Les Slaves/Quatorzième Leçon

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Les Slaves
Comon (Volume 1p. 173-190).




QUATORZIÈME LEÇON.


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Les Slaves occidentaux ; leurs destructions. — Otho, évêque de Bamberg, convertit une partie de la Poméranie. — Le poème d’Igor. — Boïan.

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Vendredi, 12 février 1841.


Nous avons examiné les monuments littéraires les plus anciens de cette langue que quelques auteurs appellent la langue wende ou syrbienne, et que nous appelons polonaise ou polono-bohême. Cette langue comprend les dialectes des peuples slaves du Nord et du Nord-ouest. Représentée aujourd’hui par la Pologne et la Bohême, elle a fait des pertes immenses ; d’innombrables tribus qui la parlaient dans l’Occident ont péri sans laisser aucune œuvre littéraire écrite. Les Polonais et les Bohêmes, leurs héritiers dans le domaine de la parole, s’efforcent de reconstruire leur histoire pour élever du moins un monument funèbre à tant de peuples morts et ensevelis dans l’oubli !

Je vous ai déjà dit vaguement qu’une partie des Slaves habitaient, à une époque très reculée, l’occident de l’Europe. Sans chercher ici à discuter leur histoire primitive, ce qui ne regarde que les antiquaires, nous vous dirons seulement quelques mots sur les temps plus rapprochés du moyen âge.

Les monuments historiques qui font mention de ces peuples ne commencent qu’au viiie siècle. Les savants bohêmes et polonais ont découvert et expliqué beaucoup de diplômes, de priviléges, de donations, de lettres d’évêques, de princes, de rois et d’empereurs, qui, non seulement témoignent de l’ancienneté de leur existence dans l’Occident, mais éclairent aussi leurs rapports avec la race germanique qui les entourait de toute part et les détruisait peu à peu. Ainsi, en 751, l’évêque Boniface demandait au pape s’il était permis d’exiger le tribut des populations slaves habitant le centre de l’Allemagne. Nous avons des traces de leurs colonies en Hollande et même en Angleterre, où les noms slaves de Wilsembourg, Walzbourg (château des Weletes ou Wilkes), très communs dans le moyen âge, se sont conservés en quelques endroits. On retrouve le même son dans les noms de Wilten, Wiltseten ou Wilts, aujourd’hui Wiltshire. Du reste, le séjour des Weletes en Angleterre est confirmé par les chroniqueurs qui les appellent Wiltunisii. Mais, dans tous ces pays, les Slaves n’avaient pas d’existence politique.

Au nord de l’Allemagne, au contraire, entre l’Elbe et l’Oder, après le passage des tribus germaniques des Goths, des Vandales, des Burgundes, des Scyres, des Hérules, des Turcylingues, les peuplades slaves, n’ayant plus d’étrangers parmi elles, parvinrent à l’indépendance. Les hordes militaires des Germains · n’essayèrent jamais de s’établir à demeure dans ce pays, à l’exception toutefois des Saxons, qui, seuls fixés au sol et adonnés à l’agriculture, devinrent pour les Slaves des ennemis terribles.

Ainsi, le pays des Slaves indépendants, dont nous parlerons aujourd’hui, était compris entre l’embouchure de l’Elbe, l’Oder qui les séparait de la Pologne, et les montagnes de la Bohème. C’est une contrée très vaste qui renferme une partie de la Saxe, l’ancien margraviat de Brandebourg, les duchés de Mecklembourg, le territoire des villes libres de Hambourg et de Lubeck, et plusieurs petites principautés allemandes. Dans cette contrée, les diverses populations slaves étaient connues sous les noms de Lutyks, Wélètes, Wilces, Bodryces ou Obotrites, Milces, Serbes, Lusaciens, etc. Leur véritable nom était celui de Weliki, c’est-à-dire Grands, ou Wilki, Terribles. Ces peuplades avaient en outre des noms de guerre sous lesquels on les connaissait au moyen âge. On les divisait en plusieurs tribus : les Bodryces, ou Obotrites, demeuraient dans le Mecklembourg ; les Lusaciens dans la Lusace actuelle et une partie de la Saxe, etc.

Chacune de ces tribus se partageait en petites subdivisions qu’il est impossible aujourd’hui d’énumérer. La plupart prenaient des noms d’oiseaux de proie : ainsi il y avait les Faucons (Ravog), les Corneilles (Wranki), les Corbeaux (Kruki). Libres depuis le départ des Goths et des Hérules, ces peuplades guerrières et pleines d’audace attirèrent l’attention des rois et des empereurs francs. Pépin-le-Bref demanda le secours des Bodryces contre les Saxons ; ils lui envoyèrent cent mille combattants. Charlemagne, après lui, voulant envelopper tout le Nord dans son vaste empire, chercha à étendre sa domination sur les Slaves ; mais ses efforts étaient surtout dirigés contre la Saxe et la Bohême. Il conclut des traités avec les chefs des Bodryces ; l’un d’eux, nommé Drażko, lui amena soixante ou quatre-vingt mille combattants pour l’aider à conquérir la Saxe.

Toutes ces circonstances sont très peu connues aujourd’hui ; le souvenir de ces combats est conservé dans les chroniques du temps ; mais les écrivains actuels de l’Occident s’occupent peu de ces peuplades. Cependant il est certain que dans les grandes luttes de Charlemagne contre les Saxons, l’intervention des Slaves de l’autre côté de l’Elbe a été décisive. Charlemagne, pour récompenser Drażko, lui conféra quelques uns des privilèges de la royauté.

La cause des malheurs des Slaves occidentaux fut leur désunion et leur incapacité politique, attestées par les auteurs grecs comme par les chroniqueurs des Francs et des Goths. Ces petites peuplades, forcées comme toutes les autres nations slaves de combattre des peuples plus civilisés et mieux disciplines, ont été forcées d’obéir à des chefs ;·mais ceux-ci n’apparaissaient qu’un instant sur la scène sans laisser après eux de germes d’organisation politique. D’ailleurs, pour mettre le comble à cette anarchie, ils étaient sans cesse en lutte les uns contre les autres et se faisaient des guerres acharnées. C’est pourquoi un empereur grec donnant à son fils, dans son testament, des conseils sur la manière de gouverner, lui dit que les Slaves, conduits par une multitude de chefs, sont le peuple le plus facile à vaincre, qu’il suffit pour cela de semer la discorde parmi eux. Les empereurs d’Occident suivaient à leur égard la même politique. Les Bodryces étaient sans cesse en guerre avec les o Lusaciens : toutes les fois que les Allemands leur laissaient un repos momentané, ils en profitaient pour courir aux armes et s’entredéchirer. Louis-le-Débonnaire et Louis-le-Germanique intervenaient souvent dans leurs affaires et jugeaient leurs querelles intestines. Ils donnaient aussi l’investiture à leurs chefs ; ces titres étrangers étaient en grande vénération chez les Slaves.

Ces luttes, ces guerres que nous résumons en quelques mots, ont duré deux cents ans. Plusieurs fois des armées de cinquante, de soixante mille hommes se rencontrèrent sur le champ de bataille. Des victoires éclatantes, des défaites terribles se succédaient sans cesse ; pendant ce temps les Allemands s’emparaient lentement du pays. Depuis l’avènement de la dynastie saxonne, depuis le règne de Henri l’Oiseleur, il devenait presque impossible aux Slaves de résister à ces envahisseurs acharnés. Les empereurs francs, trop éloignés de ces contrées pour les conquérir, n’avaient prétendu qu’à exercer sur elles une influence politique ; tandis que les empereurs saxons, personnellement obligés de s’occuper des affaires du Nord, saisissaient, dans l’intérêt de leur famille, toutes les occasions d’élever de nouvelles forteresses, de fonder de nouveaux établissements dans le pays des Slaves. Henri-l’Oiseleur et Othon-le-Grand, tous deux politiques profonds et grands guerriers, ont détruit l’indépendance de plusieurs peuplades ; ils forcèrent même les Slaves à recevoir le christianisme. Cette religion se propageait lentement chez eux parce qu’elle y arrivait avec les Allemands, parce qu’elle apportait une organisation hostile, mortelle même pour leur nationalité.

Le christianisme, pour ces peuples, n’était pas autre chose que le germanisme et l’esclavage. Les princes, les woïwodes, les différents chefs, sachant très bien que leur puissance n’avait pas de base solide dans la nation, se faisaient souvent baptiser pour avoir la protection de l’Église et pour trouver des alliés dans le reste de l’Europe ; mais le peuple ne voulait pas entendre parler du christianisme : souvent il massacrait ses chefs convertis. Ces malheureux princes se trouvaient ainsi placés entre la civilisation envahissante, la force irrésistible.du christianisme d’un côté, et la barbarie opiniâtre et incorrigible de l’autre.

A chaque pas de cette histoire on rencontre deux chefs en concurrence, l’un païen, l’autre chrétien, qui se font une guerre acharnée toutes les fois qu’ils n’ont pas à combattre les Allemands. Au commencement du xie siècle, un des plus grands chefs des Obotrites s’étant fait baptiser, forma un empire puissant ; mais bientôt il fut précipité du trône par un païen.

Les Allemands avançaient toujours, en bâtissant des forteresses et en érigeant des archevêchés. Ainsi fut fondé l’archevêché de Hambourg ; Othon fonda ceux de Magdebourg (Dziewin) et de Mersebourg (Miendzyborz).

Les archevêques de ces diocèses étaient ordinairement isolés dans leurs forteresses, accompagnés d’un très petit nombre de fidèles ; c’étaient même souvent des archevêques in partibus ; il se passait quelquefois un siècle avant que leurs successeurs pussent prendre possession de leur siége épiscopal. La foi, cependant, était si puissante à cette époque, qu’on ne douta jamais de l’avenir de ces archevêchés dont on traçait les limites idéales sur des terres à conquérir ; en effet, ils ont fini par atteindre ces limites et par réaliser toutes les espérances. L’évêché de Hambourg, plusieurs fois détruit et brûlé, réussit à se maintenir ; celui de Magdebourg devint même le centre religieux de tous les peuples slaves jusqu’à l’établissement de l’archevêché de Gniesen, qui transforma cette ville en capitale de la Pologne.

Vers la fin du xie siècle, le combat définitif fut livré entre les Slaves et les Allemands. Les Obotrites avaient alors deux chefs : l’un chrétien, l’autre paeïn. Le premier cherchait la protection des Allemands ; le second appela à son secours les Danois. Pendant quelque temps, celui-ci eut le dessus ; il fut proclamé roi par toutes les tribus voisines. Il s’appelait Kruk, c’est-à-dire le corbeau (c’était le nom de sa tribu), et avait sa capitale dans l’île de Rügen (Rana). Sa domination s’étendit jusqu’à l’Oder, et même en Poméranie, jusqu’aux bouches de la Vistule. Mais le vieux roi Kruk fut bientôt renversé par son compétiteur le chef chrétien Gottschalk, qui, après avoir séduit sa jeune femme, la princesse Salwida, le tua et s’empara de tout son empire. Les fils du roi Kruk, en se faisant mutuellement la guerre, perdirent tout ; avec eux s’éteignit une dynastie qui, à son origine, avait jeté quelque éclat. Un des fils de Gottschalk fut proclamé roi des Slaves à Lubeck (Bukowiez). Il prit ce titre pour éviter les jalousies entre les diverses peuplades. Mais ce royaume slave n’eut pas une longue durée. Ses deux derniers rois furent Sibislas (Przybyslaw) et Niklot. Ils étaient à la tête du parti païen dans la guerre contre les Allemands, et ils succombèrent sous la puissance du marquis de Brandebourg. Niklot périt dans une bataille ; Sibislas se fit chrétien, prit le titre de duc de Saxe, et fut le fondateur de la maison de Mecklembourg. C’est la seule famille régnante aujourd’hui dont l’origine soit purement slave.

Au xiie siècle, trois chefs d’armées ont porté le dernier coup à l’indépendance des Slaves transelbiens. Ces princes sont Henri-le-Lion, duc de Saxe, Albert l’Ours, duc de Magdebourg, et Boleslas iii, Bouche-de-Travers, roi de Pologne. Les deux Allemands surtout, dont les surnoms expriment bien le caractère, furent des persécuteurs les plus acharnés des Slaves.

De toutes ces nations qui se présentaient souvent sur les champs de bataille avec cent ou deux cent mille hommes, qui affrontèrent pendant deux siècles toute la puissance de l’empire germanique, il ne reste plus aujourd’hui que deux cent mille âmes, si encore ce chiffre n’est pas exagéré ! L’organisation allemande était destructive de tous les éléments nationaux ; ces Slaves oublièrent peu à peu leur langue et le caractère de leurs ancêtres, leur race périt même lentement.

Cette longue et douloureuse agonie s’est prolongée · jusqu’au xvie siècle ; alors la réforme religieuse acheva la ruine de la nationalité slave, comme nous allons l’expliquer.

Les évêques et le clergé catholique s’interposaient souvent entre le pouvoir et les peuples. L’évêque Bruno au xe siècle, Dittmar de Mersebourg lui-même, et Othon, dont nous parlerons plus tard, protégeaient, défendaient les Slaves. Ils épargnaient même leur langue ; car le catholicisme, n’ayant qu’une langue officielle, le latin, n’avait aucun intérêt à détruire les idiomes locaux ; tandis que toutes les sectes, toutes les réformes, prenant leur origine dans une seule nation, s’efforcèrent de devenir nationales et de propager partout leur propre nationalité. La réforme de Luther était Allemande par excellence, c’est elle qui a détruit ce qui restait de l’élément slave dans le nord de l’Allemagne.

Il y a trente ans, un pasteur protestant de Lubeck, M. Rœnig voulut faire un dictionnaire de la langue welète. Il ne put pas même composer un petit vocabulaire. Quelques vieillards seulement se souvenaient encore de cette langue, et ils étaient honteux de la parler devant leurs enfants. C’est avec leur aide que M. Rœnig est parvenu à conserver quelques débris d’une nationalité jadis si puissante. Cela nous rappelle le récit touchant d’un voyageur qui, parlant d’une race de sauvages détruite en Amérique, nous dit qu’un seul être au monde savait encore quelques mots de la langue de cette tribu : c’était un vieux perroquet qui, volant dans la forêt d’un arbre à l’autre, répétait encore quelquefois les sons qu’il entendait jadis.

Tel fut le sort des populations slaves du Nord-Ouest. Une seule des vastes provinces qu’ils occupaient jadis, la Poméranie, a échappé à la destruction, grâce à sa conversion au christianisme sous le roi de Pologne Boleslas Bouche-de-Travers.

Les rois de Pologne, dans leurs luttes contre l’empire d’Allemagne, envahirent plusieurs fois la Milsavie, la Lusace, mais sans jamais chercher à y établir une domination fondée sur quelque idée religieuse ou politique. Boleslas appela de toutes parts les évêques et les prêtres de Pologne pour les charger de prêcher le christianisme aux païens de la Poméranie ; mais il ne put trouver de candidat pour le martyre. Les évêques refusèrent, les prêtres trouvèrent des prétextes pour s’excuser, et, après avoir cherché pendant trois ans, le roi fut obligé de recourir à un Allemand, à l’évêque Otho de Bamberg. Cet homme, saint et admirable, s’empressa d’apprendre le polonais, puis, ayant quitté sa seigneurie et son riche évêché, il se dirigea vers sa mission. Après plusieurs années d’un travail opiniâtre, par la prédication, par des cadeaux de toute espèce qu’il faisait aux chefs et au peuple, il parvint à convertir ce pays. Ce fut ainsi qu’une partie de la Poméranie resta à la Pologne.

Le dernier refuge du paganisme fut l’île de Rügen, l’ancienne capitale du roi Kruk. Ce roi avait fait bâtir dans cette île, à Swiatowid, un magnifique temple. Il y avait rassemblé toutes les idoles qu’il avait pu trouver dans les pays slaves, et en avait même fait venir de l’Allemagne. Plus tard, l’île de Rügen fut attaquée et prise par les Danois. Cette conquête mit fin à l’existence indépendante de ce peuple wélète qui formait une partie des Slaves appartenant à la grande famille polono-bohème.

Si nous continuons à suivre l’ordre chronologique, nous nous transporterons maintenant chez les Slaves orientaux pour y examiner le monument le plus remarquable de l’époque où nous sommes parvenus ; je veux parler du poëme d’lgor.

Ce poëme du xiie siècle, dont l’auteur est inconnu, fut découvert, en 1795, par le comte Mussin-Pushkin dans une collection de manuscrits achetés après la mort d’un archimandrite de Kiowie. Il paraît que d’abord le comte n’en comprit pas la valeur, car il ne le publia qu’en 1800. Quelques années plus tard, l’amiral Szyszkow le traduisit en langue vulgaire, et chercha à y intéresser le public, qui s’en occupait fort peu. L’authenticité du poëme n’a été contestée par personne, et ses premiers commentateurs n’en ont pas plus senti l’importance et la beauté que celui même qui l’avait découvert.

Aujourd’hui, la question d’authenticité serait impossible à résoudre sur des preuves matérielles, car le manuscrit original a péri dans l’incendie de Moscou.

Igor, fils de Swiatoslow, prince de Nowogorod Siewierski, régnait entre 1151 et 1202. Partagé entre plusieurs principautés indépendantes, troublé constamment par des guerres civiles acharnées entre les descendants de Rurik, l’état russien était alors souvent attaqué par les peuplades du Nord et de l’Est, et notamment par les Polovzs. Les princes russes faisaient en revanche de fréquentes expéditions offensives contre ces barbares. C’est une de ces expéditions qui fait le sujet de notre poëme. L’auteur semble être contemporain du héros ; il en parle comme d’un prince régnant. Si l’on compare cet écrivain avec Nestor, il est facile de voir qu’il était laïque ; cependant il connaissait la Bible, car il se sert souvent d’expressions qui rappellent les termes de l’Écriture sainte. On peut aussi remarquer dans plusieurs passages une certaine imitation de la poésie normande de cette époque, telle qu’elle nous est parvenue dans quelques fragments : c’est tout ce que nous savons du poëte ; son nom nous est complètement inconnu. Nous examinerons plus tard la forme et l’esprit de son œuvre, dont la composition est très simple. Il commence par déclarer qu’il racontera les choses telles qu’elles se sont passées, qu’il ne se permettra pas des inventions comme celles du vieux Boïan. Le nom de ce vieux poëte ne se trouve nulle part ailleurs que dans ce monument ; mais l’admiration que notre auteur professe pour lui prouve qu’il était très populaire chez les Slaves anciens.

Vient ensuite le récit : Igor, voulant venger les injures faites aux Russes, y entreprend une expédition contre les Polovzs, en se concertant avec trois de ses cousins, sans prendre avis du prince aîné, le plus puissant d’entre eux. L’armée des fédérés s’avance ; des fantômes, présages sinistres de mauvais augure, ne peuvent troubler le duc. Dans la première bataille, les Polovzs sont dispersés ; puis, l’ennemi, ayant rallié ses forces, entoure les Russiens. La bataille dure deux jours et se termine par la défaite de l’armée chrétienne. Igor est fait prisonnier. Le vieux duc, qui règne en Kiowie, voit en songe tous ces malheurs, et, dans une sorte d’élégie, il chante l’histoire de sa maison. Igor se sauve, retourne à Kiew ; il est accueilli par un hymne d’allégresse.

Voici le commencement du poëme :

« Ne serait-il pas beau, frère, de commencer en vieilles paroles le récit douloureux de l’expédition d’Igor, d’Igor, fils de Swiatoslaw ? Laissez ce chant rouler sur les événements du temps d’alors, et non pas sur les inventions de Boïan. Boïan l’inspiré voulait-il entonner un chant à la gloire de quelqu’un ? Il se répandait en esprit entre les arbres, courait à travers les champs comme un loup fauve, s’élançait vers les nuages comme un aigle. S’il méditait sur les guerres anciennes, il lançait dix faucons contre une troupe de cygnes, et celui des dix faucons qui atteignait le premier sa proie, commençait aussi le premier son chant en l’honneur du vieux Jaroslaw, de l’intrépide Mscislaw, qui abattit Bededa en vue des troupes des Casagues. Or, ce n’étaient pas dix faucons que Boïan lançait sur une troupe de cygnes ; mais il appliquait ses doigts poétiques sur les cordes de sa lyre, et les cordes vivantes résonnaient en glorifiant le héros.

» Commençons donc, frères, ce récit depuis l’ancien Wladimir jusqu’à notre Igor, lequel, s’étant serré l’âme avec force, aiguisa son cœur avec le courage, et rempli de l’esprit belliqueux, investit avec son armée la terre des Polovcs, pour venger les terres russiennes. »

Après cette introduction, le poëte raconte la marche à travers les steppes.

« En ce temps-là, Igor leva les yeux vers le soleil et vit que le soleil couvrait d’ombre toute son armée, et Igor dit à ses compagnons : Frères et compagnons, mieux vaut pour nous être hachés que d’être enchaînés ; ô frères, à cheval ! Allons voir un peu le Don bleu ! Le courage redresse l’esprit du prince et se met entre lui et les sinistres présages. Il sent l’avant-goût de l’eau du Don. Car, je veux, dit-il, rompre des lances au-delà des terres des Polowcs. Ou j’y coucherai ma tête, ou je boirai le Don avec mon casque.

» Boïan, rossignol des temps anciens, oh ! si c’était toi qui pouvais chanter cette expédition, sautant comme un rossignol de branche en branche sur la terre, avec ton esprit tu t’élèverais vers les cieux, réunissant les deux cordes de la gloire ; toi qui as chanté le grand Boïan, tu chanterais aussi son descendant Igor. »

Puis vient le premier tableau du mouvement de l’armée russienne : « Au-delà de Sulla on entend hennir les chevaux, et les trompettes résonnent dans les murs de Novogorod. Kiiew est rempli de gloire, et à Putywel les étendards sont déployés. Igor attend Wsewolod, et ce jeune héros dit à Igor : — Frère, lumière de ma lumière, le sang de Swiatoslaw coule dans nos veines. Igor, fais seller tes chevaux agiles, les miens sont déjà à Kursk et hennissent pour le combat. Les habitants de Kursk ont déjà pris les devants. — Ils ont été bercés dans les boucliers, au son des trompettes, et les fers de leurs lances leur donnaient à manger. — Ils connaissent tous les sentiers, aucun ravin n’est caché à leurs yeux. Leurs arcs bandés sifflent éternellement avec leurs flèches. Leurs carquois sont toujours ouverts, et leurs sabres toujours prêts à frapper. Comme des loups fauves ils parcourent les steppes pour acquérir une gloire éternelle pour eux, une gloire éternelle pour leurs princes...

« Le vendredi, l’armée des Polowciens, a peine éveillée dès le premier crépuscule, se disperse sous les flèches ruthiniennes, et leurs belles filles, et leurs terres, sont la récompense des vainqueurs, et avec eux les riches tissus, les velours et l’or... »

Ce beau tableau se termine par un récit où l’on voit les belliqueux enfants d’Oleg s’endormir trop A confiants au milieu des steppes :

« Ils s’endorment, car ils ne sont pas venus au monde éclairés par une étoile de malheur, et ils n’ont pas grandi pour servir de pâture aux faucons ni à toi, noir corbeau des Polowciens. »

Mais cette confiance devait les perdre ; car les chefs des Polowciens, Grak et Konczack, arrivent avec des forces nouvelles et se jettent sur les Russiens.

« Le lendemain, de grand matin, l’aube ensanglantée amène le jour ; mais les nuages arrivent de la mer, escaladent le ciel, assez noirs pour obscurcir quatre. soleils. — Les éclairs bleuâtres traversent le ciel, une foudre frappe après l’autre, et du côté du Don arrive un orage de flèches ! Le cri des enfants de l’enfer s’élève jusqu’au ciel, et les Russiens mettent entre eux et leurs ennemis leurs grands boucliers rouges. »

Pendant qu’il raconte le commencement de cette bataille, le poëte s’interrompt tout à coup pour jeter un regard douloureux sur le passé. Il rappelle le temps d’Oleg, et il dit, que c’est alors qu’on a semé tant de grains de discorde qui maintenant donne une si abondante moisson. de malheurs. Puis, retournant à son récit, il mêle le triste tableau des querelles intestines à celui de la défaite d’Igor, ensuite il ajoute :

« Les deux forces s’entrechoquèrent entre elles. On n’a jamais entendu parler de pareils combats. De l’aube du jour jusqu’à la nuit, de la nuit jusqu’au jour, tombe la pluie des flèches. Le fracas des sabres et des javelots retentit dans les steppes des Polowciens, et la terre noire est labourée par le sabot des chevaux, semée d’os, arrosée de sang. Et la moisson est riche pour Ruthinie, la moisson du malheur ! Vers le matin, quel gémissement traverse la plaine ? C’est Igor, qui pleure après toi, cher frère Wsewolod. Et le lendemain, et le jour suivant la bataille continue. Et les étendards d’Igor tombent. Le frère dit adieu à son frère en s’embrassant, et au bord de la Kaiala la valeureuse race des Ruthiniens succombe pour son pays. Le gazon souillé et jauni recouvre la terre avec tristesse, les arbres dans leur douleur penchent leurs branches vers la terre. Car le temps n’est pas le temps de la joie et toute la contrée est devenue déserte. Et une vierge inconnue à la race des Holeg plane sur la terre de Boïan. C’est le malheur. Et elle… »

Ce malheur, représenté très souvent comme une vierge, est une image fréquente dans la poésie slave. Beaucoup de passages de cette composition sont obscurs pour nous. Les commentaires qui ont paru jusqu’ici sont insuffisants ; on ne leur trouvera un véritable éclaircissement que dans d’autres poésies nationales, dont l’amour patriotique fait tous les jours paraître des collections nouvelles.

Quant au Boïan dont parle le poète, on présume que c’était un des chevaliers du prince russien. Le mot boï signifie la même chose que guerre, alors Boïan signifierait le guerrier. Plus tard on crut que ce Boïan devait être la personnification des contes populaires ; car le mot slave baï signifie conte. Ce Baï est représenté avec une casaque de paysan, des chaussures d’écorce. Le paysan slave, avant de conter, a l’habitude de regarder en l’air, de se tourner comme pour chercher l’inspiration, il dit alors ; « Baï se promène sur le plafond, Baï se promène sur les murs. » Puis, comme s’il le voyait réellement, il lui demande s’il doit conter ou non : « Baï czy nie baï. »

Nous ne savons rien de plus sur cette divinité. Il est donc possible que ce nom de Boïan soit la personnification des contes et des chants populaires.