Les Shikarees, chasses dans l’Inde
Au mois de septembre 1860, je tirais des grouses sur les bruyères dorées qui bordent la belle forêt d’Invercauld, au milieu des monts Grampians. — Au mois de décembre, un steamer de la Peninsular and Oriental Society, me berçait sur les eaux limoneuses de l’Hooghly, et le déplacement avait été si imprévu, si promptement réalisé, que je me demandais, en me frottant les yeux, si j’étais réellement à Calcutta. Mes doutes furent levés d’une manière péremptoire et sinistre par la vue d’un cadavre qui descendait le fleuve, sa face blême exposée au soleil, les bras étendus en croix, et servant de perchoir à une demi-douzaine de buses voraces. Évidemment nous étions arrivés. Le soir même en effet, je couchais dans une chambre qu’on avait retenue pour moi au Bengal-Club, dont j’étais, depuis un mois déjà, membre honoraire.
Le Bengal-Club, qui donne sur l’esplanade, en face de la Chowring-bee, est une belle et fraîche maison, close de tous côtés. On y vit dans l’ombre et le silence. Au milieu de ses salons, garnis de sofas, le bâillement d’un lecteur ennuyé, le froissement du journal qui l’ennuie, semblent des bruits tumultueux. Sans les échos du billard qui nous renvoyaient de temps en temps le choc de deux billes d’ivoire, et le murmure lointain du débat ouvert sur quelque carambolage équivoque, on eût pu se croire dans un couvent de trappistes. Aussi quand mon serviteur Allagapah (devenu Simon à partir de son baptême), qui était à la fois mon khansumah, mon sirdar, mon khitmutgar, mon péon, mon hookahburdar, mon dhobee, mon durzee, mon bheestee, mon bibachee[2], venait, véritable lévite hébreu, en longue tunique blanche, les bras croisés sur sa poitrine, s’incliner devant moi, j’attendais de ce solennel valet quelque chose comme le : Frère, il faut mourir ! Mais non, Allagapah venait m’avertir, que le dîner était servi, ou que le capitaine Shakspeare m’attendait avec son boghey pour me mener sur l’esplanade.
C’était bien là le type du Nemrod britannique, trempé comme une lame de Sheffield, têtu comme un bœuf de l’Ayrshire, nullement ami des drames fabuleux ou des récits à effet, et véridique, positif, précis, comme s’il n’était pas chasseur. Je n’obtins qu’à la longue les plus belles pièces de son sac, celles qui se trouvent en partie consignées dans ses souvenirs de chasse, imprimés aujourd’hui[3]. Tels je me les rappelle, tels je voudrais en donner ici quelques fragmens, en m’effaçant derrière le narrateur, et en lui laissant le mérite comme la responsabilité de ses gestes mémorables, de ses amusantes chroniques, et même de ses opinions en matière de vénerie. On voudra bien se figurer, déjà un peu âgé, mais alerte, dispos, libre de tout fâcheux embonpoint, ce capitaine de cavalerie irrégulière, pérorant presque à voix basse dans les frais salons du Bengal-Club. Et ceci dit, par manière d’introduction, je lui cède la parole.
La grande chasse, me disait-il, celle qui ressemble à la guerre, celle qui dresse l’homme au mépris de la mort sous toutes ses formes, du péril avec tous ses prestiges, de la douleur avec toutes ses angoisses, cette chasse a dans ce pays un nom particulier, c’est le shikar. Soyez le plus expert dénicheur de cailles, le plus grand destructeur de lièvres, le plus intrépide coureur de renards, ayez relancé le chamois sur la cime des monts, le loup même ou le sanglier dans la profondeur des bois, vous n’êtes point un shikaree. Un shikaree, lorsque vous lui parlez de vos chasses d’Europe, vous écoute comme un Apperly, ou tout autre sportsman modèle, écoute le Nemrod novice qui lui raconte le meurtre d’un chat domestique ou d’un innocent lapin. Ne pensiez-vous pas m’intéresser beaucoup, l’autre jour, avec l’histoire pathétique de ce singe abattu par vous ? Un singe ! grands dieux !… Ici les boas comptent à peine, et les crocodiles sont tenus pour vermine. D’ailleurs, je vous le demande, est-ce en tuant de pauvres bêtes sans défense qu’on se forme à la seule vraie besogne de ce bas monde, celle du soldat ?
J’ai, moi qui vous parle, vingt-cinq ans de service. Je suis dans l’Inde depuis l’an de grâce 1834. J’ai eu trois membres cassés à la chasse, sans parler des blessures reçues en campagne. Deux fois mon cheval m’a roulé sur le corps, un sanglier sauvage m’a labouré de sa dent aiguë, une panthère furieuse m’a tenu dans ses griffes, et, comme vous pouvez vous en assurer, je ne m’en porte que mieux. Demain, si vous m’en défiez, je ferai mes cent milles à cheval. Suis-je donc un vrai shikaree ? J’aime à le croire, et pourtant j’en doute quelquefois.
Vous prétendez acquérir ce beau titre ? Eh bien ! soit. Mes conseils ne vous feront pas faute. Tout d’abord, parlons de mon arsenal. J’ai deux carabines (rifles) à deux coups et un fusil double. La plus lourde de ces armes est le rifle que m’a fait Richards : vingt-six pouces de canon, douze livres et quart poids total. Les balles dont on le charge sont de dix à la livre. Une pièce admirable, supportant sans recul une charge de poudre égale au volume d’une de ses balles, et j’entends de la plus forte poudre. Deux mires, toutes deux mobiles. Abattues toutes deux, mon rifle porte de but en blanc à quatre-vingt-quinze yards, et la balle a plein effet. La première mire une fois relevée, le coup porte à cent cinquante yards ; avec la seconde, à deux cent cinquante. Comme dans toutes les armes à plusieurs rainures, la balle décrit une parabole, s’élève d’environ cinq pouces pendant les quarante-cinq ou cinquante premiers yards de sa course et descend d’autant pendant le reste de sa portée de but en blanc, c’est-à-dire jusqu’à quatre-vingt-quinze yards. Wilkinson (de Pall-Mall) a signé mon autre rifle : trente pouces de canon ; poids dix livres et demie. Il porte encore plus loin que le premier, avec mêmes balles et même charge de poudre. À cent vingt yards, ses balles ont plus d’une fois traversé de part en part un ours de belle venue, et à quatre-vingts, un jour, il m’est arrivé de briser l’épine dorsale d’un de ces animaux, qui sont, vous le savez sans doute, solidement charpentés. Ce rifle, je vous l’ai dit, ne pèse que dix livres et demie ; mais, ne vous y trompez pas, la légèreté d’un fusil n’est un mérite que pour les paresseux. Le fusil lourd tient mieux à l’épaule et permet de mieux viser. Lui seul d’ailleurs reçoit sans trop reculer les grosses charges de poudre ; ces grosses charges font que la balle traverse de part en part l’animal atteint. Du côté où elle sort, la plaie est bien autrement large que de celui où elle entre. Le sang par là s’écoule plus vite, et plus vite aussi les forces s’en vont. Or, en certaines circonstances, quelques secondes gagnées ainsi vous sauvent tout simplement d’une mort sans cela inévitable. Raisonnons, mon cher monsieur, raisonnons juste, c’est là le grand point.
Dans les grandes occasions, ne vous embarquez jamais sans un sabre. À cheval, cela va de soi ; mais même à pied ne négligez pas cette précaution. Le sabre est une arme sans pareille, quand on sait s’en servir. Pour éviter qu’il ne traîne à terre, il faut, à pied, le fixer en baudrier, non à la ceinture. Ayez encore, ainsi que vos acolytes, le shikar, ou poignard de chasse, dont le fourreau s’adapte, sur la poitrine, à votre shooting-coat. Vous l’avez ainsi toujours à portée de main, et il est telle rencontre, désespérée d’ailleurs, où vous pourrez lui devoir votre salut. Le fourreau doit être à ressort, de manière à ce que le shikar n’en sorte pas à la première sommation. Avez-vous à l’en tirer : du petit doigt vous pesez sur ce ressort, tandis que les quatre autres étreignent vigoureusement le manche. Mes poignards de chasse ont environ sept pouces de long. La lame, large d’un pouce et demi, est à double tranchant sur une partie de sa longueur ; cannelée, elle s’effile en une pointe aiguë qu’il faut avoir le plus grand soin de maintenir intacte. Du reste, j’en ai laissé le modèle chez Wilkinson.
Un bon cheval de chasse vaut son poids en argent. Par un bon cheval, j’entends celui qui se jette sans hésitation dans les jungles les plus épais, s’arrête au premier signe, et du haut duquel vous tirez sans qu’il bouge. Il le faut agile. Courir le porc n’est point une petite besogne… Ah ! vous voici bien étonné !… Mais la chasse aux pourceaux dans l’Inde est une des plus amusantes. J’y ai gagné quelques lances d’honneur. Laissez-moi vous en parler.
Nous sommes dans le Deccan, je suppose, et près d’un de ces bois de dattiers qu’on appelle sandbunds. Il s’agit, pour passer le temps, d’organiser une battue, une hankwa, et je suis chargé de la besogne ; je suis, comme on dit, le capitaine de la chasse. Je commence par faire grimper sur les arbres les plus élevés une vingtaine de paysans. Ces guetteurs ont en main de petits pavillons blancs, de la dimension d’un mouchoir de poche, au bout d’un bâton de deux ou trois pieds. Je place en outre aux issues du couvert que nous allons explorer des hommes armés de pistolets. Ils ont pour consigne de ne tirer que lorsqu’ils signalent le porc hors de portée et bien avant dans la plaine ouverte. Les chasseurs, tous à cheval, sont accouplés et postés par moi. Une obéissance implicite est due à mes ordres, sans quoi ces questions délicates donneraient, lieu à d’interminables discussions. Il est entendu qu’ils ne se lanceront après l’animal que lorsqu’ayant débouché du bois, il sera très engagé dans la plaine. Le plus fier coursier d’Arabie, — me croirez-vous ? — ne joindrait pas dom pourceau dans le premier feu de sa fuite, et ne parviendrait pas à lui couper la retraite, si sa seigneurie voulait alors rentrer sous l’abri protecteur. — Je suppose que vous êtes des nôtres. Si je vous veux du bien, je n’irai pas vous appareiller avec un chasseur inexpérimenté. Vous n’auriez pas la moindre chance, fussiez-vous cent fois mieux monté. L’expérience ici vaut mieux que la plus belle ardeur du sang le plus généreux. Nos batteurs, outre leurs voix, ont des gongs, des cors, des crécelles, etc. S’en serviront-ils ? Cela dépend. Il est des jungles qu’on bat mieux sans faire de bruit. Les bunjaries ou voituriers de grains, qui chassent le porc sauvage à pied et armés de lances, avec l’assistance de leurs chiens, emploient d’ordinaire la méthode muette. En certains endroits, le tapage est de rigueur.
Le porc est trouvé. Il va, trottinant, d’un bouquet d’arbres à l’autre, sans trop de hâte ni d’effroi. — Wuh jata hai !… Le voilà ! crient de temps en temps les batteurs. — Et enfin un coup de pistolet à la lisière du bois annonce que l’animal est en plaine. Chaque cavalier a frissonné de plaisir à ce signal attendu. — Ride ! ai-je crié. Mes couples, — j’entends ceux qui ont chance de rejoindre le fuyard, — prennent le galop. Vous aurez sans doute le bon sens de suivre tout simplement, novice que vous êtes, la trace de l’ancien à qui je vous suppose marié. Il vous met en vue de maître Bruïn, qui ne paraît point trop ému, et qui vous laisse par ses allures tranquilles l’espoir de le rejoindre bientôt. Effectivement vous croyez le tenir, quand un bond subit l’éloigné de vous. Votre compagnon à barbe grise vous a laissé par politesse la meilleure main, c’est-à-dire que vous avez la bête à votre droite, immédiatement sous votre lance. Le tout est de trouver son temps pour la frapper. Dans l’espace d’un mille, cette occasion vous échappe deux ou trois fois, à votre grande surprise. Alors, las de tant de maladresse, l’ancien pique des deux, vous devance, tourne à gauche, et encore à gauche, de manière à revenir sur l’animal, qui reçoit à demi la charge, et qu’il pique bellement à deux ou trois reprises. — First spear ! ., première lance ! vous dit-il ensuite à demi-voix, et le sang vous monte au visage comme s’il vous avait cravaché. — Dame ! le début n’a rien d’agréable… Le prix, pour cette fois, est perdu.
Bruïn a roulé dans la poussière, mais il n’est point mort, et gare à vous si, dans le premier élan de sa douleur furieuse, venant à foncer sur le premier ennemi venu, c’est vous qu’il attaque. Bon ! vous l’avez atteint ;… mais la lance, fixée dans son dos, échappe à vos mains inexpérimentées, et il l’emporte avec lui, trophée payé de son sang. Votre ancien, qui vous voit désarmé, prend charitablement la suite de vos affaires. Il pousse au monstre, l’atteint au moment où il se retourne pour faire tête, et, le frappant à la naissance de son énorme encolure, lui porte le coup de grâce. L’animal farouche tombe sur le dos et meurt comme un porc sauvage seul sait mourir, — sans pousser la moindre plainte.
Le dénoûment peut être tout différent ; si par exemple vous avez affaire à un animal des montagnes habitué, en certaines saisons, à faire chaque nuit quarante ou cinquante milles pour aller chercher pâture, et si vous êtes dans une région accidentée, pierreuse, où les broussailles abondent, dom pourceau, profitant alors de ses avantages, vous distancera, et vous laissera fort penauds sur vos montures écloppées : bien heureux encore si quelque cavalier ou quelque cheval n’a pas reçu en pleines chairs un coup de boutoir bien appliqué ; car le pourceau dont je vous parle, vrai sanglier après tout, est un animal belliqueux, qui court encore les entrailles traversées, et combat, mourant, comme en pleine santé. « Je l’ai vu boire entre deux tigres, » me disait un shikaree indigène, et je crois qu’il ne mentait pas. Du moins suis-je bien certain de ceci : après avoir entendu la nuit, dans le jungle, la lutte d’un tigre et d’un wild-hog, je les ai trouvés au matin morts à côté l’un de l’autre.
Dans les plaines, la chasse dont je vous parle se fait sans chiens ; dans les jungles, une meute est indispensable pour retrouver la piste de l’animal blessé ou le cadavre de l’animal mort. Si vous ne l’avez pas, il faut risquer à pied cette recherche périlleuse ; n’emportez pas alors d’armes à feu : la lance et le sabre vous feront moins défaut que le fusil ou le rifle.
De toutes nos chasses indiennes, celle-ci est la plus économique. Une bonne jument arabe vous coûtera de 900 à 950 roupies (2,250 ou 2,375 francs) ; au surplus, le prix dépend du poids que vous comptez imposer à votre monture. À Bombay, pour 600 roupies (1,500 francs), vous avez, — vous aviez du moins il y a quelques années, — un arabe capable de porter en chasse onze stones et demie (161 livres anglaises) ; par chaque stone supplémentaire, il fallait ajouter 20 livres sterling (500 francs). Il y a aussi le chapitre des occasions. Une vente aux enchères à Hyderabad me procura naguère un excellent poney pour la modique somme de 100 roupies. Du haut de ce brave petit animal, j’ai piqué, sans parler des sangliers, quelques hyènes et quelques ours. Je lui aurais, je crois, fait aborder un tigre, tant il avait d’élan et de courage.
Puisque le mot est lâché, parlons chasse au tigre ; mais auparavant un mot sur les aides humains qu’elle nécessite : il vous faut au moins deux shikarees indigènes, et les bien choisir n’est pas une médiocre chance de succès. Leur besogne, entendez-le bien, n’est pas de chasser avec vous ; sous aucun prétexte au contraire, ils ne doivent faire autre chose que porter vos fusils de rechange, les nettoyer, et dépister l’animal désigné à vos coups, ou ramasser celui que vous venez d’abattre. Il faut cependant qu’ils soient bons tireurs, car le gibier peut apparaître tout à coup près d’eux, votre arme rater, et le temps manquer pour qu’on vous passe un autre fusil. Outre le courage et le sang-froid, qualités précieuses et très rares qualités, reconnaissons-le, il faut encore à ces hommes une constance à l’épreuve contre la fatigue, la faim, la soif ; il leur faut l’habitude du silence, et une allure légère, qui ne laisse guère de trace, n’éveille aucun bruit, ne trouble aucun sommeil. Jamais vos shikarees ne prendront la parole, s’ils sont bien dressés, que pour répondre à vos questions. Le difficile est de les accoutumer à marcher sur vos talons sans mot dire pendant des journées entières, impassibles et prêts à tout. Au moment voulu, il faut que votre arme vous soit remise, tout apprêtée, sans que vous ayez à tourner la tête ou même à quitter du regard l’animal que vous allez tirer. Point important, ce dernier. Dans le jungle, en moins d’une demi-seconde, votre proie disparaît, et en outre il arrive souvent que le regard du chasseur, fermement rivé à celui du tigre ou du lion prêt à l’attaquer, tient en échec l’animal féroce, et tantôt le fait hésiter, tantôt le met en fuite.
Arrivons au tigre maintenant. Si vous êtes assez riche pour entretenir des éléphans dans vos écuries, ou assez puissant pour qu’un rajah vous prête les siens, c’est du haut de ces montagnes de chair, et fort à l’aise dans votre howdah, que vous canardez, en plein jungle, le redoutable mangeur d’hommes. Il est d’autres procédés, plus dangereux et plus à la portée de tous. Vous construisez sur un arbre une de ces plates-formes de branchages qu’on appelle mechauns. Vous y installez un charpoy ou lit de camp. Au pied de l’arbre vous attachez un bouvillon, une chèvre, une brebis, et quand le tigre arrive, alléché par la chair fraîche, ou bien quand, après avoir tué la bête qui sert d’appât, il revient la nuit suivante pour s’en repaître à loisir, on le fusille sans plus de danger que de remords : Toutefois ces procédés élémentaires, ne servent réellement que contre le tigre vulgaire, celui qui n’a pas engagé la guerre avec l’homme. Le man-eater, lui, est trop rusé pour venir rôder aux environs des mechauns. Il faut lui tendre des pièges un peu plus compliqués, et mettre au jeu plus franchement « cette guenille » qui nous est si chère.
Je ne me donne pas, sachez-le bien, pour un chasseur de tigres de la première volée, et je procède ordinairement contre eux par les voies les plus frayées ; mais on n’a pas toujours le choix, témoin ce qui m’arriva le 22 août 1856 à Doon-Gurghur (mot à mot : séjour des montagnes).
— Que vous arriva-t-il ? demandai-je au capitaine.
— Ah ! bon !… vous voilà comme tant d’autres : des exemples plutôt que des conseils, des historiettes plutôt qu’un traité en bonne forme. Enfin !… Mais je serai bref.
J’étais en tournée d’inspection dans le district de Raipore (province de Nagpore), et me rendais, par la voie la plus directe, de Belaspore à Bhundarah. Nous faisions vingt-cinq milles à la journée, malgré une chaleur dont vous aurez quelque idée si je vous dis que, dans un ravin où j’étais à l’affût, il m’arriva de vider à l’intérieur de mes bottes, où mes pieds cuisaient, le précieux contenu de mon chagul[4], rempli d’une eau fraîche et pure. Or chaque goutte de cette eau valait presque une goutte de mon sang.
Du 1er au 14 avril, voyageant ainsi, j’avais tué deux tigres, huit ours, dont sept en pleine croissance, cinq chevreuils ou daims de diverses espèces, plus un loup, compté pour mémoire : total seize têtes. Mes hommes et moi, nous étions sur les dents. Nous avions fait halte à Painderdee, quand on me vint dire qu’à vingt-cinq milles de là, certaine bourgade appelée Doon-Gurghur était littéralement envahie par deux tigres man-eaters qui avaient dévoré une partie des habitans et mis l’autre en fuite. J’étais le lendemain soir à Doon-Gurghur. Le rajah ou plutôt le zemindar sur les terres duquel ce malheureux village était situé avait essayé quelque temps auparavant, avec ses deux éléphans et ses hommes d’armes, de chasser les deux tigres ; mais il était revenu bredouille. Aussi m’offrait-il tout son attirail, bêtes et gens, comptant bien que j’échouerais comme lui. Je crus de ma dignité de refuser.
Sur ma route, je rencontrai deux shikarees, évidemment envoyés par le rajah pour surveiller mes opérations. L’un était perché sur un baobab, l’autre caché dans les hautes racines du même arbre. Questionnés par moi, ils nièrent qu’ils eussent jamais chassé le tigre. Ils guettaient, disaient-ils, la chikarah, qui est à peu près la gazelle arabe. J’examinai leurs fusils à mèche, dont je leur fis compliment, et moitié figue, moitié raisin, c’est-à-dire en mêlant quelques flatteries à mes prescriptions, je les emmenai un peu malgré eux.
Doon-Gurghur est au bord d’un charmant petit étang. Les huttes jaunes, en glaise cuite au soleil, étaient closes et semblaient désertes. Il en sortit pourtant, à grand’peine, deux hommes et un enfant. Le plus jeune des deux hommes était un chuprassee ou messager du rajah ; le plus âgé, un vigneron-cabaretier qui avait sans doute trouvé au fond de sa cave le courage de rester chez lui. Je distribuai du tabac à tout ce monde, et fis servir un bon repas à mes deux shikarees (deux basses castes, Mangkalee et Nursoo), gens éprouvés, qui avaient confiance en moi et en qui j’avais confiance.
Vers deux heures, au plus chaud du jour, — c’est le moment où l’on risque le moins d’être attaqué par les tigres, — le duffadar (brigadier) de mon escorte, un lancier expert qui se mêlait aussi de chasse quelque peu, se chargea de m’aller installer un mechaun au pied de la montagne voisine, et tout à côté d’un petit marécage bourbeux. Il emmenait un bouvillon d’une vingtaine de mois, destiné à servir d’appât. Le tigre auquel on offrait cette victime avait, peu de jours auparavant, dévoré le prêtre de l’endroit. Il était de taille et de force à prendre un homme dans sa gueule pour l’emporter dans la montagne. Ainsi faisait-il, et jamais on n’avait retrouvé le moindre débris de ses horribles festins.
L’endroit choisi pour y établir l’affût en question n’était pas à plus de 400 mètres de ma tente, et par conséquent du village. Le duffadar s’était armé d’un de mes fusils à deux coups. Les autres avaient leurs lances. À cinq heures de l’après-midi, le duffadar reparaît fort effrayé. Un des shikarees, occupé dans le voisinage immédiat de l’arbre à couper des branchages pour l’espèce de rideau qui dérobe aux regards du tigre le chasseur caché dans le mechaun, avait subitement disparu. Persuadé que c’était là un nouveau tour du man-eater, je pars avec mes deux acolytes, Mangkalee et Nursoo, bien décidé à retrouver, sinon l’homme vivant, au moins son cadavre. J’arrive au pied de l’arbre, où mes gens étaient fort effarouchés, n’osant plus quitter le mechaun, où ils s’étaient hâtés de se mettre à l’abri. À les entendre, le tigre les attendait en bas. Mes yeux pourtant ne distinguaient rien dans l’épaisseur du jungle. En revanche, les daims poussaient le cri particulier qui trahit leur terreur à l’approche du tigre. Ajoutez que la nuit arrivait à grands pas. Aussi affectais-je de parler très haut et de mener le plus de bruit possible. Ce fut ainsi que je fis descendre mes hommes et les ramenai au campement, sans plus de désastres. Quant au shikaree perdu, il se retrouva le lendemain : le drôle, pris de peur après nous avoir suivis de son plein gré, s’était enfui dans un village à trois ou quatre milles du nôtre.
Il fallut, pour la nuit, prendre ses précautions en règle. Bœufs, moutons, chevaux, furent réunis de manière à occuper le moins d’espace possible. Les chariots formaient autour d’eux une espèce d’enceinte, et de vingt yards en vingt yards on avait allumé de grands feux. Je ne parle pas des sentinelles, qui se relevaient toutes les deux heures. Sur une chaise, auprès de mon lit de camp, mes deux carabines doubles étaient posées, et autour du point de mire, qui, dans l’obscurité, ne se voit plus, j’avais collé à la cire un petit fragment de l’ouate la plus blanche : petite pratique que je prends la liberté de vous recommander en passant. Au surplus, je connaissais trop les brusques allures du man-eater pour compter qu’il me laisserait le temps de le tirer ; mais, en cas d’attaque, j’aurais d’abord fait feu, dans n’importe quelle direction, avec mon fusil à un coup, de gros calibre, et portant double charge de poudre. Une détonation un peu forte étonne le tigre, qui souvent lâche alors sa proie. Si du premier élan et du premier coup il ne l’a pas tuée, on peut la tirer d’affaire. Les cris, les sifflemens des langours perchés sur la lisière du bois, à deux pas de notre camp, nous tinrent éveillés toute la nuit. Ce sont les babouins de l’Inde, hauts de cinq pieds à cinq pieds et demi. Ils habitent les montagnes, mêlés aux tigres et aux panthères, dont ils épient et dénoncent la marche avec une singulière ténacité, ne les perdant jamais de vue et les accompagnant partout où, sautant d’une branche à l’autre, ils peuvent le faire sans péril. Que d’animaux et d’hommes ils sauvent ainsi I Aussi, ne vous en déplaise, c’est cas de conscience que de tuer un langour.
L’aurore, que j’attendais avec anxiété, parut enfin. J’enlevai mes mires de coton, et, réveillant mes hommes, je partis sans délai pour l’endroit où mon bouvillon était lié. Le kullal ou cabaretier dont je vous ai parlé nous servait de guide, et en même temps de porteur d’eau. Nous n’avions pas fait deux cents pas qu’un rugissement épouvantable nous déchira les oreilles. « Wuh hai !… le voilà !… murmurait en frissonnant le pauvre villageois… Voilà notre maître à tous !… » Et il avait bonne envie de gagner du pays. « Si vous fuyez, lui dis-je, vous êtes perdu. Passez derrière nous !… » Et je plaçai en avant mon fidèle Mangkalee, dont la vue est excellente. La mienne, dans le crépuscule, me trompe souvent.
Arrivés à des rochers du haut desquels nous dominions l’affût organisé la veille, j’arrêtai Mangkalee, et, passant devant lui, je regardai mon pauvre bouvillon, que sa peau blanche me fit reconnaître, gisant par terre, mort en apparence. Mangkalee, malgré ses bons yeux, le crut comme moi, et me le dit à l’oreille. Nursoo était un peu en arrière, à notre gauche. Soixante yards tout au plus nous séparaient de la pauvre bête, dont nous épiions le moindre mouvement, tout en guettant le tigre, qui ne devait pas être bien loin. Tout à coup la queue du bouvillon me sembla bouger, et Nursoo, imitant du doigt le mouvement qu’elle avait fait, m’indiqua ainsi que je ne m’étais pas trompé. En même temps il passa parmi nous comme un frisson électrique. Nous venions tous d’apercevoir le tigre couché, collé sur sa victime, dont ses pattes énormes pressaient le corps, et dont le cou, entr’ouvert sans doute, était comprimé entre ses mâchoires distendues.
Entre nous et lui, pas une touffe de gazon, pas un buisson, pas une feuille ; à vingt yards en-deçà du groupe sanglant, de notre côté, un seul arbre, dont la branche la plus basse était à trente pieds du sol. Le terrain, vous le voyez, ne m’était pas des plus favorables. Je repoussai cependant Mangkalee, qui voulait rester devant moi, et, me dérobant du mieux que je pus à l’aide de l’arbre en question, j’avançai rapidement. — Si une fois je suis abrité par ce tronc, disais-je mentalement à mon ennemi, je ne te garantis pas une longue suite d’années. — Le tigre heureusement était tout à son affaire. Il ne m’entendit pas, et je pus, sans qu’il bougeât, appuyer mon fusil au tronc d’arbre qui me cachait ; mais une fois là, il fallut attendre. Les deux animaux étaient, je l’ai dit, comme collés l’un à l’autre, leurs queues dans notre direction. Le dos du tigre abritait sa tête, et aucune de ses parties nobles ne s’offrait à mes balles. À quarante yards d’ailleurs, une carabine rayée ordinaire ne porte pas toujours juste. La force de la charge fait varier de quatre à six pouces la hausse du coup. Le bonheur voulut que j’eusse ce jour-là mon « Wilkinson, » dont j’avais tout récemment éprouvé le tir, et qui portait de but en blanc à quatre-vingt-dix yards sans aucune parabole appréciable.
Enfin, après une minute ou deux d’anxiété, le bouvillon fait un mouvement convulsif, et lance une ruade au tigre. Celui-ci, l’éteignant, l’étouffant de plus belle, recourbe son dos, s’arque au-dessus de sa victime, et dans ce mouvement expose de mon côté son ventre au blanc pelage. C’est là que je vise, en prenant soin de ne pas brusquer la détente, et comme le tigre était un peu incliné à gauche, j’avais chance de le frapper au cœur. Figurez-vous que vous avez pour cible un joli petit œuf, et que le prix à gagner est de 1,000 guinées : vous aurez peut-être quelque idée du soin que j’apportais à cette opération délicate.
Ma balle, sans nul doute, alla où je l’envoyais ; mais, — à ma très grande surprise, — le tigre, avec un cri de rage, bondit à quelques pieds en l’air, et retombant roule plusieurs fois sur lui-même dans la direction que lui imprime la pente du terrain, c’est-à-dire vers moi ; puis, comme si de rien n’était, il se remet sur ses pattes, et dévale toujours de mon côté, vers la montagne, dont les roches les plus voisines n’étaient pas à plus de quarante yards.
Je vous l’avouerai, mon cœur en ce moment battait un peu plus vite qu’à son ordinaire ; — mais bah ! pensais-je, aucune bête, si féroce fût-elle, n’a vu mon dos et ne peut dire si je suis bossu. — Aussi, quittant l’arbre qui me couvrait, et jetant au tigre le même regard de mépris qu’un mouton eût obtenu de moi, je le tirai au moment où il passait devant moi, le poil hérissé, poignardant l’air de sa moustache blanche et dardant le feu par ses prunelles dilatées. Cette fois, du coup qui me restait, je lui traversai le cœur. Il fit encore deux ou trois bonds de douze à quinze pieds chacun, après quoi il alla donner de la tête sur un des rochers parmi lesquels il avait son antre. Sa queue épaisse et noueuse battait encore l’air. Je pris une autre carabine, et, m’arrêtant à quinze yards de lui, — le gaillard respirait et haletait encore, — je lui cassai les reins d’une dernière balle. Pour le coup, il était bien mort. Le kullal pourtant n’osait approcher. — Allons, mon vieux camarade, lui dis-je en lui frappant sur l’épaule, voilà ce que nous avons fait de votre ennemi !… Et maintenant où est la tigresse ?… — La tigresse ? répondait-il tout tremblant, je ne sais rien de la tigresse… Voici bien le maître de notre village… La tigresse se désaltère bien loin d’ici,… dans une tout autre direction.
Mon man-eater, que j’examinai tout à loisir au camp après avoir pris le thé, était d’une taille et d’une force extraordinaires. Il mesurait, étendu mort à mes pieds, une longueur de dix pieds huit pouces. Sa queue, remarquablement courte, n’avait que trois pieds trois pouces : elle était d’une grosseur tout à fait disproportionnée ta sa longueur. Sa tête était énorme. Ses puissantes griffes étaient presque toutes épointées, et c’est là ce qui sauva mon pauvre bouvillon, qui, fort égratigné et le cou percé comme un crible, vieillit à présent, très valide et très heureux, dans quelque troupeau de bêtes à lait.
Les villageois accouraient de tous côtés pour assister au dépeçage du terrible animal, et je n’oublierai jamais certaine grimace du mokassee[5] de Doon-Gurghur. On venait de faire fondre la graisse du tigre, — qui par parenthèse en donna un peu plus de trois gallons, — et l’honorable fermier, muni d’une petite cruche, demandait qu’on la lui remplît. — Vous y avez droit, lui dis-je très sérieusement, c’est la graisse de vos administrés.
Le sourire dont il accueillit cette plaisanterie, — au demeurant un peu risquée, — avait quelque chose de sinistre.
— Et la tigresse ?… interrompis-je.
— Patience, mon brave. Je me mis en campagne pour la dépister immédiatement après avoir fait manger ma troupe ; mais, bien que ses traces fussent relevées par-ci par-là dans la montagne, il fallut revenir sans l’avoir vue. N’ayant pas dormi la nuit précédente, je tombais littéralement de sommeil. Le soin d’allumer les feux, de poster les sentinelles, etc., fut confié au duffadar, que je pris soin de mettre sur ses gardes en l’avertissant que nous étions, dans le voisinage d’un autre man-eater. Une heure pourtant ne s’était pas écoulée que cet homme accourut m’éveiller en criant qu’un de nos soldats venait d’être emporté. Je saute sur mon fusil chargé à poudre, et je tire en l’air ; puis me voilà hors de ma tente, et je me trouve en pleine obscurité. Pas un feu dans tout le camp, sauf deux ou trois charbons se mourant sur les cendres auprès desquelles avait été saisi mon malheureux cavalier, sous les yeux mêmes et à cinq ou six pas du duffadar, au moment où, appelé par ce dernier à relever une sentinelle, il mettait en ordre ses buffleteries. La tigresse, furtivement arrivée par le fond d’un ravin jusque dans l’espèce d’enceinte qui formait le camp, lui avait sauté sur la poitrine en le mordant au visage, et la bouche de l’homme, hermétiquement enveloppée dans la gueule de l’animal, n’avait pas même articulé un gémissement !
Ma première inspiration, quand j’eus bouclé mon sabre et pris un de mes fusils, fut de remonter le ravin et de devancer, s’il en était encore temps, la tigresse au pied des montagnes. Le plus jeune de mes shikarees, Nursoo, me suivait avec une carabine. Mangkalee, dans ce premier moment de trouble, ne se retrouvait pas. Fakir-Ahmed, mon valet de table ou khitmutgr, portait mon falot. Les villageois d’ailleurs, accourus avec leurs torches, garnissaient le camp. Tandis que nous cheminions dans le ravin, appelant à grands cris le pauvre Gholam-Hoossain-Khan, il me sembla entendre comme un soupir étouffé. Nous marchâmes, mais en vain, dans la direction de ce faible bruit. Après des recherches inutiles, il fallut rentrer. Il était minuit moins dix. La lune se levait. Notre seule espérance, — et bien incertaine, — était que le pauvre diable, lâché par la tigresse effrayée, avait pu grimper à quelque arbre, et que de là, complètement énervé par la peur, il n’osait répondre à nos appels.
Malgré mon excessive fatigue, je ne pouvais m’endormir. Vers trois heures, les langours se remirent à siffler. Bientôt après, parmi leurs criailleries aiguës, mon oreille discerna un bruit étrange. La sentinelle, que j’interrogeai, me répondit tout simplement que « c’étaient les singes. » Mais je reconnus sans peine le sourd grognement de la tigresse, accompagné d’un craquement d’os brisés. Que faire ? À quoi bon se risquer, par une nuit noire, dans ces sentiers impraticables, même de jour ? C’était compromettre sa vie pour sauver un mort. J’attendis le jour. Le jour venu, il ne fut pas difficile de constater ce qui s’était passé. La tigresse avait emporté sa victime tout le long du ravin sablonneux. La traînée du cadavre était partout visible, et d’ailleurs à chaque buisson pendaient quelques lambeaux de vêtemens, turban, ceinture, qui nous conduisirent à un endroit au-dessus duquel voltigeaient quelques corbeaux. Notre malheureux Gholam était là, dévoré à moitié. Nous avions dû, la nuit, passer à quinze yards tout au plus de la place où il gisait. Certain, si on l’y laissait, d’avoir barre sur la tigresse, qui ne manquerait pas de venir achever sa proie, je mis en œuvre toutes les ressources de mon éloquence pour obtenir de nos gens le sacrifice de leurs préjugés religieux en matière de sépulture. Malgré tout ce que je pus dire, ils voulurent enterrer le cadavre. On tint ensuite conseil sur la meilleure manière de tuer la tigresse. Le mokassee et les gens du rajah voulaient s’en tenir à la méthode du mechaun ; moi, j’aurais préféré m’embusquer au bord de l’étang où elle venait d’ordinaire se désaltérer, et près duquel j’avais fait attacher un de mes jeunes bœufs, non celui qui avait été si miraculeusement sauvé, mais un autre, de couleur noire, et désigné par cette robe de deuil à son rôle tragique. Seul de mon avis, il fallut céder, et j’eus à m’en repentir.
À trois heures du soir, nous allâmes nous installer dans le mechaun, mes deux shikarees, le kullal et moi. Mes fusils étaient appuyés devant moi contre l’espèce de cloisonnage en branches qui nous servait de rideau. Injonction formelle à mes shikarees de ne pas bouger. Nous étions à douze pieds de terre ; mais on a vu, à vingt et même vingt-deux pieds, des chasseurs qui se croyaient bien retranchés enlevés par le bond d’un tigre. Aussi notre kullal jetait-il des regards assez piteux sur le sentier par lequel la tigresse devait descendre. La voici effectivement, au bout d’une demi-heure ; à sa vue, mon sang commence à bouillir. Eh quoi ! une bête pareille, à peine un peu plus grande qu’une panthère, se permettre de venir enlever à ma barbe un de mes cavaliers !… En plaine, et sur un cheval éprouvé, je l’aurais chargée à la lance, tant cette petite furie à l’allure féline m’inspirait de haine et me semblait impardonnable. En face de nous était le ravin qu’elle avait suivi la nuit précédente ; elle y descendit, reparut sur l’autre pente, et fixa son œil ardent sur le buisson à côté duquel elle avait laissé le cadavre. Puis, glissant toujours et du ventre rasant la terre, elle arriva derrière un gros arbre, à soixante yards de nous environ. Je m’étais promis de ne la tirer qu’à coup sûr, quand elle viendrait immédiatement au-dessous de nous ; bientôt sa tête, posée de trois quarts, déborda le profil de l’arbre qui me la cachait, et je vis d’abord un de ses yeux ; puis l’autre, qui mêlaient leurs regards aux miens. Nous nous contemplâmes ainsi fixement pendant au moins vingt minutes ; que n’aurais-je pas donné maintenant pour être à pied, en face d’elle, avec un point d’appui pour ma carabine ! Je me sentais sûr et certain de lui loger une balle entre les deux yeux ; mais le soleil brillait sur les canons de mes fusils : remuer d’ailleurs, ne fût-ce qu’un doigt, suffisait pour m’ôter toute chance. À ma droite étaient assis Mangkalee : il voyait l’épaule de la tigresse ; à ma gauche, Nursoo : il voyait son train de derrière et ses reins. Quant au kullal, incapable de supporter même la vue de cette terrible bête, il avait la tête entre ses genoux et ses deux mains sur ses yeux. À la longue, son immobilité lui devint insupportable, et de sa main droite il se gratta le mollet… Ce mouvement suffit. La tigresse se laissa derechef glisser dans le ravin et remonta de l’autre côté du même pas à la fois furtif et résolu.
Je sentis qu’elle m’échappait, et, saisissant mon « Wilkinson, » je la tirai entre deux buissons, mais trop en arrière et trop bas ; la balle pourtant lui traversa le ventre et alla tomber de l’autre côté. Elle fit un bond et poussa un rugissement, puis continua sa route sans se hâter. Nous jeter en bas de notre arbre et la suivre dans la direction de l’eau ne fut que l’affaire d’un instant. Au bord de l’étang où par mes ordres le bouvillon noir avait été lié, nous le retrouvâmes… parfaitement mort. Sa veine jugulaire avait été coupée comme par la lancette d’un habile chirurgien, et le coup avait dû être fait immédiatement après le départ des hommes qui étaient venus disposer cet appât. L’obscurité se faisait du reste ; il fallait regagner nos tentes, et au regret d’avoir perdu la tigresse, désormais réfugiée derrière d’inaccessibles rochers, se joignait l’amertume d’avoir subordonné les inspirations de ma vieille expérience aux conseils de quelques paysans stupides. Pour me consoler, ils m’assuraient que, simplement blessée, la tigresse mourrait infailliblement, et qu’ils se chargeaient de me l’avoir. J’étais aussi porté à les croire ; par de si fortes chaleurs et vu le tempérament inflammable de ces sanguinaires animaux, une blessure un peu grave devient presque toujours mortelle.
Le lendemain matin, à la petite pointe du jour, — heure assez périlleuse, par parenthèse, — je voulus aller m’assurer si le bouvillon mort était encore dans le même état que la veille. L’épreuve fut favorable. Évidemment la tigresse n’était pas revenue ; donc elle était ou morte, ou bien malade. Je l’attendis jusqu’à dix heures. Un grand singe mâle, perché sur un arbre mort, me guettait et parut comprendre qu’il n’avait rien à craindre de moi, car il appela tous les membres de sa famille, qui vinrent s’ébattre autour de lui. Après avoir bu, ils s’en retournèrent chez eux, c’est-à-dire dans les rochers. Il vint aussi des gazelles, qui se désaltéraient paisiblement à cinquante pas de moi. C’était un dimanche, et le dimanche je ne tire jamais que des tigres. D’ailleurs il ne fallait point faire de bruit. Laissant deux hommes en sentinelle au haut d’un arbre, je retournai à nos tentes. On les releva sur les deux heures. À quatre, je repris mon affût jusqu’à nuit close. — Pas la moindre tigresse. La nuit, les langours furent d’une tranquillité parfaite. Aucunes traces d’elle autour de l’étang. Elle ne s’était pas baignée, elle n’avait pas bu. Bon présage pour nous, et triste pour elle !
Cependant dès cette soirée les villageois fugitifs rentraient en chantant et en criant dans le hameau délivré. On m’apporta une lettre de complimens signée du rajah. Les shikarees du pays me promettaient de fouiller toutes les cavernes des environs et de m’envoyer la peau de la tigresse s’ils venaient à la trouver morte, comme aucun n’en voulait douter. Au surplus il fallait partir. Je fis donc mes préparatifs ; mais, avant de me mettre en route, j’allai donner un coup d’œil au bouvillon noir. Les hyènes avaient mis en morceaux ses chairs déjà décomposées : preuve de plus que la tigresse n’était point dans le voisinage. Généralement les animaux de son espèce font le guet autour de la proie inachevée, et de si près que des vautours même sont parfois surpris et tués par l’agile sentinelle. Pour en finir avec ma tigresse, quinze jours après que j’eus quitté Doon-Gurghur, un moolkee ou cavalier de district vint, de la part du rajah, me dire que ses shikarees l’avaient trouvée morte, mais que sa peau était trop endommagée pour qu’il eût osé se permettre de me l’envoyer. Ce pouvait être un mensonge ; mais comment vérifier la chose ?
N’allez pas croire que le tigre, après tout, soit le plus terrible des ennemis auxquels aient affaire nos chasseurs de l’Inde. La panthère (que les natifs appellent taindryah, ou plus correctement borebuchad), bien moins forte, bien moins massive, est tout autrement intrépide. Ne pas confondre cet animal, du genre felis, avec le léopard (cheelal), qui est de l’espèce canine, qu’on apprivoise à peu -près, et qui nous sert, à nous autres shikarees, pour chasser l’antilope dans les pays de plaine. En quelques bonds, il l’a rejointe, eût-elle jusqu’à cent yards d’avance sur lui ; mais il ne faut point lui demander une course de quelque durée. Lui-même se chasse à la lance, comme le wild-hog, mais ce genre de sport exige un terrain favorable et d’excellens chevaux. — La panthère, elle, est d’une intrépidité qui la rend spécialement redoutable, et en deux ou trois occasions elle a failli m’être fatale. Un jour entre autres, le chameau de chasse sur lequel j’étais monté avec Mangkalee reçut la charge d’une de ces hôtesses du jungle, qui le prit au cou et s’y cramponnai désespérément. Elle y était à l’abri de mes balles, et d’ailleurs notre monture épouvantée se démenait de manière à ne pas me laisser d’autre préoccupation que celle de me maintenir sur son dos. Mangkalee, moins tenace cavalier, fut bientôt lancé à terre avec tout son attirail de chasse. De plus, une des cordes à nez qui servent de rênes au chameau étant venue à se briser, il fallut songer à descendre. Or j’avais des éperons, et l’un d’eux s’engagea dans le cuir mou de la selle, de telle sorte que, manquant mon élan, je glissai autour du cou du chameau, justement à la place tout à l’heure encore occupée par la panthère, qu’il venait heureusement de secouer au moyen d’un effort vigoureux. Je ne sais s’il se crut attaqué de nouveau ; mais il se remit à jouer des pieds de devant, et en peu d’instans il me faussa trois côtes. Mon rifle était, dans la bagarre, allé Dieu sait où. J’arrivai donc à terre, fort moulu d’ailleurs, sans autre arme que mon sabre, bien décidé à découper tout ce qui me tomberait sous la main, panthère ou chameau ; mais ma bonne volonté demeura pour cette fois inutile, et je n’eus d’autre ressource que de m’aller faire panser.
Une autre fois je me trouvai sur un arabe plein de feu avec une panthère littéralement en façon de porte-manteau. Sa gueule n’était pas à plus d’un pied de mes hanches. À quoi sert un fusil en pareille situation ? Mon cheval bondissait à hauteur de tête, et détachait de si belles ruades qu’il se dégagea de la terrible étreinte. La fin du combat fut assez curieuse. Descendu de cheval, et après avoir renvoyé toute la compagnie, à l’exception de mes deux shikarees, je pris position devant le buisson où, après ce bel exploit, la panthère s’était retirée. De là je commençai un véritable bombardement qui n’eut aucun résultat. Las de perdre ainsi mon plomb et ma peine, j’expédiai mes deux chiens dans le fourré. L’un se sauva, éperdu de terreur ; l’autre, mon brave Shairoo, entra résolument dans le buisson ; mais, sans risquer autre chose qu’une de ses pattes de devant, la panthère me le renvoya l’épaule ouverte et à moitié écorchée. Je recommençai la fusillade sans plus de succès qu’auparavant. À la fin j’entendis un grognement sourd qui me fit croire que le coup de mort était enfin porté. Je m’approchai, j’explorai le buisson… La panthère avait disparu.
Pendant que je réfléchissais sur cet incident inattendu, un cri perçant arrive à mes oreilles. Le duffadar, à cheval, n’était pas loin, je l’envoie dans la direction d’où venait cette clameur de détresse. Moi-même je demande mon cheval, dont on lavait les plaies ; mais avant qu’il eût pu m’être amené, je vois, se détachant sur le fond clair de l’horizon embrasé, la silhouette d’un homme qui s’enfuyait à toutes jambes. Je saute en selle, je galope vers mon duffadar, que je trouve auprès de son cheval grièvement blessé. En arrivant où je l’envoyais, il avait vu l’homme en question, debout contre un arbre : — Où est la panthère ? fut sa première demande. — Ne voyez-vous pas qu’elle me dévore ? — lui répond l’autre. Et c’était vrai. Ce malheureux (un pauvre barbier nomade) avait le bras dans la gueule de l’animal, qui le mâchait et remâchait à loisir. Le duffadar voulut la percer de sa lance ; toutefois la crainte de blesser l’homme lui fit manquer l’animal féroce, qui s’enfuit, non sans avoir lancé un coup de griffe au cheval ; mais la panthère était blessée (c’était ce qui la rendait si furieuse), et l’atteinte ne fut pas des plus graves. Quant au barbier, que je fis soigner de mon mieux et transporter à Hingolee, on espérait le sauver ; mais au bout de huit jours la gangrène se mit dans ce bras si horriblement lacéré. Il mourut à l’hôpital.
— Et la panthère ?
— La panthère s’était échappée avec une ou deux balles dans le corps… Pensez-vous donc que cela n’arrive jamais ?
— Soit, repris-je un peu désappointé, mais ce n’est pas là ce que j’attendais… Vous m’avez dans votre exorde laissé entrevoir quelque chose de plus complet…
— Ah ! vous vous en souvenez… Allons donc, encore une histoire !… Les préceptes seront pour un autre jour. C’était à Simiriah, dans le district de Chindwarrah, et le 28 décembre 1858. On y faisait campagne, et la chère était médiocre. Nous sortîmes un matin du camp, moi et deux autres officiers, pour tirer quelques paons, le seul gibier qu’on nous promît aux environs. Je ne pris point ma grosse carabine ; je n’emmenai point mon shikaree, qui, ayant les pieds malades, demandait à rester au camp. Je n’emportai qu’un simple fusil de chasse, chargé à plomb, et ma petite carabine revolver. Arrivés à peine sur le terrain, un nilghay part devant nous. Je glisse une balle dans un de mes canons, et nous voilà bientôt éparpillés dans la plaine avec un shikaree, de village et trois paysans. Je m’engage dans un jungle montueux… À la lisière de ce vaste fourré, je tombe inopinément sur deux panthères, dont une énorme. Avant que j’eusse pu mettre pied à terre, elles rentrent dans le jungle et se mettent à gravir la colline. Je pousse mon cheval sur la hauteur. Je descends, et m’embusque sur le point où je supposais qu’elles viendraient aboutir. Mes trois batteurs reçoivent ordre de jeter des pierres dans les buissons d’alentour. Presque aussitôt débouche la plus petite des deux panthères, la queue haute et venant à moi. Quand elle fit halte tout à coup, je ne voyais guère que son cou et son épaule gauche ; je lui envoie une balle à douze yards ; elle tombe, morte en apparence. Pour plus de sûreté, je lui expédie dans le dos ma volée de gros plomb. À ma grande stupéfaction, elle se relève et descend la colline, donnant parfois du nez par terre. Je recharge mon arme, et, ne trouvant sur moi qu’une balle, un des canons resta garni de gros plomb. Au shikaree dont j’ai parlé, et qui était armé d’un pesant épieu, je donne l’ordre de me suivre pas à pas, et nous voilà sur les traces de la panthère blessée. Un des batteurs posté de manière à nous dominer me fait un signe, je suis du regard la direction de son doigt, et, assise entre deux buissons, ne cherchant pas à se cacher, à douze yards tout au plus, que vois-je ?… la grosse panthère. Pendant que je cherchais encore à bien démêler sa tête, elle fond sur moi, rugissante. Je lui lâche ma balle en plein corps, et au moment où elle me sautait dessus, j’allais lui envoyer mon plomb dans la tête ; mais elle tenait déjà mon bras gauche et mon fusil, qui désormais ne pouvait plus me servir, même comme massue ; je réussis en revanche à le placer en travers dans la gueule de l’animal, dont les dents traversèrent en plus d’une place le bois de ce bâillon improvisé, qui ne l’empêchait pas de labourer de sa mâchoire supérieure mon bras et ma main. Ses griffes de derrière s’enfonçaient profondément dans ma cuisse gauche, et ce ne fut pas sa faute si je ne tombai pas à la renverse sous ses chocs répétés. Le shikaree, — qui aurait si bien pu me préserver en opposant la pointe de sa lance à l’élan de l’animal, — s’était jeté à quelques pas sur ma gauche, et au lieu de piquer bravement la panthère, il se bornait à la frapper de sa lance comme d’un bâton en criant à tue-tête, ce qui n’avançait guère les choses. Cependant à la longue elle s’élança sur lui, et en un clin d’œil lui enleva non-seulement sa lance et son turban, mais mon havre-sac et ma carabine-revolver. Je le vis, ainsi dépouillé, se sauver les bras en sang.
La panthère cependant s’était tranquillement accroupie à cinq pas devant moi, au milieu des dépouilles du shikaree. Ma seule chance, je le savais bien, était de la tenir fascinée sous mon regard, tandis que je m’écarterais d’elle à reculons. Par malheur, à mon premier pas en arrière, glissant sur le roc poli, je tombe dans un buisson épineux, les quatre fers en l’air, et parfaitement à la merci de l’animal que j’étais bien sûr de n’avoir pas mis hors de combat. La Providence me vint en aide ; la panthère, qui d’un seul bond serait tombée sur ma poitrine, ne tira aucun parti de ses avantages et me laissa me relever. Je reculai, la regardant toujours, jusqu’à l’endroit où mon cheval m’attendait avec les batteurs, à une quarantaine de pas environ. Là, je rechargeai avec une balle que je retrouvai par hasard, et du gros plomb, comme la première fois.
Sachant bien en quel imminent danger se trouve un homme blessé comme je l’étais, je tenais à voir, avant de mourir, la fin de l’affaire. Les morsures de mon bras saignaient à bouillons, les tendons de ma main gauche étaient déchirés ; j’avais cinq profondes entailles de griffes dans la cuisse. Le pauvre shikaree avait aussi un bras en fort mauvais état, et courait d’ailleurs un danger de plus que moi : si on ne tuait pas la panthère, une superstition du pays le condamnait à périr. J’obtins donc, non sans quelque peine, de l’homme qui tenait mon cheval, — il était armé d’un épieu à sanglier, — qu’il me prêtât assistance, et nous revînmes du côté de la panthère, que nous trouvâmes toujours accroupie, mais cette fois à quelques pas au-delà des dépouilles du shikaree. Je ne distinguais pas bien sa tête ; aussi la tirai-je au défaut de l’épaule ; la seconde d’après, elle fondait sur moi, et ce fut sans avoir le temps de viser que je lui campai en plein mufle, je suppose, ma charge de plomb. Le valet d’écurie, au lieu de se servir de son arme, se laissa choir sur le dos. La panthère alors saisit entre ses dents mon pied gauche et se mit à m’entraîner… Je la frappai de mon fusil vide ; elle prit les canons dans sa gueule. Ce fut, à vrai dire, son effort suprême. Je pus me relever, arracher à mon compagnon l’arme qui lui servait si peu, et des deux mains la plonger dans les flancs de la panthère, qui cette fois y resta…
Mon premier soin ensuite fut de me faire enlever ma botte. Le sang ruisselait de mon pied gauche, dont très heureusement les muscles essentiels se trouvèrent sains et saufs, bien que les dents de la panthère s’y fussent littéralement rejointes. Ensuite j’examinai cette rude ennemie. Elle mesurait huit pieds deux pouces de longueur, et je n’en rencontrai jamais d’aussi déterminée. J’eus d’ailleurs la consolation de penser que pas un de mes coups n’avait été perdu. Ma première balle l’avait atteinte au gosier et presque traversée ; ma première charge de plomb lui avait cassé une patte de devant. À la seconde attaque, la balle, glissant sous son épine dorsale, était ressortie de l’autre côté. Le plomb avait presque broyé la patte de devant, restée jusqu’alors intacte.
La nuit, sur ces entrefaites, était venue. Même sans blessures, il n’aurait pas fallu songer à poursuivre la plus petite des deux panthères. Elle fut trouvée morte quelques jours après, et portée à Chindwarrah, où je pus me procurer sa peau. La balle avait bien frappé où je visais, et, d’après les autres renseignemens donnés sur elle, son identité est restée parfaitement démontrée à mes yeux.
Voilà, reprit le capitaine, voilà comme on devient soldat ; voilà par quelles épreuves on se bronze d’avance contre toutes les chances, même les plus inattendues et les plus terribles, de notre aventureux métier. Pour un shikaree éprouvé, qu’est le champ de bataille ? Un carrousel. Le cipaye ou le Sikh le plus résolu ne vaut pas, après tout, une panthère enragée. Celui qui a fait face à l’une reculera-t-il devant l’autre ?
En ce pays plus qu’ailleurs, il est bon d’être prêt à tout. Pas plus tard que l’autre jour, un de mes domestiques, Malais d’origine, se laisse monter la cervelle par quelques brahmes fanatiques. Ils lui persuadent que ses péchés demandent une expiation par le sang. Ainsi endoctriné, le voilà qui se met nu comme un ver, se rase la tête, se frotte d’huile tout le corps, afin d’offrir moins de prise à qui voudrait l’arrêter, et, le kriss en main, après avoir avalé une forte dose de bhang, commence dans la maison une de ces courses effrénées et sanglantes auprès desquelles la promenade d’un lion déchaîné n’a que de médiocres inconvéniens. C’est ce qu’en anglais nous appelons un running-a-muck[6].
La sœur de ce misérable, — une sœur qu’il adorait, jeune et jolie créature, ma foi ! — venait de quitter la salle de bains. Il la rencontre dans un couloir, et, fidèle à son vœu, il la poignarde. Survient, aux cris d’un enfant qu’elle portait dans ses bras, un vieux coolie qui nous sert de portier. Il tombe mortellement atteint à côté de la femme assassinée. Franchissant d’un bond les deux cadavres, l’insensé court aussitôt vers la bibliothèque, où mes deux garçons étudiaient sous les yeux de leur mère… J’étais, par bonheur, dans mon cabinet, d’où me fit sortir ce tumulte inusité. Par bonheur aussi, j’avais saisi, de premier instinct, un revolver accroché au bas de mon trophée de chasse. Le bruit de la porte que j’ouvrais avait attiré l’attention du Malais, qui se retourne, et, brandissant son poignard, fond sur moi sans hésiter…
Vous conviendrez sans doute qu’il était permis d’être ému, et je ne nierai pas que mes mains tremblaient un peu au moment où j’expédiai une première balle à ce fantôme hideux qui venait de m’apparaître ainsi tout à coup. De là vint sans doute qu’au lieu de lui brûler la cervelle, je lui cassai l’épaule tout simplement. Encore était-ce l’épaule gauche, et il n’était pas désarmé ; mais le second coup, je vous prie de le croire, porta plus juste. Mon fanatique le reçut en plein cœur, et, la face en avant, vint tomber à mes pieds. Je lui assénai alors sur la tête, pour en finir, deux ou trois bons coups de crosse… Mais je crois que c’était là un vrai luxe de précautions…
— Je le crois aussi, répliquai-je.
Ce soir-là, il ne fut plus question de chasses entre l’intrépide capitaine et son indigne élève. La lune s’était levée sur l’esplanade où les belles ladies dans leurs équipages armoriés, les élégans cavaliers sur leurs hacks pur sang, les vieux nababs dans leurs palkies tendus de soie, venaient se disputer quelques bouffées d’air frais saturées de beaucoup de poussière. Allagapah nous prévint que le boghey attendait à la porte du club, et je lui dus, je crois, d’échapper à une dissertation in utroque dont l’ours et le cheetal, le buffle et la chickarah, le bison et le paharee, le chien sauvage, l’ibex, le sambur, — et que sais-je encore ? — eussent fait les frais.
Je la vis sans trop de regrets, — le faut-il avouer ? — remise à des temps meilleurs.
RALPH GREENALL.
- ↑ En traduisant ces pages où se révèle un sportsman exercé, nous avons cédé au désir de faire connaître non-seulement l’auteur d’un livre des plus spirituels et des plus vrais sur les grandes chasses de l’Inde, mais aussi ce livre même, dont les conversations attribuées au capitaine Shakspeare sont à beaucoup d’égards le piquant résumé. (E. D. F.)
- ↑ Khansumah, intendant, sirdar, valet de chambre ; khitmutgar, valet de table ; péon, messager ; hookaburchar, valet de pipe ; dhobee, blanchisseur ; durzee, tailleur ; bheestee, porteur d’eau ; bibachee, cuisinier.
- ↑ The Wild sports of India, by captain Henri Shakspeare, Smith Elder, and Co., 1860,1 vol.
- ↑ Petite outre de cuir employée au lieu de gourde.
- ↑ Le mokassee est le preneur à bail des revenus d’un village indien.
- ↑ Mot à mot : courir à la façon d’un Mohawk. Le nom de cette tribu sauvage a été donné proverbialement, comme on sait, aux enfans perdus, aux désespérés du crime et du meurtre.