Les Signes parmi nous/10

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Éditions des Cahiers vaudois (p. 82-89).
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10

Seulement s’est levée encore cette autre plainte (ça n’en finit plus.)

Proche du lac, c’est une maison blanche, et un balcon devant est fait pour le bonheur.

Il venait s’y asseoir quand le soleil se couchait, il me prenait sur ses genoux ; laissez-moi, je vous dis, je veux qu’on me laisse seule.

On parle bas dans le salon, on parle bas dans la cuisine ; mon Dieu ! qu’ils me laissent, et qu’ils me le laissent, le peu de temps encore qu’il sera là.

Elle est remontée, a repris sa place. A tiré sa chaise le plus près de lui qu’elle a pu. Il a un mouchoir sur le visage. Il y a eu sept mois lundi dernier.

Tu m’as volé ma vie. Tu m’as prise pour sept mois seulement et c’est toute ma vie que je t’avais donnée.

Il me faisait asseoir sur ses genoux, il me disait : « Te représentes-tu ? c’est pour toute ta vie. »

Il m’a menti, tu m’as trompée !

Il regardait cette eau, et moi je regardais par lui ; il me changeait les choses, à cause que c’étaient ses yeux qui voyaient, plus les miens ; je regardais le golfe être rose devant lui et la nuit devant lui se faire ; il me disait : « Tu vois ? une étoile, » je la cherchais au ciel, son doigt qui me la montrait me la faisait s’ouvrir sur l’eau.

Ils vous appellent aux choses qu’ils ont, ils vous font quitter celles qu’on avait ; ils s’en vont, on n’a plus rien, tu m’as volée.

Il me tenait la main, sa main montait à mon poignet, il me tenait le bras, il me tenait le haut du bras, sa main montait à mon épaule : il a ouvert sa main, sa main m’a lâchée pour toujours.

Seulement sept mois au lieu de sept ans et sept fois sept ans comme je pensais, parce qu’on était au commencement, mais voilà qu’il a mis la fin à côté du commencement.

Alors pourquoi pas pour moi aussi ; ou bien si c’est que tu n’as pas pensé à moi ?

Tu ne m’as rien laissé, tu m’as laissée. Tu m’as volée, tu m’as trompée.

Ou encore si c’est que tu n’as pas su, mais alors je dis que tu aurais dû savoir, c’est toi qui savais pour moi : je m’étais défaite de moi, je n’avais plus mes yeux, je n’avais plus mon cœur ; plus rien par où connaître, apprécier, sentir ; j’étais morte avant toi, et de nous deux, à présent, c’est encore moi la plus morte.

Elle regarde s’il ne va pas bouger ; il ne bouge toujours pas.

Elle l’appelle, elle dit : « Édouard ! » tout bas d’abord, puis plus haut ; ce qui l’étonne, c’est qu’il ne réponde pas ; elle voit pourtant bien dans quoi il est couché, mais qu’est-ce que ça signifie ?

Si elle l’aimait tellement qu’elle finît par le faire se lever ; Lazare lui aussi sentait déjà. Quelque chose vous dit que ce qui est n’est rien, à cause qu’il y a ce qu’on voudrait qui fût ; il est bien trop vivant encore dans mon corps pour que je consente à l’imaginer tel que je le vois ; et tout-à-coup elle a changé : « Pardonne-moi, j’ai été injuste, mais je vais me tenir bien tranquille, je vais être patiente, je vais être douce, je vais être bonne, je vais être comme tu aimais : alors tu me reconnaîtras. »

Parce que tu ne me reconnaissais plus, et tu devais te dire : « Ce n’est plus elle ; » peut-être que tu attends seulement que je sois de nouveau moi.

Il y a des fleurs tout autour de lui, et sur lui il y a des fleurs ; le cercueil n’est pas encore fermé. Elle a voulu tout arranger elle-même. Elle a été chercher les lettres qu’il lui avait écrites et celles qu’elle lui avait écrites : elle a mis le double paquet à ses pieds. Comme quand un voyageur part, et on s’inquiète qu’il ait tout ce qu’il faut pour le voyage, qu’il ne manque de rien au cours de son voyage ; comme quand un voyageur part et on lui met ses meilleurs vêtements.

Elle l’a habillé elle-même, et elle-même a disposé sa tête, ses mains, ses pieds, comme il convient ; avec ses choses, avec mes choses, avec les souvenirs de moi qu’il faut qu’il ait, les choses qu’on avait en commun ; ainsi encore accompagné de moi, tout enveloppé de moi ; elle a fait très soigneusement ; et puis, voilà, elle n’y croit plus, rien de tout ça n’existe, j’ai rêvé, quelle idée ! c’est une épreuve qu’il m’impose, mais tu vois, à présent, comme je suis patiente et docile ; tu me disais que c’était ce que j’avais de meilleur.

Je t’offre ce que j’ai de meilleur.

Elle regarde encore ; pourtant, mon Dieu ! si c’était vrai !

Ce n’est pas vrai ! que oui, c’est vrai ! il m’a volée, il m’a trompée, il m’a trahie ; voilà que cette terrible lourdeur d’air se fait sentir, voilà l’odeur, les fleurs, le demi-jour ; elle ne va pas rester là plus longtemps, puisque c’est inutile, et puis elle ne pourrait pas ; elle s’est levée…

Où aller ?

Je suis entre les vivants et les morts ; j’ai peur des vivants et j’ai peur des morts.

Est-ce que je suis vivante ou morte ?

Ah ! si seulement tout pouvait finir, de façon qu’il y eût de nouveau unité ; quand tout est mort, il n’y a plus de mort.

Le ciel, les montagnes, les eaux, ce qui est dans le ciel, ce qui est dans les eaux : si tout seulement pouvait finir et cesser d’être, pour mieux être, et moi je serais de nouveau parmi tout, au lieu que je suis plus nulle part, et ne suis plus rien, pas même une voix, pas même un cri ; le cœur me monte et me descend tellement vite que je n’arrive plus à suivre.

Il commençait de faire lourd ; le lac ressemblait à une dalle sur un tombeau.

Les gens qui passaient se montraient la maison : « C’est la maison du médecin ; il n’y avait que sept mois qu’il était marié. Il a attrapé la maladie en soignant ses malades ; c’était un homme bien dévoué. »

On parle bas dans le salon, on parle bas dans la cuisine ; on a dépendu la sonnette.

On a vu venir le facteur avec une grande boîte plate en carton ; et ensuite c’est le commis-télégraphiste qui est arrivé sur sa bicyclette jaune ; il est écrit : Les femmes pleureront leurs maris, il est écrit encore : La mesure de froment vaudra un denier et les trois mesures d’orge, un denier.