Les Siècles morts/Iohanan-le-Baptiste

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.II. L’Orient grec (p. 154-165).


 
Hérodès Antipas est vieux. La forteresse
Où le Tétrarque rêve aux périls inconnus,
La rude Mackhœrous à l’horizon se dresse.

Antipas est farouche et les jours sont venus
Où vainement, le soir, Hérodias lascive
Fait voltiger la soie autour de ses flancs nus.

Le vieillard est muet. Il contemple la rive
Sinistre et le miroir blême où la Mer de Sel
Réfléchit un ciel bas dans une eau corrosive.

Un plus acre souci, rongeant son cœur mortel,
Trouble l’obscur effroi de ses nuits désolées,
Et son désir tardif est amer comme un fiel.


Car il a vu parmi les ombres étoilées,
Sur la haute terrasse, une vierge sans nom
Ouvrir ses voiles d’or aux brises envolées.

Elle réglait sa danse au bruit du tympanon ;
Mais lui criait vers elle, et du fond de l'abîme
Une effroyable voix répondait toujours : — Non !

Non ! la chair est mauvaise et l’amour est un crime ;
Le glaive rouge tremble au cœur du condamné ;
La main du Très-Puissant étrangle la victime.—

Et c’était l’âpre voix du Prophète obstiné
Qui montait de la fosse et vomissait l’insulte
Sur le couple adultère, infâme et couronné.

Et soudain, aux clameurs des prêtres, chefs du culte,
Les scribes, les soldats, les esclaves tremblants
Hors des cours du palais s’élançaient en tumulte.

Comme un, peuple nombreux qu’invite aux jeux sanglants
Le tambour prolongé joint au buccin sonore,
La foule vers les murs hâte ses pas trop lents.

Tous, l’Arabe bronzé que le soleil dévore,
Et le Romain vêtu de la toge, et le Juif
Au manteau de poil sombre ou de laine incolore ;


Et l’Essénien pauvre, humble et méditatif,
Serrant un blanc méhil sur ses hanches étiques,
Craignant les taches d’huile et les marques de suif ;

Et le Pharisien, fidèle aux lois antiques,
Qui porte inscrits en noir sur sa mitre de lin
Des mots religieux en lettres hébraïques ;

Et le Grec consultant le rouleau Sibyllin,
Et le marchand d’Egypte et le guerrier barbare,
Tous, d’un peuple pressé couvrent le terre-plein.

Pâle, sur la terrasse interdite que barre
Un balustre incrusté de marbre rose et d’or,
Le Tétrarque se penche et recule et s’effare.

Perrière lui, l’œil dur, hautaine, belle encor,
Hérodias approche ; et sa gorge étincelle
Des deux joyaux divins volés au saint trésor.

Elle est impie, elle est sans remords, elle est celle
Qui murmure au Tyran des mots mystérieux,
Par qui le poison coule et le sang noir ruisselle.

Elle écarte en marchant sa robe aux plis soyeux
Et, la main sur le bras du Tétrarque qui pleure,
Lui parle sourdement en détournant les yeux :


— Écoute ! Assez longtemps, dans la triste demeure,
L’homme a vomi sa haine et bavé son venin.
L’indulgence des Rois est lâcheté. Qu’il meure !

Hérodès ! le chien mord quand le maître est bénin.
Frappe ! un cœur mâle bat sous ma poitrine fière
Si dans ton sein vieilli gît un cœur féminin. —

Or voici : juste en face, au creux d’un mur de pierre
Une cage sinistre enfonçait ses barreaux ;
Une forme vivante écumait en arrière.

Et c’était le captif terrible ; et les bourreaux
Reculaient ; et parmi la barbe hérissée
Les dents blanches luisaient dans des éclairs de crocs.

Et secouant la grille, une main convulsée
Se crispait et montrait de ses doigts furibonds
Le vieillard immobile et la femme enlacée.

Les yeux étincelaient ainsi que deux charbons,
Et la bouche hurlait et chassait les injures
Comme un troupeau de boucs qui redouble ses bonds :

— Ah ! le dernier soleil mûrit les pourritures.
Te voilà donc, Ahab ! Je te vois, Izebel !
Éliyahou se dresse en vos ombres obscures.


L’Archange au glaive ardent surgit à son appel ;
L’abomination pèse à la vieille terre ;
Le Vengeur qui descend plonge du haut du ciel.

Ah ! vous voilà ! C’est bien ! Salut, ô couple austère !
O très heureux amants ! Vipères ! Chiens vautrés
Dans le meurtre, l’oubli, l’inceste et l’adultère !

Flagellés, suppliants, vainement vous fuirez
La face du Seigneur en bouchant vos oreilles ;
Sa vengeance s’acharne à vos pas abhorrés.

Vos lits sont des brasiers ; vos chambres sont pareilles
A de noirs souterrains qu’empeste un vent mauvais ;
Vos cœurs sont lourds d’horreurs comme de grains les treilles.

Voici les temps. Le Saint m’a dit : — Marche ! — Je vais,
Et me voilà. Je suis le messager nocturne,
Le spectre courroucé debout à vos chevets ;

Celui qui met le fiel et le poison dans l’urne,
Qui souille de crachats vos festins et qui sert
Le banquet de la haine au couple taciturne.

Je suis la grande voix criant dans le désert :
Malheur ! Les jours sont mûrs et les instants sont proches
Où des signes luiront dans le ciel entr’ouvert !


Voix de colère, voix d’effroi, voix de reproches,
Comme un vaste ouragan d’où l’éclair va sortir,
Soufflent dans Israël sur le sable et les roches.

La solitude est bonne et s’ouvre au repentir,
Et l’âpre terre a soif des pleurs de pénitence.
L’avenir fleurira dans le sang du Martyr.

Le peuple est le pécheur que Dieu châtie et tance ;
Et moi je suis pareil au nouveau chamelier
Appelant ses chameaux et versant leur pitance.

Par delà le Torrent, au désert familier,
Dans les gorges des monts ou sur l'ardent rivage,
J’ai livré ma chair nue au soleil journalier.

La boue et l’eau croupie ont été mon breuvage ;
J’ai, cherchant l’herbe rare et dure brins par brins,
Mangé la sauterelle avec le miel sauvage.

Ma barbe inculte errait, roide comme des crins,
Et mes cheveux, frôlant le cuir de ma ceinture,
Aux poils de mon manteau se mêlaient sur mes reins.

Qu’importe, si par moi la Colombe future
Sur le front du Messie arrête enfin son vol ;
Si les temps ont paru qu’annonçait l’Écriture ;


Si le cep infécond gît, couché sur le sol ;
Si l’olivier sans fruits tombe sous la cognée ;
Si les Prophètes morts se lèvent du Scheöl ?

Qu’importe, si le Saint de sa droite indignée
A balayé son aire et mis l’orge au milieu ;
Si le sentier est droit et la route alignée ?

Préparez le sentier que suivra l’Oint de Dieu,
Qui, lavant la souillure et sacrant mon baptême,
Baptisera les cœurs dans l’Esprit et le Feu !

Je suis le laboureur qui laboure et qui sème ;
Mais dans le champ foulé Lui seul récoltera
Le blé qui germe et croît pour la moisson suprême.

Nuage avant-coureur de l’éclair qui luira,
J’ai marché devant Lui dans l’ombre et l’épouvante,
Austère précurseur d’un Autre qui viendra.

Il vient ! Le frisson passe en toute chair vivante,
Et ma main, qui frémit d’effleurer ses orteils,
Est trop impure encor pour être sa servante.

Israël a rompu le sceau des longs sommeils,
Et sa paupière s’ouvre et sa bouche adoucie
Se tend vers les rameaux de l’arbre aux fruits vermeils.


Voici le Fils royal qui délivre et gracie ;
La Tige de David fleurit dans sa beauté
Et l’Univers heureux voit naître son Messie.

Comme un parfum lointain par les vents apporté,
Son souffle inattendu verse une ivresse neuve
Aux ascètes élus, priant en liberté.

Son bras sera l’appui du juste dans l’épreuve,
Et le trésor du riche épanchera ses flots,
Comme un canal rempli, sur le pauvre et la veuve.

Et tu verras alors, Ziôn, en tes enclos,
Les frères, dans l’amour, la justice et la joie,
Partager l’héritage en choisissant leurs lots ;

Et le cohène avare, abandonnant sa proie,
Distribuer la graisse et les meilleurs morceaux
Du sacrifice offert sur l’autel qui flamboie.

Et les mères riront aux enfants des berceaux,
Et ce seront les temps prédits par les Prophètes
Quand le Vengeur divin marchera sur les eaux ;

Lorsque le grand Messie, au bruit des chants de fêtes,
Dans les vieilles cités entrera comme un roi,
Sauvant et bénissant les foules stupéfaites.


Et tu luiras, ô jour de fureur et d’effroi,
Pour le Pharisien, le lâche et l’hypocrite
Qui nourrit ses péchés à l’ombre de la Loi !

Et libre, en son orgueil, la nation proscrite
Sera comme un troupeau qui revient au bercail,
Dans Ierouschalaïm, splendide et reconstruite ;

Quand le Triomphateur, achevant son travail,
Chassant les Rois, broyant la race Iduméenne,
Surgira tout à coup comme un épouvantail,

Et brandissant le glaive inspiré de sa haine,
Dans la fange et le sang qu’ils souilleront tous deux
Dispersera les os du porc et de l’hyène ! —

Et les murs résonnaient du choc des mots hideux ;
Sages, prêtres, guerriers, tous frémissaient d’entendre
L’impitoyable voix qui s’enflait auprès d’eux.

Jamais lasse, jamais plus indulgente ou tendre,
Elle éclatait toujours comme un volcan grondant,
Crachant la flamme rouge et vomissant la cendre.

Le Tétrarque, penché sur le balustre ardent,
Sentait des pleurs de honte inonder son visage.
Et la Femme riait d’un sourire impudent.


Et soudain, de la foule ouverte à son passage,
Une vierge s’élance et bondit dans la cour,
Les seins nus, palpitant sous les fleurs du corsage.

Elle traîne ses pas ou glisse tour à tour,
Telle qu’au faîte obscur de la fraîche terrasse
Elle dansait naguère en frissonnant d’amour,

Quand Hérodès, charmé de sa lointaine grâce,
Croyait voir en rêvant, dans le ciel de la nuit,
Parmi les astres d’or s’évanouir sa trace.

C’est elle. Quatorze ans, loin du monde et du bruit,
Hérodias jalouse a dérobé sa fille,
La brune Salomé qu’elle appelle et conduit.

C’est elle. Lentement, depuis la noire grille
Jusqu’aux degrés massifs du royal escalier,
La vierge tourne et va sur le pavé qui brille.

Rétrécissant toujours le cercle régulier,
Elle avance, s’échappe, hésite et fuit encore
Ainsi qu’un papillon sur les fleurs d’un hallier.

Elle presse la danse et le rhythme sonore ;
Et la tunique ouverte, envolée à ses flancs,
Semble une aile d’azur dans l’air multicolore.


Et tandis qu’Hérodès, les yeux étincelants,
Éveille dans l'essor léger de la danseuse
L’espoir ressuscité de ses désirs brûlants,

Salomé, l’œil mi-clos, pâle et voluptueuse,
Aux pieds du vieux Tétrarque agonise et meurtrit
Sur les sandales d’or sa gorge incestueuse.

Un mot rapide, un geste, et la Vierge sourit
A sa mère, se lève et disparaît dans l’ombre.
Et la terreur plana quand la porte s’ouvrit ;

Quand la foule, muette, immobile et sans nombre,
Aperçut vaguement, par le seuil descellé,
Le prisonnier luttant dans la profondeur sombre ;

Quand la voix formidable, en un râle étranglé,
Jeta son dernier cri, si rude et si farouche
Que Mackhœrous trembla sur le roc ébranlé.

Le glaive sillonna l’ombre d’un éclair louche,
Et Salomé parut, fléchissant sous le poids
De la tête sanglante et l’écume à la bouche.

Comme une belle esclave à la table des Rois
Présente un bassin plein de figues ou d’oranges,
Elle offre en un plat d’or le chef aux cheveux droits,


La tête au col tranché nage en d’affreux mélanges
De graisse, de caillots et de sang épaissi,
Et des yeux convulsifs sortent des feux étranges.

Sous le poil hérissé, le regard endurci,
Fixe et toujours vivant dans les prunelles vides,
Dardait un double trait sur Antipas transi.

Une sueur glacée à ses tempes livides,
Hérodès aveuglé repousse en frémissant
L’épouvantable plat, tombé des mains perfides.

Et la tête échappée, horrible, éclaboussant
Le balustre, le sol, le Tétrarque et la foule,
De degrés en degrés rebondit dans le sang.

Elle va, plus rapide, elle tournoie et roule
Comme un bloc de granit sur l’escalier ardu,
Au travers du palais contre le mur qui croule.

Elle passe, entr’ouvrant dans le rempart fendu
Une brèche où s’accroche une chair mutilée,
Et disparaît soudain vers l’horizon perdu.

Et le Vengeur futur grandit en Galilée.