Les Sociétés coopératives de consommation

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Les Sociétés coopératives de consommation
Revue des Deux Mondes5e période, tome 47 (p. 891-923).
LES SOCIÉTÉS COOPÉRATIVES
DE CONSOMMATION

De toutes les institutions sociales, les Sociétés coopératives de consommation sont peut-être les moins connues du public. Il est vrai que leurs membres, ne descendant pas dans la rue, ne nécessitant jamais le déploiement de forces policières, ont rarement épouvanté les « bourgeois. » On se condamne à l’obscurité quand on est si tranquille.

Cependant, l’intérêt et l’avenir d’une œuvre sociale ne se mesurent pas toujours au bruit qu’elle fait dans le monde. Organe nouveau et original de la distribution économique, la Société coopérative de consommation est, par elle-même, digne d’être observée. Mais comme elle est administrée ordinairement par des ouvriers ; comme le succès de ses opérations exige une direction habile et une forte discipline intérieure, elle peut fournir, par surcroît, une indication précieuse sur les aptitudes directrices de la classe ouvrière. Il ne faut pas dédaigner un tel enseignement ; car il nous permettra de préjuger les capacités dont la classe ouvrière serait pourvue, le jour où une révolution, lui attribuant tous les pouvoirs, lui imposerait l’obligation d’organiser le travail dans toute l’étendue de la nation, conformément à la doctrine collectiviste. À ce titre, il n’est pas de champ d’observation plus propice que la Société coopérative de consommation. Il n’en est pas non plus de moins exploré. Les sociétés coopératives de consommation ont pour but d’acheter des marchandises en gros, et de les revendre au détail à leurs adhérens[1].

On a coutume de dire, dans le public, qu’elles vendent « au prix de revient. » Cette expression familière dissimule une équivoque, qu’il importe de dissiper. Le « prix de revient » d’une marchandise ressort du prix d’achat, accru de la part correspondante des frais généraux. Il est déjà clair que le prix de vente, même rectifié par la distribution semestrielle des bonis, ne peut lui être rigoureusement égal ; car, alors même que la loi ne l’imposerait pas, il est toujours prudent de constituer un fonds de réserve, alimenté par une part des bonis. Mais il ne s’agit pas seulement de vendre sensiblement au prix de revient ; il s’agit d’effectuer les achats de manière à obtenir le meilleur prix de revient. Or, suivant l’habileté, suivant la méthode, le prix de revient peut varier à l’infini.

En s’associant, par exemple, les unes aux autres, pour former une fédération d’achats, un « magasin de gros coopératif, » devenant ainsi capables d’acheter des marchandises en quantités considérables, les sociétés coopératives obtiendraient, auprès des producteurs, des conditions beaucoup plus favorables que si chacune d’elles demeurait isolée. Oui ; mais cette Fédération, cette « Société de Sociétés » exige des capitaux ; de là de nouveaux prélèvemens que chaque société devra effectuer sur les bonis, sous une forme plus ou moins directe, avant de les répartir.

J’arrête là l’exposition de la doctrine « coopérante ; » mais on pense bien que la « Fédération, » lasse de payer un tribut aux producteurs, voudra plus tard produire à son tour, créer des manufactures, des minoteries « fédérales, » et c’est simplement à la conquête de la terre que les apôtres de la coopération veulent nous conduire. Leur système, qu’ils présentent comme une solution élégante de la question sociale, aboutit à une sorte de collectivisme pacifique et facultatif.

Ne raillons point leur ingénuité ; ne prenons pas à la lettre la théorie coopératiste ; n’y voyons qu’une « idée-limite, » prédestinée à un déchet inévitable. Cependant, quel que soit le terme, plus ou moins éloigné, où devra s’arrêter l’activité coopérative, un fait subsiste, c’est que les sociétés de consommation sont incitées à le reculer le plus possible, dans l’intérêt bien entendu des consommateurs associés. Pour s’assurer dans l’avenir le meilleur « prix de revient, » il ne faut pas, dès le début, exiger le prix de revient ; il faut savoir attendre.

Les coopérateurs tendront donc d’autant plus rapidement vers leur but, qu’ils auront réussi à dominer plus longtemps le désir naturel du bon marché immédiat. Selon le degré d’éducation auquel ils seront parvenus, ils souffriront que l’écart entre le prix de revient et le prix de vente soit plus ou moins sensible. Mais un écart s’impose, et les bonis ne doivent pas être intégralement distribués.


On dit encore, assez communément, que la coopération est « bonne pour les ouvriers : » c’est amoindrir singulièrement sa portée sociale. Si l’on considère les simples avantages qu’une Société coopérative peut procurer immédiatement à ses membres, l’importance de ces avantages apparaît d’autant plus sérieux, que le nombre des associés est plus considérable. Il semble donc bien-que la société doive favoriser son accès à tous les consommateurs, conservateurs ou socialistes, riches ou pauvres, « bourgeois » ou ouvriers. Et ce n’est pas seulement le nombre des participans qui importe, c’est la diversité de leurs aptitudes, qui se complètent pour assurer la meilleure conduite de l’entreprise. Enfin, en les réunissant heureusement, dans une collaboration quotidienne, pour la satisfaction d’intérêts visiblement semblables, l’Association garde, au profit de tous, toute sa valeur éducative. La Société coopérative n’est donc ni « bonne pour les ouvriers, » ni bonne pour les « bourgeois : » elle est bonne pour les uns et les autres, et à la condition que les uns soient associés aux autres.


La neutralité politique et confessionnelle des sociétés est la règle invariablement pratiquée en Angleterre, en Allemagne et en Suisse. Longtemps elle fut observée en France ; mais elle y est aujourd’hui singulièrement ébranlée. Quand on songe que, dans une même ville, il existe parfois une « fanfare » réactionnaire, et une « harmonie » républicaine ; que la politique s’est insinuée jusque dans certaines sociétés de pêcheurs à la ligne, on ne peut guère s’étonner de voir des coopératives « jaunes » et des coopératives « rouges. »

L’histoire de cette séparation serait curieuse à écrire ; je ne puis l’entreprendre ici. Je me borne à constater que les progrès du socialisme ont rompu, depuis dix ans environ, l’unité coopérative ; et qu’à l’antagonisme des doctrines, raison peut-être secondaire du conflit, s’est ajoutée, dans les débats acrimonieux des congrès, l’influence prépondérante des personnalités.

Quoi qu’il en soit, cette attitude des socialistes, au premier abord, a de quoi surprendre. Le programme de la coopération indéfinie, de la « coopération intégrale » a été tracé, il y a une vingtaine d’années, par MM. de Boyve et Charles Gide, les chefs de l’Union coopérative ; il est connu sous le nom d’« Ecole de Nîmes[2]. » Or, ce programme, les socialistes l’acceptent ; et l’on doit même reconnaître que leurs sociétés s’engagent dans la voie « coopératiste » avec plus d’entrain que les sociétés « bourgeoises. » C’est parmi ces dernières que les théories de l’ « École de Nîmes » ont provoqué le plus d’enthousiasme ; mais c’est parmi les sociétés socialistes qu’elles ont déterminé le plus de sacrifices. Pourquoi donc, combattans de la même cause, les socialistes se refusent-ils à suivre la même bannière ? Comment, alors qu’ils illustrent par l’action le texte du programme bourgeois, s’efforcent-ils de l’amoindrir dans son application en repoussant systématiquement le concours de toute une classe de consommateurs ?

Il faut, disent-ils, savoir ce que l’on veut. Pour le prolétariat, le but suprême des efforts organisés est la suppression de la propriété individuelle par la socialisation des moyens de production, À ce point de vue, puisqu’elle doit entreprendre un jour la « production fédérale, » la coopération est excellente : les coopératives de consommation, le magasin de gros sont les champs d’expérience du collectivisme, les « Ecoles d’application, » où les travailleurs se rendront aptes à exercer les fonctions qui leur seront dévolues un jour par la Révolution triomphante. Et, dès la première heure, grâce à un prélèvement des bonis, ceux-ci y recueilleront des avantages certains : prêts pour les sociétaires momentanément gênés, secours en cas de chômage, secours pour les femmes en couches, les veuves et les orphelins, salles de réunions corporatives. L’attraction sera irrésistible ; les masses viendront d’autant mieux au socialisme que le socialisme, aura paru satisfaire un plus grand nombre de leurs besoins : la coopération est donc un bon instrument de propagande. Enfin, les coopératives puiseront dans leurs bonis, comme en Belgique, les ressources nécessaires pour alimenter la caisse électorale du parti. En somme, sans transformer le système économique actuel, la coopération socialiste l’entamera tous les jours. Elle ne réalisera pas l’émancipation complète des travailleurs ; mais en attendant le jour où la Révolution livrera sa suprême bataille, elle aura fourni au parti un trésor de guerre et des loupes disciplinées. Qui sait même si cette bataille sera nécessaire ? Quand la coopération socialiste aura reçu son plein épanouissement, le collectivisme s’en détachera comme un fruit mûr.

Il est évident qu’un pareil programme ne peut être accepté par des « bourgeois ; » et d’ailleurs, le prolétariat peut-il lier partie avec les « affameurs de la classe ouvrière, » plus généralement avec ceux qui, par leur situation sociale, leur genre de vie, et leurs habitudes d’esprit, ne peuvent ni partager, ni même comprendre, les revendications prolétariennes ?

Telle est la position prise en ces dernières années par les socialistes, et sans méconnaître leur sincérité, je ne crois pas que leur attitude se soit ainsi raidie sous l’effet de la seule logique révolutionnaire ; car l’accommodation des activités a paru longtemps possible, et est encore poursuivie par beaucoup de socialistes indépendans. Quoi qu’il en soit, la coopération française, parti économique, est divisée en deux fractions, dont l’une accepte, en principe, tous les concours, mais, en fait, n’a pas été assez heureuse pour les attirer et les retenir ; et dont l’autre conçoit la Société coopérative comme une machine de guerre économique, politique et anticléricale. Voilà une cause sérieuse d’affaiblissement. Il en est d’autres encore, peut-être plus profondes et plus graves. Pour les exposer, jetons d’abord un coup d’œil d’ensemble sur la « carte coopérative. »


Au 1er janvier 1907, il existait, d’après la statistique du ministère du Travail, 2166 sociétés coopératives de consommation, comprenant 641 549 membres, et dont le chiffre d’affaires, au cours de la dernière année, a été de 191 012 000 francs. Sur ces 2 166 sociétés, 749 ont pour objet principal la vente des denrées d’épicerie ; 392, la vente simultanée de l’épicerie et du pain, plus rarement de la viande. Il y a en outre 836 boulangeries, 81 brasseries, 24 boucheries, 14 restaurans, 40 associations vinicoles et 30 magasins de charbon.

Dans leur ensemble, les 1 141 sociétés des deux premières catégories[3], c’est-à-dire les sociétés de consommation proprement dites, comptent 426 761 membres, et ont fait 145 044 100 francs d’affaires, soit 340 francs environ par membre et par an.

Les 836 boulangeries coopératives ont 176 166 membres, et ont fait 32 931 800 francs d’affaires, soit environ 187 francs par membre.

La situation, accusée par ces résultats, peut se résumer ainsi : un coopérateur français, en moyenne, dépense un peu moins d’un franc par jour dans son magasin coopératif, ou 0 fr. 50 centimes dans sa boulangerie ; et la coopération ne touche, on pourrait dire n’effleure, que le quinzième de la population française[4].

Il n’y a à proprement parler, que quatre départemens où les sociétés coopératives tiennent une place sérieuse dans les préoccupations de la vie ouvrière : le Nord, la Seine, le Rhône et la Loire. On peut évaluera 100000 pour chacun des deux premiers, à 21 000 et 18 000 pour les deux autres, le nombre des consommateurs associés pour l’achat du pain et des denrées d’épicerie[5]. Les adhérens y sont pour la plupart socialistes, de sorte que les socialistes comptent peut-être pour deux cinquièmes dans le nombre total des coopérateurs français. Les grandes coopératives du Nord sont surtout des boulangeries, dont les bénéfices alimentent la caisse du Parti. En 1904, à Roubaix, la grève de l’industrie textile avait son quartier général à la Paix, boulangerie socialiste qui compte plus de 4 000 membres, et qui paya aux grévistes 10 000 francs de « bonis anticipés. »

Dans l’Ouest, le Centre et l’Est, on trouve un grand nombre de Sociétés, presque toutes minimes, parmi lesquelles se détachent quelques-unes d’une réelle importance : la Ménagère, de Grenoble, la Laborieuse, de Troyes, la Philanthropique, de Saint-Remy-sur-Avre, la Fraternelle, de Cherbourg, qui ont chacune deux à trois mille sociétaires ; l’Union, de Limoges, qui en groupe plus de 10 000.

Le Midi est le désert de la coopération. Même dans les grandes villes, Bordeaux, Montpellier, Marseille, les coopératives sont insignifiantes, ou ont un caractère exclusivement professionnel. A Nîmes, foyer ardent de propagande, celle qui existe n’a que 550 membres ; à Toulouse, il n’y en a pas une seule. Devant cette constatation, on se prend à douter de l’efficacité de la méthode coopérative, que l’on a proposé récemment d’appliquer à la viticulture méridionale.

Enfin, dans les régions où la coopération paraît implantée, s’est manifestée une tendance très fâcheuse de la classe ouvrière : elle a multiplié les coopératives professionnelles dans une même ville. Au moins, les rivalités de parti ne provoquent qu’un dédoublement, comme à Lille, à Cherbourg, à Sotteville. Mais les rivalités corporatives divisent, subdivisent, émiettent en groupemens infimes la masse des consommateurs. Ce ne sont pas seulement les mineurs, les verriers, les tisseurs d’une même cité ouvrière qui veulent avoir leur coopérative autonome ; ce sont les mineurs de tel puits ou de telle fosse, ceux qui habitent le coron, et ceux qui habitent le village ; ce sont, dans une même usine métallurgique, les forgerons, les tréfîleurs, les pointiers. Il y a 17 coopératives à Montceau-les-Mines ; il y en a 25 au Creusot.

On dira que cette multiplicité est nécessitée par l’étendue de la ville, et que les consommateurs y trouvent leur commodité. Mais, ce qui est regrettable, ce n’est pas la multiplicité des magasins, c’est l’isolement où se confinent ces petites sociétés autonomes, qui toutes achètent séparément leurs marchandises dans les plus mauvaises conditions qu’on puisse imaginer[6].

Ainsi, de l’aspect général de la topographie coopérative, se dégage déjà une impression très nette : l’écart est immense entre la théorie « coopératiste » et la réalité des faits ; l’Ecole de Nîmes et l’Ecole socialiste ont une égale raison de s’en affliger. Or, on n’est point tenté de réformer ces conclusions, lorsqu’on observe de près l’organisation intérieure des sociétés de consommation. J’ai fait, pour ma part, cette enquête, et je pourrais multiplier les exemples. Mais les Sociétés parisiennes, variées et nombreuses, que j’ai récemment visitées, sont entre toutes les plus édifiantes. Je ne me suis pas borné à dépouiller leurs bilans, et à rectifier les chiffres, souvent erronés, de la statistique officielle ; je me suis efforcé de saisir tout ce que l’aspect des choses, la familiarité des hommes, peuvent révéler de leur intimité vivante. Il me suffira de les montrer telles que je les ai vues : l’enseignement se dégagera de lui-même.


En excluant les restaurans coopératifs comme la Cantine familiale de l’Hôtel des Postes, le Nouveau restaurant du quartier Latin, il y a à Paris 41 sociétés coopératives de consommation, dont 10 ont plus de 1000 membres, et 25 moins de 300. Au centre, quelques magasins infimes, et une seule société puissante, l’Association des employés civils de l’État et du département de la Seine, installée rue Christine, la plus considérable de toute la France, mais strictement professionnelle. C’est dans les faubourgs que se trouvent les trois grandes coopératives ouvrières, l’Égalitaire dans le Xe arrondissement, la Bellevilloise dans le XXe, l’Avenir de Plaisance dans le XIVe. Quelques autres encore méritent de retenir l’attention : la Société des agens du chemin de fer de l’Est, la Société du XVIIIe arrondissement, la Prolétarienne, de Montmartre, l’Union du XIXe, la Ménagère du XVIIe, et, dans le quartier des Gobelins, l’Utilité sociale[7].

La plupart des coopératives parisiennes ont des magasins de location ; sept seulement sont propriétaires de leurs immeubles. Les magasins de location sont en grande partie situés dans des rues peu fréquentées ; ils sont étroits, sombres, et défendus par des glaces dépolies, poussiéreuses, contre la curiosité improbable du passant. Cependant, sur les hauteurs de Montmartre ou de Belleville, sur les boulevards animés de la Villette ou d’Italie, quelques-uns sont mieux situés, et leurs façades claires, si elles étaient convenablement décorées, pourraient communiquer une impression agréable. Malheureusement, il est de règle coopérative que l’on ne doit pas faire de réclame ; et, de toutes les règles coopératives, celle-là est peut-être la plus universellement observée. Il est vrai que c’est aussi la plus facile à suivre, puisqu’elle dispense d’un effort. L’étalage extérieur, quand il n’est pas systématiquement éliminé, est réduit aux maigres apparences d’une épicerie de village. Presque partout règne une affectation d’austérité puritaine, qui n’est peut-être que le masque commode de la négligence.

L’aménagement intérieur a meilleur aspect : les bocaux, les bouteilles de liqueurs, les paquets de biscuits sont disposés suivant les vieux et persistans usages de l’épicerie. Pourtant, dans la plupart des petits magasins, un certain encombrement de papiers ou de caisses éventrées, un plafond fumeux d’où pendent des balais de crin et des saucissons, décèlent l’absence d’un patron intéressé. J’ai vu une salle de vente, salle unique, où les registres de comptabilité, mêlés à des factures écornées, semblaient avoir été jetés à la volée au milieu de « litres » malpropres.

Mais les coopératives les mieux tenues, par l’aspect misérable de leurs locaux, semblent faites pour décourager l’acheteur. Deux m’ont particulièrement frappé, parce qu’elles sont intéressantes à plusieurs égards : la Société de l’Est, et l’Utilité sociale.

La Société de l’Est, fondée en 1868, qui groupe plus de 3 000 agens du chemin de fer, a loué, rue Pajol, une « école abandonnée, » une école du bon vieux temps, ni gaie ni brillante. A l’entrée, le nom de la Société se détache en grisaille sur une arcade écaillée. Un couloir de plein air, aux coudes brusques, conduit l’acheteur à un vieil et raide escalier de bois, qu’il faut gravir pour arriver au magasin d’épicerie. Ce magasin, où règne un comptoir hérissé de guichets, est bien agencé, mais sombre. Suspendus aux solives saillantes, en nombre, des « saucissons de Lorraine » s’offrent tout d’abord au visiteur, qui peu à peu distingue, dans le clair-obscur, les denrées coloniales, la vaisselle, la quincaillerie, les vêtemens, les chaussures, les chapeaux. Malgré ces dehors peu engageans, la Société de l’Est ne fait pas de mauvaises affaires. Je ne crois pas que la théorie coopératiste soit très familière aux administrateurs et aux membres ; mais cette coopérative, pourvue d’un gérant, est convenablement dirigée ; ses frais généraux ne dépassent pas. 6,50 pour 100, et son dividende est ordinairement de 7,50 pour 100. Aucune société de Paris ne présente des résultats aussi favorables.

L’Utilité sociale est établie sur le boulevard Auguste-Blanqui ; mais le moindre marchand de vin y est plus apparent qu’elle. Comme à la Société de l’Est, on franchit en entrant une pauvre vieille arcade, où le titre est peint en caractères ternes. On arrive dans une cour étroite, presque sinistre, entourée de grands bâtimens, qui laissent pendre de leurs fenêtres des linges de toute espèce. Plus noir encore que la cour, sur la gauche, s’ouvre le magasin, dont on a tiré le meilleur parti possible ; et tout au fond, en communication directe avec lui, la « buvette, » presque aussi vaste, qui reçoit le jour d’un grand plafond laiteux. Quand je m’y présentai, vers quatre heures, une vingtaine d’ouvriers, casquette sur la tête, assis au tour de tables massives buvaient un « setier » de vin, en « cassant une croûte » et causant bruyamment.

Cette Société, d’apparence presque sordide, est cependant la mieux achalandée de toutes les sociétés de Paris. Elle existe depuis 1891, et groupe actuellement de huit à neuf cents membres, « peaussiers, » tanneurs, cordonniers, chiffonniers, dont elle ne semble point choquer les habitudes ; d’ailleurs beaucoup de ces ouvriers, les « peaussiers » surtout, sont fort à l’aise. Le montant de la consommation par tête y est d’environ 500 francs par an, ce qui est tout à fait exceptionnel à Paris.

La Prolétarienne, du XVIIIe arrondissement, qui groupe un millier de membres, est fort loin d’avoir une clientèle aussi assidue ; mais elle forme un heureux contraste avec les précédentes. De fondation récente (1904), elle est installée dans la rue Trétaigne, rue nouvelle et très claire ; ses magasins, fort propres, reposent agréablement la vue, quand on vient d’en visiter d’autres. La cave est spacieuse, bien aménagée. La « salle du Conseil, » un peu basse, d’aspect sévère, est décorée d’affiches de convocation et de gravures significatives : la « cave communiste » de Maraussan ; « Bonnaire et Ragu, » personnages d’un roman de Zola, et un portrait de M. Combes. Un buste de la République, un grand médaillon de J.-B. Clément, ancien membre de la Commune, complètent l’ornementation. A la Prolétarienne, il y a beaucoup de révolutionnaires, quelques artistes, et malheureusement pas assez de bons consommateurs.

Parmi les Sociétés qui ne sont pas propriétaires de leurs magasins, quelques-unes sont encore intéressantes, comme la Famille, de la rue Malar ; l’Économie parisienne, de la rue des Gravilliers ; l’Abeille, de Passy, toutes socialistes ; l’Effort démocratique, du boulevard Raspail, fondée sous l’inspiration du groupe « sillonniste. » Je ne poursuis pas l’énumération ; et je me borne à observer que le plus grand nombre de ces magasins coopératifs coûtent fort cher. Presque partout, le prix de location, qui varie entre 800 et 5 000 francs, m’a paru disproportionné avec le nombre des membres.

Les grandes coopératives, et même quelques sociétés de faible importance, sont propriétaires de leurs immeubles. Plusieurs d’entre elles, pressées d’atteindre l’idéal de la propriété collective, n’ont pas eu à s’applaudir de leur ambition prématurée ; elles ont dû contracter des emprunts, subir des hypothèques ; et, dans ces dernières années, trois ont disparu.

Les types d’immeubles sont variables. A l’exception de la Bellevilloise, les coopératives ouvrières ont fait construire de gros édifices mornes, en maçonnerie lourde, qui tiennent du temple, de l’école municipale, ou du marché couvert : le visiteur, qui présumait de grands magasins débordans de vie, est comme déconcerté. Il y a pourtant de l’animation et de l’activité derrière ces hautes murailles ; mais il faut entrer pour s’en apercevoir. Ce qui frappe immédiatement, c’est l’énormité de l’espace perdu, l’immensité de la « salle des fêtes, » qui, trois ou quatre fois par an, est utilisée pour l’Assemblée générale, une « sauterie, » une conférence, ou un concert[8].

Voici par exemple, rue Niepce, dans le XIVe arrondissement, l’Avenir de Plaisance, qui existe depuis trente-cinq ans. On entre, et on se trouve dans une vaste nef, qui reçoit le jour d’un haut plafond vitré. Le long des murs, se succèdent, séparés par des cloisons peu élevées, les différens rayons de vente. A droite de l’entrée, l’étalage truculent de la boucherie ; à gauche, l’amoncellement des légumes et des « primeurs. » La foule, enfans et ménagères, paniers au bras, filets à la main, se presse aux guichets de service, dressés de distance en distance, le long du comptoir périmétral. Au milieu de la salle, quelques « kiosques » en chêne montrent, derrière leurs vitrines, des échantillons de chaussures fabriquées par diverses cordonneries ouvrières. Tout en haut de la nef, règne une galerie, sur laquelle s’ouvrent la salle du Conseil, les salles de commissions, la bibliothèque sociale, les bureaux de la comptabilité, et la buvette. De cette galerie, on accède par un couloir à la salle des fêtes, presque aussi vaste que celle des ventes, et qu’on est surpris de découvrir : c’est un véritable théâtre, avec une scène coquette, et une toile assez joliment brossée. Tout cela est d’une belle allure ; on est près d’admirer cette « Maison du Peuple. » Mais quand on songe que cette société de 4 000 membres ne fait pas 700 000 francs d’affaires, on ne peut se défendre d’un sentiment d’inquiétude.

La Société du XVIIIe arrondissement, qui n’est ni socialiste, ni exclusivement ouvrière, et qui est encore plus ancienne que la précédente, car elle date de 1866, a adopté une méthode originale pour tirer le meilleur parti de son terrain. Elle a construit, sur un espace assez étroit, une maison de six étages, dont le rez-de-chaussée et le premier seulement sont occupés par les magasins. Le reste est divisé en appartemens loués à des sociétaires ; de sorte que cette société a le double caractère de la Société de consommation et de la Société d’habitations à bon marché. Malheureusement, si les logemens, très confortables, sont économiques pour les locataires, ils ne le sont pas pour la coopérative ; et cette société, longtemps considérée comme un modèle, est, en somme, une des plus chèrement logées.

L’Union fraternelle d’Auteuil, petite société de 150 membres, a réussi à devenir propriétaire par une combinaison plus ingénieuse. Passage Dietz-Monnin, au milieu de petits jardins rustiques, la Société des Habitations ouvrières de Passy-Auteuil a construit des maisonnettes ouvrières isolées. Au bout de vingt ans, moyennant le versement d’annuités, les locataires en deviennent définitivement possesseurs. C’est ainsi que l’Union fraternelle, Société coopérative de consommation, a acquis la maison qu’elle occupe ; maison fort modeste, il est vrai, et difficile à découvrir. Mais enfin elle est chez elle, ne doit rien à personne, et fait d’assez bonnes affaires.


Il faut maintenant nous arrêter un peu plus longuement devant deux sociétés, les plus grandes de Paris, et d’esprit fort différent ; l’une, essentiellement « bourgeoise, » comme disent les socialistes, l’autre, fortement animée de tendances révolutionnaires : l’Association des employés civils et la Bellevilloise.

On ne saurait dire que l’Association des employés civils de l’État soit une véritable coopérative, puisque le nombre des actions est limité, et que tout le monde ne peut pas être actionnaire ; mais elle n’en est pas moins digne d’intérêt, et son organisation est fort curieuse. Fondée en 1887, elle a acheté, rue Christine, un vieil hôtel, qu’elle occupe depuis une quinzaine d’années ; et eu égard au nombre de ses membres, qui était de 20 092 au 1er janvier 1907, elle est, pour le moins, aussi économiquement logée que la Société de l’Est, dans sa vieille école.

Dans la « cour d’honneur, » sous des galeries, on aperçoit dès l’abord la boucherie, la charcuterie, la volaille, les légumes et les fruits. Un perron « de style » conduit au rez-de-chaussée où se développent, dans une enfilade de pièces qui ont été de luxueux salons, l’épicerie, la quincaillerie, la poterie, la cristallerie. Au premier étage, l’horlogerie, la bijouterie, la chapellerie, la lingerie, les chaussures, les articles de voyage ; j’y ai même aperçu des lits tout montés, des bicyclettes. Au second, l’atelier de couture ; la « pompe, » se trouve à l’étage supérieur, en voisinage avec la charcuterie, où s’élaborent, sans relâche, le boudin, les saucisses, la galantine truffée, les « saucissons d’Arles » et de « Lorraine. »

Cette association de fonctionnaires a établi dans tous ses services la régularité administrative ; elle leur a même imposé le décor approprié aux habitudes de ses membres. J’ai presque admiré les bureaux, où s’alignent des guichets grillagés, dans la sévère ordonnance d’un grand établissement de crédit ; surtout, la « Chambre du Conseil, » vaste salon « rouge et or, » qu’une grande table verte remplit presque tout entier, et qu’on dirait fait pour les délibérations d’une puissante compagnie financière. Les bénéfices atteignent le chiffre exceptionnel de 7 pour 100 ; mais les frais généraux dépassent 15 pour 100 ; et, quoique le chiffre des ventes soit de cinq millions, la fidélité des adhérens n’en laisse pas moins fort à désirer : le montant de leurs achats n’est, en moyenne, que de 262 francs par an. C’est que les frais de livraison à domicile sont fort considérables ; et d’autre part, les membres de l’Association, fonctionnaires de l’Etat, de la Préfecture de la Seine et de la Préfecture de police, s’ils ne sont pas tous aisés, ont du moins l’habitude d’un certain genre de vie, très différent de celui des ouvriers. Avant de faire partie de la coopérative, ils étaient les cliens des grandes maisons d’alimentation, et on pense bien que les relations ne sont qu’à moitié rompues. L’Association ne peut leur offrir ni la même variété dans le choix, ni la même commodité dans la livraison ; par la fatalité de son organisation, elle est condamnée à enfler ses frais généraux, et cependant à rester toujours au-dessous des exigences de sa clientèle. Mieux administrée, mieux outillée, mieux approvisionnée que les coopératives ouvrières, elle est pourtant moins bien adaptée aux besoins du milieu ; l’influence sociale qu’elle exerce sur ses fonctionnaires est très inférieure à celle que l’Utilité sociale détient sur les ouvriers du cuir. La clientèle aisée est une clientèle qui aime ses aises, et, à la moindre déconvenue, sans se plaindre, elle s’éclipse.

De toutes les coopératives ouvrières, la Bellevilloise est à la fois la plus puissante par le chiffre des affaires et le nombre de ses membres, la plus solide au point de vue financier, et la plus curieuse pour l’observateur social. Elle a plus de 6 000 adhérens, et fait plus de 3 millions d’affaires, près de 500 francs par membre ; et elle a connu, dans son existence de trente années, une prospérité plus grande encore. Mais, il y a dix ans, elle subit ce qu’on pourrait appeler la crise du succès. Elle avait fini par assumer toutes les charges des grands établissemens coopératifs, épicerie, boulangerie, boucherie, charcuterie ; mais les administrateurs pliaient sous la tâche alourdie ; le désordre de la comptabilité, les achats défectueux, le « coulage » amenèrent une décadence rapide. L’énergie de leurs successeurs, ardens et avisés, sauva la Société de la ruine. La comptabilité fut réorganisée, on en recruta le personnel par le concours, et l’on combina des dispositions très sages pour écarter les embarras de l’avenir. La situation se releva ; la confiance revint.

Alors, on éleva de nouvelles constructions au siège social de la rue Boyer ; des succursales furent créées sur divers points de Belleville et de Ménilmontant. C’est dans de larges rues qu’on vit s’ouvrir des magasins d’épicerie et de boucherie, avec vitrines claires, étalages sur le trottoir, faisant très bonne figure au milieu des maisons de commerce voisines.

L’immeuble social de la rue Boyer est simple, mais bien approprié à sa destination. A voir le mur d’enceinte, les bâtimens retirés que domine une haute cheminée cylindrique, on dirait une petite manufacture. Une porte cochère, et, un peu plus loin, le petit magasin de vente de la boulangerie, tranchent seuls sur l’uniformité de la façade murale. Une assez grande cour sablée, lumineuse et gaie, entourée de « bosquets et charmilles, » comme dit le prospectus, précède les magasins ; on y donne en été des « apéritifs concerts ». Là campèrent, durant la récente grève de l’alimentation, 500 familles de grévistes, faisant leur cuisine à la buvette, avec les produits de la Bellevilloise, mis gratuitement à leur disposition.

La boulangerie-pâtisserie est installée au fond de la cour, près des magasins d’épicerie. Les Parisiens ne se doutent guère que s’ils peuvent encore manger du pain frais le dimanche, c’est peut-être à la Bellevilloise qu’ils le doivent. Quand les boulangers, se refusant à appliquer le repos hebdomadaire « par roulement, » livrèrent le dimanche du pain rassis à leur clientèle, la Bellevilloise continua à vendre du pain frais ; et comme elle vend au public, le public afflua dans ses magasins. On m’a même cité le cas d’habitans du XVIe arrondissement, qui envoyèrent leurs domestiques au magasin de la rue Boyer ; et l’un des motifs qui amenèrent la capitulation des boulangers aurait été la crainte de voir se multiplier les boulangeries coopératives.

Les quatre boucheries, situées dans divers quartiers de Belleville, sont propres et bien parées. Mais la succursale de la rue de Ménilmontant est une nouveauté d’ « art coopératif. » C’est, derrière une fort jolie façade, une longue et haute galerie recouverte d’une toiture vitrée. En la parcourant, on traverse successivement, en enfilade, décorés avec goût, séparés par des cloisons de chêne, les rayons de boulangerie, de charcuterie, de chapellerie, de tapisserie, de chaussures et de vêtemens. Entre cinq et six heures, on avance avec peine, dans la foule affairée des ménagères ; on ne trouve un calme relatif qu’au bout de la galerie, au rayon des étoffes, plutôt fréquenté au commencement de la semaine ou du mois.

Un autre étonnement m’attendait à la pharmacie de la rue des Cascades : une pharmacie conforme au modèle classique, bocaux bien rangés, garnis de formules latines, balances de précision, grands vases remplis de liqueurs azurées, le tout embaumé de cette odeur sui generis qui impose à la multitude un respect mêlé de crainte. Un cabinet de consultations gratuites, où se tiennent, à certaines heures, des docteurs ou doctoresses, est attenant à l’officine.

Ces apparences sont brillantes ; et l’examen de la situation financière n’apporte aucune désillusion. A la Bellevilloise, on n’achète ou on ne construit un immeuble que lorsqu’on a les ressources disponibles ; et il est remarquable qu’on ait pu acquérir, à beaux deniers comptans, une propriété sociale de 520 000 francs ; car les actions, qui sont de 100 francs, sont loin d’être libérées entièrement. Mais, chaque année, on verse plus de 50 000 francs à un fonds d’ « amortissement anticipé. »

Quant aux « œuvres sociales, » — service médical, bibliothèque, caisses de chômage et de propagande, — les dépenses qu’elles occasionnent n’entament point la fortune de la collectivité ; elles sont couvertes par un prélèvement de 10 pour 100 sur les bénéfices. Ainsi que le fonds d’amortissement, le budget de la solidarité est le produit pur et simple de sacrifices immédiats consentis par les sociétaires : il appauvrit le « trop perçu, » restitué à la fin du semestre, mais il est sans répercussion sur l’avenir. En principe, le montant du dividende distribué ne doit pas être supérieur à 5 pour 100 ; et, en ne descendant pas au-dessous de ce chiffre, l’administration a eu la sagesse de ne demander à ses membres que ce qu’elle pouvait obtenir sans les mécontenter.


Nous venons de voir les sociétés coopératives les mieux organisées ; mais on ne saurait juger l’ensemble sur ces exceptions intéressantes ; et l’ensemble se présente mal.

Comme nous le savons déjà, beaucoup de sociétés accusent, par leur aspect et leur situation géographique, un détachement étrange des préjugés du consommateur, qui est une maladresse ; et, par la vaine ampleur de locaux somptueux, plusieurs autres témoignent d’un souci prématuré de fonctions accessoires, qui est une imprévoyance.

Mais ce qui est encore plus significatif, les coopératives parisiennes ont reculé devant les tâches sérieuses, dont elles proclament la nécessité, en déclamations incessantes, pour l’amélioration de l’existence des travailleurs. La question du pain et de la viande à bon marché a été presque partout écartée, non parce qu’elles en ont méconnu l’importance, mais parce qu’elles ont été incapables de l’effort approprié. La Bellevilloise seule a pu créer et maintenir une boulangerie.

L’Association des employés civils, l’Égalitaire, l’Avenir de Plaisance, la Bellevilloise, sont les seules sociétés qui aient établi des boucheries annexes. Encore, ces boucheries n’ont-elles pas d’analogie avec les vingt-quatre boucheries de province, qui achètent les animaux vivans sur les marchés publics. Ces quatre sociétés achètent « à la cheville, » c’est-à-dire, qu’elles se procurent aux abattoirs de la Villette, par leur chef-boucher, les animaux abattus et dépecés. Elles éludent de la sorte la principale difficulté de la boucherie, qui consiste à connaître les animaux, à les acheter en usant de toutes ces finesses que les gens du métier manient avec une persévérance inouïe sur les foires provinciales ; et elles n’ont pas besoin d’écuries pour recevoir et soigner le bétail. Mais, en diminuant le caractère aléatoire de l’entreprise, elles renoncent aux larges bénéfices qu’une administration très entendue aurait pu obtenir ; et elles reconnaissent implicitement la supériorité de ces intermédiaires qu’elles ont la prétention d’éliminer. J’ajoute que le rayon de la boucherie a toujours causé de gros soucis aux administrateurs ; que le débit en est incertain, et hors de proportion avec les frais qu’il occasionne.

Les sociétés que je viens de nommer, et quelques autres, comme la Prolétarienne, la Société du XVIIIe arrondissement, l’Union du XIXe, la Société de l’Est, vendent des vêtemens, des coiffures, des chaussures, des articles de ménage, du charbon de terre, des légumes et des fruits. Mais pour toutes, la base essentielle du commerce est l’épicerie ; et la vente des « liquides » est presque partout supérieure à celle de l’épicerie proprement dite. La consommation la plus régulière est celle du vin ordinaire, uniformément réparti au prix de trente centimes le litre[9]. Mais les liqueurs fournissent un appoint sérieux ; et sur le terrain neutre de l’alcoolisme, les coopérateurs bourgeois et socialistes semblent se rencontrer dans une parfaite communauté d’aspiration[10].

Les sociétés ouvrières, sans exception, ont installé des buvettes à côté de leurs magasins de vente ; la plus modeste tient à honneur d’avoir au moins un « zinc. » Partout, j’ai recueilli le même argument justificatif. Puisque l’ouvrier va au cabaret, mieux vaut encore que ce cabaret soit coopératif ; au moins, il y boira du vin naturel ; et d’ailleurs, les « camarades militans » ont à la buvette un lieu de réunion commode, où ils peuvent « échanger des idées. » En un mot, dans l’esprit des administrateurs ouvriers, la buvette est récréative, familiale, presque éducative, et elle donne toujours de « bons résultats. » Le rayon de la boucherie, le rayon des tissus, ont parfois des pertes ; mais, par un admirable privilège, les bénéfices de la buvette sont toujours superbes : la buvette est le rayon d’or.

On a pourtant essayé, ça et là, d’éliminer au moins l’absinthe ; la Bellevilloise seule y a réussi. Il y a quelques années, sur la proposition de la citoyenne Barré, l’Assemblée générale de l’Égalitaire supprima, à l’unanimité moins sept voix, « la répartition de ce liquide pernicieux qui permet aux exploiteurs delà classe ouvrière de maintenir leur joug sur elle. » L’enthousiasme fut indescriptible ; mais, au cours de ma dernière visite à l’Égalitaire, j’ai appris avec étonnement que le « liquide pernicieux, » sans qu’on s’en fût vanté, avait reparu « à la demandé générale. » Nul doute que les exploiteurs de la classe ouvrière ne se soient frotté les mains !

Au moins, dans le cercle très réduit de leurs opérations, les coopératives parisiennes ont-elles procuré à leurs membres des avantages appréciables et réellement appréciés ? Les chiffres officiels vont nous fournir à cet égard une indication décisive.

D’après la statistique du ministère du Travail, 47 sociétés parisiennes, sur 51, comptent 89 217 membres, et le montant de leurs ventes s’est élevé, pour 1906, à 23 954 100 francs[11]. La consommation moyenne d’un membre est de 268 francs, soit moins de 75 centimes par jour ; chiffre bien minime, même si les achats n’embrassaient partout que les articles d’épicerie. Encore doit-il être considéré comme un maximum ; car il faudrait tenir compte de la contribution du public, admis dans près de la moitié des magasins coopératifs, depuis l’imposition delà patente. Il est donc certain que l’ouvrier parisien n’achète pas à sa coopérative la moitié de ses denrées alimentaires[12].

La statistique officielle ne fait pas connaître les bénéfices et les frais généraux ; mais j’ai analysé les bilans de toutes les sociétés que j’ai visitées, et me suis assuré que le montant du dividende ne dépasse pas 5 pour 100 en moyenne, tandis que celui des frais généraux s’élève à 13 pour 100. J’ai fait le même calcul pour les 1 448 sociétés coopératives de la Grande-Bretagne à l’aide de la statistique très précise de l’Union coopérative anglaise : le dividende est de 13 pour 100, et les frais généraux ne dépassent pas 8 pour 100. Or, les sociétés anglaises sont en très grande majorité ouvrières ; et leur commerce, étendu à des objets variés, à des branches difficiles, est plutôt fait pour augmenter les frais généraux. La création de leurs boucheries, de leurs abattoirs, de leurs magasins annexes de draperie ont nécessité un effort inconnu chez les sociétés parisiennes. Cependant, malgré toutes ces charges, elles dépensent moins en frais d’administration que les sociétés parisiennes, dont l’unique préoccupation est d’acheter pour revendre.

Énormité des frais, faiblesse des bénéfices, infidélité évidente de la clientèle, tous ces faits se complètent pour éclairer d’un jour déjà lumineux la physionomie des coopératives : elles ne sont pas économes, et ne donnent à leurs membres qu’une satisfaction médiocre.

A quoi faut-il attribuer la faiblesse, presque générale, des affaires ? L’explication des administrateurs est très simple ; elle est comme stéréotypée dans la plupart de leurs rapports : « Si nos sociétaires comprenaient mieux leur devoir, le chiffre de nos ventes pourrait être doublé, triplé. » Ou encore : « Nous avons le regret de dire que le rayon de la boucherie est en perte. Ce résultat est dû à l’indifférence des sociétaires… » L’argument est d’une parfaite puérilité ; et en attribuant exclusivement leur insuccès à l’imparfaite éducation des membres, les administrateurs donnent une explication, satisfaisante pour leur amour-propre, mais contraire à la réalité des choses. En dépit des apparences fâcheuses de leurs magasins, si les sociétés livraient des produits toujours irréprochables, leur bonne renommée finirait par triompher de tous les préjugés du monde.


Mais, quand nous avons constaté que les coopératives ne sont pas économes, et qu’elles ne satisfont pas leurs membres, nous ne pouvons considérer ce résultat comme le dernier terme de notre enquête : il n’est que le point de départ d’une recherche infiniment plus intéressante. D’où vient que l’administration coopérative est si coûteuse et si inhabile ?

Pour être pleinement édifié, il faut voir de près cette administration elle-même, savoir de quelle façon elle est recrutée, comment elle délibère, comment elle exécute, et comment elle contrôle ; et il importe plus encore de pénétrer les « mœurs coopératives. »

Les Sociétés coopératives « bourgeoises » sont les moins nombreuses. Nous connaissons déjà les plus importantes : la Société du XVIIIe arrondissement, la Société de l’Est, l’Association des Employés civils. Les autres, le Marais, la Goutte d’Or de Montmartre, la Fourmi du XIIIe, l’Union Fraternelle d’Auteuil, ont tout au plus quelques centaines de membres.

Administrées avec ordre, relativement bien tenues, la plupart de ces sociétés ne sont cependant pas plus économes, ni mieux achalandées que les sociétés ouvrières. Leur clientèle est plus exigeante, l’horizon coopératif y est plus rétréci. Elles vendent certaines marchandises, comme le vin, moins cher en gros qu’au détail, suivant en cela la tradition commerciale plutôt que la règle coopérative ; elles distribuent un intérêt de 5 pour 100 aux parts sociales, de sorte que le capital peut-être rémunéré sans que l’adhérent soit consommateur ; elles n’ont le souci ni de l’éducation ni de la propagande. Ce n’est pas assez dire qu’elles ont peu de foi ; elles n’ont pas de doctrine. Chaque membre envisage sa société comme une maison de commerce, qui ne doit pas seulement le satisfaire, mais le satisfaire mieux qu’une autre ; et sa fidélité n’est pas entretenue par le sentiment du devoir social.

Les coopératives parisiennes sont en grande majorité socialistes, ou, tout au moins, manifestent des tendances socialistes. Beaucoup d’entre elles sont clientes des associations de production ; toutes vendent le vin « au litre » le même prix qu’ « en fût ; » aucune n’accorde d’intérêt au capital. Celles-là sont à peu près exclusivement ouvrières ; quelques-unes même, dans leurs statuts, excluent formellement les « bourgeois. » L’Avenir de Plaisance, l’Abeille de Passy, n’admettent que des « ouvriers ou artisans, » la Famille, de la rue Malar, tolère les « ouvriers intellectuels, » mais leur refuse l’éligibilité aux fonctions d’administrateur. A la Bellevilloise, « tout citoyen travaillant manuellement ou intellectuellement pourra seul faire partie de la Société. » Les « intellectuels » ne sont guère que des cliens obscurs ; leur voix est rarement entendue dans les Assemblées et ils ne siègent presque Jamais dans les Conseils. Du reste, rien qu’à lire les rapports et les procès-verbaux, on s’aperçoit que les ouvriers manuels sont les maîtres exclusifs ; et dans l’œuvre bonne ou mauvaise, de leurs sociétés, nous devons voir le reflet exact, l’indice sûr de leurs capacités directrices.

Ainsi, l’idée, étroitement comprise, que « l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » a écarté des sociétés ouvrières les bommes de savoir et de loisir, sous prétexte qu’ils sont « bourgeois. » Le mode d’élection des administrateurs tend à appauvrir encore davantage la valeur de la direction sociale.

Tout d’abord, nul ne peut être candidat, s’il n’a pas fait acte de candidature : ingénieux moyen d’éliminer les modestes. Et ceux qui se présentent doivent se soumettre à une enquête sur leur « passé ; » établir qu’ils sont syndiqués, répondre parfois à des accusations d’intempérance ou de cléricalisme, se défendre d’avoir serré la main à un « ennemi de la coopérative. » Enfin, au grand jour où l’Assemblée générale tient ses assises, à l’appel de son nom, chacun d’eux doit se lever, « monter à la tribune, » et proclamer lui-même ses bonnes qualités d’administrateur. Alors, des interpellations s’élèvent, et tous ceux à qui son nez a déplu commencent à gloser sur sa conduite. S’il manque d’aplomb, son affaire est claire : sa candidature est repoussée dans un tonnerre d’applaudissemens dérisoires. On conçoit que, dans ces conditions, l’affluence de candidats sérieux ne soit pas très considérable ; et en fait, il y a fréquemment des places vides, que l’on est obligé de combler par un tirage au sort. A la Prolétarienne, de Montmartre, le « tirage à la roue » est même statutairement et régulièrement pratiqué pour un certain nombre d’administrateurs.

Un des préceptes d’une démocratie chagrine est qu’il faut « guérir des individus. » Peut-être vaudrait-il mieux apprendre à les connaître, afin de n’être pas obligé d’en guérir. En tout cas, cette maxime est fort en honneur dans les coopératives socialistes : aucune n’a de président, car le président pourrait incarner la société aux yeux de tous, et prendre une autorité dangereuse. Les affaires courantes sont expédiées par un secrétaire, un administrateur délégué, ou un administrateur de semaine. Quant aux séances du Conseil, elles sont présidées à tour de rôle par tous les administrateurs, même par ceux qui ont été « tirés à la roue. » Aussi les séances se prolongent-elles démesurément ; jusqu’à minuit ou une heure du matin, sans qu’il y ait eu parfois une demi-heure de délibération utile. On croit justifier cette méthode en alléguant la nécessité d’habituer tout le monde à diriger les débats. Malheureusement, l’expérience problématique que les administrateurs ont pu acquérir ne trouvera jamais d’emploi ; car il est fort rare que les mêmes hommes restent longtemps au Conseil. La durée du mandat est presque partout de dix-huit mois ; souvent même, les conseillers sortans sont inéligibles pendant un an, et, de toute façon, ne sont ordinairement pas réélus. Celui qui a pu conserver son mandat pendant plus de deux ou trois ans est considéré comme un survivant phénoménal des âges héroïques.

L’existence bureaucratique des secrétaires, trésoriers, administrateurs délégués, renouvelables tous les six mois par le Conseil, est plus brève encore. Aussi, personne ne possédant qu’une parcelle d’autorité, et personne ne la possédant longtemps, il n’y a nulle part d’autorité visible. Aucun de ces fonctionnaires improvisés et éphémères ne se sent responsable ; aucun n’a le pouvoir de se défendre contre les empiétemens d’un collègue, même simple administrateur, qui, au hasard de visites improvisées, peut affaiblir la portée de ses ordres.

En principe, le Conseil d’administration a le souverain rôle, et il lui appartient de maintenir l’unité de direction. Mais il n’apparaît dans la plénitude de ses pouvoirs qu’une ou deux fois par semaine ; la direction générale échappe à ses membres mal informés. Cependant les menus détails encombrent ses délibérations. L’affaire la plus simple, mais aussi la plus urgente, après lui avoir été tardivement soumise, est renvoyée à une commission, pour lui revenir encore plus tard, en seconde lecture, enrichie d’un beau rapport. La lettre la plus pressée est décachetée en séance ; et, certes, ce n’est pas dans les bureaux des grands services publics qu’il faut chercher les meilleurs exemples de lenteur administrative, c’est dans les sociétés coopératives ouvrières de Paris.

Les commissaires de surveillance, élus dans les mêmes conditions que les administrateurs, ont le devoir, très limité par la loi, de vérifier la comptabilité, de certifier l’exactitude du bilan, et de veiller à l’observation des dispositions statutaires. En Angleterre et en Allemagne, ces commissaires sont de véritables experts-comptables ; dans les coopératives ouvrières de Paris, leur unique parchemin est leur fiche socialiste et anticléricale. Aussi sont-ils un peu gênés dans leur rôle ; mais ils excellent à usurper celui que la loi et les statuts leur ont formellement interdit. Ne pouvant, attentifs et circonspects, remplir les fonctions restreintes, mais délicates, qui leur sont départies, ils étendent indéfiniment l’espace où se meut leur activité capricieuse et brouillonne. Leurs rapports d’assemblées générales sont très édifians : ils passent en revue tous les services, apprécient l’état des locaux, la qualité des marchandises, le zèle des employés. Parfois, ils oublient de certifier l’exactitude du bilan : c’est d’une belle distraction.

Quoique peu fréquentées, les Assemblées générales sont aussi tumultueuses que les réunions politiques. On connaît déjà « l’audition des candidats ; » c’est un lever de rideau. Mais le rapport de la « commission d’enquête » est la pièce principale, du moins dans les grandes sociétés. Cette « commission d’enquête » exerce la police judiciaire ; elle recherche les « mauvais sociétaires, » recueille les dénonciations, cite les accusés à sa barre, entend des témoins, rédige des procès-verbaux ; et son rapporteur remplit les fonctions de procureur général devant l’Assemblée, qui, comme on le pense, ne garde pas la sérénité d’un aréopage. Quand on a radié quelques membres coupables, on houspille quelque peu les administrateurs : à celui-ci, qui a été délégué dans le Midi pour acheter du vin, on reproche « ses rinçades, gueuletons et ballades au bord de la mer ; » à cet autre, son attitude aux dernières élections législatives ou municipales.

Les employés ne sont pas oubliés ; surtout les chefs de service, chef comptable, chef boucher, chef du chantier de charbons. Tout le monde pouvant dire tout ce qu’il a sur le cœur, les serviteurs les plus dévoués ne sont jamais à l’abri des accusations ou des quolibets. Pêle-mêle, sans indulgence et sans mesure, leurs négligences de service, leurs malheureuses distractions d’un moment, brusquement surprises par un de leurs ennemis, sont étalées au grand jour devant 500 personnes. L’admonestation brutale d’un patron, adressée dans son cabinet, ou même jetée à travers l’atelier, leur serait moins cuisante.

Il ne reste pas, comme on peut croire, beaucoup de temps disponible pour l’examen du bilan. Mais c’est là l’accessoire : on ne peut pas tout faire. Les clameurs grandissent, les interpellations se croisent en tous sens ; c’est bientôt une véritable mousqueterie d’invectives qui crépite de toutes les parties de la salle à la fois. Il vient un moment où, lasse, énervée, la foule est incapable de suivre aucune affaire, si important qu’en soit l’objet, révision de statuts, emprunt ou construction d’un immeuble. L’heure du dîner est passée, les ménagères sont parties, des cris de protestation s’élèvent, impérieux et gouailleurs :

— A la soupe ! La clôture !

Et, comme une trombe irrésistible, sourde aux adjurations du bureau, cette foule s’écoule au dehors, inconsciente de la démoralisation qu’elle laisse après elle, parmi les coopérateurs clairvoyans et le personnel, ulcéré des humiliations subies. Asservis au devoir statutaire qu’ils n’avaient pas encore appris à éluder, les nouveaux sociétaires ont fait un triste apprentissage, qui enlève à la plupart d’entre eux le désir de reparaître dans ces mêlées puériles. D’exercice en exercice, l’Assemblée générale, rapidement renouvelée, se compose d’hommes perpétuellement naïfs et inexpérimentés ; de sorte qu’au-dessus du Conseil d’administration et de la commission de contrôle, pouvoirs éphémères et instables, ne domine que la souveraineté dérisoire d’une collectivité toujours mouvante.


Si les ouvriers se sont révélés administrateurs médiocres, ont-ils du moins, conséquens avec leurs principes, dans ces magasins où ils sont les maîtres, amorcé cette organisation du travail « juste et humaine » qu’ils attendent pour eux-mêmes du régime socialiste ? Ouvriers durant le jour, et patrons le soir, ont-ils su mettre leur conduite directoriale en harmonie avec leurs revendications prolétariennes ? Pas le moins du monde ; et le spectacle de leurs Assemblées générales suffit déjà à nous édifier.

Ni les coopératives parisiennes, ni celles de province, n’ont devancé la loi sur les accidens du travail, pas plus que celle du repos hebdomadaire : elles ont attendu très patiemment leur élaboration par les Chambres « bourgeoises, » et les ont plutôt appliquées de mauvaise grâce. A la Bellevilloise même, un ouvrier blessé à un doigt, avant le vote de la loi sur les accidens, dut s’adresser à la justice pour obtenir une rente de 62 francs[13]. A une des dernières Assemblées générales de l’Utilité sociale, on a discuté longuement la proposition du Conseil, de payer une demi-journée de repos hebdomadaire ; et elle n’a été adoptée qu’après une très vive opposition. « Est-ce que mon patron me paie, moi, quand je ne travaille pas ? » s’écria un des sociétaires, très applaudi par une fraction de l’Assemblée[14].

La « journée de huit heures » n’existe dans aucune coopérative ouvrière, sous le prétexte « qu’il est impossible de faire autrement dans les conditions actuelles ; » elle est partout de dix ou de douze heures. La véritable raison, c’est la crainte de mécontenter tout le monde pour satisfaire quelques employés, l’indifférence pour une amélioration dont on ne recueillerait pas le bénéfice. Presque tous raisonnent comme le sociétaire de l’Utilité sociale : « Est-ce que je travaille huit heures chez mon patron ? »

On sait avec quelle amertume les ouvriers de certaines usines se sont plaints de leur servitude politique ou religieuse. Au moins cette servitude est-elle à l’état d’exception ; mais dans les coopératives socialistes, elle est la règle. Récemment un ouvrier boulanger de la Bellevilloise a été congédié, non pour « sabotage, » mais en raison de ses « pratiques religieuses, » et une veuve, employée à la même Société, a été « remerciée, pour retard au retrait de ses enfans d’une institution cléricale[15]. » De telles exécutions sont rares ; mais il n’en faut pas conclure que la discipline anticléricale soit relâchée ; c’est au contraire la plus forte de toutes les disciplines. En traitant ainsi leurs employés, les coopérateurs socialistes ne croient pas être injustes. « Nous avons le droit, disent-ils, d’exiger que nos employés marchent d’accord avec nous. Nous ne voulons pas parmi nous d’ennemis de la classe ouvrière. Nous les payons bien, nous les faisons vivre largement, ils nous doivent de la reconnaissance. » Eternel langage, dont ni le socialisme, ni l’anticléricalisme ne sont les premiers auteurs, mais qu’ils ont emprunté, presque sans modifier les formules, au manuel de toutes les écoles intolérantes. Après la servitude politique et religieuse, la servitude économique. Nous connaissons les récriminations, quelquefois justifiées, de la classe ouvrière contre les économats patronaux obligatoires, et auxquelles divers incidens des grèves de l’Est ont donné récemment une recrudescence d’actualité. Or, tandis que les coopératives socialistes ne parviennent pas à obtenir de leurs membres une moyenne d’achats supérieure à 268 francs par an, plusieurs d’entre elles imposent à leurs employés une consommation minima de 1 000 francs, s’ils sont mariés, de 600 francs, s’ils sont célibataires. Ces derniers ne sont même pas libres de prendre leurs repas au restaurant !

Le salaire des « répartiteurs » est presque partout de 45 à 50 francs par semaine. Mais, sauf à la Bellevilloise, où les employés des deux sexes sont uniformément payés à raison de 0 fr. 70 l’heure, celui des femmes est très inférieur à ces chiffres ; et il faut encore relever là une contradiction flagrante avec les principes du socialisme moderne. « Nous avons remplacé, disait un jour le rapporteur de l’Union des Travailleurs du XIIIe arrondissement, le répartiteur par une femme, nous coûtant moins cher. » Personne n’a sourcillé[16].

D’autre part, la capacité professionnelle est systématiquement découragée. Nouveaux ou anciens, actifs ou paresseux, tous les employés ont les mêmes appointemens. On alloue aux chefs de rayon un maigre supplément de 10 francs par semaine ; et le traitement du premier comptable ne dépasse guère 3 000 ou 3 500 francs. Il n’est pas difficile d’apercevoir les motifs secrets qui ont inspiré une méthode si contraire à la prospérité des sociétés coopératives. Le salaire des « camarades employés » est visiblement établi d’après celui des « camarades sociétaires. » Jamais une administration ouvrière ne voudra donner 6 000 francs à un comptable éprouvé, à un chef de rayon habile ; ce qui ne l’empêche pas de rêver la disparition future des grands magasins, dont les employés supérieurs sont rétribués à l’égal des plus hauts fonctionnaires de l’État.

Les mêmes réflexions s’imposent à l’égard du problème des retraites ouvrières : jamais les coopératives socialistes ne se sont préoccupées de le résoudre en faveur de leurs employés. C’est encore et toujours le même état d’esprit : « Est-ce que mon patron me fera une retraite ? » Telle est la pensée du plus grand nombre ; et l’on peut être assuré que si une loi des retraites ouvrières doit obliger les employeurs à verser une part de la cotisation totale à la Caisse des retraites pour la vieillesse, les coopératives socialistes ne l’auront pas appliquée par anticipation.

Parlerai-je de l’attitude des administrations coopératives vis-à-vis de leur personnel ? Les « camarades employés, » dont j’ai recueilli les nombreuses confidences, trouvent qu’elle est singulièrement dénuée de camaraderie ; et, soumis à tant de maîtres, ils se prennent à regretter le patron unique ; au moins, comme ils disent, « avec lui, on sait à quoi s’en tenir. » Les « camarades administrateurs, » qui ont subi, tout le jour, la discipline de l’atelier, sont bien aises d’affirmer leur pouvoir à la coopérative. Au hasard de leurs momens libres, parodiant comiquement les attitudes patronales, ils promènent leur caprice impérieux et fantasque dans toute l’étendue des magasins. L’habileté professionnelle d’un patron, la méthode invariable d’où ses ordres procèdent, font accepter, dans une certaine mesure, son autorité. Mais les employés de coopératives ne reconnaissent point la compétence commerciale à leurs administrateurs de hasard ; et ils en reçoivent à tout moment des ordres contradictoires : le joug leur paraît singulièrement plus dur. Aux Assemblées générales, deux fois l’an, ils sont mis sur la sellette ; mais leur existence quotidienne n’est guère plus douce. Loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là, chacun, quoi qu’il fasse, est toujours sur le qui-vive ; sa situation ressemble à celle d’un ministre ; il est incessamment à la merci d’une saute de vent parlementaire.

Il semble, disait un jour un membre de l’Égalitaire en assemblée générale, « que les ouvriers soient plus rosses que les patrons[17] ! » L’expression est un peu vive ; mais il est certain que le sort des « camarades employés » est fort précaire. Ils ne se sentent pas entourés de bienveillance, ne sont même pas assurés de trouver la justice, et ne sont guère attachés à ces sociétés qui les « font vivre » et le leur font sentir si durement. Aussi le personnel de service est-il aussi instable que le pouvoir administratif. Les coopératives ouvrières recueillent sans cesse les épaves du commerce, et restituent au commerce leurs meilleurs sujets, recrutant leurs collaborateurs par une sorte de sélection à rebours.


Ainsi instruit de leur organisation et de leurs mœurs, on est moins surpris que les coopératives parisiennes n’aient pu conquérir même la situation modeste des maisons de second ordre. Travaillées par des préoccupations politiques étrangères à leur objet, et cependant infidèles à leur programme socialiste, privées du concours précieux qui résulte de la fusion des élémens sociaux, affaiblies par le régime de démocratie pure qu’elles se sont imposé, et qui conviendrait tout au plus à une collectivité initiée depuis des siècles aux pratiques de la liberté, servies enfin par un personnel aigri qu’elles ne savent point diriger, mais qu’elles troublent continuellement dans sa besogne, les sociétés coopératives parisiennes accusent dans leur administration un désordre dont j’ai peut-être affaibli le tableau. Délibérations des conseils, surveillance des commissaires et des délégués, vigilance des commissions d’enquête, sanction souveraine des assemblées plénières, tout cet étalage d’activités multiples est bien près d’être purement illusoire : la maladie du contrôle a abouti au néant du contrôle.

Très atténués dans un petit groupement originel, ces élémens de perturbation produisent tout leur effet dans la Société agrandie. Son expansion naturelle, qui devait s’accroître par son effet même, est justement limitée par l’impuissance où elle se trouve de diriger des services nombreux, et de maîtriser l’indiscipline des foules. Ce qu’une coopérative supporte le moins bien, c’est le succès.

L’exemple le plus éclatant est celui de la Moissonneuse, fondée en 1875 par 19 ouvriers du XIe arrondissement. Elle était parvenue à grouper 16 000 membres ; elle avait créé 22 succursales ; et elle s’est effondrée misérablement après vingt-huit ans d’existence. De telles ruines n’ont pas été éloquentes. Parmi les sociétés qui paraissent les plus solides, il n’en est pas une qui ne porte en elle les mêmes germes de dissolution qui ont anéanti la Moissonneuse ; et il n’en est pas une qui s’en doute.

A la vérité, il y a dans toute coopérative ouvrière, une élite qui a le sentiment de l’ordre, et reconnaît la nécessité de la discipline. Elle voit plus large et plus loin ; elle empêche la masse de se gâter tout à fait. Soit qu’elle partage les préjugés de sa classe, ou qu’elle n’ose les heurter de front, elle ne combat point en faveur de la neutralité politique, et ne proteste point contre le régime d’intolérance qui est universellement entré dans les mœurs. Mais elle a pu, en certains endroits, faire prévaloir des idées de prévoyance et de solidarité, créer même un embryon d’organisation éducative. C’est grâce à la présence de cette élite, que diverses sociétés socialistes, comme la Bellevilloise, l’Utilité sociale, l’Union du XIXe arrondissement, la Famille, du XVe, ont établi un fonds de développement collectif, destiné à accroître les ressources sociales. Il est alimenté par un prélèvement sur le montant des ventes (1 p. 100) ou sur celui des bonis (10 p. 100). Ce n’est pas un mince mérite d’avoir imposé à la masse un abandon d’une part de ses bonis : car, en y renonçant sans retour, la génération actuelle des membres est incertaine de recueillir les fruits de son abnégation : elle n’a que la certitude du sacrifice.

Les coopératives socialistes consentent plus volontiers à distraire une part des bonis en faveur de caisses d’assistance mutuelle, parce que les sacrifices consentis peuvent soulager immédiatement des souffrances visibles, des gênes momentanées, et que chacun peut être appelé à en bénéficier. Beaucoup d’entre elles ont créé des Caisses de « prêt gratuit ; » les plus riches, des services médicaux. Des « caisses de solidarité » viennent en aide aux membres éprouvés par le chômage ou la maladie. En 1906, plusieurs sociétés ont suivi l’exemple de la Bellevilloise, la Ménagère, du XVIIe arrondissement, a distribué gratuitement aux chômeurs du pain et du lait ; l’Utilité sociale leur a versé 500 francs : l’Égalitaire a fourni aux « soupes grévistes » environ 8 000 francs de marchandises, viande, charcuterie, légumes, « pot-au-feu » et charbons.

A la mort d’un sociétaire, la veuve et même la « compagne » comme à la Bellevilloise, l’Avenir de Plaisance, la Prolétarienne de Montmartre, la Glaneuse de Montrouge, reçoit une somme fixe de 40, 50 ou 100 francs, à laquelle s’ajoute une seconde indemnité, variable avec le nombre des enfans en bas âge. A la naissance d’un enfant, la famille reçoit 20 francs ; la Prolétarienne, la Ménagère, allouent même 30 ou 35 francs, « en cas d’accouchement gémellaire. »

Les chefs de l’ « École de Nîmes, » de l’École « bourgeoise, » attachent, avec raison, une très grande importance au développement de l’éducation coopérative. Ils conseillent, à l’imitation de l’Angleterre, l’organisation de conférences, de causeries, de fêtes familiales, la création de bibliothèques, de « cercles d’études. » Malheureusement, ils n’ont guère réussi à convaincre que les sociétés socialistes. Encore leur satisfaction n’est-elle point sans mélange, car, à l’éducation coopérative se superpose et s’identifie l’éducation socialiste, qui se communique ordinairement dans des conférences-concerts, des apéritifs-concerts, des causeries à la buvette, des représentations théâtrales. La Bellevilloise subventionne une « Symphonie ; » l’Avenir de Plaisance, la Ménagère, jouent des pièces « à thèse, » les Remplaçantes, par exemple, « où sont mises à nu les tares de la bourgeoisie, engendrées par le système capitaliste[18]. »

En dépit de tous ces efforts, l’ « éducation coopérative » est fort peu répandue ; n’apparaissant guère, çà et là, que d’une façon intermittente, à demi noyée dans le flot des polémiques révolutionnaires et anticléricales, elle n’exerce pas d’action sensible sur les membres des sociétés de consommation. D’ailleurs, l’éducation coopérative, pas plus que toute autre, n’est pas une éducation factice, qu’on puisse isoler de l’éducation générale ; et c’est pourquoi la régénération des coopératives ouvrières n’apparaît pas comme prochaine. Je ne veux pas dire qu’elle ne se produira jamais ; mais elle est essentiellement liée à la régénération lointaine des mœurs démocratiques.


Cependant, supposons accompli ce dernier progrès, auquel aspirent paisiblement beaucoup d’esprits « sages, » mais que quelques hommes seuls s’efforcent de préparer. Admettons que, sous son influence, les coopérateurs se soient dépouillés de leur excès d’individualisme ; qu’ils aient reconnu la nécessité de séparer, pour des actions distinctes, la coopération et la politique ; que tous s’intéressent à l’œuvre commune, mais néanmoins sachent s’imposer une discipline rigoureuse : qu’ils aient pu établir des administrations stables et compétentes. Supposons, en un mot, que, sous l’atmosphère vivifiante des mœurs régénérées, ils aient enfin reçu les vertus robustes que l’Association requiert de ses membres.

La coopération suivra sans doute le mouvement commun qui emportera les autres institutions sociales vers des destinées supérieures. Mais réalisera-t-elle les magnifiques espérances de ses apôtres ? Viendra-t-il un jour où elle sera définitivement victorieuse du commerce, d’abord universellement « distributrice, » plus tard souveraine productrice, plus tard encore la grande propriétaire de la richesse nationale ?

Je ne sais si une telle transformation est désirable. Mais sans prétendre assigner une borne précise à l’activité coopérative, on peut prédire que celle-ci sera limitée par le jeu même de ses propres organes.

La faiblesse originelle du capital n’a pas empêché de grandir certaines maisons privées. Beaucoup sont demeurées médiocres ; d’autres ont rencontré la ruine. Mais enfin, sous l’effet de l’âpre concurrence, servis par leur flair, leur habileté ou leur audace, quelques hommes ont élevé leur fortune.

À ces luttes tourmentées et tragiques de la vie commerciale, dont le consommateur distrait attend passivement ses destinées, la coopération prétend substituer un état de choses pacifique, où le consommateur deviendra le propre artisan de son « émancipation, » où ne seront plus gaspillées d’immenses forces vives, où il n’y aura ni vainqueurs, ni vaincus. Mais l’Association coopérative est condamnée à la prudence, et doit s’interdire les tentatives aventureuses. L’éclair d’une pensée audacieuse, traversant le cerveau d’un des « rois » de l’alimentation, illumine pour lui une voie nouvelle, sur laquelle il est le maître absolu de s’élancer immédiatement. Tout au contraire, privée des excitations violentes que produit le mirage entrevu de la fortune, l’administration d’une société coopérative ne connaît point ces désirs intenses, téméraires, où se mêlent l’attrait du jeu et l’acceptation du risque. Cela est un bien, peut-être. Mais lorsqu’elle veut se porter en avant, hors de la place où elle a longtemps piétiné, elle est alourdie dans sa marche par l’inertie des groupes inégalement entraînés, qu’il faut rallier sans cesse et dont il faut obtenir l’assentiment délibéré au début de chaque nouvelle étape.

Enfin, même dans l’ordonnance et le contrôle des services, dans le règlement des affaires courantes, n’étant sollicités ni par l’appât du gain, ni par celui de la popularité ; absorbés d’ailleurs par leurs occupations professionnelles, et trop certains qu’aucune sanction sérieuse n’atteindra jamais leur négligence, les meilleurs administrateurs ne sauraient être animés de la même fièvre, déployer la même ingéniosité, faire montre de la même souplesse que le négociant qui s’évertue pour accroître l’ampleur de son établissement. Sans doute, en coopération, l’économie assurée au consommateur est accrue de tout le bénéfice qui irait au commerçant privé, et de l’économie de tous les frais de réclame disparus. Mais elle est diminuée aussi de tout l’affluent de valeur que lui apporteraient une direction habile, la présence toujours visible d’un chef intéressé au succès, la rapidité de décisions toujours prises au moment opportun La balance est au moins douteuse.

Ainsi, pour des raisons d’ordre permanent, qui ont leurs racines profondes dans la nature humaine, les progrès de la coopération ne semblent pas pouvoir être indéfiniment reculés. Pour d’autres, qu’on peut croire accidentelles, mais que le tempérament individualiste de notre race rend à un certain degré consistantes, la coopération française ne se présente pas en très bonne posture. Cependant, à défaut de l’hégémonie commerciale que ses apôtres lui attribuent par consolation dans l’avenir, elle peut contribuer honorablement à l’amélioration de l’existence ouvrière et demi-bourgeoise. Elle est déjà, du moins dans quelques villes de province, à Grenoble, à Troyes, à Sens, à Limoges, une sorte de balancier régulateur du marché économique, un obstacle à la hausse artificielle des denrées de première nécessité, un bienfait latent pour ceux-là mêmes qui la dédaignent ou l’ignorent. A Paris même, sous les aspects difformes où elle se montre, et jusque dans les œuvres caricaturales qu’elle a enfantées, elle révèle une puissance que l’on ne peut méconnaître. Si pauvrement qu’elle ait été conçue, si étrangement qu’elle soit pratiquée, puisque le lieu fragile qui lui attache tant de familles ouvrières n’est cependant pas anéanti au bout d’un demi-siècle, et que, brisé quelque part, on l’a toujours vu se reformer ailleurs, il faut qu’elle soit née d’un besoin vivement ressenti, et qu’en elle réside un principe très actif de fécondité.


JOSEPH CERNESSON.

  1. Le régime légal des coopératives est celui de la Société civile, ou de la Société anonyme (loi du 24 juillet 1867). L’apport social de chaque membre est ordinairement de 25 ou 50 francs, exceptionnellement de 100 francs ; personne ne peut prendre plus d’une « part, » et personne ne possède plus d’une voix aux Assemblées générales.
  2. L’Émancipation, revue du « coopératisme, » dirigée par M. de Boyve, est publiée à Nîmes ; de là le nom d’« École de Nîmes, » couramment en usage chez les coopérateurs français.
  3. Un certain nombre de ces sociétés vendent aussi des tissus, des vêtemens confectionnés, des chaussures, des coiffures, et diverses marchandises connues sous le nom d’« articles de bazar. »
  4. Les chiffres de la statistique officielle ne doivent être acceptés qu’à titre d’indication. Donnés le plus souvent sous une forme « ronde, » pour les sociétés les plus importantes, ils ne sont pas seulement dénués de précision, ils sont parfois considérablement erronés ; et j’ai pu le constater par un examen attentif des bilans que les sociétés m’ont fournis. Tantôt, c’est le nombre des adhérens qui est soustrait du nombre total des consommateurs ; tantôt, c’est le montant des achats effectués par les membres auprès de fournisseurs agréés qui est confondu avec celui des véritables affaires du magasin coopératif. Ainsi, l’Egalitaire, de Paris, est mentionné avec 5 500 membres, tandis qu’il en a en réalité 6 378 ; et le fait est d’autant plus anormal que les 12 084 adhérens de l’Association des employés civils sont au contraire ajoutés à ses 8 008 actionnaires. L’Union P.-L.-M. du XIIe arrondissement figure dans la statistique avec trois millions d’affaires par an ; en réalité, d’après le renseignement que m’a communiqué le secrétaire, le chiffre de ses ventes ne dépasse pas 200 000 francs. Toujours suivant le Bulletin de l’Office du Travail, le montant annuel des affaires de l’Association des employés civils s’élèverait à 8 millions de francs ; or, il a été exactement, en 1906, de 5 271 758 francs ; et même, en y ajoutant le chiffre des achats sur remises, effectuas par les membres auprès des fournisseurs agréés, soit 1 850 495 francs, il y aurait encore une erreur de près d’un million.
  5. Bulletin de l’Office du Travail (septembre 1907) : Seine, 117 832 membres, 34 958 000 francs d’affaires ; Nord, 127 208 membres, 36 848 300 francs d’affaires ; Rhône, 23 803 membres, 5 257 300 francs d’affaires ; Loire, 17 721 membres, 5 367 000 francs d’affaires. Mais ces chiffres doivent être considérablement réduits ; dans la Seine, pour les motifs indiqués dans la note précédente ; dans le Nord, en raison de l’existence des brasseries, qui comptent 27 751 membres, ont fait 8 733 300 francs d’affaires, et qu’on a rangées à tort dans la catégorie des sociétés de consommation.
  6. En Angleterre, en Allemagne, en Suisse, on procède d’une façon toute différente. La Société de Leeds, par exemple, qui a 50 000 membres, possède 120 succursales, disséminées dans la ville et la banlieue. Les Sociétés de Genève et de Lucerne en ont créé une vingtaine ; celles de Bâle et de Zurich environ 80. Mais une administration centrale relie toutes ces succursales, et procède seule aux achats.
  7. Au 1er janvier 1907, voici quelle était la situation de ces sociétés :
    membres francs d’affaires
    Association des employés 20 092 5 271 758
    Bellevilloise 6 418 3 134 003
    Égalitaire 6 378 2 064 656
    Avenir de Plaisance 3 931 577 279
    Société de l’Est 3 374 1 288 332
    Société du XVIIIe arr. 1 854 570 779
    Union du XIXe arr. 1 561 438 914
    Ménagère 1 343 241 569
    Prolétarienne 1 095 274 675
  8. Certaines coopératives, comme l’Union des Travailleurs du XIIe arrondissement, qui vient de disparaître, utilisent de leur mieux leur « salle des fêtes, » en la Jouant à des Sociétés musicales de quartier. D’autres la mettent gratuitement à la disposition de groupes politiques ; ainsi, le « Conseil national du parti socialiste unifié » tient ses assises à l’Egalitaire, rue de Sambre-et-Meuse.
  9. Les sociétés ouvrières achètent une grande partie de leurs vins aux Vignerons libres de Maraussan (Hérault), constitués en société coopérative « communiste, » et qui, grâce à cet important débouché, ont échappé à la crise de la viticulture.
  10. En Angleterre, les sociétés coopératives qui vendent des spiritueux sont en infime minorité.
  11. Il n’y a en réalité que 41 sociétés de consommation, car on a compris dans ce nombre plusieurs restaurans et des sociétés dissoutes.
  12. La situation véritable est moins bonne que ne l’indiquent ces résultats ; puisque la statistique officielle a fait état des acquisitions sur remises effectuées par les sociétaires chez les fournisseurs agréés. Rien que pour l’Union P.-L.-M., dy XIIe arrondissement, et pour l’Association des employés civils, on a inscrit en excès, dans les recettes, 5 millions et demi de francs.
  13. La Bellevilloise : Compte rendu des Assemblées du 25 octobre 1903, p. 43, et du 15 mai 1904, p. 37.
  14. Compte rendu du 2e semestre 1906 de l’Utilité sociale, p. 17.
  15. Procès-verbaux des Assemblées du 5 novembre 1905 et du 27 novembre 1906.
  16. Compte rendu de l’Assemblée du 24 décembre 1905, p. 8.
  17. Procès-verbal de l’Assemblée du 10 décembre 1905, p. 14.
  18. Bulletin de la Ménagère, 1er septembre 1905.