Les Siècles morts/La Descente aux Enfers

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.III. L’Orient chrétien (p. 12-34).



LA DESCENTE AUX ENFERS



 
Si enim omnes omnino dixerimus
tune esse liberatos, qui illic inventi
sunt, quis non gratuletur, si hoc possimus
ostendere ? praesertim propter
quosdam qui nobis litterario labore
suo familiariter innotuerunt, quorum
cloquium ingeniumque miramur ;
non solum poetaset oratores,... verum
etiam illos qui haec non cantando vel
deelamando, sed philosophando dixerunt...

S. Augustinus. Epist. CLXIV.

Ad Evodium.


I


Ce soir-là, moi l’Ancien, le prêtre Apollinaire,
Triste, inquiet, lassé de la tâche ordinaire,
Ployant sous le fardeau du temps multiplié.
Ayant roulé mon livre et vainement prié,
Et flagellé mes flancs, la nuque sur la pierre
Et comme enseveli dans la natte grossière,
Couché, les bras en croix, sur le sol inégal,
Je dormais, attendant l’aube du Jour Pascal.

Ô pieuse rosée ! ô pleurs du saint carême
Que, dans les yeux ravis, séchait la nuit suprême
Où, dans sa gloire unique et sa divinité,
L’univers voit surgir Jésus ressuscité ;
Ô pleurs, amers témoins de l’angoisse secrète,
Comme entre des brins d’herbe une source muette,
Vous ruisseliez encor, dans l’ombre, entre mes cils !
Et je songeais, Seigneur ! aux éternels exils,
Aux morts que l’enfer garde et ne devra plus rendre,
Aux longs cris de damnés que l’homme croit entendre
Sortir des gouffres noirs et rouler dans les nuits.
Et je voyais les grils de fer rouge où sont cuits
Ceux qui, les yeux fermés aux lumières nouvelles,
Ont erré loin des cieux, Jésus ! que tu révèles,
Et ces peuples maudits, qui, fils des jours lointains,
Dans l’ignorance antique ont clos leurs courts destins,
Et ceux qui, saluant l’espoir de ta venue,
Sont nés avant les temps et ne l’ont point connue,
Et, courbés sous le joug, Seigneur ! ayant marché
Dans la faute fatale et le premier péché,
Ont expié sans fin le crime héréditaire.
Et mon rêve pleurait sur l’homme et sur la terre,
Sur toute chair damnée et tout vivant puni,
Sur le ciel, offensé par l’enfer infini,
Sur la bonté divine ayant au flanc pour ombre
Le mal irrémissible et l’éternité sombre.

Et voilà que soudain sur mon trouble sommeil
Descendit un Esprit éclatant et pareil

Aux Anges qu’à Patmos Jean vit, dans les tempêtes,
Réveiller tous les morts au bruit des sept trompettes.
Et le farouche Esprit, secouant ma torpeur,
Me dit : — La chair est faible et le songe est trompeur.
Ta foi chancelle, tombe, et mauvaise est ta voie,
Ô dormeur inconnu, vers qui le ciel m’envoie !
Veux-tu, comme un guerrier qui s’apprête au combat,
Armer d’un triple airain ton cœur que rien n’abat,
Et, blême désormais et seul parmi tes frères,
Avec le souvenir des choses funéraires
Et le reflet sur toi du mur de feu mouvant,
Tramer l’immense horreur d’être toujours vivant ?
Viens ! —

Et par la nuit vague et par le morne espace
L’effrayant Messager, d’une aile jamais lasse,
M’emporta, les yeux clos, inerte et plus tremblant
Qu’entre des serres d’aigle un chevreau pantelant.
Et je sentis alors fuir sous le vol nocturne
Les plaines, les sommets, la terre taciturne
Et les cités du monde et les astres des cieux.
Des abîmes ouvraient leurs seins mystérieux
Où flottaient vaguement sur les parois glacées
Les fantômes vitreux des époques passées,
Comme en de vains miroirs qui garderaient toujours
Les images des temps et les reflets des jours.

Et moi, l’homme, le prêtre élu pour l’épouvante,
Dont l’Ange fut le guide et la Mort la suivante,

Voilà ce que j’ai vu. Le roseau dans la main,
Frères, je noircirai le muet parchemin ;
Car ma lèvre, au silence austère accoutumée,
À la parole humaine est maintenant fermée ;
Et le bruit oublié des mots est interdit
Au pâle revenant dont l’oreille entendit
Dans les bouches des morts le souffle de l’abîme.
Voilà ce que j’ai vu.


II



Voilà ce que j’ai vu. L’éternelle victime
Sous le rocher sacré dormait dans son linceul.
Silencieusement l’Ange qui veillait seul
Sur la funèbre dalle avait posé son glaive,
Lorsque, tel un flambeau qu’un bras secret élève,
Une lueur blanchit dans le sépulcre obscur.
De l’humide plafond, du sol rugueux, du mur,
Du sarcophage ouvert dont les parois saillirent,
Des rayons constellés et des traits d’or jaillirent.
Et je vis, tout sanglant, plus adorable et beau,
Jésus, dans la clarté, se lever du tombeau,
Rompre la bandelette et le lin mortuaire
Et dégager sa face auguste et du suaire
Faire un manteau de gloire et voler dans ses plis.

Loin des cieux, dans l’angoisse et l’ombre ensevelis,
Loin de l’azur en fête où l’attendait son Père,
Loin du Trône éternel, où va-t-il ?

Nul repaire
En ses flancs insondés n’amassa plus de nuit
Que n’en roule l’espace où Jésus plonge et fuit.
Champs déserts, noirs chaos d’astres morts dont la cendre,
Comme un sable jeté dans un lac, semble étendre
Des cercles ténébreux qui vont s’élargissant.
Un opaque brouillard flotte, monte, descend
Et remonte, pareil aux mouvantes nuées
Que l’âpre hiver accroche aux cimes obstruées.
L’ombre est sinistre : il va ; l’ombre en ses profondeurs
À toutes les noirceurs joint toutes les hideurs ;
L’ombre est aveugle ; l’ombre est sourde ; l’ombre est traître ;
L’ombre énorme est un puits muré : Christ y pénètre.
La mer sombre déborde : il passe. À son côté
Déferlent lourdement des flots d’obscurité,
Heurtant des murs de nuit et des remparts de brume,
Encor plus loin, là-bas où plus rien ne s’allume,
Où croupit l’invisible au fond du réservoir
Des ténèbres, où tout est si vide et si noir
Qu’un astre en y fuyant éteindrait sa crinière.
Là, gît la grande Nuit stérile et meurtrière,
Dans son palais d’ébène, au porche épais, couvert
De bitume, aux couloirs tortueux où se perd
Le dernier souvenir que la lumière existe.

Et Jésus, traversant la solitude triste,
Plonge, toujours plus bas, plus loin du ciel quitté,
À travers la noirceur et la lividité.
Et l’abîme s’enfonce et tord dans ses spirales
Des tourbillons blafards de cendres sépulcrales.
L’air devient plus pesant et le gouffre plus creux.
Immensité muette, infini ténébreux
Où la Nuit, souveraine et sans limite, ignore
Qu’au-dessus d’elle un monde a des noms pour l’aurore :
Fond d’une mer lugubre où mourrait le soleil
Si jamais jusque-là roulait son char vermeil ;
Profondeur sans espoir que ne perce plus même
Cette morne lueur si lointaine et si blême
Qu’en son cours souterrain laisse parfois, dit-on,
Aux fentes des enfers filtrer le Phlégeton.

Où va l’éclair, il va. La trace éblouissante
Du Voyageur divin survit à sa descente,
Et l’aube semble naître où le Christ a passé.
Il va. L’infranchissable est déjà traversé.
Plus rapide et plus droit que la flèche à la cible,
Où le rêve agonise au seuil de l’indicible,
Il va.

Mais brusquement devant Lui, tout au fond,
Au point où l’insondable en vertige se fond,
Ceinte d’un fossé noir où se fige un feu sombre,
Une muraille étend sa masse et ferme l’ombre.

Et la muraille est rouge, informe ; et par-dessus
Des veilleurs se penchaient qui regardaient Jésus
Et, comme des signaux, lançaient de gouffre en gouffre
Des jets de flamme verte et des vapeurs de soufre.
Et derrière le mur montaient de rauques voix,
Haletantes de rage et grondant à la fois ;
Et l’une, plus amère et plus désespérée,
Hurlait : — Fermez la porte et tenez-la barrée ! —
Et grinçant sur les gonds, les battants sourdement
Se fermèrent avec le vaste ébranlement
Que feraient sous les cieux deux montagnes voisines
Qui joindraient leurs rochers, souderaient leurs ravines.
Et voici qu’une voix triomphale, à son tour,
Répondit dans l’espace : — Arrachez de la tour
Et chassez des créneaux les pâles sentinelles,
Princes ! Élevez-vous, ô Portes éternelles,
Pour que le Roi de gloire entre et soit adoré ! —
Et je vis chanceler le mur démesuré
Et, comme un sang qui fuit de récentes blessures,
D’épais ruisseaux de feu couler des embrasures
Et s’ouvrir le rempart, et les portes de fer
Tombée, et dans la nuit flamboyer tout l’enfer.


III



L’enfer ! Et je fermai ma prunelle hagarde.
Et l’implacable Esprit me dit : — Viens et regarde !

Vois ce qu’avant le tien nul œil n’a contemplé. —

Et j’aperçus d’abord un espace pelé
Comme un désert cendreux, semé de pierres brutes,
De laves froides, d’os blanchis. Et vous parûtes,
Spectres des morts anciens et des morts inconnus !
Pâlissants, effacés, errants, tristes et nus,
Anxieux dans la brume et dévorés de transes,
Vos fantômes passaient parmi les apparences
Des choses d’autrefois que vous croyiez saisir.
Des lacs sombres stagnaient où semblaient s’obscurcir
Le reflet des lauriers et la forme des chênes
Dont l’ombre imaginaire offrait aux troupes vaines
Des poètes muets les abris décevants
Qui, près des calmes eaux, les accueillaient vivants.
Là, sur une urne vide, ô vierges éphémères !
Mortes avant d’aimer, vous pleuriez vos chimères,
En effeuillant encore entre vos doigts défunts
Des roses sans couleurs et des lys sans parfums.
Là, des guerriers, assis comme aux soirs des batailles,
Lavaient dans un marais le sang noir des entailles,
Ou, poursuivant toujours d’invisibles fuyards,
De leur course immobile agitaient les brouillards
Et prolongeaient dans l’air des gestes inutiles.
Et l’Ange me montra, sous de noirs péristyles,
De rigides vieillards dont les yeux agrandis
Éternisaient l’antique effroi des temps prédits.
Et je compris, voyant leurs faces stupéfaites,
Que c’étaient les songeurs, les mages, les prophètes,

Et ceux qu’Hellas barbare avait nommés devins.
Et les corps transparents et les fantômes vains
Dressaient autour de moi leurs impalpables haies,
Aussi loin que, le soir, l’œil peut, dans les futaies,
Suivre l’effacement des arbres alignés.

Silence ! Éveillez-vous, âmes des premiers-nés !
Ô morts qui tressaillez dans la demeure inerte,
Par la brèche soudaine et par la porte ouverte,
Ô morts, qu’avez-vous vu ?

Doux, pâle, ensanglanté,
Du suaire royal couvrant sa nudité,
Le flanc percé, le front ceint de lueurs divines
S’épanchant en rayons de chaque trou d’épines,
Et de quadruples traits de lumière glissant
Des éclatantes mains et des pieds teints de sang,
Le Christ foule aujourd’hui les ténébreux décombres.
Il vient ! Et l’espérance a traversé les ombres,
L’éternité s’emplit de frémissements sourds.
Une vague pâleur rôde au sommet des tours,
Comme lorsqu’une aurore, encor flottante et grise,
Avant l’obscur pavé blêmit la haute frise.
Baignés par ce reflet des profondeurs sorti,
Les morts suivaient le Dieu qu’ils avaient pressenti.
Ainsi marche un troupeau pressé derrière un pâtre.
Et la race choisie et la foule idolâtre
Sur ta trace, ô Jésus ! multipliaient leurs rangs.
Et je te vis bénir leurs cortèges errants

Et sur leurs fronts égaux faire descendre et luire
Le signe salutaire, ô Christ ! et les conduire,
Ressuscites ensemble et confondus entre eux,
Vers le cercle infernal des palais sulfureux.


IV



Et ma chair angoisseuse et toute hérissée
Se glaça. Souvenir, illusion, pensée,
Tout s’effaça. L’horreur planait seule. Et voilà
Que l’Ange, compagnon de mon effroi, voila
Son front terrifié de son aile obscurcie.

Tout ce qui sans répit menace et supplicie,
Tout ce qui fait saigner et se tordre les corps,
Tout ce qui fait hurler, tout ce qui met aux bords
Des lèvres une infecte et dévorante écume,
Tout ce qui perce, étreint, ronge, embrase et consume,
Tous les bûchers fumants, tous les brasiers en feu
Dont l’ardeur s’exaspère aux vengeances de Dieu,
Tout ce que peut rêver la torture savante,
Tout ce que sait la haine et tout ce qu’elle invente,
Tout s’anime, s’irrite et rugit sur le seuil
De l’Antre du blasphème et de l’éternel deuil.

Et je vis une salle immense, ardente et rouge
Que du sol au plafond emplit un feu qui bouge

Comme des flots de lave aux pentes des volcans,
Qui par vagues, par bonds et par jets suffocants
S’élance, tourbillonne, atteint les pieds du trône
Où, dans un flamboiement louche, sinistre et jaune,
Siège, sombre et pensif, le Roi du vieil enfer.

Ô ciel qui te mirais aux yeux de Lucifer,
Soleils qu’il a guidés, étoiles fraternelles
Qui plus distinctement brilliez dans ses prunelles,
Primitives clartés, splendeurs des astres d’or,
En son regard terni vous palpitiez encor !
Sur son front lapidé la nuit à peine efface
L’éternel Infini, contemplé face à face.
Et le Vaincu superbe et toujours indompté
Garde en son cœur amer l’orgueil d’avoir été
Le plus pur des Esprits et le plus beau des Anges.
Ce n’est plus le guerrier, chef sacré des Phalanges,
Foulant l’azur natal du ciel illuminé,
Mais le Rebelle ancien, le grand découronné,
Satan, qui, surgissant et secouant encore
Le flambeau qu’il portait devant l’antique aurore,
Excite au choc suprême un peuple de démons.

Tombés des premiers cieux, tels que du haut des monts
Les cèdres entraînés par le torrent des neiges,
Ceux qui, beaux comme lui, comme lui sacrilèges,
Ont roulé de l’azur et l’ont pleuré trop tard,
Tous les fils de Satan sont armés. L’étendard
De l’enfer, au combat livrant ses plis de flamme,

Flotte, noir et pourpré, sur leur milice infâme ;
Un glaive en feu serpente et se tord à leurs flancs ;
Les casques monstrueux de leurs cimiers brûlants
Laissent s’écheveler de flambantes crinières
Sur l’airain rutilant des armures guerrières ;
Et le chaud tourbillon qui ronfle par instants,
Gémit, fait palpiter sur les dos éclatants
Les ailes d’autrefois, ouvertes par surprise,
Qui se ferment soudain et dont l’essor se brise
Dans l’immobile effort des vols désespérés :
Les ailes sont de plomb.

Lentement, par degrés,
Le jour qui semblait poindre éteignait l’incendie.
Une fraîcheur baignait la paroi refroidie,
Et, fragile, inconnue aux souffles infernaux,
Une aube se mirait dans les ardents panneaux.

Et Jésus s’avançait.

Satan gronde et tressaille
Et crie : — À moi, démons ! Debout pour la bataille !
Debout, Béelzébuth ! Princes des morts, debout !
Quel mortel ou quel dieu franchit le seuil qui bout ?
Quel passant ignoré trouble, dans sa démence,
La vaste solitude et le Tartare immense ?
Réponds ! Qui donc es-tu, spectre humble et glorieux,
Ô toi, mort pour la terre et vivant pour les cieux,
Funeste dernier-né du sépulcre, fantôme

De qui l’ombre étrangère éblouit mon royaume
Et vient de sa splendeur illuminer l’enfer,
Comme un soleil couchant qui plonge dans la mer ?
Est-ce toi, combattant de l’orgueilleuse lutte.
Qui, des sommets sacrés précipitant ma chute,
Armas du glaive d’or la main de Mikhaël ?
Persécuteur jaloux― du Rebelle éternel,
Ô toi dont mes rayons ont tressé l’auréole,
Captif dans mon avare et sombre nécropole »
Toi dont le sang, Jésus, ô morne délaissé,
Pleuvant du Golgotha, naguère a traversé
La terre et jusqu’ici roulé comme un déluge,
Te voici donc, semblable aux morts, devant ton juge,
Solitaire, impuissant, lâche, apportant l’aveu
Que la faiblesse humaine a triomphé d’un Dieu !
Souviens-toi du Jardin, souviens-toi du Prétoire,
Jésus ! et de la pourpre et du jonc dérisoire
Et des fouets irrités et des clous dans ta chair
Et du noir écriteau qui t’insultait dans l’air.
Car je centuplerai ton angoisse infinie :
Tes tempes ont sué la sueur d’agonie :
Une sueur de mort roidira tes cheveux ;
Des lanières de cuir t’ont déchiré : je veux
Que des serpents ignés mordent tes maigres côtes
Et que sur une croix, ceinte de flammes hautes,
Ta mort soit inutile en son éternité !

Et vous, ô défenseurs du premier révolté,
Levez-vous ! Ô démons, anges déchus, ministres

De l’Abîme, livrez aux flamboiements sinistres
Le spectre inattendu vomi par le tombeau !
Que sa mémoire, obscure et telle qu’un lambeau,
Soit désormais flottante au vent de ma colère !
Sanctuaire de l’ombre horrible et séculaire,
Douloureuses prisons, infrangibles enclos,
Emplissez-vous de cris et de plus longs sanglots !
Brûlez plus ardemment, ô chairs inconsumées !
Souillez de vos naseaux de plus chaudes fumées,
Rafraîchissez vos soifs à des pleurs inconnus,
Ô monstres accroupis sur des cadavres nus !
Et puisque, ô Fils de l’homme, au fond de la demeure
L’espérance oubliée a fleuri pour une heure,
Puisque les morts, voués à des tourments nouveaux.
Ont cru voir un instant s’éclaircir les caveaux,
Et par la brèche en feu glisser dans la Géhenne
L’illusoire pitié d’une aube surhumaine,
Que l’enfer soit plus sourd et plus déshérité ! —


V



Ainsi le Roi Satan parlait. À son côté
Silencieusement riait la Mort camuse.
Et je vis la milice innombrable et confuse
S’ébranler et bondir et par rangs écroulés
S’abattre en blasphémant aux pieds immaculés.
Alors, ô vision ineffable ! ô victoire !

Déchirement soudain de l’ombre expiatoire !
Je vis tomber le trône et pâlir le bûcher
Et sur les noirs débris Christ grandir et marcher.
Du bras miraculeux qui domptait les tempêtes,
Sans entendre et sans voir, Jésus courbait les têtes,
Et dans l’immense paix du Tartare ébloui
Passait.

Des Anges blancs volaient autour de Lui ;
Des Anges, messagers des vengeances célestes,
Du feu dévorateur noyaient les derniers restes,
Et, rompant les liens, brisant les fers, hâtant
La brusque évasion vers le jour éclatant,
Plongeant du haut du ciel au lac des flammes souples.
Y chassaient les démons, les enchaînaient par couples
Et, furieux, rivaient de leurs poings forcenés.
Aux gorges des bourreaux les carcans des damnés,
Tandis que plus farouche et plus rapide encore,
Dans le vertigineux sillon d’un météore,
Mikhaël, franchissant l’espace, se ruait
Et d’un seul coup de lance au mur d’airain clouait
Avec le grand Vaincu qui se tord et halète,
De sa fille, la Mort, le vacillant squelette.

Maintenant, ô tombeaux, ô charniers, ô cités
D’amertume, ô Tartare, ô gouffres, exultez !
Sérénité des cieux divins, salut ! Ruisselle
Jusqu’au fond de l’enfer, Lumière universelle !


Ô spectres, surgissez de vos funèbres lits
Pour adorer le Roi des siècles accomplis
Qu’annonçaient à Juda les voix prédestinées,
Le Sauveur attendu pendant cinq mille années !
C’est Lui. La Mort tragique a laissé choir sa faulx.
Ressuscitez, naissez, montez, chants triomphaux !
Ouvrez vos ailes d’ombre, esprits des races mortes !
Liberté ! pardon ! joie ! amour ! Ouvrez les portes !

Ouvrez les portes ! Tels les troupeaux vagabonds,
À l’appel du berger se rassemblant par bonds,
Désertent la vallée où le soir va descendre,
Tels, hagards et roidis encor, couverts de cendre,
Je vis, quand dans leur ombre entra le Fils de Dieu,
Les morts se soulever et surgir peu à peu
Et tordre les linceuls ardents de leurs épaules
Et briser les barreaux incandescents des geôles,
Et vers le Survenant glisser avec lenteur,
Et, libres, par milliers, te faire, ô Rédempteur !
Un cortège vivant au travers de l’abîme.

Premier-né du péché, lavé du premier crime,
Adam, le sombre aïeul, suit tes pas radieux.
Ô Christ ! L’aube divine emplit ses vastes yeux ;
Aussi fort, aussi beau qu’aux jours sereins et calmes
Où l’Eden innocent fleurissait sous les palmes,
Il contemple ses fils régénérés en Toi ;
Tous ceux que dans leur chair marqua la vieille loi
Et tous ceux dont les fronts, scellés du nouveau signe,

Étoilaient vaguement l’obscurité maligne,
Tels qu’en un ciel brumeux des astres presque éteints.
Fleur du monde naissant et des sacrés matins,
Sous le voile embaumé de ses cheveux d’or, Eve,
Auprès du grave époux réveillant l’heure brève
Et les baisers flétris et le fatal amour,
Maternelle et joyeuse, étreignait tour à tour
Abel, le fils sanglant, et l’enfant fratricide.
Et derrière le couple ancestral, qui préside
Au long dénombrement des peuples, s’avançaient
Les aïeux oubliés des siècles qui passaient,
Patriarches, Anciens des jours. Vieillards de Grèce,
Et Moïse et Solon et ceux dont la sagesse
Dans le sol idéal d’un avenir meilleur
Planta l’arbre immortel dont Jésus fut la fleur :
Platon, songeur ailé planant au ciel attique,
Et Zenon qui tendit vers la vertu stoïque
L’austère et mâle effort d’un cœur jamais dompté,
Tous les pasteurs de l’âme et de l’humanité
Que le monde inquiet entend, vénère et nomme
D’Athènes à Babel et de Memphis à Rome.

Et les rudes Nabis d’Israël, chargés d’ans,
De leurs pesantes mains couvraient leurs yeux ardents,
Résignés et pensifs ainsi que des pilotes
Qui, restés sur la mer, regarderaient les flottes
Entrer à pleine voile au port qu’ils ont montré.
Et j’entendis vibrer comme un chœur inspiré
De harpes, répondant au chant léger des lyres,

Et la troublante voix des profanes délires
Aux bibliques accents mêler ses bruits joyeux.

Enfermant dans la nuit divine de ses yeux
L’éternelle beauté de son rêve éphémère,
J’ai vu, seul devant tous, venir le grand Homère
Guidant, comme un aïeul, d’un geste surhumain,
Sa postérité sainte au lumineux chemin.

Ô chœur retentissant, chœur sacré des Poètes,
Cortège aux lèvres d’ombre assez longtemps muettes,
Mânes des vieux chanteurs, salut I Les jours sont nés
Où Christ rend l’auréole aux fronts découronnés.
Ô fraternel essor de l’ode et du cantique !
Union du Prophète et de l’Aède antique !
Témoins des anciens Dieux que vous aviez conçus,
Dans la paix et la gloire, adoptés par Jésus,
Salut ! Vengeur viril de la race trahie,
Eschyle s’illumine aux rayons d’Isaïe !
Et Sophocle ébloui, marchant à leur côté,
Voit la miséricorde et la sainte équité
De l’aveugle Destin briser l’informe glaive.
Aristophane ému jette son fouet, soulève
Son masque et, sous les traits amèrement railleurs,
À l’humaine pitié montre un visage en pleurs.
Lucrèce aperçoit Dieu dans la féconde argile
Et, penchant son laurier sur un berceau, Virgile,
Reconnaissant l’espoir d’un monde à son déclin,
Chante l’Enfant promis au siècle sibyllin.

Ainsi transfigurés, majestueux, candides,
Par les enfers vaincus et maintenant splendides,
Ô maîtres, ô pasteurs des peuples fabuleux,
Qui paissiez les esprits sur les monts merveilleux,
Vous les guidez encor vers la cime prochaine !
L’universel Sauveur a rompu toute chaîne ;
Et voici qu’avec Lui, dans les libres sillons
L’immense Humanité monte. Par millions
Et s’accroissant toujours, l’innombrable famille
Aux portes de l’enfer tourbillonne et fourmille
Ainsi qu’aux frais matins les oiseaux familiers
Que rassemble l’automne aux toits hospitaliers.


VI



Alors dans le silence et la paix infinie
Une haute, ineffable et céleste harmonie
Vibra. Jésus parlait. Sa forte et calme voix
Était comme ce vent très lointain, qui parfois.
À rugi sur la mer, puis s’apaise, murmure,
Soupire dans les joncs et meurt dans la ramure :
— Je suis l’espoir tardif des âges chancelants,
L’enfant miraculeux qu’ont porté dans leurs flancs
Les races de la terre et les siècles du monde.
Je suis l’astre attendu dont la lumière inonde
Les gouffres de la mort et les hauteurs des cieux.

C’est moi qu’avaient nommé les sages anxieux
Lorsque, sur les débris des idoles d’argile,
Leur rêve inassouvi pressentait l’Évangile.
Et les temps sont venus et le Sauveur est né.
Du faite de ma croix le sang que j’ai saigné
Intarissablement coule, comme une eau pure,
Pour effacer la faute et laver la souillure.
Trahi, crucifié, mourant, je suis vainqueur,
Je règne. Et le pardon ruisselle de mon cœur.
De l’enfer et du mal je clos les sombres fastes ;
Venez ! Mes bras divins, peuples, sont assez vastes
Pour vous embrasser tous, mes fils ! et contenir
Avec tout le passé tout l’immense avenir.
Je suis le moissonneur ; ô morts ! soyez la gerbe
Qu’au Père universel présente enfin le Verbe.
Ainsi qu’après trois jours, libre et vivant, je sors
Du tombeau, de l’enfer évadez-vous, ô morts,
Vers l’unique beauté qui brille et vous convie,
Et montez avec moi dans la gloire et la vie,
Ô souffrants, ô martyrs, ô damnés, mes élus ! —

Et, l’Ange ayant touché mes yeux, je ne vis plus,
Dans un lointain d’azur et de pourpres flottantes,
Qu’un escalier géant aux marches éclatantes
Qui montait de l’abîme et jusqu’au firmament
Érigeait ses degrés d’or et de diamant.
Et sur les blocs taillés et sur la balustrade
Une splendeur liquide, épandue en cascade,
Comme un torrent léger, à la base écumait.

Et la haute clarté, plus limpide au sommet,
Subtile, inextinguible et mouvante traînée
De fulgurations et d’éclairs sillonnée,
D’astres incandescents gonflait ses flots vermeils
Et s’épanouissait en gerbes de soleils.
Et face à face, au bord illuminé des rampes,
Des Anges attentifs haussaient de grandes lampes
Que des étoiles d’or teignaient d’un feu changeant,
Et des parfums flottaient au cœur des lys d’argent
Et de mystiques fleurs fleurissaient dans les coupes.

Et des palmes en main, par lumineuses troupes,
Les blancs ressuscites gravissaient l’escalier.
Et je les vis se suivre et se multiplier,
Tels que ces longs essaims dont le vol s’accélère,
S’enivre et tourbillonne en un rayon solaire.
Et tous, graves et doux, sereins, les yeux ravis,
Avec le Roi Jésus montaient au saint Parvis
Et, s’élevant toujours dans la gloire et la joie,
Atteignaient la hauteur éternelle où flamboie
L’Arche mystérieuse au fond du ciel chrétien.

Et tout s’évanouit et je ne vis plus rien
Qu’une brume dorée, ardente, impénétrable,
Temple de l’Infini, rempart de l’Adorable,
Où rayonnait, unique en sa triple clarté,
L’auguste, indivisible et sainte Trinité.



VII



Amen ! Et lentement d’abord, par intervalle,
Pâlit la vision funèbre et triomphale.
L’Ange avait fui ; la terre errait à l’horizon ;
Et moi, comme un convive au seuil d’une maison
Où, le banquet fini, s’éteint la flamme prompte,
Ébloui, j’hésitais devant la nuit qui monte.
Et le songe, au travers de mon sommeil confus
Poussant les flots houleux des ombres où je fus,
Dans une âpre rumeur, inexorable et pleine
De grincements de dents, de pleurs, de cris de haine,
Roulait des chants d’amour et des voix de pardon.

Et je m’éveillai dans l’angoisse et l’abandon.

Mais l’aube jusqu’à moi par la fenêtre close
Glissa. L’air était bleu, la montagne était rose,
Et sur les cèdres noirs le soleil souriant,
Comme un roi somptueux qui sort de l’Orient,
Vêtu d’or, émergeait des nuages opaques.
Le ciel étincelait sur l’aurore de Pâques ;
Et les flambeaux sacrés sur les autels récents
Allumaient, dans la nue éparse de l’encens,
Un autre ciel plus proche au fond des catacombes.
Et les fleurs renaissaient aux fissures des tombes,

Et la terre joyeuse, en exultant, chantait
Le matin symbolique où Christ ressuscitait.
Céleste embrasement ! Allégresse ! Ô lumières !
Ô retour printanier des fêtes coutumières !
Pour la dernière fois je vous salue ! Adieu !
Jours sacrés par la mort et le réveil d’un Dieu !

Maintenant sourd, aveugle, épouvante de l’homme,
Seul au milieu de tous, je suis celui qu’on nomme
Le cadavre vivant que le Styx abreuva.
L’hôte, à mon seuil tombé, se relève et s’en va,
Et l’aïeul, dont le doigt sénile et tremblant montre
Celui qui de la mort fit la sombre rencontre,
Du sentier que je foule écarte son enfant.
Et je suis le maudit que la terreur défend
Et que ronge à jamais la lèpre de l’Abîme.

Maintenant le silence est pour moi légitime,
Frères ! Gloire au Seigneur en nos adversités !
Frères, ne parlez plus ! Lisez et méditez
Cet écrit du sépulcre où la cendre s’étale.
Allez ! Disparaissez de mon ombre fatale,
Et passez gravement et sans prier pour lui
Devant le grand vieillard muet, devant celui
Qui n’est plus dans ton antre, ô nuit visionnaire !
Que le spectre attardé du prêtre Apollinaire.