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Les Siècles morts/Divo Marco Ælio Aurelio Antonino Aug. sacrum

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.III. L’Orient chrétien (p. 1-6).


DIVO
MARCO ÆLIO AURELIO ANTONINO
AUG. SACRUM


Αἰσχρόν ἐστιν, ἐν ᾧ βίῳ τὸ σῶμά σοι μὴ ἀπαυδᾷ, ἐν τούτῳ τὴν ψυχὴν προαπαυδᾷν}
Marcus Antoninus Lib. VI, 29.


 
S’il est vrai qu’un seul jour il fut permis au monde
De rêver que les Dieux le prenaient en pitié
Et faisaient luire encore en son ombre profonde
Un rayon de justice et d’amour oublié ;

S’il est vrai qu’un seul jour, hors de la fange, l’homme
Put redresser son front et son cœur abattu ;
Si le morne univers vit une fois dans Rome
Le sceptre impérial porté par la Vertu ;


Si, fils de la Sagesse et couronné par elle,
Un Auguste régna qui fut vraiment divin ;
Si l’Empire un instant comprit, ô Marc-Aurèle !
Que tout, sauf le Devoir, était fragile et vain :

Sois bénie, ô Nature, ô Puissance infinie,
Qui, réalisant l’être en ton sein radieux,
Unis dans le plus noble et le plus pur génie
La sainteté de l’homme à la bonté des Dieux !

Salut ! toi qui, dans l’ordre et la morale austère
Du mal universel cherchant la guérison,
Tout-puissant Empereur et Maître de la terre,
Courbas ton cœur stoïque au joug de la Raison !

Marc-Aurèle, salut ! La fleur de ta pensée,
La fleur de l’Ame antique embaume encor les temps.
La gloire des héros, par ta gloire effacée,
Semble un sillage obscur sur des flots inconstants.

Q’importent à la brève et dédaigneuse Histoire
Les noms des guerriers morts sur l’amas des cités ?
Qu’importe le laurier ? La force et la victoire
Montrent toujours aux cieux des bras ensanglantés.

Soldat ! la rouille est prompte à dévorer un glaive ;
Conquérant ! chaque étape est un pas vers l’oubli ;
Une stèle est dressée, un arc pompeux s’élève,
Un siècle passe et l’herbe a tout enseveli.


Mais celui qui, domptant la chair, méprise et brave
La volupté rapide et le désir pervers,
Qui, des suprêmes lois fidèle et libre esclave,
Mêle une âme soumise au divin univers ;

Celui qui, soulevant les plis de la matière,
Voit sous l’étroit linceul le squelette blanchir
Et, vers l’Incorruptible ouvrant une aile altière,
Tend vers les Dieux un cœur ardent à s’affranchir :

Celui-là, triomphant dans un combat sublime,
Seul vainqueur de soi-même et du monde agité,
Confie aux temps futurs son grand nom et l’imprime
Sur les tables d’airain de l’immortalité.

Tel, plus vivant toujours, plus vénérable encore,
De la Cité sereine immortel citoyen,
Tu règnes ! Ta pensée en un reflet d’aurore
Semble glisser vers nous de la cime du Bien.

Marc-Aurèle ! vêtu de la pourpre acceptée,
Toi seul stoïquement ne consentis à voir
Dans la Fortune d’or à ton chevet portée
Qu’un plus solide appui vers un plus haut devoir.

Devoir, joug glorieux, saint fardeau que dispense
La grave Destinée à chacun des mortels,
Allégé par l’espoir, plus beau sans récompense,
Plus vraiment adoré quand il n’a point d’autels !


Ton âme fut son temple inébranlable, ô Sage !
D’où, résigné, pensif, à la Nature uni,
Tu voyais fuir les jours et se perdre au passage
Leurs flots tumultueux dans l’abîme infini.

Si les Dieux n’étaient point, que t’importait la vie
Sans les témoins sacrés de ton viril effort ?
Si le ciel accueillait ton âme inassouvie,
Si les Dieux existaient, que t’importait la mort ?

Et par les degrés d’or de la Sagesse auguste.
Vers le Bien, vers le Beau, vers le Devoir prescrit,
Toujours meilleur, plus fort, plus parfait et plus juste,
Ascète impérial, tu montais en esprit.

Ta pensée, éclairant l’humble nuit d’Épictète,
De célestes rayons s’illumine pour nous,
Telle qu’une eau limpide et ruisselant d’un faîte
Où dans un air plus pur naît un soleil plus doux.

Derniers beaux jours du monde où la fange romaine
Vit éclore le lys qu’Hellas avait nourri !
Ô siècle, où sur un sol dévasté l’âme humaine
Comme une fleur suprême a librement fleuri !

Puisque dans sa beauté la Sagesse idéale
Sur le trône avec toi s’est assise un moment,
Marc-Aurèle ! les temps sont clos ; la nuit fatale
Peut du sombre Orient rouler éperdument.


L’Empire, violant la paix où tu reposes,
Peut t’évoquer encore en ses derniers hasards
Et, troublant ton sommeil d’un bruit d’apothéoses,
Consacrer ta statue au temple des Césars ;

La triste humanité, veuve du rêve antique,
Peut vouer sa vieillesse à des cultes impurs
Et chercher désormais, sanglante et frénétique,
Une ivresse étrangère au sein des Dieux obscurs ;

Les temps sont clos ! Troublés, cédant à la fortune,
À l’appel du Devoir les cœurs ont hésité,
Comme un lâche troupeau de soldats qu’importune
Le signal du combat par les buccins jeté.

Qu’importe ? Dispersés par l’ouragan des âges,
Mais puisant à ta source un immortel secours,
Sans relâche, humblement, ô Maître ! d’autres sages
Vers le sommet sacré s’efforceront toujours.

D’autres viendront encor tendre une lèvre avide
Au flot spirituel de l’antique vigueur
Et, lassés de l’espoir et déçus du ciel vide,
Dans la calme Nature anéantir leur cœur ;

Et toujours au Destin opposant leur poitrine,
Fermes et conscients, sachant qu’il faut souffrir
Et que l’angoisse humaine est la règle divine,
D’autres se lèveront pour lutter et mourir.


Mais nul, ô Marc-Aurèle, ô Maître magnanime !
Ne dressera jamais sur l’univers futur
Un temple aussi parfait à la Raison sublime,
À la Vertu parfaite un autel aussi pur.

Et jamais, vénérant ton âme et ta parole,
Fidèles et pieux, les siècles ne ceindront
D’une plus radieuse et plus sainte auréole,
Ô stoïque Penseur ! un plus auguste front.