Les Slaves/Douzième Leçon

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Les Slaves
Comon (Volume 1p. 143-153).



DOUZIÈME LEÇON.


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Le manuscrit de Krolodwor, suite. — Le poëme de la fille de Koubilaï. — Dualité slavo-religieuse. — Les barons allemands chez les Slaves. — Les Slaves catholiques et les Slaves grecs orientaux. — L’Église d’orient et l’Église d’Occident. — Le chroniqueur Nestor et le chroniqueur Gallus. — La patrie de Gallus.

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Vendredi, 5 février 1841.


Le fragment que nous avons cité dans la dernière séance, donne une idée des poëmes historiques contenus dans le manuscrit de Krolodwor. Je n’entrerai pas dans de longs détails sur chacun d’eux, tous n’ont pas la même antiquité ni la même importance ; il en est même quelques uns dont l’authenticité est contestable. L’un d’eux raconte les combats livrés entre les chrétiens et les Tartares au commencement du xiiie siècle ; c’est le seul poëme contemporain composé sur l’invasion tartare. Il est assez curieux de voir à quelle cause le poëte attribue cette invasion. S’il faut l’en croire, la fille de Koubilaï, roi des Tartares (connu par les mémoires de Marco Polo), ayant entendu parler des merveilles de l’Occident, voulut voir l’Europe. Elle part, se dirige vers l’Allemagne. Les Allemands, séduits par sa beauté et ses richesses, l’attaquent dans une forêt, la dépouillent et la tuent. Son père, pour la venger, se met à la tête de toute l’Asie, envahit la Russie et la Pologne et menace l’Allemagne. Ici le poëte dépeint la terreur des rois chrétiens qui réunissent leurs troupes. Bientôt les deux armées se trouvent en présence (probablement à la bataille de Lignitz).

Les Tartares passaient chez les Slaves pour sorciers ; ce qui explique cette réputation, c’est qu’ils se servaient de la poudre et lançaient des fusées. Aussi le poëte dit que Koubilaï appela tous les sorciers et les devins de son armée, leur ordonna de consulter les présages et de prédire l’issue du combat. Alors les sorciers et les devins s’assemblent, se partagent en deux camps, entre lesquels on plante un bâton noir. Les sorciers coupent en deux ce bâton, donnent à l’un des morceaux le nom de Koubilaî et à l’autre le nom du chef des chrétiens ; puis dès qu’ils ont prononcé certaines paroles magiques, les deux bâtons commencent un combat qui finit par la victoire du bâton Koubilaï. En effet les chrétiens furent vaincus.

Les fragments lyriques du recueil de Krolodwor, ne sont pas assez importants pour nous arrêter, d’ailleurs nous en parlerons quand nous examinerons la poésie des Serbes.

Longtemps avant la composition de ces derniers fragments, les Russes et les Polonais possédaient déjà des monuments littéraires.

Nous avons vu dans les leçons précédentes que deux empires s’étaient élevés au sein de la race slave. L’établissement de ces deux-nationalités imprimait un nouveau mouvement à cette race qui passait, pour ainsi dire, alors de la vie végétative à la vie animale. Le christianisme seul put lui donner le vrai souffle de la vie humaine.

Les circonstances au milieu desquelles cette religion s’introduisit, le caractère du clergé, les rapports politiques entre l’Église et la souveraineté nationale ; tout est différent dans ces deux états. Les Polonais ainsi que les Slaves du Midi et de l’Ouest étaient obligés, par leur vie politique même, de se convertir au christianisme. Sans cette conversion, nul gouvernement ne pouvait se fonder définitivement chez eux, et plus tard ils n’auraient eu aucun moyen de salut contre les invasions étrangères. Déja, en effet, sous Dagobert, les Francs combattaient les Slaves sur les bords du Danube ; mais bientôt ceux-ci eurent des ennemis plus terribles dans les empereurs d’Allemagne. Le vaste empire l’allemand n’avait pas une très grande puissance d’action dans son intérieur ; c’était un empire fondé sur la féodalité, modifiée par les priviléges des villes libres et contenue par la puissance de l’Église. Mais cet empire était tout-puissant lorsqu’il parlait au nom de l’idée de l’époque, au nom du christianisme. On sait quelles forces les empereurs d’Allemagne opposèrent aux Sarrazins. Au nom dela religion, les villes libres, les corporations, les barons, s’empressaient à l’envi de prendre les armes, d’unir leurs efforts. C’est ainsi que cet empire pesait de toute sa masse sur les Slaves ; l’Église l’y encourageait. Les individus y trouvaient d’ailleurs leur avantage par la formation d’établissements féodaux. Il ne faudrait pas se figurer, cependant, qu’ils fussent conduits par un esprit mercenaire ; rien ne leur était plus étranger que l’appât du gain. Les barons quittaient des pays riches, comme les bords du Rhin, pour aller dans les sables du Brandebourg, dans la Grande-Pologne, au milieu des forêts et de marais de la Prusse. Là, une vie dure et laborieuse les attendait ; ils étaient exposés à des privations, à des luttes continuelles ; rarement ils mourraient dans leur lit ; ils voyaient souvent égorger leurs femmes et leurs enfants. Qui donc les poussait vers ces guerres et ces périls ? Larméme cause qui pousse de nos jours des hommes riches aux luttes politiques : l’idée du siècle, le sentiment d’un grand avenir.

La lutte était trop inégale pour les Slaves ; car les Allemands apportaient avec eux l’organisation militaire féodale, tandis que les Slaves ne pouvaient leur opposer que des armées sans ordre.

Les barons ne portaient pas aux Slaves une haine implacable : une fois convertis, ils recevaient d’eux la même protection que les Allemands. Toutefois, malgré cette protection, les Slaves se trouvaient malheureux. Ils voyaient avec peine s’élever dans leur pays le château féodal. Près de ces châteaux s’établissaient des forges qui fabriquaient des armes pour le seigneur ; les ouvriers allemands construisaient ensuite une église, et près d’elle se formait bientôt le compagnonnage pour ses besoins et ceux des fidèles. En s’étendant, cette association devenait une ville.

Les Slaves étaient ainsi repoussés vers la campagne et obligés de se soumettre à un régime contraire à leur nature. Sous le poids de cette atmosphère étrangère, leur langue, leurs mœurs et leurs coutumes s’effaçaient chaque jour. Quelque empressement que mirent les seigneurs ou l’Ég1ise à leur assurer une vie libre et facile, ils ont disparu partout où s’est établie la féodalité.

Quel était donc le moyen d’arrêter cette invasion allemande ? Un historien dit qu’il n’y avait qu’à ériger la croix sur la frontière pour enlever aux empereurs allemands le principe de leur force. En effet, l’entrée des Slaves dans la communion chrétienne dépouillait de tout caractère religieux leurs contestations politiques avec l’empire ; et même, avec le temps, les princes slaves, s’assurant l’alliance des barons par des mariages et des traités, devaient influer sur les affaires intérieures de l’Allemagne et devenir quelquefois redoutables aux empereurs. Voilà que fut le service que le christianisme rendit à la Pologne et à la Bohème.

La Russie était dans une situation différente ; elle n’avait à combattre que les hordes nomades des steppes qui fondaient sur elle. Les Normands aventureux qui la gouvernaient attaquaient l’empire d’Orient, et les Grecs cherchaient à les convertir pour assurer leurs frontières sans cesse menacées. Wladimir, contemporain de Boleslas le Grand, et le dernier des souverains russes qui ait appelé de nouvelles bandes de la Suède et de la Norwége, voulait ranimer le paganisme miné sourdement par la religion chrétienne ; mais, plus tard, il se ravisa en épousant une princesse grecque. On raconte qu’avant de se convertir il examina longtemps les deux religions. Il appela même, dit-on, les rabbins d’une horde juive et des docteurs de l’église catholique, il envoya dans tous les pays pour approfondir les mystères ; enfin, il opta pour l’église d’Orient. La tradition rapporte que ce fut un sage Grec, qui, lui ayant dépeint le jugement derî nier, le décida enfin.

Cependant, l’église d’Orient penchait déjà vers une séparation définitive avec l’église catholique ; elle s’était appuyée jusqu’alors sur les conciles ; mais ayant cessé d’avoir recours à cette autorité, elle n’avait plus d’autre appui que le gouvernement ; elle restait donc à sa merci, et ne pouvait plus désormais s’opposer d’aucune manière aux envahissements du pouvoir temporel. Dès lors, plus de discussions, plus de synodes ; car on craignait qu’il ne surgît des disputes théologiques que l’on ne pourrait plus soumettre à la décision définitive des évêques romains. Plus tard, le gouvernement, obéissant au même ordre d’idées, en vint à interdire la prédication : ne pouvant y en effet, comme suprême autorité, contrôler partout et toujours le clergé qui lui était soumis, il trouvait beaucoup plus simple de supprimer la chaire. Ainsi, au lieu de rencontrer cette liberté qu’elle croyait obtenir en s’émancipant du pouvoir papal, l’église d’Orient perdit toute indépendance ; elle fut condamnée au mutisme et à l’inaction. Ce fut à cette époque que la Russie reçut la religion grecque. Les évêques orientaux étaient des hommes très pieux, voués à l’étude, en dehors de tout mouvement politique ou social ; ils ressemblaient assez au clergé catholique de notre époque ; ils étaient regardés comme des administrateurs, comme des employés du gouvernement.

Ils avaient peu de rapports avec ces évêques d’Occident, auteurs, législateurs, guerriers même, qui formaient la classe la plus active au moyen âge. Les moines de l’église d’Orient n’avaient pas plus d’influence que son clergé séculier. Ces établissements religieux, qui ont exercé une action si puissante sur les pays germaniques et romains, existaient à peine dans cette église. Elle ne possédait qu’un seul ordre, celui de saint Basile, voué entièrement à l’étude et à la vie contemplative. En Occident, au contraire, des ordres nouveaux surgissaient suivant les besoins de l’époque ; les ordres de chevalerie qui devaient changer la face du Nord allaient naître, et l’un d’eux devait servir de base au royaume de Prusse.

Toutes les libertés politiques des pays slaves du Nord viennent de l’église d’Occident. Un roi polonais, qui tua un évêque, perdit sa couronne, et dès lors l’évêque fut regardé comme inviolable ; le même privilège s’attacha à la personne des seigneurs laïcs qui siégeaient à la diète à côté des évêques. En Russie, tout ce qui restait des libertés primitives se renferme dans les villes et ne put en sortir ; tandis qu’en Pologne ces libertés se sont développées dans les conseils des rois, et plus tard dans les diètes, où elles trouvèrent une parole puissante.

Ainsi, l’importance individuelle des hommes d’église est bien différente dans ces deux pays. L’évêque est une personne sacrée en Pologne, tandis que chez les Orientaux, malgré la sagesse du clergé, souvent supérieur à celui de l’Occident par l’austérité de sa vie, il est traité durement par les rois et par le peuple. On ne rencontre aucun exemple d’un traitement brutal envers les prêtres dans les pays catholiques du Nord ; et si des écrivains et des poëtes polonais haïssent parfois les moines, cette haine est encore mêlée de respect.

Les mêmes motifs qui avaient fait interdire la prédication aux évêques d’Orient, amenèrent les princes russes à défendre au clergé d’écrire les annales du pays. Pendant longtemps, en effet, les moines, les seules personnes lettrées de l’empire, en rédigèrent les chroniques. Cette coutume devait sembler au gouvernement russe dangereuse et contraire à la politique, puisqu’elle donnait aux opinions individuelles le moyen de juger les affaires de l’État : elle dut cesser.

Le plus ancien des chroniqueurs slaves est précisément un de ces moines ; il se nomme Nestor. Né dans le pays situé entre le Bug et le Borysthène, contrée qui porte le nom de terre russienne, et qui est contesté entre les Russes et les Polonais, Nestor ne connaissait aucune littérature occidentale ; il ne savait pas le latin, il avait pour guide unique les historiens de Byzance ; il était imbu de leur style, de leur esprit. Etranger lui-même à toutes les affaires politiques, éloigné de tout champ de bataille, il notait dans sa cellule les traditions anciennes et les nouvelles du jour racontées par les autres moines. On sait que son histoire ne remonte pas au-delà de la conquête de la Russie par les Normands. Il était né au milieu du xie siècle, c’est-à-dire deux cents ans après cette invasion. L’histoire slave antérieure ne l’intéresse presque pas : quant à l’histoire normande, il la raconte de la manière la plus simple. Ces notes historiques pourtant sont très importantes sous le rapport géographique. À l’imitation des historiens grecs, il fait précéder son livre d’une sorte de préface qui rattache son histoire à l’histoire du monde. L’absence de tout enthousiasme, de toute idée générale, de tout point de vue élevé dans le récit de Nestor, a séduit les écrivains du xviiie siècle, qui en ont fait le modèle des historiographes. La simplicité de sa diction les a tellement aveuglés, qu’ils n’ont osé corriger aucune de ses fautes chronologiques ou géographiques. Cependant, son livre n’est autre chose qu’un reflet de la littérature byzantine : or, les écrivains du bas-empire sont loin d’être des modèles de force et d’esprit dans leurs ouvrages historiques. Ce sont les œuvres d’un peuple que la vie abandonne, qui s’éteint. Nestor a seulement rafraîchi, par le charme de sa naïveté slave, l’aridité des Byzantins.

Vers la même époque apparaît en Pologne un chroniqueur nommé Gallus. On ne s’accorde pas sur son origine. On s’est demandé s’il était Gaulois ou Polonais ; mais ceux qui élèvent ce doute n’ont examiné ni le rhythme ni la mesure de ses vers qui, sous leur latinité comme sous un voile transparent, laissent découvrir toutes les allures, tout le caractère de la vraie langue polonaise. Gallus était le chapelain de Boleslas iii. Pendant la paix comme pendant la guerre, il menait une vie active auprès du roi ; il avait visité les pays étrangers ; il avait fait même le voyage de la Terre-Sainte. Tout révèle en lui un homme d’une nature mobile et d’un esprit poétique. Son œuvre tient le milieu entre la chronique et le poème. Il raconte la naissance et les hauts faits de son monarque ; mais il n’arrive pas jusqu’à sa mort. Chacun de ses chapitres commence par une invocation poétique, et se termine ordinairement par une prière. Il mele à son récit des traductions des chants guerriers des Allemands et des Slaves. D’ordinaire, il est gai, plein de saillies, d’un esprit enjoué ; quelquefois il pèche contre la vérité par ses exagérations, mais jamais il ne perd de vue l’unité de son sujet ; son œuvre forme un ensemble géographique et historique. Quoiqu’il se serve de la langue latine, la langue polonaise semble résonner perpétuellement à ses oreilles. Sa versification se ressent des cadences de ces chants nationaux d’église qui se sont conservés dans nos vieux cantiques. Le mot patrie se trouve sans cesse sous sa plume, et il le prend déjà dans son acception la plus large. Un critique polonais, qui comprend rarement l’histoire de sa nation, a su pourtant remarquer que la patrie, dans Gallus, ne signifie pas uniquement la terre polonaise ; et, en réalité, Gallus renferme déjà dans ce mot toutes les tendances de la nation, toutes ses libertés et toute sa gloire. L’histoire de la Pologne, ses champs fertiles, ses forêts touffues, ses hommes à la stature élevée, ses troupeaux nombreux, tout cela est pour lui la patrie ; il parle de toutes ces choses avec amour et avec orgueil, comme un Polonais enflammé d’enthousiasme pour son pays. Il n’y a aucune ressemblance entre lui et Nestor, qui raconte froidement les choses qu’il ne sait que par ouï-dire ; on pourrait le comparer plutôt à quelques uns de ces poëtes occidentaux qu’on nomme troubadours ou minnesingers.