Les Socialistes allemands - L’Internationale et la guerre

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Les Socialistes allemands - L’Internationale et la guerre
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 523-558).
LES SOCIALISTES ALLEMANDS
L’INTERNATIONALE ET LA GUERRE

L’un des caractères les plus frappans de la guerre actuelle c’est le rôle qu’y jouent les classes ouvrières organisées et leurs représentans. Des ministres socialistes et travaillistes siègent au gouvernement en Belgique, en France, en Angleterre, tandis qu’en Allemagne les socialdémocrates, sans revêtir aucun caractère officiel, se sont faits les missionnaires secrets de l’impérialisme auprès des neutres. Vanité des résolutions humaines ! les socialistes aspiraient à exercer une action toute contraire : ils se flattaient d’être assez forts et assez unis pour empêcher la guerre d’éclater, et ils se trouvent maintenant engagés consentans dans les hostilités, en conflit violent les uns avec les autres. Le fait dément l’idée, la conduite réfute le dogme. Soumettre à la pierre de touche de la réalité les doctrines si répandues de l’Internationalisme ouvrier, tel est le but de cette étude.


I

Du 23 au 29 août 1914 devait se réunir à Vienne le Xe Congrès de l’Internationale depuis sa reconstitution en 1889. Les délégués du monde entier se proposaient d’y célébrer le cinquantième anniversaire de cette association mondiale, fondée à Londres le 28 septembre 1864 sous les auspices de Karl Marx : elle ne vise à rien moins qu’à établir, sur les ruines de la société capitaliste et militariste, l’égalité politique et sociale de tous les hommes et la fédération pacifique de tous les peuples.

Infime société secrète vers 1848, puis, à la fin de sa première phase, de 1864 à 1873, composée de cadres sans troupes nombreuses et sans finances, elle compte aujourd’hui, dans ses diverses sections de Yokohama à San Francisco, de Buenos Ayres à Petrograd, plus de trois millions de membres affiliés, disposant de près de neuf millions d’électeurs et de quatre cents députés dans les divers Parlemens. Aux partis politiques se rattachent des syndicats riches et puissans dont la fédération internationale englobe cinq millions de membres. Les Allemands apportent à l’Internationale le plus fort contingent : la socialdémocratie a longtemps fourni à ses filiales, dans les autres pays, des subsides, des formules, une direction, une tactique. Tant qu’il a vécu, Marx eût pu dire : « l’Internationale, c’est moi ! »

Karl Marx a prétendu substituer au socialisme idéaliste et humanitaire des Français de 1848, un socialisme scientifique et réaliste fondé sur l’observation des faits. D’après sa Conception matérialiste de l’histoire, que l’on pourrait définir une sorte de Darwinisme appliqué aux sociétés humaines, tout le drame de l’histoire se concentre dans une lutte incessante, tantôt ouverte et tantôt cachée, entre possédans et non-possédans, oppresseurs et opprimés, pour la conquête des biens matériels et de leurs moyens de production. Si les formes de cette lutte varient, le but reste le même : Eadem sed aliter.

La société contemporaine, industrielle et capitaliste, née de la découverte de la vapeur, crée le sentiment international chez les prolétaires déracinés, enrégimentés dans les vastes usines. Ils prennent conscience du prétendu appauvrissement et de l’espèce de servage auxquels les condamne la concentration capitaliste, sous tous les régimes, monarchistes ou républicains. La communauté de leurs intérêts de classe, toujours en souffrance, les unit et les enchaîne comme un anneau de fer, en face d’un ennemi commun, la bourgeoisie capitaliste, conçue elle aussi comme un bloc. Contre elle, dans tous les pays, sous toutes les latitudes, la classe prolétarienne doit lutter sans relâche, jusqu’à ce qu’elle puisse substituer la propriété collective à la propriété privée, source de toutes les inégalités, de toutes les guerres, de tous les maux qui affligent les sociétés.

« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous par-dessus les frontières dans une grande alliance fraternelle, combattez vos oppresseurs, substituez la lutte de classe aux guerres entre les nations, » c’est là le cri de ralliement inscrit en lettres flamboyantes sur le rouge drapeau de l’Internationale.

L’internationalisme forme donc le caractère essentiel de ce mouvement émancipateur du prolétariat. Dans le célèbre Manifeste communiste de 1847, devenu la grande Charte du monde ouvrier, Marx et Engels écrivaient : Le prolétaire n’a point de patrie, en ce sens qu’il doit considérer comme son ennemi l’État politique, officiel et guerrier, avec sa souveraineté, ses lois, son armée, sa légitimité, au service des ambitions d’une dynastie et d’une bourgeoisie insatiable, l’État issu de la conquête et visant à conquérir, à asservir les autres peuples. — Mais, sous un autre aspect, l’internationalisme n’est pas anti-national : les socialistes distinguent la nation, création artificielle de la politique et des traités, et la nationalité naturelle de langue, de race, de culture. Ils protestent contre l’oppression des nationalités ainsi conçues (par exemple la Pologne, la Finlande, l’Arménie). Quand ils disposeront du pouvoir, les prolétaires se constitueront en nations libres et autonomes. En même temps que l’antagonisme des classes disparaîtra celui des États ; avec l’exploitation de l’homme par l’homme, cessera l’exploitation d’un peuple par un autre peuple. Les Républiques socialistes, fédérées entre elles, apporteront au monde les bienfaits de la paix. Les socialistes admettent qu’aucune de ces républiques ne sera plus ardente, plus avide des biens de la terre, plus peuplée que sa voisine. Afin d’atteindre ce résultat, il s’agirait de régler la natalité, tâche encore plus ardue que de fixer la production.

Jusqu’à ce que les internationalistes aient réussi à pacifier la société future, dans la présente, le militarisme et la guerre opposent le pire obstacle à la délivrance des prolétaires. Le militarisme écrase le travailleur, le budget des armemens absorbe les sommes énormes qui pourraient être ajoutées à son bien-être, et sur lui repose le plus lourd fardeau des guerres qui font s’entre-tuer les prolétaires au profit des États capitalistes, en quête concurrente des débouchés et des territoires. Tenter de faire obstacle à la guerre est donc par excellence un acte anti-capitaliste et anti-gouvernemental. L’action concordante et concertée contre la guerre est l’œuvre essentielle de l’Internationale.

Dans l’adresse inaugurale de sa fondation rédigée par Karl Marx, les prolétaires sont incités à surveiller très étroitement l’action diplomatique de leurs gouvernemens : « Si l’affranchissement des travailleurs demande, pour être assuré, leur concours fraternel, comment peuvent-ils remplir cette grande mission si une politique étrangère, mue par de criminels desseins et mettant en jeu les préjugés nationaux, répand, dans des guerres de pirates, le sang et l’argent du peuple ? »

En attendant qu’ils puissent empêcher les guerres, les prolétaires sont obligés de les subir, d’y participer. Cette participation devient un devoir s’il s’agit d’une guerre défensive toutes les classes ont le même intérêt pressant à défendre leur pays contre la dévastation et le joug de l’étranger. Les socialistes estiment que le meilleur moyen d’assurer cette défense consiste dans la substitution aux armées permanentes des milices nationales, qui effacent toute distinction entre citoyens et soldats, arment le peuple et désarment ses maîtres, protègent à la fois le territoire et les libertés publiques, les mettent à l’abri d’une invasion et d’un coup d’Etat. (Vaillant.)

Quant aux guerres offensives, les socialistes les condamnent en principe. Mais les Pères de l’Eglise internationale, Marx et Engels n’avaient que raillerie pour le pacifisme : ils font appel à la force « accoucheuse des sociétés. » Les guerres du XIXe siècle ont eu pour conséquence de grands changemens politiques dans un sens favorable au progrès de la démocratie ; comment Marx et Engels n’eussent-ils pas approuvé celles qu’ils jugeaient utiles à la Révolution future ?

Lassalle et Marx, les deux fondateurs du parti socialiste allemand, longtemps séparé en deux sectes rivales, différaient toutefois sur cette question si importante. Ardent apôtre du socialisme d’Etat et de l’hégémonie prussienne, en étroite affinité avec Bismarck, qui l’appréciait fort, Lassalle regardait l’Autriche comme la principale ennemie : il écrivait en 1859 que la Prusse devait déclarer la guerre au Danemark et annexer le Schleswig-Holstein. Il était tué en duel en 1864. La même année, au meeting de Londres où les ouvriers français et anglais jetaient les bases de l’Internationale, Marx prêchait la croisade contre la Russie tsariste. Il dénonçait « cette puissance barbare dont la tête est à Pétersbourg et la main dans tous les Cabinets de l’Europe, » comme le danger le plus menaçant pour la démocratie sociale. Seule l’assistance du Tsar permettait à l’abominable gouvernement des Junkers de se maintenir. Les social-démocrates allemands sont toujours demeurés fidèles à cette haine contre les Moscovites, méprisés à titre de race inférieure, et ils se sont étudiés à la répandre dans les partis socialistes des autres pays.

Lassalle jugeait qu’une guerre offensive dirigée contre la France, même sous le régime de Bonaparte, serait un malheur pour la civilisation. Marx, au contraire, lorsque éclata la guerre de 1870, écrivait le 20 juillet à Engels : « Les Français ont besoin d’être rossés. » Il s’applaudissait de cette guerre parce qu’elle achèverait l’unité de l’Allemagne, et la centralisation de l’Etat aurait pour conséquence celle du prolétariat. Par la doctrine et l’organisation, la classe ouvrière allemande se montrait bien supérieure aux Français, et sa prédominance dans l’Internationale prouverait la supériorité de la théorie marxiste sur la pensée confuse de Proudhon. »

Au Reichstag de l’Allemagne du Nord, les deux députés marxistes Bebel et Liebknecht s’abstenaient de voter les crédits de guerre. Ils n’allèrent pas jusqu’à les refuser, car c’eût été justifier « l’agression criminelle de Bonaparte, » tandis que les lassalliens, Schweitzer et Hasenelever, accusés par les marxistes de « paroxysme national, » avaient approuvé guerre et crédits. Mais la chute de l’Empire, après Sedan, mettait à peu près d’accord les deux clans socialistes. Bebel et Liebknecht saluaient avec joie la jeune République française et demandaient pour le peuple français une paix honorable, une paix sans annexion. Ils prédisaient, avec Marx et Engels, que l’incorporation à l’Allemagne de I’Alsace-Lorraine amènerait fatalement l’alliance de la France et de la Russie. Ils expièrent par deux années de forteresse leur protestation courageuse.

Grâce à cette attitude, l’union entre socialistes allemands et français n’était pas troublée par la guerre. La Commune achevait de la cimenter. Du fond de son exil de Londres, Marx saluait en elle l’ébauche d’une dictature terroriste de la classe prolétarienne.

Mais la première Internationale ne pouvait survivre à la guerre et à la réaction provoquée par la Commune. La rivalité de Marx et de Bakounine en présageait la fin. Dans ses Lettres à un Français, Bakounine stigmatisait le pire ennemi da la démocratie, l’Empire allemand : il opposait le socialisme libertaire et fédératif au socialisme teutonique, centralisateur et caporalisé, tandis que Marx prétendait démasquer Bakounine, agent du panslavisme.

Ce ne fut que dix-huit ans après, au Congrès de Paris, en 1889, que la seconde Internationale parvint à se reconstituer. A son deuxième Congrès de Bruxelles, en 1891, l’action contre la guerre était mise à l’ordre du jour. Cette même année, Engels, l’Eminence grise de Karl Marx, écrivait de Londres : « Dans l’intérêt de la Révolution européenne, il est nécessaire pour les socialistes allemands de combattre de toutes leurs forces la Russie et ses alliés, quels qu’ils soient. Si la République française se mettait au service de S. M. le Tsar, les socialistes allemands devraient la combattre avec passion, et ils le feraient. En face de l’Empire allemand, la République française peut représenter la Révolution bourgeoise. Mais en face de la République d’un Constans, d’un Rouvier et même d’un Clemenceau, particulièrement en face de la République au service du tsar russe, le socialisme allemand représente absolument la Révolu-lion prolétarienne. » Engels prophétisait à rebours : le socialisme allemand devait s’enchaîner, dans la prochaine guerre, à l’impérialisme capitaliste.

Grâce à la majorité dont ils disposaient dans l’Internationale, les Allemands, au Congrès de Paris, en 1900, et à celui d’Amsterdam, en 1904, imposaient aux socialistes français, en voie de se rallier à la République radicale, comme le prouvait le cas Millerand, une attitude de guerre vis-à-vis de la démocratie bourgeoise. Mais la paix internationale devait être fortifiée par l’engagement imposé aux élus du parti, dans tous les Parlemens, de voter contre toute dépense militaire, contre tout accroissement de la flotte. En manière de protestation contre la guerre russo-japonaise, on vit les délégués socialistes des deux pays belligérans, Plekhanow et Katayama, se tendre la main à la tribune : leur geste théâtral soulevait des applaudissemens frénétiques.

La question des obstacles à opposer à la guerre menaçante excitait au plus haut point l’antagonisme entre Français et Allemands au Congrès de Stuttgart, en 1907. Hervé, antipatriote outrancier à cette date, Vaillant, Jaurès, impatientés de s’entendre toujours jeter à la tête, dans leur lutte contre le militarisme national, le patriotisme teuton, voulaient obtenir des Allemands l’engagement ferme et précis de tenter une grève insurrectionnelle au moment d’une mobilisation. La discussion, des plus orageuses, dut avoir lieu à huis clos. Appuyés par les guesdistes, les Allemands rallièrent le Congrès à une vague formule, d’après laquelle « les ouvriers des pays concernés et leurs représentans devront faire tous leurs efforts pour empêcher la guerre d’éclater, selon l’acuité du combat de classe et d’après la situation politique générale. »

« Si cependant la guerre était déchaînée, ils devraient tenter d’en hâter la fin et mettre toute leur ardeur à se servir de la crise politique et économique déterminée par la guerre pour se délivrer de la domination capitaliste. »

Le Congrès de Copenhague (1910) précisait la résolution de Stuttgart. Le bureau socialiste international, dont le siège est à Bruxelles, et qui représente, dans l’intervalle des Congrès, le pouvoir exécutif permanent de l’Internationale, était chargé, en cas de menaces de guerre, de convoquer les délégués de ses sections et de concerter une action commune. Le Congrès ajournait en même temps aux calendes grecques une nouvelle proposition de Keir Hardie et de Vaillant qui, au lieu d’une grève généralisée, proposaient l’arrêt de travail dans les arsenaux et les industries indispensables à la guerre.

Les socialistes français saluaient la victoire électorale des socialistes allemands, en 1912, comme le gage d’une paix assurée, cela bien à tort, car les quatre millions de voix qu’ils venaient d’acquérir les obligeraient à tenir de plus en plus compte du sentiment national. Cependant, Scheidemann, vice-président du Reichstag, accourait à Paris célébrer ce triomphe avec les camarades français. Il s’écriait à la salle Wagram : « Il n’est plus possible de tenter une aventure guerrière entre Allemands et Français ; la guerre ne peut plus éclater, " elle n’éclatera jamais ! »

La crise balkanique déterminait les socialistes à se réunir à Bâle, en novembre 1912. L’antagonisme entre l’Allemagne d’un côté, la France et l’Angleterre de l’autre, compromettait au plus haut point la sécurité de l’Europe. Par ses élus dans les parlemens, l’Internationale devait exiger un accord entre la France, l’Allemagne et l’Angleterre qui réduirait les armemens et ébranlerait la puissance du tsarisme : cette alliance rendrait impossible une attaque de l’Autriche-Hongrie contre la Serbie.

Sous les voûtes de la cathédrale de Bâle, du haut de la chaire sacrée, Jaurès, au nom de l’Internationale et de la France, déclarait la paix a l’Europe. Mais les cloches pacificatrices de Bâle sonnaient plutôt comme un tocsin aux oreilles des socialistes attentifs et observateurs. A la fin de 1912, M. Andler, dans deux articles publiés par l’Action nationale, notait ses impressions d’un voyage en Allemagne. Le ton des journaux du parti, lors du coup d’Agadir et pendant les négociations marocaines, l’avait vivement frappé. Une revue, les Sozialistische Monatshefte, des brochures et des livres prouvaient quel écho le pangermanisme rencontrait dans la socialdémocratie. Les citations les plus probantes révélaient un nouvel esprit, celui « d’un socialisme d’affaires, militariste et colonial, teutomane et détrousseur. » Les classes ouvrières étaient représentées comme solidaires du capitalisme, solidaires de la politique d’armemens, défensive en principe, offensive, s’il le faut. Les ouvriers étaient intéressés à la victoire de l’Empire, au maintien de la dynastie régnante. Bebel n’avait-il pas dit : « L’Empereur est au-dessus des partis. »

M. Andler constatait la force de ce courant néo-lassallien dans la jeune génération, sans qu’il fût possible d’établir la ligne de démarcation entre ceux qui adhéraient à ces idées et ceux qui restaient fidèles aux principes du marxisme international. Il s’attirait de la part de Bebel le plus violent démenti. Mais les socialdémocrates donnaient à ses articles une première confirmation, en votant, le 3 juillet 1913, l’impôt extraordinaire sur la richesse, destiné à renforcer considérablement l’armée allemande ; ils justifiaient leur vote par des raisons spécieuses. Quel avertissement plus péremptoire pouvaient-ils donner aux socialistes français ?

Ceux-ci n’ignoraient pas la gravité du danger créé par la situation européenne. Mais Jaurès, plein de confiance optimiste, pensait que chaque jour écoulé consolidait la paix. Lui et ses amis se flattaient d’y travailler en combattant avec acharnement la loi de trois ans, en proposant d’y substituer les milices purement défensives qu’Engels jugeait impuissantes en face de l’armée de métier. Dans l’intérêt suprême de la paix, Jaurès et M. Sembat exigeaient la dénonciation de l’alliance russe, l’abandon de l’idée de revanche, le renoncement à l’Alsace-Lorraine, le rapprochement avec l’Allemagne, sans réfléchir que c’eût été un encouragement de plus pour l’Allemagne à attaquer la Russie, et à soumettre l’Europe à un joug intolérable.

Dans son livre, publié en 1913, sous ce titre humoristique : Faites la paix, sinon faites un roi, M. Sembat raillait impitoyablement ces décrets de mobilisation des forces ouvrières votés par les congrès socialistes, alors qu’on n’indiquait ni ne possédait les moyens de les exécuter ; néanmoins le Congrès des unifiés, réuni à Paris du 14 au 18 juillet, discutait encore une Vaine formule de grève simultanée, non pour empêcher la mobilisation, mais afin d’obliger les gouvernemens à recourir à l’arbitrage. Cette motion devait être présentée au Congrès international de Vienne : la question de l’impérialisme figurait également au programme et allait recevoir en fait une solution diamétralement opposée à celle qu’en espéraient les crédules parmi les futurs congressistes.

Quatre jours après, le 22 juillet, l’Autriche adressait son ultimatum à la Serbie.


II

Les événemens se succédaient dès lors avec une telle rapidité que le Bureau socialiste international ne pouvait réunir, à Bruxelles, avant le 29 juillet, les délégués des sections nationales, après que celles-ci eurent commencé une agitation intense pour le maintien de la paix.

Dans le courant de juillet, le Vorwaerts, journal officiel des socialistes allemands, publiait de nombreux articles contre le militarisme. Il ne faisait que continuer la violente campagne de Karl Liebknecht et de Rosa Luxembourg dénonçant les scandales de Krupp, le trafic que faisaient de leur influence certains généraux, la cruauté de la discipline et les suicides dans l’armée. L’ultimatum austro-hongrois était condamné plus sévèrement par les socialistes allemands et autrichiens que par ceux des autres pays. Lo 23 juillet, avant que l’ultimatum ne fût connu, le Vorwaerts parlait de signes de danger de guerre. Le 24, il s’indignait contre l’Autriche. Le 25, le comité directeur de la Socialdémocratie, dans un manifeste, blâmait énergiquement l’attentat de Sarajevo, mais protestait avec non moins de force contre la provocation de l’Autriche-Hongrie à la Serbie. Le gouvernement allemand était rendu responsable non de l’ultimatum, mais de la décision que prendrait l’Autriche, car il pouvait agir sur elle et assurer la paix. Le comité directeur prenait, en terminant, le ton démagogique : « Il ne faut pas qu’une goutte de sang allemand coule pour cette cause ; il ne faut pas que le prolétariat serve de chair à canon aux classes qui l’exploitent. »

Une campagne de meetings s’organisait en même temps dans les grandes villes et les centres industriels ; les orateurs étaient acclamés au cri de : A bas la guerre ! Vive la fraternité des peuples ! Vive l’Internationale ! Le 28 juillet, un cortège socialiste se heurtait à Berlin, Unler den Linden, à une manifestation patriotique, et le sang coulait. Le gouvernement avait toléré cette campagne, comme s’il avait à cœur de témoigner de ses intentions pacifiques : il prévenait hypocritement les socialistes de prendre garde, par leurs manifestations, d’encourager les tendances belliqueuses de la Russie.

Privés de toute liberté de mouvement, soumis à, la censure, le parlement ne siégeant pas, les socialdémocrates autrichiens protestaient contre un système de gouvernement qui faisait violence à la volonté populaire. Ils se prononçaient contre l’agitation des grands serbes, mais l’Autriche pouvait obtenir satisfaction autrement que par la guerre. À ce manifeste manquait toutefois la signature des membres tchèques et polonais de la socialdémocratie autrichienne, qui faisaient cause commune avec leurs frères slaves de Serbie.

Tout à l’opposé des Allemands et surtout des Autrichiens, les socialistes français non seulement jouissaient de toute liberté, mais ils n’étaient pas sans influence sur la majorité et le ministère. Les élections de mai avaient considérablement grossi leurs effectifs, porté le nombre de leurs députés à 101, celui de leurs électeurs à 1 400 000, succès que Jaurès attribuait à leur opposition à la loi de trois ans. Ils pressaient le gouvernement de redoubler d’efforts pacifiques, d’empêcher la Russie de chercher un prétexte d’agression dans la défense des intérêts slaves. Ils appelaient en même temps les citoyens français à une intense agitation contre « l’abominable crime qui se prépare. »

Rapprochée des unifiés dans un commun effort, la Confédération générale du Travail lançait à son tour un appel aux syndicats : « La volonté nationale était plus puissante que les traités secrets, elle pouvait empêcher une guerre européenne qui serait un attentat contre la classe ouvrière, une diversion sanglante et terrible à ses revendications. » Le manifeste de la G. G. T. rappelait, sans les préciser, les décisions des Congrès (touchant la grève générale) : l’agitation devait s’étendre jusqu’aux communes rurales.

Aucun mouvement de grève ne pouvait être tenté isolément, sans un accord préalable avec les camarades allemands et autrichiens. Jouhaux, secrétaire de la C. G. T., renouvelait auprès du représentant des syndicats allemands la vaine tentative de Griffuelhes, lors du conflit marocain. Une entrevue avait lieu à Bruxelles, le 25 juillet, entre Jouhaux, Legien, député au Reichstag et secrétaire des Gewerkschaften centralisés, et Mertens, secrétaire des syndicats belges. A la question pressante de Jouhaux : « Que comptez-vous faire pour mettre obstacle à la guerre qui se prépare… Etes-vous résolu à tenter un mouvement ? » Legien s’obstinait à ne pas répondre. Jouhaux en conclut qu’il n’y avait rien à attendre des Allemands.

En Angleterre, les mineurs du Pays de Galles étaient prêts à suspendre le travail, en cas de guerre, si l’on pouvait obtenir cet arrêt des autres pays ; ils demandaient la convocation d’un congrès international des ouvriers des mines. De même que les ouvriers du Continent, les Trade-Unionistes, le Labour party et les partis socialistes, très hostiles à la Russie, exaltaient la paix : et, en cas d’attaque contre la Serbie. ils exigeaient la neutralité de l’Angleterre.

De grandes grèves d’un caractère politique et social troublaient la Russie au commencement de juillet, et rappelaient le soulèvement révolutionnaire de 1905. A Petrograd, 120 000 ouvriers désertaient les usines et commençaient à dresser des barricades. La menace de guerre, bien loin d’amplifier le mouvement, contribua à l’éteindre. Les émeutiers cédèrent la place aux patriotes.

Les socialistes et les syndicalistes italiens excitaient le peuple à se préparer aux résolutions les plus viriles afin de détourner le malheur d’un conflit sanglant, de coopérer à l’abréger, à le localiser, si l’on ne pouvait l’empêcher. Ils exigeaient, dès le 15 juillet, que l’Italie se, détachât de la Triplice, qu’elle conservât la neutralité : « aucun pacte écrit par des couronnés ne pourrait pousser le peuple italien à prendre les armes pour écraser un peuple libre. »

Il s’agissait de coordonner un mouvement d’ensemble susceptible d’intimider les gouvernans. Le 29 juillet, le jour même où la Russie décrétait une mobilisation partielle, au lendemain de la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie, les membres les plus marquans de l’Internationale, délégués par douze de ses sections adhérentes, se réunissaient à Bruxelles, à la nouvelle Maison du Peuple, sous la présidence de Vandervelde.

Le Dr Adler prit le premier la parole, au nom des socialistes autrichiens, à la séance secrète du matin : son discours causa la déception la plus vive et suscita d’ardentes discussions lorsqu’il déclara que la guerre contre la Serbie était très populaire en Autriche, qu’il serait très difficile de résister à l’entraînement, que tout ce que pouvait faire le parti socialiste autrichien c’était de préserver la classe ouvrière de l’infection patriotique et de tâcher de maintenir ses organisations. — Rosa Luxembourg, déléguée de la Pologne, affirma que le Kaiser savait déjà que les socialdémocrates lui créeraient des difficultés. Jaurès demanda au fondé de pouvoir des socialistes allemands, Haase, de vouloir bien préciser leur action : celui-ci répondait qu’à Berlin, à Hambourg, dans toutes les villes d’Allemagne, des foules immenses étaient prêtes à s’insurger contre la guerre, une agitation intense gagnerait aussitôt « les casernes et les administrations de l’Etat. » Le soir même, à une réunion publique au cirque de Bruxelles, où se pressaient toutes les classes de la société, et où les orateurs français, allemands, russes, hollandais, occupèrent la tribune, Haase s’écriait que l’ultimatum prouvait que la guerre avait été préméditée. « Les bourgeois français et allemands désirent l’intervention, qu’ils prennent garde à la révolution prolétarienne. » Comme le remarque un socialiste, M. La Chesnais, auteur d’une intéressante brochure à laquelle nous empruntons ces détails[1], Haase parle de la responsabilité de la bourgeoisie allemande, mais il passe sous silence celle du gouvernement : et il atténue celle de la bourgeoisie germanique, en la partageant fraternellement avec la bourgeoisie gauloise. L’artifice est ingénieux. Jaurès, au nom de la France, prononça sa dernière harangue pour la paix du monde. Il accusait l’Autriche et l’Allemagne, il se portait garant des dispositions pacifiques du gouvernement français. La France ne se laisserait pas entraîner dans le conflit par une interprétation plus ou moins arbitraire des traités : « nous ne connaissons qu’un traité, celui qui nous lie au genre humain. » Il faudrait répudier l’alliance russe, si la Russie prenait l’offensive. La France doit garder sa liberté d’action, assurer le succès de la médiation proposée par l’Angleterre. Toute intervention de la Russie contrarierait ce généreux dessein. Jaurès, remarque très justement M. La Chesnais, acceptait trop facilement le parallélisme de position de la Russie et de l’Allemagne à l’égard de l’Autriche… « Attila est au bord de l’abîme, mais son cheval hésite et trébuche encore… » Et avec sa puissance d’illusion habituelle, Jaurès se félicitait des bagarres de Berlin qui servaient la cause de l’humanité. — Le Vorwaertsv traduisant, d’après le journal socialiste de Bruxelles, le discours de Jaurès, altérait le passage où il affirmait les dispositions pacifiques du gouvernement français qui devenaient simplement celles de la masse de la population.

Dans une séance du matin, le 30 juillet, les délégués, après avoir rapproché au 9 août la date du Congrès International qui se réunirait non plus à Vienne, mais à Paris, résumaient dans un manifeste, avant de se séparer, leurs déclarations solennelles. « Je vois encore, a dit M. Vandervelde, je reverrai toute ma vie, penché sur ce document, Haase les bras autour de Jaurès renouvelant par ce geste l’alliance contre la guerre qu’ils avaient proclamée dans la réunion de la veille. » Ils différaient pourtant d’opinion sur un point essentiel. D’après un récit de M. Vaillant[2], Haase affirmait à Jaurès que le Kaiser voulait la paix, que le gouvernement de Berlin n’avait pas eu connaissance, avant l’envoi, du texte de la note autrichienne à la Serbie, que seule une cour de l’Allemagne du Sud avait été exactement informée. Alors Jaurès, sachant enfin à quoi s’en tenir sur le jeu de l’Allemagne, répondait que cette version était impossible à admettre, attendu que lui Jaurès (directement ou indirectement, sur ce point les souvenirs de M. Vaillant ne sont pas très nets) tenait d’une personne touchant de près à l’ambassade d’Allemagne à Paris que « de graves événemens allaient survenir. »

Les délégués socialistes rentraient à Paris le cœur plein d’espoir, persuadés « que cette crise se dénouerait comme les autres, » qu’il serait possible d’organiser solidairement le prolétariat devant l’abominable menace. En permanence au Palais-Bourbon, les 30 et 31 juillet, les députés socialistes multipliaient leurs démarches auprès du président du Conseil, le pressaient d’agir sur la Russie, heureux d’apprendre que selon leurs vœux, pour achever de marquer que la France restait sur la défensive, nos troupes se tiendraient à huit kilomètres de la frontière.

Le 31 juillet au soir, la balle d’un fanatique frappait mortellement Jaurès, au moment même où la déclaration de guerre adressée par l’Allemagne à la France allait changer le cours de ses sentimens et les circonstances l’appeler à des destinées nouvelles. Il succombait, première victime de cette conflagration européenne, dont il croyait conjurer le péril, aveuglé par son optimisme, se fiant à la force de l’Internationale, au progrès humanitaire, à la vertu de la persuasion, au souffle d’une éloquence maîtresse, pour subjuguer l’éternel instinct prédateur dont la guerre est la forme sanglante.


III

Dans toutes les sections de l’Internationale l’opinion semblait unanime contre la guerre. Mais nulle part on ne passait des paroles aux actes. La propagande extra-parlementaire ne pouvait aboutir à rien : les faits allaient justifier les Allemands toujours hostiles à la grève générale anti-guerrière comme a la plus dangereuse des utopies. Comment obtenir, en effet, la simultanéité de mouvement, sans laquelle une grève séparée serait trahison, lorsque la déclaration de guerre abaisse un rideau de fer entre ceux qui se veulent concerter, et que, dans chaque pays, la mobilisation noie les socialistes au milieu du flot agité et excité des recrues ? au moindre signe de rébellion tout réfractaire serait passé par les armes.

Il restait aux socialistes la ressource d’exercer leur action dans les Parlemens. Ils s’y trouvent partout en minorité. Mais on faisait confiance à la socialdémocratie allemande. Ses députés au Reichstag n’allaient-ils pas renouveler la protestation véhémente de Bebel et de Liebknecht, en juillet 1870 ? et leurs cent onze voix, expression du tiers du corps électoral allemand, pèseraient d’un tout autre poids sur les décisions impériales.

Le langage du Vorwaerts, leur journal officiel, annonçait ce noble geste, La guerre y était présentée comme offensive de la part de l’Autriche et le gouvernement allemand rendu responsable des décisions de son alliée (27 juillet). Le pire danger venait non pas de la Russie mais de l’Autriche. L’Autriche ne pouvait, à moins de préméditation, se refuser à l’arbitrage proposé par l’Angleterre (28 juillet). L’Angleterre et la Russie n’ayant pu assurer la suspension des hostilités autrichiennes « l’empereur d’Allemagne, en secouant sa toge, va dégager la paix ou la guerre. Sa responsabilité est effrayante (30 juillet). » Ceux qui, en Allemagne, poussent à la guerre accusent la Russie, le Vorwaerts la défend : les politiques réalistes ne doivent pas oublier l’amitié intime qui unit la Russie à la Serbie. Il ne faut pas laisser l’Autriche heurter, sans le plus léger ménagement, la politique du Tsar, défenseur de la Serbie. La mobilisation autrichienne a précédé : la Russie mobilise partiellement, et, grâce à cette mobilisation, le parti militaire à Berlin prend la haute main et soutient que l’Allemagne doit répondre en attaquant. Le Vorwaerts réfute cet argument : la mobilisation russe est lente, les Russes prennent simplement des mesures de sauvegarde, sans caractère de provocation. On peut continuer à négocier (31 juillet).

Ce même jour, les délégués allemands, à leur retour de Bruxelles, trouvaient l’Allemagne soumise à l’état de guerre menaçant, autrement dit à l’état de siège, et, après avoir protesté à Bruxelles contre l’aveu d’impuissance des socialistes autrichiens qu’exprimait le docteur Adler, ils confessaient, dans un manifeste, la même détresse : vainement ils avaient tenté d’arrêter les classes dirigeantes, les règles rigoureuses de l’état de guerre atteignent avec une effrayante sévérité le mouvement ouvrier, que les ouvriers se montrent prudens, qu’ils ne compromettent pas leurs organisations… Cette guerre sera la dernière. Manifeste que M. La Chesnais résume excellemment en ces termes : « Pas de bêtises, soyons bien sages, il faut subir ce qu’on ne peut empêcher. »

La question des crédits allait se poser à la séance du Reichstag, le 4 août. Dans un entretien, M. de Bethmann-Hollweg avait reconnu que leurs principes interdisaient aux socialistes de les voter. Le 1er août, un membre du comité directeur, Müller, accompagné du secrétaire belge du B.S.I., Huysmans, se présentait inopinément devant le groupe socialiste des parlementaires français, réunis dans une salle du Palais-Bourbon. Il accourait de Belgique en automobile et avait eu peine à trouver son chemin. Il tint aux camarades français le langage suivant aussitôt traduit : Une guerre défensive est seule légitime, mais, dans le cas présent, il est malaisé de savoir quel est l’agresseur et vain de rechercher les responsabilités que se partagent tous les États, puisque le régime capitaliste en porte seul toute la culpabilité. L’Internationale doit imposer son idéal de paix. Il ne peut être question de voter les crédits : il s’agit de choisir entre un vote négatif ou l’abstention. — Les socialistes français acceptèrent la seconde hypothèse, mais refusèrent de s’engager : l’unité de geste des deux côtés de la frontière n’était possible que si les circonstances étaient identiques. Müller en convint, en ajoutant que l’acceptation des crédits était chose impossible, et il reprit aussitôt la route de l’Allemagne.

En dépit de ces affirmations, à Berlin, le 3 août, de longues et passionnées controverses, agitèrent le groupe socialiste parlementaire. A gauche, Karl Liebknecht, Haase, président de la fraction, Ledebour, Weill, en tout quatorze députés, soutenaient que le refus des crédits militaires était de règle dans le parti, qu’on était mal instruit des conditions où s’engageait la guerre, résultat d’un système que la socialdémocratie avait énergiquement combattu. Accorder les crédits, c’était se mettre en contradiction avec soi-même et créer une grande confusion dans l’Internationale.

Le Centre et la Droite socialistes, au nombre à peu près égal d’une quarantaine de députés de chaque côté, inclinaient en sens contraire. Au Centre, Bernstein et ses amis jugeaient que les socialistes n’avaient pas le droit de se séparer de l’ensemble de la nation menacée par l’absolutisme russe. La Droite, avec le docteur David, Wolfgang Heine, pour ne citer que les plus connus, acceptait franchement la collaboration de classes pleine et entière : du moment que le pays est en guerre, il ne subsiste plus de partis. Les socialistes doivent sans réserve associer leur action à celle du gouvernement.

Dans la chaleur de la discussion, la Serbie, cause primitive du conflit, était oubliée. La majorité tirait argument de la mobilisation russe (bien que le Vorwaerts en eût démontré le caractère défensif), ainsi que des dépêches d’après lesquelles, à l’Est et à l’Ouest, les soldats ennemis avaient pénétré sur le sol allemand. Or le Vorwaerts du 3 août laissait entendre qu’on savait à quoi s’en tenir sur la prétendue agression du front occidental et sur les bombes lancées au-dessus de Nuremberg par les aviateurs français.

Les députés socialistes finirent par décider que les crédits seraient votés à l’unanimité. Haase offrit sa démission de président, qui ne fut pas acceptée. Il consentit, par discipline, à lire la déclaration du groupe qu’il désapprouvait, à voter contre sa conscience, à se renier lui-même.

Du haut de la tribune du Reichstag, le 4 août, Haase déclarait donc, au nom de son parti, que cette guerre était le résultat de l’universelle politique impérialiste, — universalité fort commode, alors que cet impérialisme était le fait de l’Allemagne. — Les socialistes allemands avaient toujours travaillé avec les frères de France au maintien de la paix. — À cette évocation des socialistes français, les applaudissemens éclataient sur les bancs de la fraction ; les Allemands proclamaient leur accord avec les camarades d’outre-Vosges, juste au moment où ils s’en séparaient, remarque M. La Cheanais. — Sous la menace d’invasion, continuait Haase, les socialistes n’ont pas à se prononcer sur la raison d’être de la guerre. L’existence de l’Allemagne est liée à l’anéantissement du despotisme russe, du tsarisme, qui a les mains rouges du sang de nos meilleurs enfans. — Le 3 août, on lisait pourtant dans le Vorwaerts que la Russie était un foyer non plus de réaction, comme au temps de Karl Marx, mais de révolution, qu’il fallait laisser aux Russes le soin de l’accomplir car rien ne pouvait plus réjouir le Tsar que de voir la socialdémocratie discréditer le socialisme en se faisant complice de l’agression allemande.

Haase terminait en disant qu’une fois la sécurité du pays garantie, les socialistes demanderaient à la première occasion une paix favorable, c’est-à-dire une paix sans annexion, qui rende possible l’amitié entre peuples voisins. Les souffrances de la guerre en éveilleraient l’horreur et gagneraient les peuples à l’idéal de paix du socialisme. Pour ces motifs, les députés socialistes votaient la demande des crédits de guerre.

La violation du territoire belge, avec indemnité, avait été annoncée par M. de Bethmann-Hollweg avant la suspension de la séance. Les socialistes ne pouvaient rien changer à leur déclaration : mais pas un ne protestait.

Combien vaine, hypocrite et vide était la prétention des socialdémocrates de justifier leur vote par l’ignorance des conditions dans lesquelles s’engageait la guerre. Ils mentaient à tout leur passé. Julian Borchardt, auteur d’une brochure : Avant et après le 4 août, écrit qu’à cette date les socialistes ont abdiqué, que, s’ils ont eu raison ce jour-là, tout ce qu’ils enseignaient depuis quarante ans n’était que fausseté et duperie. Haase lui-même fera plus tard le mea culpa de son parti : « Nous n’avions ni l’intention, ni la possibilité de tenter la grève des masses. Mais accepter les crédits équivalait à une déclaration de faillite. »

A quels mobiles attribuer cette conversion foudroyante ? De purs socialistes allemands qu’ils étaient encore le 31 juillet, d’après M. La Chesnais, les socialdémocrates se sont révélés, au 4 août, les simples hommes de l’instinct national. Ils obéissaient sans doute à divers mobiles, à la crainte des électeurs, à la peur des représailles. Les grands syndicats exercèrent sur eux une pression formidable. Ils redoutaient de voir leurs journaux supprimés, leurs imprimeries confisquées, leurs maisons du peuple fermées, leurs organisations dissoutes, leurs dirigeans sous les verrous.

Cet acquiescement solennel à l’impérialisme causait à l’étranger une immense déception. Bebel et Liebknecht s’étaient déclarés jadis contre la guerre lorsque la France attaquait l’Allemagne, et cette fois c’est l’Allemagne qui attaque, qui foule aux pieds les traités, et les socialdémocrates approuvent et suivent. Ils tranchent le lien de cette Internationale qu’ils dirigent et régentent depuis un quart de siècle, ils transgressent les lois qu’ils ont décrétées.

Même défection de la part des socialistes autrichiens. Le Reichsrath n’étant pas convoqué, ils n’eurent pas à se prononcer sur les crédits, mais nul doute qu’ils n’eussent imité les Allemands. Ainsi que le Vorwaerts, leur journal l’Arbeiterzeitung recommandait d’abord une justice élémentaire à l’égard de la Serbie, critiquait l’ultimatum. Mais dès que la question serbe tourne à la guerre européenne, il attaque la Russie et se rallie à l’impérialisme avec enthousiasme.

Combien nette au contraire fut la conduite des socialistes français à la Chambre, au moment de la déclaration de guerre.

De même que les Allemands, ils étaient divisés au début. L’opinion dominante faisait retomber sur l’Allemagne la principale responsabilité : il dépendait d’elle d’arrêter l’Autriche. Mais l’aversion pour la guerre était si marquée que quelques-uns inclinaient au refus des crédits ; d’autres penchaient vers l’abstention. Une minorité considérait l’acceptation comme obligatoire. La guerre une fois engagée, et dès que furent connues les intentions de l’Allemagne d’attaquer par le Luxembourg et la Belgique, le parti socialiste, devant le scrutin, se retrouvait unanime et à l’unisson de toute la Chambre.

On a reproché aux socialistes français leur alliance avec le tsarisme comme une inconséquence non moins répréhensible que celle des socialdémocrates et du militarisme prussien. On oublie l’essentiel : la France était attaquée.

A une réunion du parti, les députés expliquèrent leur vote. M. Vaillant relevait le drapeau de Blanqui, avec sa devise, la Patrie en danger, parlait du devoir de défendre la civilisation et la République. M. Jean Longuet, le petit-fils de Karl Marx, rappelait l’exemple des volontaires de 93 qui apportaient la paix aux peuples et ne faisaient la guerre qu’aux rois. Il ne s’agissait pas, disait M. Sembat, de satisfaire des désirs de vengeance chauvine, de défaire l’unité de l’Allemagne, de détruire la culture allemande. Si, après la victoire, on voulait dépecer l’Allemagne, si les Cosaques se proposaient de détruire ses célèbres universités, la France ne le permettrait pas. A l’Alsace-Lorraine serait laissé le choix de revenir à la France ou de former un État libre. M. Sembat et d’autres, après lui, ont répété que les Français combattaient non le peuple allemand, mais sa caste militaire, son gouvernement semi-féodal ; comme si les militaristes, les intellectuels, le peuple, la grande majorité des socialistes ne faisaient pas cause commune.

Uni au gouvernement pour repousser la proposition allemande de traverser la Belgique, le Comité central du parti belge lançait un manifeste signé de Vandervelde, Brouckère, Wauters, et conçu en ces termes : « Peut-être la Belgique sera-t-elle appelée à défendre la neutralité de son territoire contre la barbarie militariste, en même temps que la cause de la démocratie et des libertés politiques de l’Europe. Les camarades sauront comment se comporter en présence du danger. Ils doivent se souvenir qu’ils appartiennent à l’Internationale ouvrière, adopter toute mesure compatible avec la défense individuelle, mais se montrer fraternels et bons. » On verra bientôt comment les camarades allemands, dont les rapports avec les Belges avaient été jusque-là si intimes, ont répondu à ces avances humanitaires.

En Angleterre, les partis socialistes sont bien loin de présenter le même accord qu’en France et en Belgique. Le British socialist party, — analogue aux guesdites, organisation restreinte, qui ne compte aucun membre à la Chambre des Communes, et dont Hyndman est l’un des chefs les plus écoutés, — avait pris parti, dès le début, pour le gouvernement et les Alliés. Tandis que Keir Hardie, prédicant écossais, leader de la secte rivale, l’Independent labour party, obsédait les Congrès de ses motions dégrève anti-militaire, M. Hyndman, seul dans l’Internationale, se déclarait pour les armemens ; il ne concevait pas d’autre moyen de tenir l’Allemagne en échec.

Au début de la guerre, Keir Hardie et ses 20 000 adhérens, qui forment l’aile gauche du Labour party, puissante organisation politique et parlementaire des Trade-Unions, Henderson secrétaire de ces Unions, appelé depuis à un poste ministériel, Ramsay Macdonald, président du groupe travailliste à la Chambre des Communes, se prononçaient contre toute participation de l’Angleterre au conflit européen sur le point d’éclater. « Le peuple n’est pas consulté, disaient-ils en substance. Les faits démontrent que les classes dominantes veulent nous allier activement au despotisme russe. Ce serait le fléau du monde. Les monstrueux temps de pillage et de massacre sont passés. A bas la domination de classe, à bas la guerre ! » Le 2 août, un grand meeting de protestation remplissait Trafalgar Square. Les mineurs de Cardiff décidaient de ne pas fournir de charbon à la flotte. En Allemagne, ils eussent été aussitôt arrêtés et fusillés.

A la Chambre des Communes, les orateurs du parti travailliste reprochaient vivement à sir Edward Grey sa diplomatie secrète, le système d’alliances qui conduisait à la guerre, tout en reconnaissant ses derniers et suprêmes efforts pour maintenir la paix : les engagemens avec la France et la Russie, allaient plus loin que la Chambre n’en avait été instruite. Mais, l’envahissement de la Belgique une fois connu, les représentans des Trade-Unions se ralliaient aussitôt au gouvernement. Seul l’Indépendant Labour party s’obstinait dans son pacifisme.

Jamais en Russie l’opinion n’avait semblé aussi unanime qu’au moment de la mobilisation. Les révolutionnaires réputés les plus irréconciliables ennemis du tsarisme devenaient les fervens apôtres de la défense nationale, à la stupéfaction des Allemands. Dans une lettre ouverte au peuple suédois, publiée par un journal de Moscou, le célèbre anarchiste et homme de science Pierre Kropotkine se révèle le plus déterminé des patriotes russes. Quelles que soient ses idées pacifistes et internationalistes, il irait, écrivait-il, n’était son grand âge, se battre au front russe ou français, défendre la cause de la civilisation anglo-latine contre l’Attila moderne qui lance sa soldatesque sur l’Europe. Depuis longtemps, il prévoyait cette guerre : à son dernier séjour en France, il conseillait à ses amis d’abandonner la résistance contre le service de trois ans. Il rappelait l’exemple de Bakounine s’efforçant, dans ses Lettres prophétiques à un Français, de soulever l’opinion contre la Prusse. Le triomphe de l’Allemagne marquerait, en Europe, l’avènement de la plus dure réaction. « Les idées de liberté se réaliseront en Russie : un retour au régime antérieur à 1905 ne saurait se concevoir. Le programme de l’autonomie des nations sera exécuté, et le principe fédératif introduit sur la carte de l’Europe. »

Pour d’autres raisons que le prince Kropotkine, le marxiste russe Plekhanow exprime le même sentiment belliqueux contre l’Allemagne, et, au rebours de Marx, il justifie son nationalisme par le matérialisme historique, par des considérations tirées uniquement de l’intérêt économique du prolétariat. Les traités de commerce, imposés par les agrariens allemands, entravent en Russie le développement de la production. L’essor industriel qui suivra la guerre sera favorable aux ouvriers.

En revanche, nombre de révolutionnaires russes à l’étranger ont pensé saisir, dans la guerre, une occasion favorable de combattre le tsarisme, dussent-ils, par-là même, favoriser indirectement la cause de l’Allemagne. Animés du même esprit, la demi-douzaine de députés socialdémocrates qui siégeaient à la Douma persévéraient dans leur opposition irréductible. A la séance du 8 avril, un de leurs orateurs déplorait « le bain de sang dont les classes dominantes, de tous les pays, sont responsables. Les prolétaires ne disposent pas des moyens de mettre une fin prochaine aux horreurs de la guerre, mais cette poussée de la barbarie sera la dernière. » Après avoir réclamé une amnistie pour les délits politiques, revendiqué une politique libérale vis-à-vis de la Pologne, de la Finlande, protesté contre toute guerre d’expansion, les socialdémocrates quittaient la salle des séances au moment du vote. En octobre, ils refuseront les crédits pour la continuation de la guerre. Vainement Vandervelde leur enverra une lettre pressante, leur expliquera le caractère véritable de la lutte où se joue l’avenir de la démocratie et des libertés de l’Europe. Ils refuseront tout appui au gouvernement, se plaindront des rigueurs de l’état de siège et demanderont la réunion d’une convention[3].

Divisé en nationaux et internationaux, le parti socialiste russe est d’ailleurs désorganisé, impuissant. En Russie, la classe ouvrière touche de bien plus près aux paysans que partout ailleurs. Ceux-ci ont foi en leur tsar, protecteur des Slaves opprimés par l’Autriche.

A l’exemple des Russes, les deux députés socialistes serbes à la Skoupschtina, malgré le guet-apens autrichien, persévéraient dans leur opposition, tandis que nous avons vu les socialistes tchèques se séparer de leurs camarades autrichiens et épouser la cause des frères serbes. Le député Laptschewitsch reprochait au gouvernement de Belgrade d’avoir brisé l’alliance balkanique, d’avoir toléré les Comités secrets qui ont conduit à la guerre et fait de la Serbie un tremplin pour la Russie et pour la France. Ils ne refusaient pas les crédits nécessaires à la défense du pays, mais étaient opposés à l’adresse de confiance au roi et à ses ministres.

Ainsi, tandis qu’à la veille des hostilités toutes les sections de l’Internationale étaient unanimes contre la guerre, nous trouvons les mêmes sections dans les Parlemens, à peu d’exceptions près, votant les subsides militaires. L’unité d’action s’est reproduite en sens inverse. Les deux camps affirmaient qu’il s’agissait d’une guerre défensive. Nul n’était l’agresseur. Il n’y avait d’opposition que chez les pacifistes à outrance de l’Independent Labour party et les quelques députés russes et serbes.

Ceux-là, se demande Bernstein[4], étaient-ils donc plus fidèles aux principes, plus idéalistes, plus courageux que les autres ? Leur attitude dogmatique et isolée tenait seulement à la faiblesse, au petit nombre de leurs adhérens. Dans les pays, tels que l’Allemagne, la France, l’Autriche, la Belgique, où les socialistes forment de grands partis parlementaires, possèdent un fort contingent de députés, attirent par conséquent de larges couches d’électeurs, l’oligarchie dirigeante- s’imprègne nécessairement de la mentalité des foules. L’impossibilité de persévérer dans l’intransigeance de secte est la conséquence fatale du parlementarisme : les succès électoraux entraînent l’adaptation forcée. En 1870, Bebel et Liebknecht représentaient 124 000 électeurs. En 1914, les socialistes allemands en comptent quatre millions et quart. C’est là, non pas une excuse à leur défection, mais une des raisons qui l’expliquent.


IV

Les socialistes belges, français, anglais, allemands, ne se sont pas contentés de mêler leurs votes à ceux des partis bourgeois, lorsqu’il s’est agi de pourvoir aux frais de la guerre : nous les voyons abandonner la lutte de classe pour la collaboration de classe, enfreindre en Belgique, en France, en Angleterre, le dogme international qui répudie la participation ministérielle, et en Allemagne prêter au Kaiser le concours le plus dévoué.

Dès le commencement d’août, le président du bureau socialiste international, Vandervelde, répondait à l’appel du roi des Belges : il entrait, comme ministre d’Etat, dans le Cabinet catholique de M. de Broqueville, en même temps que M. Paul Hymans, chef du parti libéral. Vandervelde avait toujours fait preuve du plus pur patriotisme, il s’était déclaré partisan de la politique coloniale et du service militaire obligatoire. D’un zèle inlassable, d’une éloquence entraînante, il dénonçait aux États-Unis, à l’Angleterre, la barbarie allemande, il parcourait les tranchées en prédicateur de campagne, cherchait à rallier, en Angleterre et en Russie, les socialistes dissidens, et tentait, en même temps, de rapprocher les membres disjoints de l’Internationale ouvrière, chimérique entreprise dont il dut bientôt constater l’échec.

En France, au début des hostilités, des ouvertures avaient été faites aux unifiés ; on leur offrait de participer à un gouvernement de défense nationale. Approuvés par le parti, Guesde et Sembat acceptèrent le 26 août, quand le péril devenait pressant. Il ne s’agit pas de gouverner, disait Guesde, mais de combattre l’incendie qui menace de dévorer la maison que nous occupons avec d’autres et dont nous hériterons un jour.

Les syndicalistes les plus ardens se déclaraient prêts à tous les sacrifices qu’exigeait le salut de la patrie. Le prolétariat français était acquis, sans arrière-pensée, à cette cause sacrée entre toutes.

Les idées pacifistes ont poussé, en Angleterre, des racines plus profondes que partout ailleurs. Le sol anglais, dans les temps modernes, n’a jamais été foulé par l’envahisseur. Le 3 août, John Burns et deux autres ministres libéraux donnaient leur démission : Burns, ancien ouvrier, sans fortune personnelle, renonçait ainsi à un traitement annuel de 120 000 francs, plutôt que de collaborer à une politique guerrière. A l’extrême gauche socialiste, Keir Hardie se prononçait, dès l’origine, contre la campagne des enrôlemens volontaires et dans de nombreux meetings ouvriers il poussait à la grève si dangereuse des industries militaires. Les socialistes français tentaient en vain de le détourner de cette sorte de trahison, tandis que le Vorwaerts portait aux nues cette inébranlable fidélité aux principes de l’Internationale. Mais les deux millions de trade-unionistes secondaient de toutes leurs forces l’action gouvernementale et fournissaient à l’armée des recrues par centaines de mille. L’aristocratie du travail allait rivaliser sur les champs de bataille avec l’aristocratie de naissance. L’un des leaders les plus influens des Trade-Unions, Henderson, nommé d’abord membre du Conseil privé, est entré, en même temps que le chef du parti conservateur, M. Balfour, dans le Cabinet remanié de M. Asquith.

Les socialdémocrates allemands ont apporté au gouvernement impérial un concours simplement officieux, mais non moins dévoué. Depuis le 4 août, ils ne pouvaient plus allèguer l’ignorance : leur cheval de bataille, c’était la lutte engagée contre le tsarisme. Le langage du Vorwaerts à l’égard de la Russie changeait du blanc au noir. Dans des articles qu’il a depuis amèrement regrettés, Bernstein énumérait tous les griefs de l’Allemagne contre l’empire des tsars depuis plus d’un siècle. Il s’agissait maintenant de régler les comptes. Le nouveau thème développé par le Vorwaerts, c’est que la Russie est seule responsable. La Russie a empêché l’idée de revanche de s’assoupir en France. Si, dans la guerre actuelle, l’Allemagne a dû porter ses premiers coups contre la Belgique et contre la France, c’est par nécessité stratégique, parce que les chefs militaires compétens en ont décidé ainsi. Il faut le déplorer comme « une effroyable fatalité. »

Après la prise de Mons et de Charleroi, le Vorwaerts écrit : « Aucun autre État n’a, comme l’Allemagne, mis toutes ses forces, non seulement les matérielles mais les intellectuelles, au service de l’organisation militaire. De même que l’Allemagne dispose de la meilleure organisation syndicale et politique, elle a aussi le meilleur appareil de guerre et de domination, Herrschaftsapparat. A cela s’ajoute la supériorité de la technique et la prépondérance de notre grand peuple. » C’est la thèse de l’Allemand Surpeuplé, Deutschland über alles, la devise même de l’Impérialisme. Ces lignes n’eussent pas été déplacées dans la Kreuzzeitung. Comment s’étonner, après cela, que le Vorwaerts soit autorisé dans les casernes. Il a fait sien le mot d’ordre impérial : « Il n’y a plus de partis, il n’y a que des Allemands. » L’Arbeiterzeitung de Vienne, dirigé par le Dr Adler et le Dr Austerlitz, dépasse le Vorwaerts : « Un seul cri s’échappe de toute poitrine germanique : A Paris ! à Paris ! »

Des combats décisifs vont se livrer. Si la France est vaincue, elle est obligée de reconnaître la supériorité de l’Empire allemand. Et le Vorwaerts offre par anticipation à la France une paix séparée, une paix « honorable, » comme Bismarck à l’Autriche en 1866, sans annexion de territoire. Vaincue, la France abandonnera la Russie et s’alliera avec l’Allemagne. « Il serait effrayant de penser que la Russie, même défaite, puisse rester l’arbitre de l’Europe… » alors que ce rôle ; sous-entend le Vorwaerts, revient de droit à l’Allemagne.

Le même journal (28 août) fonde les plus grandes espérances sur le ministère qui vient de se constituer en France. « Les camarades socialistes, écrit son rédacteur, ne seraient jamais entrés dans le gouvernement, si la guerre était destinée à secourir le tsarisme. Pour eux c’est l’indépendance nationale qui est en jeu. Même les ministres radicaux ne sauraient se solidariser avec le slavisme et le moscovisme. Si l’entente avec la France se réalise, la liberté de la Pologne est assurée et aussi l’écrasement de la Russie. » — Ainsi la France battue trahira son alliée. — La Convention de Londres, l’engagement pris par la France, l’Angleterre et la Russie de ne pas signer une paix séparée, la glorieuse bataille de la Marne du 5 au 12 septembre, ruinèrent ces grandes espérances.

Plus révélatrice encore apparaîtra la conduite des socialistes allemands, durant leur passage à travers la Belgique écrasée et martyrisée. Pas un blâme dans leurs journaux sur les crimes de Louvain et d’ailleurs, excusés à titre de justes représailles, de nécessité imposée par la guerre « capitaliste. » D’ailleurs les Alliés commettent aussi des excès.

Sous l’uniforme de soldats, de sous-officiers, voire d’officiers, les socialdémocrates font partie de l’armée d’invasion. L’Humanité a publié le récit d’une visite à Anvers de quelques-uns des plus notoires, auxquels les Belges refusèrent de tendre la main. Le député Wendel s’était, avant la guerre, cantonné dans la polémique antimilitariste ; au Reichstag, il avait reproché à la diplomatie allemande sa servilité à l’égard de l’Autriche, poussé le cri de : Vive la France ! Noske, député de Chemnitz, brillait parmi les révisionnistes (réformistes) combatifs. Le docteur Koster était l’un des principaux rédacteurs de l’Hamburger Echo, organe de la droite socialiste. Ils engageaient les ouvriers belges, et particulièrement les employés des P. T. T., à reprendre le travail, en leur promettant la faveur des autorités allemandes. Ceux-ci préféraient recourir à leurs conseillers municipaux, à leurs échevins, plutôt qu’aux représentans des massacreurs et des incendiaires. Nous abrégeons le récit d’une conversation suggestive entre un socialiste belge et le camarade Koster, en présence du camarade Noske. « Vous n’aviez qu’à nous laisser passer, disait Koster, vous eussiez été indemnisés, assurés d’obtenir le suffrage universel, nos lois de protection et d’assurance ouvrières… Vous noua reprochez notre offensive, mais si la Russie ne voulait pas la guerre, c’est qu’elle n’était pas prête ; encore quelques années, et elle nous aurait attaqués… » Son interlocuteur lui répond : « La guerre est l’œuvre du militarisme prussien, que vous, socialdémocrates, combattiez en temps de paix, et on se demande ce qui serait advenu si les camarades français avaient pu mettre obstacle à l’alliance russe, alors que vous reniez tous vos principes… » — Koster ne peut comprendre la résistance des Belges, assez naïfs pour préférer au bien-être matériel, à leur sécurité, à leur vie même, la liberté et l’honneur national : « L’honneur, c’est de l’idéologie bourgeoise, dont les socialistes n’ont que faire ! » s’écrie Koster ; il explique aux camarades belges que l’Internationale ne peut tenir en temps de guerre. « Le matérialisme historique enseigne que le développement du prolétariat est lié à la prospérité économique. Donc, les socialistes allemands doivent se placer du côté du gouvernement qui défend l’existence même du pays contre les attaques de l’Angleterre, de la France et du despotisme russe. »

Si les Allemands avaient remporté une victoire immédiate, l’unanimité n’aurait pas été troublée dans le parti. Mais l’arrêt de l’invasion, la prolongation de la guerre, l’incertitude du succès devaient élargir les divergences entre les tendances diverses dans le parti.

A la séance du Reichstag du 2 décembre, une nouvelle déclaration des socialistes, lue par Haase, répondait à une seconde demande de crédits. Elle exprimait une bien timide réserve concernant la violation de la Belgique et du Luxembourg, se bornait à constater que « les faits connus ne suffisaient pas à justifier le point de vue du chancelier… » Chaque peuple avait droit à son intégrité, sans quoi de nouvelles guerres étaient en germe. Les troupes ennemies menaçaient encore les frontières de l’Allemagne. Mais, aussitôt la sécurité obtenue, il faudrait mettre fin à la guerre, de façon à rendre possible l’amitié entre peuples voisins… — Déclaration impeccable du point de vue internationaliste, mais, selon Bernstein, jugée trop académique.

La crise de la théorie et de la tactique, survenue au début de la guerre, s’étendait au sein du parti. Dans la fraction parlementaire, l’opposition s’était élevée de quatorze à dix-sept membres, sans qu’elle transpirât au dehors. Mais, au 2 décembre, Karl Liebknecht faisait bande à part : il votait seul contre les crédits. Une lettre remise au président du Reichstag et écartée par celui-ci expliquait son vote. Le texte en a été publié à l’étranger. Liebknecht dénonçait la guerre comme une entreprise capitaliste, impérialiste, bonapartiste, afin d’arrêter le mouvement ouvrier. Les gouvernemens allemand et autrichien l’avaient préparée dans l’obscurité du demi-absolutisme et de la bureaucratie secrète. Il protestait contre le mépris des traités et la dictature militaire. La socialdémocratie portait le joug de l’impérialisme et collaborait à son œuvre homicide, voilant sa servitude sous le nom de défense nationale. Les socialistes veulent une paix rapide et sans conquête, qui mette fin à la guerre dévastatrice.

Traité par les journaux de la droite socialiste de « froid doctrinaire, » Liebknecht était blâmé par ses collègues à une forte majorité. À cette même séance, en un frappant contraste, une grande couronne mortuaire occupait la place vide du docteur Frank, l’un des chefs socialistes les plus respectés, exalté nationaliste, engagé volontaire, malgré son âge, et tombé à Baccarat. Un ministre de Bade était allé en personne offrir ses condoléances au journal socialdémocrate du grand-duché.

Les députés de la fraction, le 20 mars, sanctionnaient de leurs voix, pour la première fois, le budget de l’Empire, refusé jadis régulièrement, selon la règle impérative du parti, parce qu’il contenait les crédits militaires, accepté cette fois pour la même raison. Pour la première fois également, une protestation s’élevait des bancs de la minorité contre la façon de conduire la guerre. Ledebour, qui avait donné sa démission de membre du comité directeur, s’élevait contre le général Hindenburg donnant l’ordre de brûler trois villages russes pour un village allemand dévasté. Liebknecht s’écriait au milieu du tumulte : « C’est de la barbarie ! » Ledebour qualifiait d’odieuses les mesures concernant l’emploi obligatoire de la langue allemande dans la vie civile, en Alsace-Lorraine et en Schleswig. Mais si Ledebour tenait ce langage, c’est qu’il jugeait d’une détestable politique de s’aliéner ainsi des populations définitivement incorporées à l’Allemagne. Car la question d’Alsace-Lorraine a toujours été envisagée dans le parti socialdémocrate, depuis 1871, comme une affaire qui ne concerne que les Allemands. En 1913, le Congrès d’Iéna demandait qu’une constitution républicaine soit octroyée aux Alsaciens-Lorrains, mais dans le cadre de l’Empire. Bernstein se déclarait partisan d’un plébiscite, persuadé qu’il serait favorable à l’Allemagne, tant la majorité des Alsaciens-Lorrains était acquise à la culture allemande. La mise hors du parti de Georges Weill, député socialiste de Metz, en janvier, coupable de s’être engagé dans l’armée française, n’est pas moins probante que la conduite du député de Mulhouse, Emmel, rival des héros de Saverne, lorsqu’il dénonçait dans la Mülhaüser Volkszeitung les conseillers municipaux suspects de sympathies françaises, arrêtés depuis et emprisonnés.

Les critiques de Ledebour, sur le ton cassant qui lui est habituel, étaient aussitôt désavouées, à la tribune, par Scheidemann. Ledebour avait été chargé de protester simplement contre la suppression des langues nationales. Ce qu’il ajoutait de son cru n’engageait que lui.

L’opposition s’était renforcée : un député, Ruehle, s’associait à Liebknecht, en votant contre le budget, et encourait la même désapprobation pour offense à la discipline. 27 autres députés s’abstenaient, presque le tiers des élus.

La trêve, l’union sacrée était désormais rompue, non seulement au Reichstag, mais entre socialistes. Le discours de M. de Bethmann-Hollweg, le 28 mai, achevait d’élargir cette rupture. Le chancelier de l’Empire ne faisait que confirmer les paroles retentissantes du roi de Bavière sur le but de la guerre et les intentions de l’Allemagne à l’égard de la Pologne et de la Belgique, alors qu’au début de la guerre, M. de Bethmann-Hollweg avait répudié toute idée d’annexion.

En réponse à ce discours paraissait un manifeste signé par les trois hommes les plus considérés, sinon les plus écoutés de la socialdémocratie, Kautsky, l’incarnation même de l’orthodoxie marxiste, Haase, président de la fraction du Reichstag, et Bernstein, l’ancien chef des révisionnistes ou réformistes. Bernstein avait déjà exposé le changement d’idées qui s’était opéré on lui, à mesure que la guerre changeait d’objet. Primitivement dirigée, à son sens, contre l’absolutisme russe ; elle visait surtout, maintenant, les Puissances libérales et démocratiques de l’Ouest. Il y avait lieu de s’effrayer pour l’avenir d’un conflit économique avec l’Angleterre. Bernstein souhaitait une victoire, mais il appelait de tous ses vœux une paix qui amenât la reprise des relations entre peuples civilisés et entre socialistes. Et tel est pareillement l’esprit du Manifeste des trois : il ne s’agit plus d’une guerre de défense, à laquelle tous les socialistes sont acquis, mais d’une guerre de conquête destinée à engendrer de nouvelles guerres. Rien n’est comparable à ce carnage, à cette cruauté des temps barbares unie aux ressources les plus raffinées de la civilisation. Un devoir impérieux commando donc au parti socialiste et à ses élus d’établir une ligne de démarcation entre eux et les partis bourgeois, de mettre fin à la trêve nationale, de garder leur indépendance à l’égard du gouvernement et de lui faire entendre le désir de paix qui s’est emparé du peuple. « On veut bien, disait le Manifeste, nous demander nos voix pour les crédits, mais sur d’autres questions importantes, où est notre garantie qu’on nous consultera ? »

Cette démonstration pour la paix était encore appuyée par une lettre ouverte de deux cents « hommes de confiance » du parti, fonctionnaires de syndicats, rédacteurs de journaux, parmi lesquels figurent neuf députés au Reichstag et trois au Landtag de Prusse et qui ont recueilli par la suite un grand nombre de signatures. La Lettre ouverte blâme encore plus énergiquement que les « trois » la politique opportuniste inaugurée le 4 août. « L’adoption de la trêve nationale est une croix sur la tombe de la lutte des classes. » Ceux-là encourent la plus grave responsabilité qui entraînent le parti sur ce terrain glissant. Les masses écrasées attendent de leurs députés qu’ils réclament la fin d’une lutte terrible…

Au nom de la majorité, le comité directeur répondait officiellement, le 26 juin, dans le Vorwaerts au Manifeste des trois et à la Lettre ouverte. Le parti n’a aucune raison de changer l’attitude adoptée le 4 août. Il était nécessaire de se mettre au service de la patrie quand les Cosaques du Tsar traversaient la frontière, pillant et brûlant. Bien qu’opposés à toute annexion, les socialistes doivent accorder leur aide au gouvernement jusqu’à ce que la guerre ait une issue heureuse. En combattant pour l’indépendance nationale, ils préparent pour l’avenir le terrain indispensable à la lutte de classe. Les socialistes condamnent les horreurs inséparables de la guerre, mais point de façon unilatérale (absolution commode de la sauvagerie teutonne). Aujourd’hui, alors que la situation créée par la bravoure des armées allemandes lui semble favorable, le comité directeur s’adresse à la bonne volonté du pouvoir et à l’effort de pression du prolétariat pour que l’Allemagne prenne l’initiative de négociations qui mettent un terme à la guerre sanglante. — Mais l’obstacle est venu des socialistes anglais et français, alliés du Tsar, qui ont rompu tout lien avec les camarades allemands, refusé de se rendre à l’appel du bureau socialiste international transféré en Hollande, et mis à néant tout projet d’accord général et d’entente pour la paix, car la majorité en Angleterre et en France est favorable à une continuation de la guerre jusqu’à ce que l’Allemagne soit complètement vaincue.

On remarquera l’ambiguïté de cette demande officiellement adressée par les représentans autorisés du parti socialiste au gouvernement impérial d’engager des négociations pour la paix. Elle est destinée à satisfaire à la fois les internationalistes, puisqu’elle exprime le même vœu que Haase, Kautsky et Bernstein, — et les nationalistes, puisqu’elle proclame que les socialistes français et anglais mettent à néant ces intentions pacifiques et visent à la destruction de l’Allemagne. Le manifeste officiel ne peut qu’abuser les socialistes à l’étranger sur la lassitude de l’Allemagne.

Les socialistes français dont l’entente s’est maintenue, malgré certaines fédérations départementales, infectées de pacifisme et d’internationalisme, ont répondu en votant une résolution discutée et finalement adoptée à l’unanimité par leur conseil national, le 15 juillet. Ils rappellent que, même de l’aveu des Allemands, l’agression est venue de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. Ils saluent l’éveil de la conscience socialiste telle que la révèlent le Manifeste des trois et la Lettre ouverte, écartent toute politique de conquête, mais exigent la reconnaissance du droit des nations, libres de disposer d’elles-mêmes, de retourner vers la mère patrie dont elles ont été brutalement séparées, et proclament la nécessité d’aboutir à la défaite du militarisme prussien.

La lettre des « trois » et le compromis imaginé par le comité directeur de Berlin a soulevé les contradictions et les critiques des membres de la Droite socialdémocrate, et de leurs journaux les plus influens, le Hamburger Echo', la Chemnitzer Volksstimme, le Volksblatt für Anhalt, etc. Ils répondent à Bernstein que si la guerre d’anti-russe est devenue anti-anglaise, c’est toujours la même guerre. « L’ennemi se trouve politiquement là où il se trouve économiquement. » En s’alliant au tsarisme, la France et l’Angleterre ont perdu le droit de se nommer des démocraties. — Les uns, toutefois, écartent plus ou moins sincèrement les annexions ; les autres, tel Peus, se déclarent franchement annexionnistes : dans l’évolution actuelle, les petites nations sont une anomalie appelée à disparaître.

Cet esprit de la Droite, dont la formule se résume en ceci qu’il faut se montrer Allemand avant d’être socialiste, s’exprime clairement dans un discours prononcé à Stuttgart par Wolfang Heine et empreint du plus pur loyalisme, et dans une brochure de Kolb, la Socialdémocratie au Carrefour. Il y a, disait Heine, nécessité pressante à se rapprocher du gouvernement, à mesure que la situation devient plus dangereuse. Il ne s’agit plus de Doktorfragen, de spéculations sur la République ou la Monarchie. L’armée c’est le peuple. On doit, avoir confiance en l’Empereur, sa volonté pacifique est indéniable. Dans le passé, il a deux fois déjà sauvé la paix. Toute la nation est solidaire. La démocratie socialiste doit donc se tenir aux côtés de l’Empereur. Les travailleurs sont liés à l’État, malgré son insuffisance. Si l’industrie allemande était détruite, les ouvriers souffriraient plus que les patrons.

Les idées de Heine, avec des nuances, sont aussi celles des Fischer, des Südekum, des Cartels, des Braun, des Molkenbuhr, des Pfannekuch, des Scheidemann. Ce socialisme de gouvernement, très répandu dans les États du Sud, en Bavière, dans le duché de Bade où il a déjà fait ses preuves, s’est toujours, depuis Lassalle, avec Vollmar et tant d’autres, maintenu dans le parti en opposition à l’internationalismo intransigeant des purs marxistes tel qu’il s’exprime par une nouvelle protestation dite des nonante. L’issue de la guerre décidera laquelle des deux tendances l’emportera sur l’autre. Dans le présent, les votes du Reichstag prouvent que la forte majorité socialdémocrate, favorable au gouvernement, n’est guère entamée.

L’autorité dont disposent actuellement les socialistes à visées impérialistes leur vient des grands syndicats ouvriers. Karl Legien, secrétaire de la Commission générale des Gewerkschaften, député de Kiel, combat énergiquement, aux côtés de Heine et de Scheidemann, la campagne de Liebknecht et de ses amis.

D’après la théorie matérialiste qui ramène toute l’histoire à la lutte des intérêts économiques, une paupérisation croissante et universelle des masses, résultat fatal de la concentration capitaliste, les conduit, dans tous les pays industriels, à l’internationalisme. Mais l’évolution capitaliste est loin de suivre uniformément le cours que lui avait tracé Karl Marx. Au lieu de s’appauvrir, une nombreuse élite ouvrière voit son bien-être s’accroître à mesure que le capitalisme se développe, non sans doute d’une façon rigoureusement proportionnelle et par la force même des choses, mais par l’organisation, la lutte bien conduite sous la direction de chefs prudens et habiles. Ce n’est qu’à partir de 1890 que les syndicats, en Allemagne, ont commencé à accroître leur part de profits dans la production nationale, part qui s’élevait en 1914 à 75 millions de marks de capital et 75 millions de recettes pour la dernière année. Si le patriotisme n’y suffisait pas, l’intérêt le plus positif les conduit naturellement au nationalisme. Bien loin de songer à une grève au moment de la déclaration de guerre, comme les ouvriers anglais, les travailleurs syndiqués d’Allemagne ont envoyé, à la veille du 4 août, aux députés socialistes lettres sur lettres, par lesquelles ils leur enjoignaient de ne pas voter contre les crédits de guerre, tant ils redoutaient de voir anéantir toute l’œuvre méticuleuse de leur bureaucratie, leurs édifices fermés et leurs fonctionnaires sur le pavé.

Les dirigeans, Legien, Otto Hue, Paul Umbrest, les journaux des syndicats, et, au premier rang, leur organe officiel le Correspondenzbiltt ont toujours combattu très vivement les internationalistes purs, Liebknecht, Kuehle, Rosa Luxembourg, Mehring, « comospolites sans racines, aventuriers politiques, élégans littérateurs et savans livresques, qui croient que les masses n’attendent que leur signal pour se mettre en branle, » alors qu’ils n’ont aucune qualité pour parler au nom des unions syndicales et qu’ils devraient être exclus du parti socialiste. Les journaux syndicaux ont blâmé le Manifeste des trois, en opposition avec le caractère de l’action ouvrière. Celle-ci témoigne en majorité d’un caractère réactionnaire et belliqueux dans le sens impérialiste. La classe des travailleurs, disent ses porte-paroles, sent la nécessité de changer d’attitude envers le militarisme, elle a un intérêt vital à briser pour toujours les entraves que le capital anglais apporte à l’industrie nationale et au commerce allemand. Une défaite porterait un coup fatal au développement des unions. — La prise d’Anvers fut célébrée comme une victoire syndicale, comme un gage de la future annexion de la Belgique. Et l’esprit des soldats est souvent pire que celui des chefs. En dépit de l’éducation que les socialistes se vantent de donner à la classe ouvrière, à Gand, à Bruxelles, les Belges furent obligés de fermer le restaurant coopératif et les salles de réunions aux camarades syndiqués sous l’uniforme allemand qui, pleins d’arrogance, discutaient avec eux, et leur réclamaient, par une atroce plaisanterie, le viaticum ou secours de route auquel les ouvriers de passage ont droit en vertu des conventions internationales.

Les socialistes intransigeans ne cachent pas le désappointement que leur a causé cet état d’esprit, après les déclarations si radicales du congrès syndicaliste de Munich, au commencement de 1914. Ils s’aperçoivent que la lutte de classe qu’on rabâche aux ouvriers depuis quarante ans n’est, pour la plupart, qu’un vernis superficiel. L’élite ouvrière ne demande qu’à collaborer avec les autres classes, elle se laisse leurrer par des promesses de réformes : sans traditions révolutionnaires, dirigée vers un idéal d’aisance de petits bourgeois, elle ne représente pas, d’après eux, les sentimens vrais des masses prolétariennes, qui, par centaines de mille au front des armées, sauront prendre leur revanche, la guerre achevée.

En attendant, les syndicats sont devenus les appuis du gouvernement pour la politique en général et pour l’organisation intérieure. Du mois d’août au 31 octobre, les caisses syndicales n’avaient pas fourni moins de 12 776 940 marks de frais de chômage, et 2 935 505 marks de secours de famille. Les grands personnages de l’Etat, ministres, premier bourgmestre de Berlin, président du Reichstag et de la Chambre « les Seigneurs de Prusse, chef de la trésorerie impériale, sont allés les remercier en corps à la Maison des syndicats et des coopératives, la Maison rouge, comme on l’appelle. L’introducteur de ces hauts personnages n’était autre que le député socialiste Südekum, l’un des agens les plus actifs de la Chancellerie de Berlin auprès des neutres.


V

Les socialistes ont partout l’oreille des classes populaires. Habiles à mettre en œuvre toutes les influences, les Machiavels de la Wilhelmstrasse n’avaient garde de négliger ces auxiliaires dévoués, propres à créer à l’étranger des courans favorables à l’Allemagne. Ils se servirent d’eux, dès le début de la guerre, les chargèrent d’entraîner l’Italie, l’alliée récalcitrante.

Des émissaires du parti socialdémocrate autrichien, quelques semaines après l’ouverture des hostilités, avaient cherché des entretiens secrets près des socialistes milanais, qui refusèrent d’entrer en pourparlers avec eux. Par une coïncidence maladroite, Südekum, le Brummel de la socialdémocratie, jadis célèbre dans le parti par l’élégance et la variété de ses cravates multicolores, le même Südekum qui avait accompagné la princesse Louise de Saxe dans sa fuite en automobile hors de ses Etats, s’était rendu à Rome, en septembre, afin de justifier la conduite des socialistes allemands et de faire comprendre aux Italiens ce qu’était le tsarisme.

Mais nul, en Italie, n’ajoutait foi à l’audacieuse affirmation des Allemands se disant entraînés dans une guerre défensive. L’opinion avait été révoltée, du mépris des traités et des horreurs belges, des villes rasées, des œuvres d’art détruites, des otages massacrés. Elle jugeait, dès les premiers jours, que l’Allemagne, non la Russie, était à l’heure présente l’ennemie du repos et du paisible développement de l’Europe, que la Russie était moins agressive, moins pénétrée d’esprit militaire que l’Allemagne ; le socialiste italien della Seta fit le procès des Allemands, leur opposa l’exemple des unifiés en France, et Siidekum en fut pour ses frais de toilette et d’éloquence.

Les socialistes italiens étaient divisés en partisans de la neutralité et apôtres de l’intervention aux côtés des Alliés. Promoteur ardent d’une action contre l’Autriche, M. Mussolini quittait la direction de l’Avanti et fondait un journal, Il popolo d’Italia, destiné à cette propagande. Après l’entrée en campagne de la Turquie, les socialistes internationalistes se rendirent compte qu’ils n’étaient pas assez forts pour empêcher l’Italie de prendre part à la guerre. La Confederazione del lavoro et les députés socialistes écartèrent toute tentative de grève au moment de la mobilisation. Le parti se bornait à une protestation platonique.

Nous retrouvons Südekum, en Suède, puis en Roumanie, où il s’était rendu soi-disant pour quelque allaire de pétrole, entretenant, dans un restaurant de Bucarest, les camarades roumains des avantages et des bienfaits d’une alliance allemande.

En Hollande, Müller, membre du comité directeur, notre ancienne connaissance du Palais-Bourbon, assurait les camarades hollandais que le gouvernement impérial ne songeait nullement à toucher à l’indépendance de leur pays, et à imposer des rapports qui ne seraient pas dans leur propre intérêt. Mais les Allemands ont une singulière façon d’agir pour l’avantage d’autrui. Par prudence, les députés socialistes hollandais soutiennent les ministres et votent en majorité les crédits militaires, estimant qu’une armée forte est encore la meilleure des assurances contre la guerre.

Au contraire la poignée de théoriciens qui forment le parti socialiste bulgare refusent tout subside à leur gouvernement. Le capitalisme, la propriété privée étant, d’après eux, les causes fondamentales de la guerre, ils sont disposés à accorder aux Allemands les circonstances atténuantes.

Fermement attachés à une politique de paix, les socialistes de tous les pays neutres, la Suisse, les États Scandinaves, l’Espagne, les États-Unis, ont beau être travaillés par des émissaires du Kaiser, ils estiment, de l’aveu même de Bernstein, que la juste cause n’est pas du côté de l’Allemagne…

Nous avons cherché à esquisser les effets de la guerre sur les différens partis socialistes et sur les rapports de ces partis avec leurs gouvernemens respectifs. Dans une prochaine étude nous exposerons les relations de ces mêmes partis socialistes les uns avec les autres, leurs tentatives de renouer le lien international et d’exercer pour la conclusion de la paix une influence qui s’est révélée totalement impuissante à la maintenir.


JEAN BOURDEAU.

  1. Le groupe socialiste du Reichstag et la déclaration de guerre. Armand Colin.
  2. L’Humanité du 22 novembre.
  3. Cinq des membres de la Douma ont été arrêtés à Pétrograd le 5 novembre, sous l’inculpation de complot contre la sûreté de l’État et exilés en Sibérie.
  4. Die Internationale der Arbeiterklasse. und der europæisclie Krieg. Tubingen, 1915.