Les Siècles morts/Le Temple éternel

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Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.II. L’Orient grec (p. 226-239).

 
Je séjournerai au milieu des fils d’Israël et
je n’abandonnerai point mon peuple Israël.

Ainsi Salomon bâtit la Maison du Seigneur
et l’acheva.

III Rois, VI, 13-14.


... Il ne restera pas pierre sur pierre qui ne
soit renversée.

Matthieu, XXIV, 2.





Les temps sont accomplis des célestes vengeances,
Et l’implacable nuit sur les intelligences
Traîne le voile obscur d’un désespoir sans fin.
Tout est mort. L’Écriture et le Pacte divin
Ont du peuple sanglant déçu la certitude.
Le Texte est nul, la Loi sans vigueur, et l’étude
N’était qu’un jeu d’enfants assembleurs de vains mots.
Déluge de fureur, débordement de maux

Sur la Ville, rasée ainsi qu’un champ d’ivraie !
Toi de qui jusqu’alors la Parole fut vraie,
Seigneur ! voici l’instant où ta race a douté,
Quand vers le Sanctuaire et l’Autel déserté
Courut en mugissant la flamme irrésistible
Et qu’il ne resta plus du Temple indestructible
Qu’un entassement noir sur le rouge horizon.

Les jours avaient passé ; c’était l’âpre saison.
Des cadavres hideux et pourrissant encore,
Où fut Jérusalem, épouvantaient l’aurore
De Kislev qui succède au mois de Mar’hesvan.
La nue accumulait et vannait dans son van
La neige, dispersée en un vol circulaire
Comme l’orge battue en retombant sur l’aire ;
La plaine était sans tache et les monts étaient blancs.
Mais aux palmiers, aux croix, des squelettes tremblants,
Suspendus par milliers près des chemins funèbres,
EfFrayaient les corbeaux du choc de leurs vertèbres.
Et le soir était sombre.

                                        Or Rabbi Josué
Marchait depuis l’aurore, et le sol bossué
De cadavres roidis sous la neige sanglante
De l’aveugle vieillard lassait la marche lente.
Les larmes ont brûlé sa paupière, et ses yeux,
Pleins d’une vague horreur, ne tournent vers les cieux
Que des globes éteints où la nuit s’amoncelle.
Sa fille, vierge pâle au regard de gazelle,

Hadassa l’accompagne, et guidant par la main
Le Rabbi vénéré loin du rempart romain,
De la douce Iabné tente la route obscure.

Ils vont. Mais tout à coup le grand vieillard adjure
La solitude et l’ombre et le désert glacé :
— Collines, bourgs fumants, plaines où m’ont chassé
La droite du Seigneur et l’Ange du carnage,
Tours de Jérusalem, murs, rendez témoignage !
Si mes yeux, désormais morts à toute clarté,
Ne cherchent plus Ziôn sur le mont dévasté,
Si je fuis sans rien voir, je puis du moins entendre
Le sourd étouffement de mes pas dans la cendre ;
Et mes mains au hasard sur un bloc renversé
Reconnaissent encore où la flamme a passé.
A la terreur des jours je n’ai clos mes prunelles
Que pour y mieux garder vos ombres éternelles,
O ruines ! ô Temple ! ô combats des Héros !
Et toi, ma fille, proie échappée aux bourreaux,
Fuis ! Aux ravins d’Edom cherchant un sûr repaire,
Dans la mort et l’oubli laisse dormir ton père.
Laisse-le, puisque tout, hélas ! est consommé,
Le Temple étant détruit et le Livre fermé,
Nourrir dans le Scheöl la vanité d’un songe,
Où la Thora fleurisse et ne soit point mensonge ;
Où l’Alliance antique et l’immortel Serment
Comme une arme au fourreau reposent sûrement,
Et ne ressemblent pas, ô Dieu de nos ancêtres !
Au glaive à deux tranchants brandi par des mains traîtres ! —


Et le Rabbi pleura. Mais d’une faible voix
Hadassa répondit : — Courbe la tête et crois,
O Père ! La douleur t’égare et le blasphème
Comme un âcre poison ronge ta lèvre blême.
Par les gorges, les pics, le sable ou le hallier,
Je conduirai tes pas vers le toit familier
Où ma mère inquiète, aux lueurs de la lampe,
Lavera le sang noir épaissi sur ta tempe
Et posera tes mains sur les fronts réunis
De tes fils à genoux et devant Dieu bénis.

— O fille de ma chair, silence ! O doux murmure
Frais comme un dernier chant d’oiseau dans la ramure,
Échos des clairs matins et des jours révolus,
Silence ! O vains espoirs ! ô chutes ! Rien n’est plus.

Mes fils, dormez ! Pleurez, mes filles ! Sage épouse,
Du nom de ton époux fidèlement jalouse,
Quel brasier dans la Ville a dévoré tes os ?
Tous sont morts par la flamme ou le fer. Quels ruisseaux,
Ma fille, ont débordé du sang de tes neuf frères ?
Seule, réfugiée aux caveaux funéraires,
Loin du Parvis croulant et du Temple assiégé,
Quel miracle divin naguère a protégé
Ta fuite souterraine à travers l’épouvante
Et, comme d’un tombeau d’où tu sortis vivante,
Te guida vers ton père errant parmi les morts ?


O toi qui ne vis rien, entends. C’était alors
Que les grands Élohim, autour de 1'Arche sainte,
L’aile ouverte, hurlaient : Abandonnons l’enceinte !
Des nuages cuivrés, roulant des horizons
En déluges de sang, crevaient sur les moissons,
Et le bitume épais, rouge, en nappes soudaines,
Sur les places des bourgs jaillissait des fontaines.
Fureur, acharnement, haine, soupçons vainqueurs,
Comme une ardente poix bouillonnaient dans les cœurs
Et plus horriblement crépitaient à mesure
Que du rempart béant s’accroissait la blessure.

J’ai vu rouler les dés pour que le sort marquât
L’exécrable héritier du Grand Pontificat,
Et que l’abjection fît sur le front d’un rustre
Pâlir les lames d’or de la tiare illustre.
J’ai vu de jour en jour les combattants romains,
Comblant les fossés creux avec des corps humains,
Sapant les murs, fouillant le sol, brisant les roches,
Bâtir leurs tours de bois et creuser leurs approches
Et, mêlant le blasphème aux chocs des lourds marteaux,
De vacillantes croix ombrager les coteaux.

Pour quel péché Juda, que ta haine extermine,
Seigneur, a-t-il connu l’angoisse et la famine ?
Quelle vengeance impie et savante accoupla
Au fils de Gioras l’homme de Giskhala,
Comme au lion cruel le tigre sanguinaire ?

Et dans Jérusalem ressuscitant une ère
Plus funèbre que celle où Nébukadnézar
Dans le Parvis rasé fit reculer son char,
Par la fureur civile accrut l'horreur guerrière ?

L’Autel est sans parfums et la Table de pierre
Des dons quotidiens est veuve désormais.
L’ombre des derniers jours gagne les trois sommets ;
Voici l’heure. Ouvrez-vous, portes du Sanctuaire !
O torches, embrasez le bûcher mortuaire !
Flammes, tourbillonnez et ne laissez debout
Que des pans de murs noirs vêtus d’un or qui bout !
Entre avec l’incendie, ô Titus, et contemple
La profondeur secrète et la beauté du Temple !

Une immense clameur emplit le Saint des Saints
Et répond dans les cours aux souffles des buccins.
Zélotes, prêtres, tous, désertant les exèdres,
Vers les balcons, sculptés dans le cœur des vieux cèdres,
S’élancent, et du haut des toits vertigineux,
Arrachant le faîtage et les clous épineux
Que scelle un plomb massif dans le fronton d’albâtre,
Font sur l’envahisseur tournoyer et s’abattre
Une grêle de fer et de marbre et d’airain.

Vains efforts ! Le torrent de feu roulait sans frein.

Alors, ô légions, alors, ô chefs, vous vîtes
Sur la crête embrasée émerger des Lévites

Qui, les harpes en main, debout dans la hauteur,
Entonnèrent encore un chant libérateur,
Puis aux derniers accents de l’hymne liturgique
Plongèrent d’un seul bond dans le brasier tragique.

Maintenant tout s’écroule et tout est accompli.
Dans l’abîme sanglant le Temple enseveli
Témoigne, ô Dieu très fort, que tes Voyants mentirent.
Dans les creuses parois les hiboux se retirent ;
Le porc sur les débris se vautre, et le chacal
Sort, lorsque vient le soir, des restes de l’Êkal.
Jérusalem, où sont tes schabbaths et tes fêtes,
Ton autel, tes rouleaux, tes lois et tes Prophètes ?
Quelle oreille a gardé le Serment éternel ?
Lambeaux livrés au feu du Pacte solennel,
Quel œil désespéré n’a de larmes amères
Taché le papyrus des livres éphémères ?
O Temple, où donc es-tu ? Jérusalem, ô toi,
Coteau de l’Alliance où mûrissait la Loi,
Quel vendangeur nocturne a vendangé tes grappes ?
Tu te lèves, Seigneur ! Adonaï, tu frappes :
Et le désert s’étale où ton peuple périt.
Triomphe ! Et cependant n’était-il pas écrit
Que tu fondas ici l’immuable Demeure
Sur l’immuable roc que nul péril n’effleure,
Et que nul bras, nul flot, nul orage et nul feu
Ne prévaudraient jamais sur la Maison de Dieu ?

Et moi, si quelque jour, railleur et sacrilège,

L’étranger m’interroge, ô Cieux, que répondrai-je
Sinon que la Parole était pareille au vent,
La Loi comme un pilier sur un sable mouvant,
L’Ecriture un filet troué, les Prophéties
Une trouble lueur dans les nuits épaissies,
Et que rien ne fut sûr, infrangible et réel
De ce qu’Adonaï bâtit en Israël ? —

Et la lugubre voix se tut, comme agonise
Le suprême sanglot d’un mourant. Et la bise
Chassait encor la neige, et comme d’un linceul,
Sur le bord du sentier vêtait le triste aïeul,
Quand soudain, se dressant auprès de lui, sa fille
En frémissant parla dans l’ombre. Son œil brille
De cette vacillante et fragile clarté
Que mire un astre pâle en un lac agité.
Hadassa, rejetant ses cheveux noirs, élève
Ses bras libres de fers, dans un geste de rêve,
Vers le Ciel infaillible où son Dieu vit toujours,
Et ressuscitant l’âme et l’orgueil des vieux jours,
Comme une prophétesse elle voit sur la cime
Blanchir l’aube certaine et le matin sublime,
Et fait devant Ziôn jaillir d’un chant altier
L’Espérance et la Foi d’un peuple tout entier :

— Salut, Jérusalem ! Ziôn, ruine auguste,
Ton, heure fut marquée et ta perte fut juste.
Le vivace péché, comme un arbre mauvais,
Ombrageait le chemin, Peuple, que tu suivais.

Aux prophétiques voix fermant ta sourde oreille,
O race, tu siégeais dans la honte, et pareille
A quelque hôtellerie, accueillais au hasard
Le Grec, l’Égyptien, le Syrien bâtard,
Et tous ceux qu’enivrait, sur les hauts-lieux obscènes,
Le vin doux et fleuri des voluptés malsaines !
Vainement le Pasteur, suscitant les nabis,
Vers le bercail céleste appela ses brebis :
Toutes, sans rien entendre, à le fuir obstinées,
S’engraissaient sans remords d’herbes empoisonnées ;
Et dans le bercail même, ô prêtres, ô bergers,
Vos mains ont jeté l’orge aux troupeaux étrangers !

Et les temps sont venus et la Colline est rase.
Le Seigneur, vendangeant la vigne amère, écrase
Dans le rouge pressoir les restes d’Israël.
Béni soit-il ! Fauchez les murs, semez le sel !
Qu’importe ? Maudit soit celui qui désespère !
Écoutez, ô tribus, peuple, docteurs ! O père,
Écoute !

                L’Éternel, qui règne et parle encor,
Dédaigne un temple étroit bâti de marbre et d’or,
Que le bélier ébranle ou la flamme endommage.
Le Sanctuaire antique était l’obscure image,
Et quand l’autre est tombé, le vrai Temple a surgi.
Spirituel, secret, pur, immense, élargi,
Reposant sur la foi, fondé sur la science,
L’amour est son portique ouvert, la conscience

Le tabernacle où gît l’immuable Devoir,
Et dans la nuit des temps, seul l’immortel espoir
Du lampadaire d’or allume les sept branches.
Les prémices du cœur sont les victimes blanches ;
Et l’holocauste offert en esprit est plus cher
Au Seigneur que le blé, l’huile fine ou la chair.

Israël ! Israël ! voici les destinées.
Père religieux des religions, nées
Au pied de tes coteaux, aux rives de tes lacs,
Prépare pour ton front la poussière et les sacs !
De la dispersion foulant les routes viles,
Assieds-toi, sans patrie, à la porte des villes.
Mais, grave et résigné, sanglant des maux subis,
Pressant ta multitude autour de tes Rabbis,
Joyeux comme un captif qu’un messager délivre,
Tire de ton manteau ton trésor et ton Livre.
Parmi les nations, comme un bloc cimenté,
Scelle par la Thora ta vivante unité,
Et du Texte épineux franchissant la clôture,
Par la Tradition éclaire l’Ecriture.
Incline ta pensée au temple intérieur
Qu’illumine la pure et céleste lueur
D’un Sinaï moins âpre où trône un Dieu moins rude,
Et, fidèle à ta Loi, marche en ta solitude,
Marche toujours guidé par la colonne en feu,
Vers le Vengeur promis, rêvé dans le ciel bleu !

Alors vos seins émus tressailliront, ô plaines !

O collines, alors d’ineffables haleines
Sur vos flancs amollis feront chanter les blés !
Alors succédera, telle qu’aux jubilés,
A la moisson des grains la récolte des vignes.
Et les fils d’Israël, victorieux et dignes,
Sous leurs toits reconstruits boiront leur propre vin.
Et les cœurs fleuriront dans le Parvis divin ;
Et dans tout l’Univers l’idéal Édifice
Nuit et jour fumera d’un nouveau sacrifice
Vers le Juste, le Fort, l’Unique, le Jaloux :
Oblation d’esprit, victime offerte en nous,
Symbole inoublié du Temple héréditaire,
Holocauste éternel vers le Dieu solitaire ! —

Or, tandis que la Vierge avait parlé, là-bas,
Bien loin, vers l’Orient du ciel funèbre et bas,
Comme un dernier reflet d’incendie, une aurore
Sur le sommet des monts sacrés venait d’éclore,
Et sur l’écroulement vaste et définitif,
Sans reconnaître rien, errait d’un pas craintif.
Et lentement, cette aube étrange, inattendue,
Grandit, rougit la neige, empourpra l’étendue
Et, dans l’ébranlement des nuages confus,
Fit apparaître un mur, des portiques, des fûts,
Des vestibules d’or, des parois d’améthyste
Et, dans un ciel limpide où sa splendeur persiste,
La vision d’un Temple inébranlable et pur.

Et joyeuse, Hadassa du côté de l’azur

Tournait le front pensif du vieillard aux yeux mornes.
Et les yeux où flottait l’obscurité sans bornes
Cherchaient aveuglément et ne distinguaient rien.
Et le Rabbi, sans croire au Temple aérien,
Tendait les bras vers l’ombre où périt la lumière,
Et comme enseveli dans sa douleur première,
Tombeau de la Thora, farouche, épouvanté,
Aveugle aux jours futurs, pleurait sur la Cité.