Les Sociétés secrètes chez les Arabes et la conquête de l’Afrique du Nord

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Les Sociétés secrètes chez les Arabes et la conquête de l’Afrique du Nord
Revue des Deux Mondes3e période, tome 74 (p. 100-128).
LES
SOCIÉTÉS SECRÈTES CHEZ LES ARABES
ET
LA CONQUÊTE DE L’AFRIQUE DU NORD

Il n’y a pas dans le monde arabe d’institution politique qui n’ait pour base la religion. L’école et le tribunal sont dans la mosquée; le peuple ne se compose pas de citoyens, mais de fidèles ; les hordes qui s’opposent à nos conquêtes ne recrutent pas des volontaires, mais des croyans ; la guerre ne fait pas de ces croyans des soldats, mais des fanatiques ; c’est l’étendard seul du Prophète qui peut conduire à la victoire un musulman. Ainsi, les sociétés secrètes auxquelles nous avons consacré cette étude et dont l’action politique est pour nous si importante à connaître, pourraient toutes, sans exception, être prises pour les institutions les plus louables ; elles sont toutes des ordres pieux, des congrégations charitables.

Ces ordres prennent de jour en jour un développement plus étendu. Tandis que, par tous les points du littoral, l’Europe envahit avec éclat l’Afrique, l’entame bruyamment par le rivage, le flot du fanatisme se pousse silencieusement au cœur même de ce continent immense et le submerge déjà en grande partie ; deux conquêtes rivales s’y avancent simultanément, mais par des moyens bien diffôicns : nous montons à l’assaut; l’islam, au contraire, se répand comme fait l’huile sur une étoffe.

Les sociétés secrètes organisent la propagande : elles s’en chargent, elles luttent entre elles à qui réussira le plus vite ; elles ont chacune leurs voies, leurs caravanes, leurs mandataires, et si ce n’est pas l’une, c’est l’autre qui a converti déjà la plupart des peuples païens des régions équatoriales. Il convient donc de les connaître, quelles que soient dans l’avenir nos ambitions coloniales, qu’il s’agisse pour nous de continuer à conquérir ou simplement de conserver. — Un séjour de plusieurs années dans l’Afrique du Nord m’a permis sinon d’arriver à ce résultat, — ces sociétés ne sont complètement connues de personne, — au moins de dégager d’un véritable chaos de faits quelques idées. Les sectes dont il s’agit, sectes sans nombre, sont insaisissables; elles n’ont pas de frontières: leurs adeptes sont presque toujours occultes vis-à-vis de nous et souvent nomades ; elles se manifestent par intermittences, se propagent irrégulièrement, traversent des déserts, semblent se perdre, puis reparaissent à l’improviste sur un point éloigné ; elles se fondent avec d’autres, se croisent, se ramifient, déguisent leurs doctrines, changent de nom.

Pour présenter ces quelques idées avec une utilité pratique, dans l’espoir que nos officiers et nos administrateurs en Afrique pourront en tirer parti dans leurs relations avec les Arabes, nous établirons dans cette étude, au risque de nous attirer des critiques, une classification. Celle que nous avons adoptée est très simple, elle se résume en peu de lignes : classer oblige à des sacrifices ; nous avons élagué, dans cette forêt vierge d’ordres qui se sont entés les uns sur les autres, ceux qui nous paraissent les moins importans. Après ce premier travail négatif et qui ne se trahit au lecteur que par l’absence d’un très grand nombre de pages remplies de noms arabes, nous allons jusqu’à réduire toutes les sectes à une seule : les kadrya. — Nous arriverons ainsi aux dérivés des kadrya, dérivés plus connus que la secte mère et plus influens : à cet ordre célèbre des chadelya-derkaoua, puis aux taïbya répandus surtout au Maroc, aux aïssaoua connus des voyageurs, aux rahmanya dont la filiation est incontestable, et pour finir, suivant une énumération chronologique, aux tidjanya nos alliés et aux senoussya nos adversaires les plus nombreux et les plus redoutés.

Cette classification a l’inconvénient de n’être pas parfaite : mais sans cette classification, le sujet aurait l’inconvénient d’être incompréhensible, ce qui est pire. Les lecteurs qui voudraient des données plus complètes, les plus sûres et les plus consciencieuses qui aient été publiées sur ce sujet, les trouveront dans un ouvrage de M. le commandant Rinn[1]. j’ai puisé dans ce livre le complément et la confirmation des renseignemens que j’avais recueillis. Ces renseignemens pour la plupart m’ont été fournis par un de nos officiers les plus distingués de l’armée d’Afrique, M. le commandant Coyne, dont bien des voyageurs ont éprouvé l’inépuisable bienveillance et le savoir si étendu, par M. le commandant du génie L. Breton, officier supérieur qui faisait tant honneur à notre armée, et par l’infortuné consul général d’Allemagne à Tunis, l’explorateur Nachtigal, qui vient de mourir à la peine et que nous-mêmes, Français, avons pleuré.


I.

Les excès des premiers khalifes avaient provoqué dans l’islam des schismes au développement desquels les musulmans restés orthodoxes durent s’opposer de toutes leurs forces et par tous les moyens en leur pouvoir. Déjà, comme s’ils prévoyaient ces divisions, les disciples mêmes du Prophète s’étaient unis en formant une association mystique qui est la base des ordres religieux et qui est bien connue sous le nom de soufisme : la traduction la plus exacte de ce mot est l’ascétisme.

« Le soufisme, dit M. Rinn, n’est ni un système philosophique, ni une secte religieuse, c’est une manière de vivre dans un état de pureté parfaite ; il ne comporte ni dogme ni règle fixe, ni raisonnement, ni démonstration, il n’est ni musulman, ni chrétien, ni indien. » — « Il ne s’apprend pas de tel ou tel, mais de la faim et du renoncement. » c’est le mysticisme poussé jusqu’à l’anéantissement en Dieu : saint Antoine, saint Siméon Stylite sont des soufistes. Il y a, bien entendu, dans le soufisme tous les degrés, depuis la contemplation, l’extase, jusqu’à l’hystérie, comme il y a parmi ses adeptes des rêveurs, des paresseux, des saints, des malades, des fous.

Les croisades fortifièrent l’union des orthodoxes et les déterminèrent peut-être à organiser leur propagande. C’est, en effet, à la fin du XIe siècle que Sidi Abd-el-Kader el Djilani fonda son ordre. (470 de l’hégire, 1077-78 de J.-C). Sa doctrine n’eut toutefois aucun caractère militant.

Abd-el-Kader el Djilani ou Ghilani était un saint, un de ces hommes qui font croire en Dieu parce que chez eux la bonté, la miséricorde et la piété sont surhumaines. Il consacra ce qui n’était à ses yeux qu’un passage dans ce monde à consoler ses semblables et à donner. Plus de tristesse que de bonheur lui semblait être le partage de la vie terrestre ; l’espoir le conduisit à cette conclusion, qui est celle du pessimisme aujourd’hui : le bonheur est dans l’oubli de l’existence. Pour arriver à cet oubli en même temps que pour se préparer le chemin du ciel, il se fit le propagateur ardent du soufisme ; le nombre de ses disciples et des partisans de sa doctrine en Asie, dans l’Inde et dans tout l’Orient est incalculable.

Les bases qu’il adopta pour fonder son ordre sont restées celles qui ont servi à ses successeurs. Toutes les sectes ont, à peu de chose près, depuis lors, le même mode de constitution, sont organisées suivant les mêmes principes, et observent les mêmes règles générales que celles des Kadrya, avec autant de divergences pourtant qu’il en peut exister entre les apôtres d’une même doctrine quand ces apôtres se multiplient avec le temps dans le monde entier, et qu’il devient, par conséquent, chaque jour plus difficile de savoir s’il ne se cache pas derrière des hommes pieux des intrigans. Bien des sectes ont été inspirées ainsi par des ambitions politiques et ont dégénéré en instrumens de tyrannie ou de résistance.

La première préoccupation d’un chef d’ordre est de rester orthodoxe, de ne pas paraître fonder un schisme ou se rattacher à un schisme existant, car les mécontens que soulève infailliblement son apparition ne manqueront pas, s’il n’y prend pas garde, de paralyser l’effet de sa propagande en le dénonçant comme schismatique ou, ce qui revient au même, ouahbite, comme on disait, chez nous, schismatique ou calviniste. Abd-el-Kader el Djilani affirma la correction de sa foi ; il établit ce que les musulmans ont appelé sa chaîne d’or, c’est-à-dire une filiation qui faisait remonter la source de son enseignement jusqu’à Mohammed. Ainsi, chaque fondateur publie sa chaîne, la généalogie de ses ancêtres spirituels, qu’il transmet à son successeur. Chaque nouveau chef ajoute son nom au commencement de cette liste qui figure en tête des brevets donnés aux membres de l’ordre, à ceux qu’on appelle khouan, frères, par exemple : « Moi, l’impuissant et le faible, le pauvre devant Dieu, le serviteur des pauvres, si Sliman el Kadri ben Sidi Moustapha Sliman ben Sidi…, fils de…, fils de…, fils de l’étoile polaire de l’existence, de la perle blanche du guide dans la religion, du préféré de Dieu, de l’imam, l’étoile des étoiles, le pôle des pôles, l’axe du monde, le recours suprême des affligés, le refuge, le Sauveur, l’élu, le choisi, le meilleur, l’intermédiaire obligé entre le monde et le ciel, Sidi Abd-el-Kader el Djilani, dont le cheik fut l’étoile des savans,.. disciple de,.. ainsi jusqu’au père des hommes, Adam, lequel fut créé avec de la boue. »

J’ai entre les mains une de ces énumérations d’une calligraphie remarquable et qui ne mesure pas moins de deux mètres de petit texte : le khouan porte ce brevet roulé dans un étui de fer-blanc avec son chapelet et quelques reliques. M. Rinn reproduit un de ces arbres généalogiques.

Souvent, pour ajouter plus de force à cette chaîne, le fondateur se donne comme inspiré de Dieu : il a été témoin d’un miracle, il a été choisi pour recevoir d’en haut « la révélation ; » mais les musulmans éclairés ne se contenteraient pas de cette investiture divine invoquée par un novateur qui ne ferait pas connaître les origines scientifiques de sa doctrine. La révélation augmente le prestige du chef de secte, la chaîne seule le justifie : elle est la base de son enseignement, son acte de foi.

En même temps que la chaîne, le fondateur rédige, s’il ne l’a pas reçu directement par la révélation, ce qu’on appelle un deker ou dikr, — une formule, une courte prière qui distinguera son ordre entre tous, qui permettra aux adeptes de se reconnaître les uns les autres : c’est un signe ou un mot de ralliement, tel que : «Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu, » ou simplement : « Dieu ! » répété un certain nombre de fois. Le plus souvent, le deker contient plusieurs invocations laconiques combinées de telle sorte que toute confusion soit impossible. Aussi, on ajoutera aux mots précédens qu’il faudra dire cent fois ceux-ci : « Je demande pardon à Dieu, le souverain maître, la justice! » puis, « Dieu me voit. » On devra prononcer ces mots dans des postures, avec des intonations rigoureusement déterminées. Un deker est généralement composé aujourd’hui de dekers empruntés à d’autres sectes et modifiés : c’est, avec la chaîne, un moyen d’ affirmer cette orthodoxie dont il ne faut pas s’écarter. Senoussi passe pour avoir adopté quarante et même soixante-quatre dekers différens. — Le deker ne se confond pas avec la prière.

Avant même d’avoir arrêté la forme de son deker et tous les anneaux de sa chaîne, le fondateur peut commencer ses prédications : s’il réussit, si sa parole trouve de l’écho, il s’entoure de fidèles auxquels il communique ses plans d’organisation; il construit généralement, sur le produit des offrandes et des quêtes, ou il s’approprie une zaouïa, mosquée, séminaire, école, maison mère de l’ordre, où il se fixe, d’où il donne ses directions tout en y continuant son enseignement. Les succursales se multiplient en proportion de l’importance de la confrérie et conservent ce nom si répandu de zaouïa. Le chef prend le titre de grand-maître ou cheik et désigne souvent, de son vivant, son successeur, lequel devient « le khalifa du cheik, » ou, par extension même, le cheik. Si ce successeur est très jeune, il lui choisit des tuteurs, des maîtres, de façon à ce que l’ordre ait toujours, en même temps qu’un chef, un directeur effectif et capable. Dans certains cas, le cheik confie aux mokaddems, réunis en assemblée, l’élection de ce successeur. Les mokaddems sont les apôtres, les envoyés, les ministres du cheik : c’est avec eux surtout que sont en rapport les khouans, à eux qu’ils paient leurs cotisations, apportent les offrandes, demandent la baraka, l’absolution et la bénédiction du cheik. Le mokaddem enseigne la doctrine de l’ordre, reçoit le serment de discrétion et d’obéissance des membres postulans; il leur révèle le deker, les initie. Comme le cheik, il se fixe, s’il n’est pas mokaddem missionnaire, dans une zaouïa ; les services qu’il peut rendre sont en proportion de son influence ; éloquent et savant, il n’est pas rare de lui voir acquérir une popularité qui fait de lui un véritable chef; d’autres mokaddems subalternes, si les khouans sont nombreux, le secondent dans sa mission. Une ou plusieurs fois chaque année, dans certaines villes une fois par semaine, le cheik réunit les mokaddems dans des assemblées où il examine leur administration, leurs comptes, nomme ou répudie un membre, approuve ou blâme. L’assemblée dissoute, les mokaddems agissent sur les khouans dans le sens et dans la mesure qui leur sont prescrits, leur portent des chapelets, des amulettes que certains d’entre eux mettent sans scrupule aux enchères et vendent au plus offrant dans l’intérêt commun ; puis ils reprennent leur propagande.

Dans la plupart des ordres, les femmes sont admises comme les hommes. On les initie à part; leur affiliation n’en est pas moins complète. Elles sont désignées sous le nom de khouatat, sœurs : une sœur peut exercer, pendant la minorité ou l’absence du cheik, une sorte de régence.

L’initiation, dont nous n’avons parlé qu’à peine, change de forme, comme le deker, avec chaque secte, et souvent même dans chaque branche d’une secte. Elle est quelquefois précédée d’un noviciat et rendue très lente, très compliquée ; les néophytes ne l’obtiennent que par degrés. La première des conditions imposée, après les épreuves très variables du jeûne, des veilles, de la mortification et des prières, est le serment d’obéissance, obéissance passive, absolue : « être entre les mains du cheik comme le cadavre entre les mains du laveur; » et, en effet, le cheik fait disparaître, comme autant de souillures morales, le raisonnement, l’initiative, la pensée de l’être qui se livre à lui ; être qui devient entre ses mains non pas un cadavre, mais un instrument aveugle que le fanatisme peut conduire à l’excès du bien ou du mal, et dont on doit être maître d’user et d’abuser : les kadryas n’ont jamais prêché la guerre contre les chrétiens ni multiplié les quêtes et les contributions ruineuses, mais ils ont toujours demandé à leurs adhérens l’esprit de renoncement qui fortifie la discipline. Le frère doit mépriser la souffrance, dédaigner la grandeur et les richesses, être prêt à la mort; la charité, l’esprit d’union envers ses semblables lui sont commandés: « Mon enfant, dit le cheik, tu serviras tes frères avec dévoûment; aime ceux qui les aiment, déteste ceux qui les haïssent ; car vous ne formez tous qu’une seule et même âme. » l’égalité, comme la concorde, doit régner entre tous les serviteurs d’une même cause, entre ceux qui veulent arriver à Dieu par le même chemin, « la tarika, l’ouerd, la voie, » celle que connaît et enseigne le cheik ; « recevoir l’ouerd, » signifie être initié.

Pour anéantir ainsi, chez un homme vivant, l’égoïsme et l’indépendance, il ne suffit pas de sermons ; la nature se révolterait dans l’inaction ; il faut tourner tous les désirs du croyant vers un but et appliquer chaque effort de son âme et de son corps à la poursuite de ce but : l’espoir, l’éblouissement des promesses de la vie future peuvent seuls soutenir sa volonté dans cette lutte contre ses instincts, l’absorber en une préoccupation supérieure au-dessous de laquelle il n’est rien. L’expression de cette espérance est la prière : à elle seule elle fortifie nos illusions et trompe notre activité au point de ravir l’homme à lui-même ; elle devient l’acte capital de la vie ; elle exalte et console ; elle est le recours, le soulagement, la force; elle assure le pardon: « elle efface les péchés comme l’eau fraîche éteint le feu ardent. » Le novice doit apprendre des prières sans nombre, et qu’on lui enseigne plus abstraites au fur et à mesure qu’il est plus instruit; non pas de longues oraisons, mais le plus souvent de courtes phrases, — « la foi est d’autant plus pure que la prière est plus simple, » — quelques paroles dont le croyant se pénètre et qu’il répétera depuis cent, cinq cents, mille, jusqu’à dix mille fois par jour. En les disant, il devra observer dans son attitude des règles strictes pour provoquer plus vite ce délire de l’épuisement qui lui fait perdre connaissance ou qui se manifeste par quelque cri de transport comme celui-ci : « Mon Maître, il n’y a de divinité que toi ; pardonne-moi ! Que ta louange soit proclamée ! J’étais une créature inique : O Dieu! ô Grand! ô Immense! ô Sage! ô Savant ! qui entends, qui vois, qui as la volonté ! O puissant ! ô vivant! ô miséricordieux! ô clément! O toi qui es Lui, Lui, Lui! O Lui! O premier! ô dernier! O toi qui parais, qui es caché! Que le nom de mon Maître soit de plus en plus béni ! »

La prière doit être un élan de l’homme vers Dieu : « Élevez votre âme jusqu’à Dieu en la purifiant; ne demandez pas à Dieu de descendre dans votre âme, » telle est la belle formule des sectes mystiques; il ne faut pas attendre Dieu, mais aller à lui par la vertu, par l’effort de toute notre vie; car « notre cœur, disent les soufites, quand il ne sera plus enchaîné par les passions, montera vers Dieu. » Aussi la prière est-elle rarement intéressée : l’homme qui s’est voué à Dieu s’abandonne à lui ; il n’appelle sa miséricorde que sur ses frères.

Il va de soi que des principes aussi purs souffrent de fréquentes altérations, et que la prière très égoïste, la requête franchement naïve, trouvent leur place dans les oraisons; je n’en veux pour preuve que cette invocation : « Mon Dieu, ne me donnez que des enfans mâles et faites que mes bestiaux ne produisent que des femelles ! » De même, le caractère élevé des règles que la plupart des chefs d’ordre ont laissées après eux n’empêche pas toujours la discorde de se mettre entre les disciples, et ces disciples ou leurs mandataires de commettre de graves, de honteux abus.

Le budget de chaque secte est, comme on pense, des plus arbitraires : nul ne connaît le détail des dépenses ; et, quant aux recettes, il en est d’elles comme de l’impôt en Orient, elles sont trop souvent perçues par bien des mains. Chaque frère doit sa cotisation ou ziara, une somme fixe dont le paiement est obligatoire pour tous. Il arrive que plusieurs mokaddems, parmi lesquels il faut renoncer à savoir quels sont les imposteurs, se présentent pour la réclamer ; en outre, ils demandent aux fidèles, sous forme de diffa ou hadia, des dons, des offrandes sans fin. Ces quêtes ont été poussées à un tel excès, en Algérie, que M. Albert Grévy avait cru devoir, mais en vain, les interdire en les assimilant à des actes de mendicité.

En principe, les cotisations doivent être levées avec discrétion et envoyées scrupuleusement à la maison mère, à Bagdad, par exemple, s’il s’agit des kadryas. On comprend que, dans un si long trajet, il reste de l’argent en route, s’il est vrai surtout, comme disaient avec philosophie les Tunisiens, que les percepteurs de deniers publics aient tous un trou dans la main,


II.

Les chadelya ou chedoulya sont les dérivés les plus directs, les plus purs des kadrya : ils ont conservé de la doctrine tout ce qu’elle avait de mystique et d’élevé. Si Ahsen ali Chadeli, né au Maroc en 571 de l’hégire (1175 de J.-C), avait eu pour maître un élève d’Abou Médian, lequel fut l’ami et le disciple d’Abd-el-Kader-el-Djilani. Cet Abou Médian avait déjà répandu dans tout le sud de l’Espagne, à Séville, à Cordoue, puis dans le Maghreb, à Bougie, l’enseignement de son vénéré contemporain ; Chadeli n’était âgé que de vingt-deux ans quand la mission de continuer sa propagande lui fut confiée. Très populaire à Tunis, où il fit ses débuts, puis au Caire, où il s’établit, sa vie fut un pèlerinage presque ininterrompu ; il mourut sur le chemin de La Mecque, quelques journées avant d’atteindre Souakim, à Homaïthara, où son tombeau, comme celui d’Abd-el-Kader à Bagdad, attire chaque année de nombreux fidèles. Depuis sa mort, dit M. Rinn, ses doctrines sont invoquées par presque tous les ordres modernes, et sa notoriété est telle que souvent les musulmans le désignent comme la souche d’ordres qui existaient avant lui. Ses nombreux adeptes devinrent autant de chefs de groupes qui ont pris soit son nom, soit celui de son maître, soit le leur même : ainsi, les disciples si nombreux de Mouley el Arbi ben Ahmed ed Derkaoui, continuateurs, après six cents ans, du chadelisme, se sont appelés derkaoua. Il en résulte une grande confusion à laquelle il faut prendre garde : les derkaoua sont des chadelya, lesquels, comme les madanya, sont des kadrya. On les réunit, toutefois, sous la dénomination très juste de « sectes mystiques » ou « sectes mystiques pures, » par opposition à quelques-unes de celles que nous énumérerons plus tard et qui ont modifié plus ou moins profondément les règles de l’ordre originel.

Le premier devoir des kadrya était la simplicité, la bienfaisance; celui de leurs continuateurs est l’abnégation, l’éloignement des honneurs : « éviter la société des grands, des hommes qui exercent le pouvoir; » vivre hors de toute ambition terrestre, étranger aux intérêts politiques. Ils reprennent les traditions qui leur ont été léguées et les raffinent ; ils simplifient sensiblement le culte et réduisent le plus possible ses manifestations extérieures : l’idéal du pieux derkaoua est la contemplation de Dieu dans l’isolement, par la réflexion, s’il en est capable, ou par les prières prolongées. Par la force de l’hallucination, ce cœur qui s’éloigne du monde se transforme, il est celui qui prie, il est la mosquée, il est Dieu même.

Ces différentes branches d’un même ordre sont donc, au point de vue de notre occupation de l’Algérie, respectables et inoffensives : malheureusement rien n’empêche un derkaoua de s’affilier à d’autres sectes dont les tendances, adroitement déguisées à ses yeux, sont ambitieuses et militantes. On me citait ainsi la secte mystique de Si Moussa bou Amar, ami de Senoussi : il recruta la plupart de ses adeptes parmi les derkaoua de la province de Constantine et de la régence, et n’en fut pas moins un de nos ennemis les plus acharnés. Nous verrons dans quelle mesure il a contribué à l’organisation des senoussya. Il fut en Algérie le promoteur de la révolte de 1838 et de l’insurrection de 1848-49, qui ne se termina qu’avec sa mort. La résistance terrible qu’il nous opposa, retranché au Ziban, dans cette oasis de Zaatcha, dont le siège est célèbre, montre assez à quels excès héroïques le mysticisme pur peut conduire ; il avait avec lui 937 hommes : 937 hommes périrent. — De notre côté, nous avions perdu 4,000 soldats. — Sidi Moussah avait constitué une administration occulte de sa secte sur des bases très simples, mais qui accusaient, en même temps qu’une haine profonde des chrétiens, une rare habileté : cette administration était pareille à la nôtre; où nous nommions un caïd, Sidi Moussah envoyait un cheik, chef spirituel et politique, dont la mission devait tout au moins neutraliser celle du caïd officiel : parfois ce cheik n’était autre que le caïd lui-même, dont nous avions ignoré en l’investissant les redoutables attaches. Cette secte, très surveillée, ne compte d’ailleurs que peu d’adhérens, et toutes les ramifications des chadelya, heureusement, ne se sont pas écartées, comme elle, des règles pacifiques de cet ordre : celles que nous allons faire connaître ont pris toutefois un développement et une indépendance qui nous obligent à donner à chacune d’elles sa place à part.

L’ordre des taïbya, dont les doctrines sont restées chadeliennes, mais se sont accentuées dans un sens peu favorable au monde chrétien, passe pour avoir une organisation supérieure à celle de tous les autres ; comptant peu d’adhérens en Algérie, si ce n’est dans la province d’Oran, et encore moins en Tunisie, il doit son origine à des considérations politiques plus qu’à une conviction religieuse : il a été constitué au Maroc pour venir en aide au gouvernement du sultan.

Le chérif d’Ouazzan, Mouley Taïeb, qui fonda l’ordre dans la seconde partie du XVIIe siècle (1089 de l’hégire, 1678-79 de J.-C), descend de Mouley Idris ben Abdallah ben Haam, fils du calife Ali ben Abou Taleb et fondateur de la dynastie marocaine des Idricites. Il releva de sa popularité et de son prestige l’autorité fort compromise du sultan son parent ; grâce à son appui, celui-ci put gouverner des sujets jusqu’alors à demi rebelles. De son côté, le sultan exagérait à dessein le pouvoir spirituel du chérif; pour donner à la multitude une marque éclatante de sa déférence, il l’éleva à ses côtés, s’inclina devant lui, alla jusqu’à recevoir de ses mains l’investiture. Ces concessions étaient habiles : elles étaient nécessaires; aucun pouvoir n’eût pu se maintenir au Maroc si le despotisme de la foi n’avait pas abaissé devant le trône des hordes belliqueuses qui ne demandaient qu’à tenir le pays en état d’anarchie, et changé des barbares non-seulement en croyans, mais en sujets. Propager la discipline d’un seul et même ordre au Maroc, c’était modifier entièrement les mœurs de ses habitans, substituer au désordre l’esprit de soumission; c’était le moyen non-seulement d’obtenir la paix, mais de percevoir des impôts, de constituer l’état. Avec quelle perfection Mouley Taïeb sut grouper ses fidèles, en faire un corps qu’il pût pénétrer tout entier, sur lequel il maintînt l’action la plus directe, la surveillance la plus absolue ! A la tête de l’ordre, le chérif, le grand-maître, préside une assemblée générale où se réunissent autant de khalifas qu’il y a de groupes dans l’ordre : ces groupes sont de véritables circonscriptions délimitées comme des districts territoriaux. Dans l’assemblée générale se discutent les affaires de la congrégation ; le chérif donne ses instructions. Des mokaddems sont envoyés même à l’étranger : une zaouïa, fondée à Taroudant, recrute les jeunes gens qui présentent les signes auxquels devra se reconnaître le mahdi et les prépare à pouvoir jouer, le moment venu, le rôle de rédempteur, dont la politique arabe n’est que trop portée à se servir.

On comprend le secours qu’un pouvoir respecté comme celui des descendans de Mouley Taïeb peut prêter au souverain; mais on comprend aussi les dangers d’un pareil secours. Le jour où un successeur du chérif ne se trouva plus lié au sultan par les devoirs d’une parenté étroite, il n’en resta pas moins indépendant et tout-puissant à côté du trône. — Nous avons vu le chérif d’Ouazzan en donner la preuve la plus surprenante en sollicitant récemment la faveur d’être inscrit comme protégé français par notre ministre à Tanger. Le grand-maître des Mouley Taïeb ne s’est pas contenté de la force qu’il tenait de l’importance de son ordre : par une combinaison hardie, il a confié la défense de cet ordre à la nation chrétienne dont l’influence au Maroc est prépondérante.

A-t-il agi sagement? Oui, s’il fait accepter, comme cela semble être, son plan par ses coreligionnaires, s’il ne provoque pas la discorde parmi eux et la formation d’une secte dissidente réactionnaire.

Quant à nous, en l’accueillant, nous nous sommes concilié officiellement le chef d’une secte puissante, qui pouvait, s’il nous avait été hostile ou s’il avait été dirigé contre nous par quelque agent étranger militant, comme il en a existé à Tunis et ailleurs, nous créer à notre frontière algérienne de grands embarras. Ce danger prévenu, nous avons tout intérêt, à présent, à atténuer le plus possible les désaccords dont la conduite du chérif ne peut manquer d’être le germe, soit dans sa secte même, soit à la cour du sultan, soit dans les chancelleries des légations de Tanger. — c’est à la condition que nous ne la laisserons pas devenir une cause de troubles et de conflits que la naturalisation de Sidi el Hadj Abdel Slam aura, pour la tranquillité du Maroc et de l’Algérie, d’heureuses conséquences.

C’est surtout dans leur mosquée de Kairouan qu’on peut voir les aïssaoua, dont les jongleries sont célèbres. Très nombreux en Algérie et en Tunisie, sans influence, on les considère généralement comme inoffensifs : ils se tiennent à l’écart de la politique et se montrent plutôt favorables qu’hostiles puisqu’ils nous laissent partout assister à leurs cérémonies. Ils dérivent des chadelya, dont ils ont altéré les doctrines par des pratiques barbares empruntées à des ordres orientaux, à l’ordre des saadya notamment, dont le cheik avait le privilège, au Caire, de passer à cheval sur les fidèles étendus à terre lors de la fête du Doleh. — Mahmed ben Aissa fonda son ordre, au XVIe siècle, au Maroc, à Mequinez; c’était, à l’origine, un ordre soufique pur; les musulmans éclairés, ses chefs eux-mêmes condamnent les exercices auxquels il s’est peu à peu abaissé, mais qui n’en font pas moins une impression vive sur le vulgaire.

Les rahmanya, dont la formation ne date pas d’un siècle et qui, seuls parmi les sectes que nous aurons énumérées n’ont pas avec les kadrya une filiation bien établie, ont pris surtout à l’est d’Alger, dans la province de Constantine et en Tunisie un développement considérable. Ils dérivent de l’ordre des kbelouatya, secte ancienne dont une branche, bien connue en Égypte, les hafnaouia, est d’origine chadelienne. Nous sommes porté à croire que Si Abd-er-Rahman, surnommé bou Kobrin et fondateur de l’ordre qui porte son nom, était affilié à celui de Chadeli; en tout cas, j’ai entendu désigner du nom de kadrya les rahmanya en Tunisie.

Ce qui n’est pas douteux, c’est la propension qu’a cet ordre à se multiplier dans la régence et son caractère peu favorable aux chrétiens : il y a donc lieu de le surveiller si nous ne pouvons nous le concilier. Il est déjà très divisé. Les rivalités s’y entretiennent d’elles-mêmes : la branche de Si Youssef bou Adjar domine au Kef, à la Kessera, en Kroumirie, dans la moitié du cercle de La Calle, la moitié des cercles de Soukaras et de Tebessa, tandis que la branche de Si Ali ben Azouz occupe le Djerid, les Ziban: si l’une de ces fractions se soulève, nous pouvons lui opposer l’autre ou, tout au moins, nous assurer son abstention. Nous avons fait cette épreuve en Algérie ; rien ne montre mieux l’intérêt qu’ont nos administrateurs à connaître la constitution des ordres religieux. En 1865, seuls, les affiliés de Si Ali ben Azouz ont agité le sud ; ils ont laissé faire sans eux, dans le Nord, l’insurrection de 1871, à laquelle les gens de Si Youssef bou Hadjar ont pris une part si considérable.

Sans ces divisions, le danger, qu’il ne faut pas méconnaître, serait grave, car les rhamanya ont une organisation qui les rendrait, sous une direction habile et unique, très redoutables : leur discipline est plus stricte encore que dans les autres ordres; ils ont des peines, des récompenses, des distinctions hiérarchiques comme s’ils faisaient partie d’une armée.

Nous ne parlerons pas des ouled-sidi-cheikh, dérivés connus en Algérie des chadelya ; nous rappellerons toutefois leur nom, parce que, eux aussi, sont partagés en deux fractions irréconciliables ou soffs.


III.

Avec le temps, la discorde s’est donc mise non-seulement entre ces différens ordres, mais entre les principales familles d’une même secte. — s’il y a pour nous dans ce fait un avantage dont nous devons user, les musulmans clairvoyans ont pu y voir la menace d’une désagrégation des forces de l’islam. Arrêter ou, s’il était possible, prévenir cette désagrégation, plus d’un pieux personnage en a eu la pensée : deux hommes y consacrèrent leur existence. L’un, qui vint trop tôt pour le succès de son œuvre, était Mohammed Tidjanf; l’autre, qui parut au contraire à l’heure même du péril, au lendemain de Navarin et de la prise d’Alger, fut le cheik Senoussi.

Nous ne chercherons pas de point de comparaison entre les doctrines de ces deux réformateurs : reliées par la chaîne à un point de départ identique, elles sont aussi différentes l’une de l’autre par leurs effets que la nuit du jour; la seconde est le contraire de la première : celle de Tidjani fait face à la civilisation qui envahit l’Orient, par la tolérance, un pacte d’indépendance et de bonne amitié ; celle de Senoussi oppose à l’expansion du génie occidental la retraite, la concentration, la résistance obstinée. Si toutes ces dénominations n’étaient pas aussi éphémères, nous dirions que les tidjanya sont les opportunistes et les senoussya les intransigeans de l’islam. Or, ce sont les intransigeans qui ont en Afrique la majorité : leur nombre ne cesse de s’accroître, tandis que, chaque jour, il faut l’avouer, les opportunistes perdent du terrain.

Rien n’est plus facile malheureusement que de comprendre cette évolution des esprits ; rien n’est plus difficile que d’en changer le cours.

Tous deux inspirés par cette pensée supérieure de resserrer l’union des musulmans, Tidjani et Senoussi, devaient chercher l’un et l’autre le moyen d’attirer à eux les sectes qui se partageaient les fidèles, par conséquent s’écarter le moins possible des doctrines déjà acceptées, et, ces doctrines ayant entre elles des divergences sensibles, en trouver une qui conciliât toutes les autres. Dans ce dessein, les deux fondateurs firent preuve de l’éclectisme le plus large. Chacun d’eux a pris soin de composer son deker de telle sorte que toute secte importante pût y retrouver les élémens du sien. En outre, par la chaîne, ils se rattachèrent avec une scrupuleuse correction aux maîtres les plus orthodoxes.

Cet éclectisme nécessaire est, avec leur origine chadelienne, le seul trait commun aux deux chefs.

Tandis que Senoussi arrivait à n’admettre aucune concession, à frapper d’une sorte d’excommunication le khédive, le sultan de Constantinople, sans doute aussi le bey de Tunis et tous les Turcs qui se compromettaient dans le commerce des chrétiens, Tidjani donnait à sa doctrine un caractère qui en fait presque une religion nouvelle : l’éloignement du monde, la résignation aveugle, l’oubli de soi-même n’en sont pas la base ; elle est, au contraire, pleine d’indulgence et de consolations ; elle s’adresse à ceux qui n’ont pas fait à l’avance le sacrifice de leur vie terrestre et leur dit : « Espérez, Dieu ne vous a point abandonnés ; il est tout-puissant, mais il est miséricordieux ; faites le bien pour attirer sur vous les effets de sa bonté, et, si vous souffrez, appelez-le, il vous entendra. »

La prière des tidjanya pourrait se résumer dans cette belle parole chrétienne : « Seigneur, ayez pitié de moi, vous qui m’avez créé! »

Un jour, racontent-ils dans leurs entretiens pieux, Moïse refusa d’entendre un malheureux pécheur qui se repentait et qui l’avait imploré soixante et dix fois. Alors Dieu lui dit : « Eh quoi ! tu n’as pas eu pitié d’un coupable qui t’a crié : « Grâce ! » soixante-dix fois! S’il m’avait invoqué une seule fois, je l’aurais exaucé. Tu as été sans compassion pour lui parce que tu ne l’as pas créé ! »

Dieu aime toutes ses créatures : il ne fait rien que pour leur bien ; « s’il tolère un pouvoir, c’est parce que ce pouvoir est nécessaire; » c’est donc à Dieu seul à savoir s’il doit laisser vivre en bonne intelligence ou séparer les musulmans et les chrétiens.

Cette doctrine, qui rendait possible entre l’Orient, l’Afrique et l’Occident une fusion devenue aujourd’hui si improbable, eut à la fin du siècle dernier un succès tel qu’elle éveilla la susceptibilité des Turcs maîtres de l’Algérie et attira sur Tidjani, ses disciples et ses successeurs, des persécutions ; ils durent se retirer dans le Sahara, vers le Soudan, à Tombouktou, au Sénégal, où leur enseignement se propagea rapidement.

Le fondateur de l’ordre, Si-Ahmed-ben-Salem, était né à Aïn-Mahdi, près de Laghouat, dans le quartier des Tidjini ou Tidjani, d’où il tient son nom. Il fit très jeune des études brillantes à Fez et pouvait, à seize ans, continuer les cours de son père; le sultan du Maroc le combla de biens et d’honneurs. Comme Abd-el-Kader-el-Djilani, dont il est, en somme, le véritable héritier spirituel, Tidjani s’adressait aux faibles ; il eut très vite de nombreux affiliés. La règle qu’il leur imposait n’était pas rigoureuse : il simplifiait leur culte, le dépouillait de ce qu’il avait dans les autres sectes de mvstique et d’abstrait (aussi ne classe-t-on pas son ordre parmi les sectes mystiques pures), les fidèles n’avaient même pas à s’adresser à Dieu directement, à Dieu invisible, lointain : il suffisait qu’ils invoquassent le cheik ; celui-ci transmettait leur prière à Dieu, il se faisait l’intermédiaire entre eux très humbles et lui Très-Haut; il recevait les plaintes, il répandait la grâce ; car seul le cheik a le pouvoir d’être entendu de Dieu ; c’est à lui seul que Dieu parle, à lui seul, — et à ses descendans, — qu’il a donné la baraka, le droit de bénir et d’absoudre en son nom. La conséquence de cette interposition était celle-ci : « Quiconque a fait du bien au cheik, à ses parens, à ses descendans, à ses serviteurs est digne de la baraka ; le seul but qu’ait à poursuivre le croyant est donc de se gagner la bienveillance du dispensateur des bienfaits divins : un chrétien peut y réussir comme un musulman. »

Tidjani s’était ainsi donné un pouvoir exorbitant, difficile à conserver. Ses successeurs, dignes de respects, assure-t-on, sont entraînés par la logique même de leur doctrine à des abus dont on a pu tirer parti contre eux, et l’ordre tombe en décadence : il est juste de dire que nous avons contribué dans une large part à hâter cette décadence. Nous ignorions, cela est naturel, en entrant en Algérie, l’appui que nous pouvions trouver dans la modération des tidjanya : nous les avons vus cependant refuser de s’associer contre nous au funeste Moussah-bou-Ahmar ; ils soutinrent contre Abd-el-Kader à Aïn-Mahdi ce long siège dont il faut lire le récit dans le charmant livre de M. Léon Roches[2] et luttèrent jusqu’à la dernière extrémité plutôt que de passer dans le camp de l’émir ; ils facilitèrent à nos explorateurs l’accès du Soudan ; plus d’une mission militaire ou scientifique a dû son salut à leur influence. Nous ne leur en témoignâmes pas moins et trop souvent des défiances qui les obligèrent à multiplier si publiquement les témoignages de leur bon vouloir qu’ils se sont déconsidérés aux yeux des musulmans algériens : encore un peu et nous les aurons réduits au rôle d’auxiliaires du clergé officiel. Un grand tact, allié à de l’esprit de suite, est nécessaire dans notre attitude vis-à-vis d’une congrégation qui pourrait rendre encore des services à la cause française.

En Tunisie, les tidjanya ont trouvé un terrain qui convenait à merveille à leur développement et se sont propagés au milieu de ces populations tranquilles d’autant mieux qu’ils n’avaient pas à se concilier d’autorités européennes. Les beys et les princes de leur entourage ont toujours eu soin de laisser libre une propagande dont ils sont les premiers à profiter puisqu’elle est antirévolutionnaire ; le bey actuel est tidjanien, mais discrètement, et il aura toujours l’habileté, assez élémentaire d’ailleurs, de ne pas proclamer ce titre assez haut pour détacher de la secte tous les esprits indépendans. — En Algérie, j’ai peur qu’on ne s’amuse « à se faire tidjanien. » Quelques officiers des affaires indigènes rompus à la langue et aux mœurs arabes, convaincus avec raison qu’ils ne sauraient être mêlés trop intimement à la vie d’un peuple au milieu duquel ils garantissent la sécurité de nos colons, ont profité des relations qu’ils se sont créées durant leurs longs séjours dans les oasis, loin de tout centre européen, pour se lier avec les chefs les plus importans de l’ordre : ils leur ont rendu des services; en échange, ceux-ci leur ont donné les bénéfices de l’affiliation. Cette affiliation a des avantages : purement politique, favorable à l’établissement de notre influence, elle est louable et habile, mais à la condition d’être rare. Si elle devenait une tradition, elle serait non-seulement très ridicule, mais très maladroite : elle attirerait sur nous et sur les tidjanya la risée générale.

Nous ne nous étendrons pas davantage sur cet ordre : elles ne sont que trop évidentes, les causes de son impopularité et de son insuccès dans le monde arabe. Encore n’avons-nous pas montré un dernier point faible de son organisation : tolérans comme ils le sont pour les chrétiens, les tidjanya n’ont pas su faire aux musulmans une concession capitale sur laquelle Senoussi, au contraire, a établi en partie sa doctrine : leur ordre est exclusif; quiconque s’y enrôle cesse d’appartenir à une autre secte. Être tidjanien, c’est n’être plus que tidjanien.


IV.

A l’inverse, Senoussi, qui s’est bien gardé de se compromettre par des relations officielles avec les autorités françaises ou européennes, a ouvert son ordre à tous les musulmans. Le croyant qui vient à lui n’est pas obligé d’abandonner la secte ou les sectes dont il était membre : des kadrya, des rahmanaya, des taïbya, des derkaoua sont senoussya; ils n’ont pas à faire le sacrifice de leurs affiliations antérieures et des avantages de toute nature qu’ils peuvent en tirer; s’ils sont mokaddems, ils conservent leur titre et leurs privilèges : en un mot, ils ne changent ni de doctrine, ni même de nom ; leur adhésion au senoussisme peut être à peu près platonique ; c’est à peine s’ils s’aperçoivent qu’ils entrent dans une secte nouvelle ; ils y retrouvent en effet leur deker, la plupart de leurs prières et de leurs pratiques pieuses, avec ce seul changement qu’elles sont devenues plus austères et que, si le nouvel élu s’y conforme, il est insensiblement conduit par un rigorisme sévère à l’éloignement du monde chrétien. Mais il y est conduit prudemment, d’étape en étape, comme s’il y arrivait de lui-même, en sorte que, entré dans la secte pour y fortifier l’enseignement religieux qu’il a déjà reçu, le doux chadelien, par exemple, devient notre ennemi déclaré. Il appartient réellement dès lors à une secte qui n’est plus la sienne, qui diffère de toutes les autres, mais qui recrute d’autant plus sûrement ses membres qu’elle semble ne rien exiger d’eux.

La vie de Mohammed Senoussi sera certainement écrite : consacrée tout entière à l’édification de son œuvre, elle est faite pour exciter l’admiration et la piété chez les croyans; elle est remplie d’incidens, d’actes courageux, désintéressés, dont le récit se répand dans l’intérieur de l’Afrique avec les caravanes, ou dans les villes, et que les Arabes se répètent sous la lente ou dans les cafés pour la glorification de leur race et l’humiliation des chrétiens.

Il naquit en 1792, en Algérie, chez les Medjahères, tribu des environs de Mostaganem. Ses parens étaient Marocains, d’origine chérifienne, descendans, par conséquent, d’Hassen, fils de Fathma Zara, la fille unique de Mahomet. Il remplissait ainsi la première des conditions exigées de celui qui doit être ou qui doit engendrer le Messie (Mahdi) et avait droit au turban vert. — A Fez, où il fit, comme Tidjani et tant d’autres, ses études, il brilla de 1822 à 1830 par l’étendue de son érudition et son éloquence; ses qualités de dialectique étaient telles que toutes les discussions religieuses qu’il eut à soutenir se terminèrent pour lui victorieusement; il com- mença dès cette époque à écrire plusieurs ouvrages qui ont été conservés. Quand il quitta le Maroc pour venir vivre à Laghouat de ses leçons, il était affilié aux mouley-taïeb, aux kadrya et aux chadelya-derkaoua, dont la doctrine mystique l’avait particulièrement attiré. Il avait retrouvé dans cette oasis son condisciple Moussa-bou-Ahmar ; l’exaltation de celui-ci eut sur lui une influence qui contribua vraisemblablement à lui créer parmi les tidjanya, dont il avait pris le deker, des inimitiés telles qu’il dut quitter Laghouat.

Du jour de son départ commence la première partie de sa vie apostolique : sa réputation de sainteté et de sagesse était déjà si grande que, réfugié à vingt-deux lieues de Laghouat, chez les Ouled-Naïl, à Messad, où il arrivait pourtant en étranger et sans ressources, il reçut en mariage la fille d’un des chefs de la tribu, — qu’il ne tarda pas d’ailleurs à abandonner. — c’est de Messad qu’il entreprit le pèlerinage de La Mecque : il laissa pour y continuer son enseignement en son absence, dans la zaouïa qu’il avait fondée, quelques élèves dont les noms sont connus. Il gagna d’abord Bou-Saada, puis, lentement, par la province de Constantine, il passa en Tunisie.

Là, à Gabès, on raconte un incident de son voyage qui explique peut-être comment les populations de l’Arad sont restées jusqu’aujourd’hui, malgré les troubles qui ont suivi notre occupation, réfractaires à sa propagande[3]. Senoussi séjourna pendant quelque temps à Sidi Boulbaba ; une sécheresse affreuse désolait le pays depuis sept années, les populations le supplièrent d’intervenir en leur faveur auprès de Dieu. Il se retira et resta trois jours en prière : alors une pluie abondante tomba. Le muphti de l’Arad, qui était à cette époque Si Mohammed Trabelsi, voyant la stupeur des Arabes, les réunit et s’écria : « Vous êtes dans l’admiration ! Pauvres d’esprit, ne comprenez-vous pas qu’il s’est joué de vous ? Un derviche ne commande pas à la pluie ; celui-ci est un imposteur. » Les Arabes, applaudirent leur muphti ; Senoussi partit aussitôt, et ne chercha jamais à fonder de zaouïa dans un milieu si peu crédule. Il n’en continua pas moins son voyage avec succès, descendit en Tripolitaine, traversa la Cyrénaïque et vint enfin au Caire, où il demeura.

Ce voyage eut-il pour effet de déterminer sa vocation, ou suivit-il au contraire ce long chemin d’étape en étape pour préparer l’exécution d’un dessein déjà mûri ? De ces deux hypothèses qui peuvent du reste se concilier, la seconde est la plus probable. Il ne négligea aucune occasion de se créer sur son passage des relations qui devaient lui être précieuses plus tard et d’étudier sur place quel milieu serait le plus favorable à l’éclosion et au développement d’un ordre comme celui qu’il rêvait déjà.

Le fanatique Si Moussah bou Ahmar avait été son compagnon à Fez et à Laghouat ; Si Ahmed ben Dris, de La Mecque, l’initia à l’ordre des khadirya, dont il était le chef, ordre d’ascètes, d’hallucinés, de mystiques, très hostiles au pouvoir, et dont les membres vivaient à l’écart, dans le silence, en contemplation. Ben Dris était devenu populaire par son intransigeance et par les persécutions dont il avait été l’objet : resté orthodoxe, il n’avait pas pu être traité par Mehemet-Ali comme un ouahbite, mais il s’était fait exiler du Caire, puis de La Mecque. Senoussi devait être séduit par un pareil maître : aussi prit-il son deker, et le choisit-il entre tous comme sien, après avoir obtenu toutefois qu’il le modifiât suivant ses idées ; à sa mort, il devint son successeur en Égypte, malgré l’opposition des héritiers légitimes, qui lui disputaient la direction et réussirent à diviser l’ordre en deux sectes.

Senoussi était arrivé au Caire au moment où les réformes de Mehemet-Ali soulevaient encore les discussions religieuses les plus ardentes ; il n’avait pas manqué de se signaler parmi les orateurs les plus violens et de se déclarer ouvertement contre la politique civilisatrice du khédive. Son opposition eut ce double résultat de lui aliéner le clergé orthodoxe qui s’était groupé autour du trône et de le faire expulser d’Égypte.

La Mecque et Médine, où il se rendit alors, et qui étaient en somme le but de son pèlerinage, ne pouvaient qu’exalter son fanatisme ; il ne manqua pas en effet d’y continuer ses polémiques et, détail important, il s’y lia avec tous les chefs d’ordre de l’extrême Orient dont il prit, suivant son système, les différens dekers. C’est à La Mecque sans doute, entre deux exils de ce cheik, qu’il connut Ben Dris. Il ne réussit pas plus que lui à s’y maintenir et il prit le parti de fonder dans le désert, au Djebel-Koubis, une zaouïa où il espérait attirer et grouper autour de lui les mécontens. Mehemet-Ali n’avait pas hésité à ordonner au Caire et dans toute l’Egypte le massacre des ouahbites, cette Saint-Barthélémy de l’islam; il n’était pas homme à tolérer longtemps dans son voisinage un ennemi, fût-il orthodoxe; il sut lui rendre le séjour dans sa retraite impossible : les haines religieuses l’y poursuivirent et sa vie même fut menacée, Senoussi se décida à revenir sur ses pas. Il eut l’audace de traverser le Caire où ses nouvelles prédications avaient fait grand bruit : il y rencontra cette fois des chefs d’ordres de l’Afrique occidentale, du Maroc et de l’Algérie, qui, loin de le trahir, l’accueillirent avec enthousiasme et acceptèrent son deker. Alors seulement, après plus de dix ans, il mit à profit les relations et les appuis qu’il s’était ménagés ; il tourna les yeux en arrière, cherchant, parmi les pays qu’il avait traversés, quel milieu était à la fois le plus sûr et le plus accessible à la contagion de sa doctrine. Il choisit les côtes abandonnées de la Cyrénaïque, débarqua à Benghazi, et, de ce port, descendant vers le sud-est, il fonda au Djebel-Laghdar la première zaouïa de l’ordre des senoussya ; à dater de ce jour, commence la seconde période de sa vie (1843). L’apostolat était terminé, il devait consacrer les dernières années qui lui restaient à l’organisation de l’ordre.

Plus tard il se trouva encore trop près de la mer et, sa propagande s’étant répandue comme si le vent en eût dispersé partout les germes féconds, il s’établit dans la même direction sud-est, mais à trente-deux jours de marche de Benghazi, au désert, près des oasis de Syouah, en un point appelé Djarboub.

Nul choix ne pouvait être meilleur : les populations au milieu desquelles il allait s’isoler du monde chrétien, loin de toute surveillance et de tout contrôle, étaient à la fois denses et disposées à recevoir son enseignement ; bien plus, et c’est encore, — un libre accès s’ouvrant à toutes les sectes de l’islam, — une des conceptions les plus intelligentes de Senoussi, il se mettait ainsi en communication directe avec toute la moitié nord de l’Afrique, avec la Haute et la Basse-Egypte, avec le Soudan, l’Algérie, le Sénégal et le Maroc, par les caravanes qui traversent continuellement Syouah et vont soit à l’est, jusqu’au Caire, soit au sud à Murzuk, au Tibesti, au Ouadaï, au pays d’Aïr, au Bornou, soit à l’ouest en Tripolitaine et bien au-delà, par Rhadamès, Rhat, Insalah, au Niger, à Tombouktou. On cite de lui ce trait habile qui fait comprendre la rapidité de son succès : une caravane menait à un marché quelconque une troupe d’esclaves noirs amenés du Ouadaï. Senoussi, qui déjà disposait de ressources considérables, les acheta : il les convertit, en consacra une partie au service de la zaouïa; quant aux autres, il les avait instruits, transformés, il les renvoya libres dans leur pays. Le résultat se devine : ces missionnaires indigènes répandirent ardemment sa propagande; en peu de temps le Ouadaï entier fut musulman et senoussi, depuis le plus humble des nègres jusqu’au roi du pays. Or le Ouadaï est de beaucoup le plus guerrier des états du Soudan, il domine ses voisins par la terreur; il nous est fermé. Le docteur Nachtigal qui est resté plusieurs années au Bornou et au Bagirmi, deux royaumes limitrophes, n’a pu y pénétrer (1869) qu’à la condition d’y passer seulement, et non sans danger, après d’interminables négociations, grâce à sa qualité de médecin et aux services qu’il avait rendus au souverain du Bornou, l’allié du sultan du Ouadaï.

Il va sans dire que les habitans de la Cyrénaïque, du Fezzan et des pays touaregs furent les premiers à accueillir la nouvelle doctrine; elle flattait trop leurs goûts nomades et leur indépendance pour ne pas les séduire. Prêcher la retraite à des vagabonds ou à des peuples que le désert sépare des autres hommes, c’était prêcher des convertis. Nous verrons en outre comment Senoussi sut mettre d’accord sa propagande et leurs intérêts matériels, ménager à la fois leurs goûts dans ce monde et leurs espérances dans l’autre.

S’agit-il de ceux qui vivent côte à côte avec les chrétiens, à ceux-là il tient un autre langage, il ne leur dit pas : «Fermez vos portes ! » puisque le seuil en est déjà franchi, il dit à ceux qui se plaignent, aux musulmans sincères ou aux ambitieux déçus : « Venez à moi. » Il a retenu l’organisation occulte de son ami Si Moussah bou Ahmar et son système d’administration parallèle à la nôtre. Autant que possible, il cherche à limiter en Algérie, mais discrètement ; ses expériences en Égypte l’ont rendu sage ; il ne donne prise à aucune répression. Ses envoyés n’en ont pas moins pour mission de recruter le plus possible de fidèles, de leur faire quitter leur pays. Senoussi aurait voulu organiser l’émigration des Algériens vers le sud, faire de notre nouvelle colonie le désert que trouvèrent en Russie les armées de Napoléon. Aux croyans qu’il espère décider à le rejoindre, à ceux qui hésitent, il crie par la voix de ses mokaddems ces paroles menaçantes : « Quittez votre pays ! Est-ce que la terre de Dieu n’est point vaste? Celui qui quittera sa patrie pour suivre la « voie » de Dieu trouvera sur cette terre des asiles nombreux et commodes, mais, si vous restez dans le pays des infidèles quand il vous serait possible d’en sortir, si vous y restez parce que vous tenez peu à nous, alors nous nous rencontrerons le jour où ni les richesses ni les enfans ne serviront de rien! » Et il ajoute, sans doute pour ceux qu’effraie la longueur du trajet sur un sol aride, sous un ciel brûlant : « Aux premiers d’entre les émigrés Dieu a préparé des jardins au-dessous desquels coulent des fleuves ! »

Senoussi s’est bien rendu compte qu’il était plus facile de conquérir un terrain, fùt-il immense, que de regagner celui qui était déjà tombé en notre pouvoir. Aussi l’avons-nous vu se tourner vers le sud; il eut bien vite entre les mains les autorités des vilayets turcs autour de Tripoli, par conséquent aucun obstacle ne fut apporté à son action : il l’exerça librement dans un pays où les Européens sont en infime minorité : à Benghazi, c’est à peine si un chrétien, un consul ose sortir; à Tripoli, le danger n’est pas continuel, mais il existe. Quant à pénétrer à Djarboub, nul autre qu’un musulman ne saurait y songer ; encore est-il soumis, avant d’y être admis, à des épreuves et à un minutieux interrogatoire. Des villes comme Rhut et Rhadamès, où nous pouvions pénétrer, sont devenues inaccessibles. Mlle Tinné, Dournaux-Dupéré, nos missionnaires, ont été massacrés pour avoir voulu tenter cette entreprise. Le colonel Flatters et sa mission furent victimes d’un complot qui reçut son mot d’ordre à Djarboub. Nul ne peut donc essayer aujourd’hui d’entraver ou de contrôler sur place les progrès des senoussya et, s’ils n’ont pas réussi à dépeupler l’Algérie, au moins se sont-ils assuré le libre accès des contrées qu’ils nous ont fermées.

Comment ont-ils profité de ce libre accès? Comment ont-ils établi et développé leurs relations avec le Soudan? Ce n’est pas, à coup sûr, en libérant, comme nous le leur avons vu faire une fois, des convois d’esclaves : le moyen eût été coûteux et peu pratique. Au contraire, Senoussi, contemporain des philanthropes occidentaux qui poursuivaient la suppression de la traite, pouvait constater l’immense impopularité de leurs tentatives en Afrique, la constater et en tirer parti ; il vit successivement fermer les marchés de l’Algérie, de Tunis, de Tripoli ; il comprit, ce dont nous ne nous doutions pas, que cette fermeture coupait net les routes du Soudan aux centres européens, par conséquent éloignait de nous et isolait les peuples que nous voulions civiliser. Ces peuples, généralement doux, se seraient ouverts à notre influence, si nous avions pu ne pas bouleverser leurs usages et ménager, au moins au début, leurs intérêts; ils nous auraient laissés pénétrer chez eux comme nous les aurions laissés venir à nous : les empêcher d’amener avec leurs caravanes la principale de leurs marchandises équivalait à une proscription. Les caravanes ont des routes trop longues à faire pour pouvoir être divisées en diverses catégories : on les charge de tous les produits d’un pays; on ne confie pas à l’une des esclaves, à l’autre l’ivoire, la gomme et les plumes ; ce serait doubler les frais généraux. Les conducteurs qui veillent sur le chargement des chameaux et le défendent contre les pillards veillent aussi sur les esclaves; ceux-ci, s’ils sont robustes, portent les fardeaux; une marchandise porte l’autre; s’ils sont fatigués ou malades, ils peuvent trouver dans le convoi, à mesure que les outres se vident, une monture qui permet de ne pas les abandonner en chemin. Notre philanthropie est donc très louable, — nous en pourrions montrer d’autres effets fort tristes, — mais il est certain qu’elle a détourné de nous tout le commerce de l’Afrique. Nos oasis, où affluaient les nègres, se sont dépeuplées : Ouargla, qui comptait 10,000 habitans, n’en a plus que 2,000.

Senoussi n’eut pas de peine à interpréter contre nous les sentimens généreux qui apportaient dans les mœurs du Soudan une révolution aussi brusque, à exciter la rancune et l’animosité chez tous ceux que nous lésions, — chez les esclaves mêmes, car le seul résultat de nos sympathies pour eux fut de leur fermer le pays du monde où ils étaient le mieux traités, et de les renvoyer par des routes beaucoup plus longues chez des peuples barbares ; nous fîmes, en outre, baisser leur valeur, ils furent donc plus malheureux. Senoussi se fit l’allié des marchands d’esclaves, il se servit de leurs caravanes comme du moyen de pénétration le plus pratique. A chaque convoi il adjoignait un mokaddem ; tandis que le marchand achetait les nègres, le mokaddem convertissait les peuples et fondait une école. En outre, dans une pensée de charité ou par politique, il eut soin, sur ces grandes routes du désert semées de squelettes, de creuser des puits, de construire d’humbles zaouïas, où chacun laissait en offrande quelques dattes qui pouvaient sauver de la faim celui qui viendrait après lui, ses provisions épuisées. Ainsi il devint à la fois le maître et le bienfaiteur des principales voies d’accès au centre de l’Afrique. Il n’en fallut pas davantage, — avec les prédications de ses mokaddems, dont le plus connu, El-Hadj-Ahmed-el-Touati, fut plus tard le tuteur de ses fils, — pour que les populations fussent converties.

On ne saurait évaluer en chiffres les résultats de cette propagande. Quelques anciennes lignes de caravanes sont restées entre les mains des tidjanya : ceux-ci avaient, on se le rappelle, adopté dans l’ouest les mêmes procédés de pénétration, mais ces lignes mènent à Laghouat, El-Goléa, marchés fermés comme Ouargla; elles sont donc bien moins fréquentées que celles où les senoussya s’avancent et règnent sans conteste. Tout moyen est bon à ces derniers pour supplanter leurs rivaux, déraciner leurs doctrines du sol où ils apportent la leur. De même, ils n’épargnent rien pour se concilier les personnages puissans de l’islam. Aussi habiles à prêcher au centre de l’Afrique qu’à intriguer dans les sérails de Constantinople et des grandes villes d’Orient, ils entretiennent des agens secrets, des femmes même qui surveillent, entourent, circonviennent quiconque a le pouvoir de les aider ou de leur nuire; ils recrutent ainsi, par la persuasion ou par la menace, nombre d’adhésions ; ils s’assurent, en tout cas, une neutralité qui leur permet d’exercer impunément leur action panislamique. Le sultan, contre lequel en fait cette action s’exerce, n’a pas manqué de chercher à en atténuer les effets. A l’instigation de son directeur spirituel, un des membres les plus fanatiques et les plus actifs du senoussisme, il n’a rien trouvé de mieux, pour se défendre d’une secte qui pouvait lancer contre lui l’anathème, que d’en faire partie. Quelle est la part de la prudence dans cette affiliation? quelle est celle de la conviction? Le cheik Mohamed-Zaffur seul sans doute le sait. En tout cas, nous avons une preuve de plus de la facilité avec laquelle les senoussya s’insinuent dans tous les milieux, aussi bien dans ceux qu’ils veulent conquérir ou reprendre que là où ils cherchent seulement à se faire tolérer.

Un dernier fait marque mieux encore le succès de leur propagande : aujourd’hui, pour les croyans de l’ouest et du Soudan qui vont en pèlerinage à La Mecque, la zaouïa de Djarboub est devenue une station presque obligatoire. Si bien que, dans l’espoir d’arrêter ce dangereux courant, nous organisons en Algérie des pèlerinages directs par mer. M. Duveyrier rapporte que plus d’un musulman considère la zaouïa de Senoussi comme le but de son voyage, et ne va pas plus loin. Djarboub est aujourd’hui une ville; 6,000 à 7,000 habitans y sont fixés comme dans une forteresse. Le chef politique et religieux de l’ordre peut y recevoir en toute sécurité ses mokaddems, y tenir des assemblées analogues à celles des taïbya. Les habitans mettent en commun leurs biens et leur travail; les esclaves cultivent les terres dont le produit est partagé entre la zaouïa et les fidèles, suivant les charges, la dignité, l’influence, les apports de chacun. La même organisation est adoptée dans les zaouïas secondaires ; mais une troisième part y est faite : celle qui doit être envoyée à la zaouïa mère. C’est à Djarboub qu’est le trésor de l’ordre, trésor immense, disent les Arabes; là aussi que sont les canons, les fusils, les munitions; là pourtant n’est point le cœur du senoussisme, car on s’y attend toujours, malgré la distance, à quelque tentative de l’Occident, et, suivant ce système qui consiste à faire le vide autour des chrétiens, on y est prêt à fuir devant eux d’un jour à l’autre ; une police que les Arabes eux-mêmes, — et ils sont nos maîtres sur ce point, — qualifient d’incomparable est sans cesse en observation ; des troupeaux de méharis sont rassemblés dans l’oasis et transporteraient, à la première alerte, le chef de l’ordre, les armes, les trésors chez les senoussya du Soudan.

Senoussi vécut assez longtemps pour achever son œuvre et la laisser quand il mourut, en 1859, déjà complète à ses successeurs. Ceux-ci lui élevèrent avec ses disciples, dans la zaouïa mère de cet ordre où l’architecture est en grand honneur, un tombeau monumental, disent les pèlerins, et que ceux de Chadeli ou d’Abd-el-Kader sont loin d’égaler. Deux fils recueillirent son héritage : à l’aîné il avait eu soin de donner le nom de mahdi, qu’il se refusa sagement à prendre pour lui-même. s’il avait commis cette faute, il aurait soulevé dès le début les rivalités qu’il s’était donné pour mission de faire disparaître ; il se contenta de réunir en un même corps des forces éparses, et pour y arriver dans la mesure qu’il atteignit, il n’eut pas trop d’une vie entière de persistance et de tribulations. Cheik-el-Mahdi, tel est le nom de son fils, hérite à la fois de ces forces et de son prestige. s’il est lui-même un homme habile ou savant, sa puissance peut devenir une arme formidable, car tout est préparé pour que les Arabes voient en lui l’élu de Dieu ; il a reçu l’éducation qu’exige ce rôle, il réunit les signes qui feront reconnaître des hommes le Messie, — les yeux bleus, une loupe entre les deux épaules, une dent d’or, son cheval est issu de Borak, etc. il dépend donc de lui de choisir ou de différer le jour du soulèvement général. « Il attend l’heure, » disent les musulmans, et dans leur pensée cette heure est proche ; nous venons d’entrer dans le XIIIe siècle de l’hégire: les premières années de ce siècle doivent être marquées, suivant les prédictions, par une renaissance de l’islam ; celui que Dieu devait créer dans ce dessein est donc né ; en vain un agitateur a-t-il profité des fautes du gouvernement en Égypte pour se présenter à sa place; la voix du faux mahdi n’a été entendue qu’autour de lui : « Il a vaincu les Anglais, non parce qu’il était fort, mais parce qu’ils étaient faibles; ils se sont détruits eux-mêmes,» tel est le langage des senoussya ; car, s’ils laissaient s’élever en dehors d’eux un libérateur, l’œuvre de cohésion qu’ils ont entreprise s’effondrerait, à moins qu’ils ne se résignent à marcher devant lui; mais non; ce libérateur est dans leur sein: El-Mahdi-ben-Senoussi a protesté contre son rival du Soudan égyptien ; aucun autre prophète que lui ne peut surgir aujourd’hui.

Pour ne rien perdre de l’autorité que l’héritage paternel et ses prédictions lui donnent dans le monde arabe, Cheik-el-Mahdi vit dans la retraite à Djarboub, on ne le voit presque jamais. Un Arabe de son âge et qui lui ressemble reçoit le plus souvent pour lui les fidèles. Il demeure ainsi mystérieux, jusqu’à ce que Dieu dise : « Il est temps ! »

On ne s’inquiète donc pas sans raison en France de voir chaque jour grossir les rangs de cet ordre des senoussya. On peut s’en inquiéter en Europe, car si le mouvement qu’attendent les Arabes se produit jamais, quiconque a des intérêts en Afrique ou en Orient verra ces intérêts atteints. Nous pouvons nous trouver, en effet, aux prises avec une hostilité, sourde aujourd’hui, déclarée demain. Cette hostilité ne sera pas agressive, elle ne viendra pas braver le canon de nos forts, elle fuira devant nos soldats, mais elle existera comme un immense refuge où nous ne pourrons pas pénétrer, d’où nous serons épiés, tourmentés, lassés : elle constituera en un mot pour les nations européennes établies dans le nord de l’Afrique un voisinage insupportable ; en d’autres termes, elle ruinera le commerce et nous coûtera beaucoup d’hommes et d’argent, comme en ont déjà tant coûté des insurrections plus restreintes à la France, à l’Angleterre, aux Pays-Bas. Telles sont, croyons-nous, d’ici longtemps du moins, les conséquences extrêmes et les plus sombres que puisse faire craindre la fusion des ordres musulmans orthodoxes dans l’ordre des senoussya.

Le péril est assez sérieux pour commander notre attention ; il ne faut pas toutefois l’exagérer.

La centralisation a ses avantages, mais nous n’avons pas parlé de ses faiblesses ; elles sont nombreuses : nos administrateurs en Algérie et en Tunisie doivent s’appliquer à les bien connaître. Nous nous en servirons pour nous défendre, comme les musulmans ont profité de nos fautes pour nous combattre. D’abord, le lien qui tend à unir toutes les sectes, quelle est sa force ? Si un musulman qui devient senoussi reste attaché, comme il lui est permis, à une autre confrérie, jusqu’à quel point obéira-t-il au signal qui lui ordonnerait de prendre les armes ? Consent-il seulement à observer les pratiques ordinaires de son nouvel ordre, à vivre dans une abstinence rigoureuse, à proscrire de sa maison le luxe, les divertissemens, les danses, la musique, à se priver, suivant la règle, de café, de tabac ? j’en doute pour un bien grand nombre : le sultan, par exemple, n’admet-il pas avec le ciel des senoussya quelques accommodemens ? Cela est probable, et pour bien d’autres cela est certain. Le lien du senoussisme est donc pour beaucoup d’adhérens, ou trop étroit et il est pénible, ou trop lâche et il est illusoire. Dans notre pensée, il est souvent de pure forme : se faire senoussi peut être une démonstration platonique, une manière de faire du zèle religieux, de se gagner le ciel par des intentions; c’est une concession que les timides ou les habiles font aux agens qui les effraient; chacun marque ainsi sa fidélité aux dogmes de l’islam et son antipathie pour les chrétiens ; mais ces démonstrations suffisent-elles pour engager le nouvel élu à s’armer pour la guerre sainte ? Dans le Soudan, cela est très possible ; mais en Algérie, au Maroc, en Tunisie, en Égypte, dans les pays où les indigènes ont avec les Européens des intérêts communs, nous ne le croyons guère. Nous avons vu Senoussi compter si peu sur le concours des musulmans qui vivent avec nous qu’il leur a prêché l’émigration. L’affiliation au senoussisme dans les états riverains de la Méditerranée est donc plus honorifique qu’effective. On tient à faire partie d’une secte dont les tendances sont pures, comme les Anglais se font inscrire dans les sociétés de tempérance ; on déclare la guerre aux abus, on ne prend pas les armes. — En outre, en admettant que les populations qui nous touchent tombent d’accord pour se soulever, cet accord sera-t-il durable ? Rien n’est moins probable. Nous savons combien sont nombreux dans ces sectes multiples les germes de division que Senoussi a voulu arracher ; a-t-il assez complètement réussi pour que la discorde ne vienne par mutiler l’insurrection? On peut en douter. Enfin, il existe un dernier point faible, incertain du moins, dans cette organisation immense : le chef est-il à la hauteur de sa mission ? Que prépare-t-il dans sa retraite ? Pourquoi n’a-t-il pas mis à profit tant de circonstances favorables qui lui fournissaient l’occasion de lever l’étendard sacré, après 1870, pendant les dernières insurrections, quand nous étions en même temps aux prises avec les gens de Bou-Hamama dans la province d’Oran et les dissidens tunisiens réfugiés en Tripolitaine, quand l’Égypte au nord et au sud était troublée? Les Arabes convaincus disent qu’il fait porter par d’autres que lui les premiers coups et qu’il se réserve pour le jour où nous serons plus faibles ; cela est possible, bien qu’il risque, avec ce calcul, espérons-le, d’attendre longtemps. Mais on dit aussi qu’il se cache pour vivre à son aise dans la débauche et que son abstention n’a d’autre cause qu’une âme pusillanime et un caractère amolli. s’il en est ainsi, à ce corps puissant du senoussisme manque une tête : la place que le chef actuel n’occupe pas peut être disputée par un autre : double germe d’affaiblissement.

L’envahissement du panislamisme qui nous menace rencontrera donc, en dehors même de nos résistances, de sérieux obstacles, ne l’oublions pas ; mais, la part une fois faite aux faiblesses de ces ordres disséminés sur un terrain sans limites, ce que nous devons nous rappeler avant tout, c’est qu’à nos côtés, derrière nous, se groupent sous un même chef des populations plus ou moins hostiles, innombrables, inaccessibles. Cette impression doit dominer toutes les autres.

Tels sont, croyons-nous, les élémens de la question des sociétés secrètes, en d’autres termes, des ordres religieux ; nous les avons réunis en assez grand nombre pour arriver à une conclusion pratique. Nous avons reconnu aussi exactement que possible le siège et l’étendue du mal. Il nous reste à chercher le remède. Ce remède existe, il doit être trouvé ; mais, comme après un diagnostic compliqué les médecins les plus consciencieux ne s’entendent pas sur le traitement à prescrire, de même, après tant d’efforts et d’études faites par nos officiers, nous en sommes encore réduits en Afrique à une politique de tâtonnemens.

La ligne de conduite à suivre, croyons-nous, devrait être celle-ci : d’une part, ne cherchons pas k nous faire d’illusions et rendons-nous compte que l’Afrique centrale est, ou sera entièrement conquise par les musulmans, kadrya, chadelya, derkaoua, senoussya ou autres. L’Europe entretiendra ou créera des colonies sur le littoral. Ces colonies seront comme des îles, entre la mer et un continent hostile : à cela nul remède. Nous perdrions notre peine à vouloir convertir les peuples encore vierges ; en nous obstinant à en faire des chrétiens, nous aurons la guerre, nous les repousserons dans l’intérieur. Continuons à leur envoyer nos missionnaires, à ouvrir des comptoirs, à multiplier, suivant la conclusion de M. Rinn, les chemins de fer, mais uniquement pour nous faire connaître, dissiper les préjugés répandus contre nous, amener insensiblement à nous les commerçans et les producteurs indigènes par l’appât du gain et la confiance dans nos relations. — d’autre part, tout en cherchant à sortir le plus possible de cet isolement dont nous nous rendons compte, ne négligeons rien pour organiser la défense, c’est-à-dire garantir à notre colonisation la paix et la sécurité. Ayons aux frontières de nos colonies quelques hommes de tact qui soient au courant de tous ces détails de l’organisation religieuse des musulmans et qui en connaissent bien les vices. Que ces hommes ne soient pas changés trop souvent, qu’ils transmettent du moins à leurs successeurs les résultats de leurs expériences ; qu’ils se mettent, comme font aujourd’hui les officiers des affaires arabes, on communication constante avec les indigènes ; entrés ainsi dans les mœurs des habitans, ils devraient avoir pour instructions catégoriques de ne pas favoriser ouvertement les ordres religieux qui sont bien disposés pour nous, mais surtout de ne pas combattre ceux qui nous sont hostiles. Une politique habile négligerait ceux qui, nous étant acquis, n’ont guère de crédit chez les Arabes, et ferait des avances aux autres. Le procédé contraire, nous l’avons vu, déconsidère ceux qui nous servent et rend populaires nos ennemis. Pour préciser, et bien que ce système de défense ne soit pas de tous le plus moral, réservons nos faveurs pour nos adversaires. — Il est facile d’entretenir par quelques concessions les espérances de ceux que leur faiblesse, ou la cupidité ont fait passer dans notre camp et qu’il ne faut pas désappointer; ils trouvent d’ailleurs dans notre équité, dans la tranquillité, la liberté de conscience dont nous devons les laisser jouir, des conditions d’existence bien supérieures à celles que leur offre l’insoumission. Bornons-nous à être justes pour eux, cela est suffisant. Quant aux sectes qui menacent de se fondre toutes ensemble contre nous, leur témoigner du mécontentement est chose puérile, puisque nous ne faisons que fortifier et précipiter ainsi leur union. Si nous en attirons au contraire à nous par de l’argent, par des avantages, des honneurs même, les principaux chefs, non-seulement nous obtenons des abstentions, mais nous semons autant de germes de division parmi eux que nous faisons de faveurs. Rien ne dure longtemps dans ces organisations religieuses; en combien de sectes indépendantes se sont disséminés les kadrya? Nous réduirions ainsi le corps du senoussisme en une poussière inoffensive, si nous nous attachions à y introduire délibérément la discorde et la déconsidération.

Diviser, déconsidérer, ne pas combattre : tel est le sens général des instructions à donner aux fonctionnaires qui sont aux prises avec les fanatiques, n’employer nos soldats qu’à repousser des incursions ou à les punir, si le châtiment est opportun, s’il n’exige pas des sacrifices disproportionnés avec l’offense ou le préjudice. Une telle politique confiée à quelques hommes habiles, froids, équitables, comme nous pouvons en recruter heureusement beaucoup en Algérie, ne serait peut-être pas glorieuse, mais elle serait sage; et je ne partage pas sur ce point l’avis du commandant Rinn, qui la croirait indigne d’un grand pays. Nous devons, il est vrai, c’est notre ambition, notre fierté en Afrique, donner l’exemple de la justice et de la bonne foi, mais ce n’est pas une raison pour être dupes et jouer les don Quichotte, préférer à une politique préventive efficace les expéditions héroïques, mais folles, qui consistent à poursuivre pendant des semaines, en plein désert, un ennemi insaisissable. Nos soldats ne sont pas des volontaires, notre budget de la guerre doit être ménagé, et toutes les fois qu’il est possible de remplacer une de ces expéditions par l’envoi d’un agent de discorde, nous ne devons pas hésiter à nous servir de cet agent. Il faut avoir le courage de le dire, ne pas craindre de passer pour peureux : le temps est fini des guerres d’Afrique; que nos officiers s’en convainquent, qu’ils en prennent leur parti; sinon, dans l’oisiveté des postes avancés, comment ne seront-ils pas à chaque instant tentés de se mettre en campagne et, pour employer un mot élastique et funeste, de réprimer des commencemens d’agitation?

Cette répression où nos jeunes gens se lancent comme des chevaux de course longtemps retenus, ces razzias célèbres, dont le récit a fait battre nos cœurs, sont, en effet, d’entraînantes parties ! Avec quelle joie, quand on a forcé depuis longtemps le dernier lièvre et la dernière gazelle de la plaine, on monte à cheval à la poursuite d’une troupe d’Arabes! Oui, c’est un sport enivrant, mais c’est un sport ; non pas inoffensif toutefois, car la répression, si elle n’est pas absolument nécessaire, a le plus souvent pour effet de bouleverser les tribus et de les jeter malgré elles dans une insurrection véritable. — Ce n’est pas sans regret que nous signalons, après bien d’autres, ce danger, car rien n’est sympathique comme l’ardeur de nos officiers d’Afrique, rien ne fait aimer davantage notre incorrigible caractère, rien ne fait mieux voir tout ce que nous avons conservé de chaleur et de vitalité, — mais, encore une fois, si nous voulons faire en Algérie de la politique solide et non du roman de chevalerie, ne craignons pas qu’on doute de notre courage, établissons notre autorité non sur des victoires stériles, mais par la division ; la tactique n’est pas nouvelle : Divide ut imperes.

Le rôle d’un officier qui entreprendrait ainsi la désagrégation des forces de l’islam serait un des plus nobles et des plus utiles qu’un homme puisse remplir pour son pays : rôle obscur et qui exige un certain renoncement ; il peut tenter pourtant ceux-là même qui tiennent à l’éclat, ceux qui ne manqueraient pas une occasion de braver la mort, « qui perdraient la vie avec joie, » comme dit Pascal, « pourvu qu’on en parle ; » car celui qui pénétrera pour les désunir au sein des sociétés secrètes y pourra trouver la fin tragique à laquelle tant de missionnaires de la politique, de la science et de la religion ont dû d’être connus.


P. D’ESTOURNELLES DE CONSTANT.

  1. Marabouts et Khouan. — Étude sur l’islam en Algérie, par Louis Rinn, chef de bataillon d’infanterie hors cadres, chef du service central des affaires indigènes à Alger, 1 vol. in-8o, 1884; Adolphe Jourdan. À ce volume est jointe une carte.
  2. Trente-deux ans à travers l’islam.
  3. Deux familles seulement sont affiliées, depuis de longues années, aux senoussya dans toute cette province: celle de Si-el-Hadj-el-Ali-el-Habib et celle de Si-Mohammed-ben-Cheik, le premier bach muphti, le second cadi de l’Arad ; mais elles n’ont aucune délégation du cheik et ne peuvent conférer l’ouerd. — Les indigènes de l’Arad sont rahmanya et surtout alssaoua : ils aiment les chants, les danses, les divertissemens et ne s’accommoderaient pas de pratiques sévères.