser moi-même. Je puis me tromper, peut-être vous trompez-vous aussi ; et, sans quelques preuves un peu moins équivoques de ses sentiments, je ne saurais me déterminer à violer les paroles que je lui ai données ; non pas que je les estime plus qu’elles valent ; elles ne seraient rien pour un homme qui plairait ; mais elles doivent lier tout homme qu’on hait, et dont on les a exigées comme une sûreté contre lui. Quoi qu’il en soit, voici Lucile qui vient ; je n’attends d’elle que le moindre petit accueil pour me déclarer, et son seul abord va décider de tout.



Scène VII

LUCILE, DAMIS, FRONTIN, LISETTE.
Lucile.

J’ai à vous parler pour un moment, Damis ; notre entretien sera court ; je n’ai qu’une question à vous faire, vous, qu’un mot à me répondre ; et puis je vous fuis, je vous laisse.

Damis.

Vous n’y serez point obligée, madame, et j’aurai soin de me retirer le premier. (À part.) Eh bien, Lisette ?

Lucile.

Le premier ou le dernier ; je vous donne la préférence. Êtes-vous si gêné ? Retirez-vous tout à l’heure ; Lisette vous rendra ce que j’ai à vous dire.

Damis, se retirant

Je prends donc ce parti comme celui qui vous convient le mieux, madame.

Lucile.

Qu’il s’en aille ; l’arrêtera qui voudra.

Lisette.

Eh mais ! vous n’y pensez pas ; revenez donc, monsieur ; est-ce que la guerre est déclarée entre vous deux ?

Damis.

Madame débute par m’annoncer qu’elle n’a qu’un mot à me dire, et puis qu’elle me fuit ; n’est-ce pas m’insinuer qu’elle a de la peine à me voir ?

Lucile.

Si vous saviez l’envie que j’ai de vous laisser là !

Damis.

Je n’en doute pas, madame ; mais ce n’est pas à présent qu’il faut me fuir ; c’était dès le premier instant que vous m’avez vu, et que je vous déplaisais, qu’il fallait le faire.

Lucile.

Vous fuir dès le premier instant ! Pourquoi donc, monsieur ? Cela serait bien sauvage ; on ne fuit point ici à la vue d’un homme.

Lisette.

Mais quel est le travers qui vous prend à tous deux ? Faut-il que des personnes qui se veulent du bien se parlent comme si elles ne pouvaient se souffrir ? Et vous, monsieur, qui aimez ma maîtresse… car vous l’aimez, je gage… (Elle fait signe à Damis.)

Lucile.

Que vous êtes sotte ! Allez, visionnaire, allez perdre vos gageures ailleurs. À qui en veut-elle ?

Lisette.

Oui, madame, je sors ; mais, avant que de partir, il faut que je parle. Vous me demandez à qui j’en veux ? À vous deux, madame, à vous deux. Oui, je voudrais de tout mon cœur ôter à monsieur qui se tait, et dont le silence m’agite le sang, je voudrais lui ôter le scrupule du ridicule engagement qu’il a pris avec vous, que je me repens de vous avoir laissé prendre, et dont vous souffrez autant l’un que l’autre. Pour vous, madame, je ne sais pas comment vous l’entendez ; mais si jamais un homme avait fait serment de ne pas me dire : « Je vous aime », oh ! je ferais serment qu’il en aurait le démenti ; il saurait le respect qui me serait dû ; je n’y épargnerais rien de tout ce qu’il y a de plus dangereux, de plus fripon, de plus assassin dans l’honnête coquetterie des mines, du langage et du coup d’œil. Voilà à quoi je mettrais ma gloire, et non pas à me tenir douloureusement sur mon quant à moi, comme vous faites, et à me dire : « Voyons ce qu’il dit, voyons ce qu’il ne dit pas ; qu’il parle, qu’il commence ; c’est à lui, ce n’est pas à moi » ; à répéter toujours : « Mon sexe, ma fierté, les bienséances », et mille autres façons inutiles avec monsieur qui tremble, et qui a la bonté d’avoir peur que son amour ne vous alarme et ne vous fâche. De l’amour nous fâcher ! De quel pays venez-vous donc ? Eh ! mort de ma vie, monsieur, fâchez hardiment ; faites-nous cet honneur-là ; courage, attaquez-nous ; cette cérémonie-là fera votre fortune, et vous vous entendrez : car jusqu’ici on ne voit goutte à vos discours à tous deux ; il y a du oui, du non, du pour, du contre ; on fuit, on revient, on se rappelle, on n’y comprend rien. Adieu, j’ai tout dit ; vous voilà débrouillés ; profitez-en. Allons, Frontin.



Scène VIII

DAMIS, LUCILE.
Lucile.

Juste ciel ! quelle impertinence ! Où a-t-elle pris tout ce qu’elle nous dit là ? D’où lui viennent surtout de pareilles idées sur votre compte ? Au reste, elle ne me ménage pas plus que vous.

Damis.

Je ne m’en plains point, madame.

Lucile.

Vous m’excuserez, je me mets à votre place ; il n’est point agréable de s’entendre dire de certaines choses en face.

Damis.

Quoi ! madame, est-ce l’idée qu’elle a que je vous aime, que vous trouvez si désagréable pour moi ?

Lucile.

Désagréable ! Je ne dis pas que son erreur vous fasse injure ; mon humilité ne va pas jusque-là. Mais à propos de quoi cette folle-là vient-elle vous pousser là-dessus ?

Damis.

À propos de la difficulté qu’elle s’imagine qu’il y a à ne vous pas aimer, cela est tout simple ; et si j’en voulais à tous ceux qui me soupçonneraient d’amour pour vous, j’aurais querelle avec tout le monde.

Lucile.

Vous n’en auriez pas avec moi.

Damis.

Oh ! vraiment, je le sais bien. Si vous me soupçonniez, vous ne seriez pas là ; vous fuiriez, vous déserteriez.

Lucile.

Qu’est-ce que c’est que déserter, monsieur ? Vous avez là des expressions bien gracieuses, et qui font un joli portrait de mon caractère ! j’aime assez l’esprit hétéroclite que cela me donne. Non, monsieur, je ne déserterais point ; je ne croirais pas tout perdu ; j’aurais assez de tête pour soutenir cet accident-là, ce me semble ; alors comme alors. On prend son parti, monsieur, on prend son parti.

Damis.

Il est vrai qu’on peut ou haïr ou mépriser les gens de près comme de loin.

Lucile.

Il n’est pas question de ce qu’on peut ; j’ignore ce qu’on fait dans une situation où je ne suis pas et je crois que vous ne me donnerez jamais la peine de vous haïr.

Damis.

J’aurai pourtant un plaisir ; c’est que vous ne saurez point si je suis digne de haine à cet égard-là ; je dirai toujours : « Peut-être. »

Lucile.

Ce mot-là me déplaît, monsieur, je vous l’ai déjà dit.

Damis.

Je ne m’en servirai plus, madame, et si j’avais la liste des mots qui vous choquent, j’aurais grand soin de les éviter.

Lucile.

La liste est encore amusante ! Eh bien ! je vais vous dire où elle est, moi ; vous la trouverez dans la règle des égards qu’on doit aux dames ; vous y verrez qu’il n’est pas bien de vous divertir avec un peut-être, qui ne fera pas fortune chez moi, qui ne m’intriguera pas ; car je sais à quoi m’en tenir. C’est en badinant que vous le dites ; mais c’est un badinage qui ne vous sied pas ; ce n’est pas là le langage des hommes ; on n’a pas mis leur modestie sur ce pied-là. Parlons d’autre chose ; je ne suis pas venue ici sans motif ; écoutez-moi : vous savez, sans doute, qu’on veut vous donner ma sœur ?

Damis.

On me l’a dit, madame.

Lucile.

On croit que vous l’aimez ; mais moi, qui ai réfléchi sur l’origine des empressements que vous avez marqués pour elle, je crains qu’on ne s’abuse, et je viens vous demander ce qui en est ?

Damis.

Eh ! que vous importe, madame ?

Lucile.

Ce qui m’importe ! Voilà bien la question d’un homme qui n’a ni frère ni sœur, et qui ne sait pas combien ils sont chers ! C’est que je m’intéresse à elle, monsieur ; c’est que, si vous ne l’aimez pas, ce serait même blesser les lois de cette probité à qui vous tenez tant, que de l’épouser avec un cœur qui s’éloignerait d’elle.

Damis.

Pourquoi donc, madame ? Est-ce vous qui avez conseillé qu’on me la donnât ? Car j’ai tout lieu de soupçonner que vous en êtes cause, puisque c’est vous qui m’avez d’abord proposé de l’aimer. Au reste, madame, ne vous inquiétez point d’elle, j’aurai soin de son sort plus sincèrement que vous ; elle le mérite bien.

Lucile.

Qu’elle le mérite ou non, ce n’est pas son éloge que je vous demande ; ce n’est pas à vos imaginations que je viens répondre ; parlez, Damis, l’aimez-vous ? Car s’il n’en est rien, ou ne l’épousez pas, ou trouvez bon que j’avertisse mon père qui s’y trompe, et qui serait au désespoir de s’y être trompé.

Damis.

Et moi, madame, si vous lui dites que je ne l’aime point ; si vous exécutez un dessein qui ne tend qu’à me faire sortir d’ici avec la haine et le courroux de tout le monde ; si vous l’exécutez, trouvez bon qu’en revanche je retire toutes mes paroles avec vous, et que je dise à M. Orgon que je suis prêt de vous épouser quand on le voudra, dès aujourd’hui, s’il le faut.

Lucile.

Oui-da, monsieur, le prenez-vous sur ce ton menaçant ? Oh ! je sais le moyen de vous en faire prendre un autre ; allez votre chemin, monsieur, poursuivez ; je ne vous retiens pas ; allez, pour vous venger, violer des promesses dont l’oubli ne serait tout au plus pardonnable qu’à quiconque aurait de l’amour ; courez vous punir vous-même, vous ne manquerez pas votre coup ; car je vous déclare que je vous y aiderai, moi. Ah ! vous m’épouserez, dites-vous, vous m’épouserez ? Et moi aussi, monsieur, et moi aussi ; je serai bien aussi vindicative que vous, et nous verrons qui se dédira de nous deux. Assurément le compliment est admirable ! c’est une jolie petite partie à proposer.

Damis.

Eh bien ! cessez donc de me persécuter, madame. J’ai le cœur incapable de vous nuire ; mais laissez-moi me tirer de l’état où je suis ; contentez-vous de m’avoir déjà procuré ce qui m’arrive ; on ne m’offrirait pas aujourd’hui votre sœur, si, pour vous obliger, je n’avais pas paru m’attacher à elle, ou si vous n’aviez pas dit que je l’aimais. Souvenez-vous que j’ai servi vos dégoûts pour moi avec un honneur, une fidélité surprenante, avec une fidélité que je ne vous devais point, que tout autre, à ma place, n’aurait jamais eue ; et ce procédé si louable, si généreux, mérite bien que vous laissiez en repos un homme qui peut avoir porté la vertu jusqu’à se sacrifier pour vous. Je ne veux pas dire que je vous aime ; non, Lucile, rassurez-vous ; mais enfin vous ne savez pas ce qui en est, vous en pourriez douter ; vous êtes assez aimable pour cela, soit dit sans vous louer ; je puis vous épouser, vous ne le voulez pas, et je vous quitte. En vérité, madame, tant d’ardeur à me faire du mal récompense mal un service que tout le monde, hors vous, aurait soupçonné d’être difficile à rendre. Adieu, madame.

(Il s’en va.)
Lucile.

Mais attendez donc, attendez, donnez-moi le temps de me justifier ; ne tient-il qu’à s’en aller, quand on a chargé les gens de noirceurs pareilles ?

Damis.

J’en dirais trop si je restais.

Lucile.

Oh ! vous ferez comme vous pourrez ; mais il faut m’entendre.

Damis.

Après ce que vous m’avez dit, je n’ai plus rien à savoir qui m’intéresse.

Lucile.

Ni moi plus rien à vous répondre ; il n’y a qu’une chose qui m’étonne, et dont je ne devine pas la raison, c’est que vous osiez vous en prendre à moi d’un mariage que je vois qui vous plaît ; le motif de cette hypocrisie-là me paraît aussi ridicule qu’inconcevable, à moins que ce ne soit ma sœur qui vous y engage, pour me cacher l’accord de vos cœurs et la part qu’elle a à un engagement que j’ai refusé, dont je ne voudrais jamais, et que je la trouve bien à plaindre de ne pas refuser elle-même.

(Elle sort.)



Scène IX

FRONTIN, DAMIS
Frontin.

Eh bien ! monsieur, à quoi en êtes-vous ?

Damis, consterné.

Au plus malheureux jour de ma vie, laisse-moi.

(Il sort.)



Scène X

FRONTIN, seul.

Voilà une aventure qui a tout l’air de nous souffler notre patrimoine.