Les Souvenirs d'un seigneur canadien

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Les Souvenirs d'un seigneur canadien
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 646-672).
LES SOUVENIRS D’UN SEIGNEUR CANADIEN

Si, le lendemain du traité de Paris qui, en 1763, livrait le Canada à l’Angleterre, on avait prédit aux héros vaincus de Québec et de Montréal que les fils de leurs petits-fils combattraient un jour en France pour chasser de la terre française une horde de barbares, cette prédiction les eût simplement assurés dans leur espoir de redevenir des sujets français. Que de choses, parmi les choses futures, dont la vision, loin de nous débrouiller les mystères de l’avenir, ne feraient que nous mieux égarer ! C’est une des raisons pour lesquelles ceux qui croyaient aux oracles, et qui s’appliquaient à en pénétrer le sens, ne les comprenaient jamais qu’une fois réalisés. Tout de même, les vieilles gens de la Nouvelle-France auraient été remués jusqu’au fond du cœur par cette image prophétique. Et c’est à eux que je pensais en lisant le récit des charges à la française que nos frères du Canada exécutèrent sur les hauteurs de Saint-Julien, et de ces fantastiques corps à corps commencés dans l’ombre d’un bois, où la clarté soudaine de la lune fit étinceler les yeux, les baïonnettes et les couteaux. Ainsi combattaient-ils contre les Iroquois. Toutes les anciennes formes de la guerre reparaissent dans cette guerre formidable et nous rendent plus que jamais les contemporains de tous nos morts.

Les voyageurs français, qui parcourent l’Amérique du Nord, éprouvent une très douce impression de détente quand ils arrivent à Québec, la seule ville pittoresque qu’ils aient encore rencontrée et surtout la seule dont les murs et les rues ne semblent pas dater d’hier. Je la connais très mal ; je ne l’ai vue que sous une tempête de neige. Mais elle était charmante autour du foyer où l’honorable juge Dorion me recevait avec ses amis. Il ne me serait pas plus venu à l’esprit de me demander si ces loyaux sujets de la couronne anglaise aimaient la France que je ne me poserais cette question chez le président du tribunal de Rennes ou de Quimper. Nous étions de même sang, et nous avions fait nos classes ensemble sous Louis XIV ou Louis XV. La Nouvelle-France d’autrefois est pour nous aujourd’hui si vieille France ! Ce fut là que j’entendis, la première fois, le nom de M. de Gaspé. Ils me dirent que personne n’avait mieux parlé de la vie canadienne, précisément à l’époque qui avait suivi la conquête et qui paraissait m’intéresser ; et ils me conseillèrent de lire ses Mémoires et son roman : Les Anciens Canadiens. Comme ils avaient raison ! Le charme de cette lecture a multiplié dans mon souvenir les quelques heures que j’ai vécues à Québec.


M. de Gaspé n’est pas un grand écrivain ; il ne fut même un « écrivain » que très tard. Il composa son premier livre, Les Anciens Canadiens, à l’âge de soixante-quinze ans, quatre ou cinq ans après avoir eu la seconde maladie de sa vie, la coqueluche. Et ce serait tout à fait un roman de jeunesse, si les notes dont il l’a commenté, et où il prélude à ses Mémoires, ne nous découvraient à chaque instant la réalité sous l’arrangement léger de la fiction et l’expérience de l’homme dans la gaucherie du romancier. Il appartenait à une vieille famille originaire de la Normandie. Charles Aubert de la Chesnaye était venu s’établir au Canada vers 1655. Sa fortune s’y accrut rapidement, et les services qu’il rendit à la colonie lui valurent des lettres de noblesse en 1693. Le grand-père de notre auteur Ignace-Philippe Aubert de Gaspé, seigneur de Saint-Jean-Port-Joli, qui avait épousé la sœur du célèbre Villiers de Jumonville, fusillé, malgré sa qualité de parlementaire, au fort Nécessité, conduisait une des quatre brigades canadiennes dans la bataille de Carillon. Il ne sauva de la guerre que les ruines de son manoir et son argenterie enterrée au fond d’un puits. Son fils parvint à refaire une fortune que son petit-fils allait bientôt fortement ébrécher. Celui-ci, notre Philippe de Gaspé, était né à Québec en 1786, dans la vingt-troisième année de la conquête ; et il ne mourut qu’en 1871, laissant derrière lui cent quinze enfans, petits-enfans et arrière-petits-enfans. Les familles canadiennes françaises sont les plus prospères de l’Amérique.

Ce patriarche a donc vu presque tout un siècle ; mais, contrairement à ce que dit l’antique sagesse, ce ne fut point à sa longue vie qu’il dut de connaître le malheur. Jeune, riche, ardent au plaisir, prodigue de sa générosité, très répandu dans la société anglo-française, allié à des maisons anglaises par son mariage, il eut l’imprudence d’accepter la place de shérif qu’on lui offrit et à laquelle l’avaient préparé ses études de droit. Les émolumens en étaient considérables. Il maniait l’or à rouleaux. Ses amis et les amis de ses amis disposèrent royalement de sa signature. Il présidait le festin et le payait. Quand il s’aperçut que non seulement il était ruiné, mais que sous sa ruine personnelle s’était creusé un déficit autrement terrible, il éprouva du même coup toute l’ingratitude et toute la lâcheté des hommes. Une bande d’Indiens disparait moins rapidement à l’horizon que ne s’évanouirent ses débiteurs. Le monde ne fut plus peuplé pour lui que de créanciers. Un jour, raconte-t-il dans son roman, où il a discrètement introduit son infortune, un commerçant, qui était magistrat, montrait à un Iroquois la prison de New-York : « C’est ici, lui dit-il, qu’on enferme les Sauvages, quand ils refusent de livrer les peaux de castor qu’on leur a déjà payées. » L’Iroquois désira visiter ce magnifique wigwam, et le magistrat, trop heureux de lui inspirer une crainte salutaire, le promena dans tous les cachots. La visite terminée, l’homme de la nature éclata de rire et s’écria : « Mais Sauvages pas capables de prendre castors ici ! » car il avait cru que cette vaste demeure communiquait par des canaux souterrains avec des rivières et des lacs, et que tout y avait été ordonné pour faciliter aux prisonniers une chasse fructueuse et pour leur permettre ainsi de s’acquitter le plus vite possible. M. de Gaspé était brave et résolu : il ne demandait qu’à travailler et à réparer ses erreurs. Ses créanciers préférèrent le retenir pendant quatre ans dans un cachot où il n’avait aucune espérance de prendre la moindre peau de castor.

Quand il en sortit, il se retira dans sa seigneurie de Saint-Jean-Port-Joli, le seul bien, légué à titre d’usufruit, que sa débâcle avait laissé sur la rive. Il y retrouva, sinon le bonheur, du moins le calme ; et il y vécut en compagnie de ses enfans, de ses livres, de ses souvenirs et de la nature. On eût pardonné à ce Timon de Québec une misanthropie que la cruauté de ses débiteurs et de ses créanciers eût pleinement légitimée. Il n’en avait point ; mais je crois qu’il mit longtemps à dompter ses justes ressentimens. « De toutes les passions, a-t-il dit, le désir de la vengeance est la plus difficile à vaincre. » Sa bonté naturelle et sa fierté et aussi son humilité chrétienne y parvinrent. Il surveillait les travaux de ses champs ; il cultivait ses arbres fruitiers et ses fleurs. Souvent assis au bord de la mer, il causait avec les Sauvages dont les barques, en remontant à Québec, s’arrêtaient sur sa grève. Il était l’ami de ses paysans qui, de tout temps, l’avaient aimé. Lorsque la tenure seigneuriale fut abolie, les marguilliers de la paroisse décidèrent qu’on ne tiendrait pas compte de l’acte du Parlement et qu’il jouirait jusqu’à sa mort du banc seigneurial.

L’hiver le ramenait à Québec, et les hivers ne semblaient point mordre sur l’aimable vieillard. On le rencontrait dans les rues, un livre sous le bras, arrêté parfois comme si un souvenir le tirait par sa manche, ou dans la Bibliothèque provinciale, toujours studieux du passé. Son biographe, l’abbé Casgrain, disait que la vieille société revivait en lui, et que la nouvelle admirait ce parfait modèle des belles manières et des mœurs d’autrefois. Quand il publia son roman où, dit encore l’abbé Casgrain, « il n’y a presque pas une ligne qui n’ait sa réalité dans la vie de notre peuple, » tout le Canada français se retourna à cette voix si intimement nationale. On lui fit des ovations dont l’écho l’accompagna jusqu’au seuil de la tombe. A son lit de mort, où il endura de pires souffrances qu’un Indien au poteau, entouré de ses trois filles qu’il appelait ses trois Grâces, des vers d’Horace souriaient sur ses lèvres crispées : Eheu, fugaces, Posthume, Posthume !… avant qu’il exhalât son dernier souffle dans une dernière prière. Il était bien resté du pays des magistrats humanistes et de ces chrétiens qui entendent encore bourdonner les abeilles de l’Hymette lorsqu’ils touchent au pied du Calvaire.


Promenons-nous dans ses souvenirs, comme nous le ferions sur des arpens de forêt vierge qu’un vieux gentilhomme de chez nous aurait aménagés en parc à la française. Le voisinage d’une nature libre, farouche, qui s’ouvre à toutes les aventures et qui recèle encore tant de vie sauvage, leur communique une étrange douceur. La Nouvelle-France où a grandi M. de Gaspé, et qu’il nous a peinte, est une France féodale disséminée sur un vaste territoire et sous un dur climat, dont il semble bien, si nous nous reportons aux Mémoires du XVIIe siècle, que deux cents ans de civilisation aient adouci l’âpreté, comme ils ont humanisé l’humeur des Peaux-Rouges. On ne s’y plaint plus de l’hostilité des choses. L’habitude y est peut-être pour beaucoup. Mais l’acclimatation n’est pas une simple affaire de tempérament : l’esprit y a sa part. Ne s’acclimatent vraiment que ceux dont l’industrie et la volonté s’imposent à la nature. On est étonné du peu d’influence de la nature canadienne sur le caractère français. La forêt, la solitude, l’hiver interminable, les perpétuelles alarmes où l’on avait si longtemps vécu, les invasions de ces redoutables Iroquois, « qui venaient en renards, attaquaient en lions et fuyaient en oiseaux, » la fréquentation des Sauvages apprivoisés, rien n’en avait modifié les traits essentiels. Le paysan, transplanté de la Normandie ou de la Picardie, demeurait dans ces nouveaux décors à peu près ce qu’il eût été, s’il n’avait jamais perdu des yeux la flèche de son clocher. Les conditions de son existence avaient changé sans affecter sa vie profonde.

Il était resté avant tout un être sociable, un des êtres les plus sociables de l’humanité. Les immenses espaces étendus entre les bourgs et les domaines seigneuriaux, et les difficultés de communication, ne l’avaient point jalousement replié sur lui-même et ne lui avaient pas donné cette austère indigence de parole et de pensée dont on leur attribue la cause chez les peuples du Nord. Au contraire. Sa sociabilité, contrariée par la nature extérieure, s’était redressée plus vivace. De Noël au Carême, les habitans, — c’était le nom des campagnards, — se recevaient et s’hébergeaient avec une prodigalité plantureuse que l’on ne connaît plus guère, dans nos fermes normandes ou bretonnes, que les jours de noces et de pardons. Les carrioles pouvaient amener des hôtes par douzaines : on n’était point embarrassé de les traiter. Les femmes, à leurs momens de loisir, avaient cuit des fournées de viandes que le froid de la saison permettait de conserver et qu’elles n’avaient qu’à réchauffer sur leurs poêles toujours ardens. Les Écossais eux-mêmes étaient ébahis d’une aussi généreuse hospitalité. Il y avait de quoi ; car notre bas de laine proverbial avait traversé l’Océan, et les anciens habitans répugnaient plus à dépenser un sou que leurs descendans à dépenser un louis. On économisait dur dans les fermes du Canada. Quand on mariait sa fille et qu’on voulait bien faire les choses, on lui achetait une robe d’indienne, des bas de coton et des souliers français, c’est-à-dire des souliers vendus dans un magasin. Et ce précieux harnachement passait souvent aux petites filles de l’épousée. En ce temps-là, les dots les plus reluquées se composaient de cinquante beaux francs, d’une vache, de six mères moutonnes, d’un coffre où mettre ses hardes, et d’un rouet. Mais le plaisir de se réunir, de manger et de boire ensemble, et de causer, l’emportait sur leur instinct de parcimonie. Ils avaient des mots de bienvenue qui sentaient leur origine normande et les longs voyages sur la mer. Ils vous mettaient à l’aise tout de suite, dès votre entrée chez eux. « Dégréez-vous ! » disaient-ils. Et cela signifiait : « Otez votre redingote. » Et cela signifiait aussi : « Vous êtes au port. » Mais, à leur table, il fallait la croix et la bannière pour obtenir du pain. « Monsieur, répondaient-ils, le pain est moins bon que la galette. »

Leur existence de pionniers si longtemps menacés et toute la sauvagerie de la nature ne les avaient point dépouillés de leur courtoisie. Cette politesse, qui les distinguait de leurs voisins anglo-saxons, faisait écrire à un Anglais de cette époque que les Canadiens étaient un peuple de gentilshommes. Sur les routes, le passant était toujours salué d’une parole gracieuse. Jamais un conducteur de voiture, noble ou paysan, n’eût dépassé une autre voiture sans s’excuser ou demander la permission. Mal lui en eût pris, d’ailleurs : l’offensé aurait mis son cheval au galop, et l’affront ressenti eût déchaîné en lui « ce je ne sais quel dieu qui veut qu’on soit vainqueur. » Le dimanche, lorsque, à l’issue des offices, la châtelaine sortait de l’église, les paysans, prêts à partir, arrêtaient leurs carrioles, et la suivaient, en réglant leur marche, jusqu’à l’avenue de son manoir. Et là, bien qu’elle eût le dos tourné, ils n’en ôtaient pas moins leur chapeau. L’occupation anglaise n’entretint pas ces beaux usages qui n’enlèvent rien à l’homme de sa dignité personnelle et qui en donnent davantage à la société humaine. M. de Gaspé nous l’a indiqué, en souriant, dans un des plus jolis mots de ses Mémoires. Un brave paysan de Beauport, qui conduisait à Québec un chargement de bois, rencontre un petit vieux qu’il ne connaissait point et qui lui parut fort pitoyable sous sa redingote usée et son casque de martre tout pelé. Il l’invite à monter près de lui. Le petit vieux accepte. C’était le général gouverneur Prescott. On arrive aux portes de la ville : salut des sergens et salut des soldats. On gravit les rues : salut des passans. Notre paysan, qui prenait tous ces saluts pour lui, « était émerveillé de voir, dit M. de Gaspé, que la civilisation, depuis sa dernière visite, avait avancé ou plutôt rétrogradé de cinquante ans. »

La politesse d’un peuple n’est souvent que le reflet de son esprit religieux dans la vie civile. Les Canadiens avaient une piété très vive. Avant de commencer un ouvrage, et surtout un ouvrage qui pouvait entraîner des dangers, les habitans s’agenouillaient, et le plus âgé d’entre eux invoquait Dieu, la Vierge ou les Saints. L’extraordinaire atmosphère de mysticisme qui avait enveloppé le berceau de la Nouvelle-France ne s’était pas encore dissipée. Les grands miracles des temps héroïques avaient laissé au fond de toutes les âmes l’appétit du surnaturel. Derrière eux, les petites superstitions étaient entrées dans les maisons plus tranquilles et s’étaient assises au foyer. Les Démons et les Anges ne déchiraient plus les airs de leurs furieux combats comme aux jours où la Mère Sainte-Marie de l’Incarnation tremblait pour son couvent des Ursulines de Québec. Mais les revenans n’étaient pas rares ; et les feux follets dansaient un peu partout. Les seuls moyens que l’on connût de les mettre en fuite consistaient, l’un à leur présenter deux objets quelconques en forme de croix, l’autre, plus expéditif, à leur demander quel était le quantième de Noël. Ils ne le savaient jamais ; et c’est pourquoi, dans les fermes, les enfans, craignant de l’oublier, se le faisaient répéter vingt fois par jour. On entendait des voix d’anciens naufragés sur les bords des lacs solitaires aux brusques tempêtes. Et plus d’une paroisse possédait sa sorcière qui semblait être venue tout droit du vieux pays avec sa chandelle de suif couleur de safran, son jeu de cartes crasseux et son maigre chat noir. Les coutumes prêtaient souvent à l’imagination. Certains soirs, les villages, que séparait le Saint-Laurent, se télégraphiaient par des lumières et des feux les nouvelles du mois ou de l’année. Si le feu brûlait longtemps, c’était signe que tout allait bien. S’il s’éteignait subitement, c’est que la mort avait passé ; et autant de fois qu’il se rallumait et s’éteignait, autant d’âmes qu’elle avait emportées. Ces signaux lumineux, qui faisaient parler le silence de la nuit, habituaient les yeux à scruter l’horizon et à interpréter toutes les lueurs et tous les gestes de la nature.

Mais le bon sens national avait préservé nos gens de la mélancolie fantastique et des excès du piétisme où l’isolement et la foi religieuse jetaient tant d’autres colons des déserts de l’Amérique et précipitent encore tant de fermiers sous les forêts Scandinaves. C’est merveille de voir comme la goguenardise des auberges de France et la malice gauloise s’étaient transmises et se perpétuaient en eux, aussi bien, du reste, que notre vieil esprit d’aventure et de chevalerie qui revivait très souvent chez les Coureurs des Bois. M. de Gaspé ne nous a point parlé de ces hardis voyageurs, dont son compatriote, M. de Celles, le savant bibliothécaire du Parlement Fédéral, nous a retracé l’histoire et que des Américains, l’historien Parkmann et l’ancien président Roosevelt, ont admirés avec cette nuance d’étonnement que l’étranger impartial éprouve toujours lorsqu’il approfondit le caractère français. Bas-de-Cuir est la plus belle des créations de Fenimore Cooper, parce qu’elle en est la plus vraie. Je n’en vois de plus vraie dans aucun roman historique. En revanche, M. de Gaspé ne tarit pas sur la bonhomie narquoise du paysan canadien ; et il nous en a donné des exemples qui valent des portraits. Un honnête cultivateur de Sainte-Anne-la-Parade avait le grand honneur de conduire dans sa carriole le gouverneur lord Dorchester. Il gelait à faire éclater une église ; et tout à coup il s’aperçut que le gouverneur avait le nez blanc. « Excellence, que je lui dis, sauf le respect que je vous dois, vous avez le nez gelé comme de la graisse de porc. » Lord Dorchester porta aussitôt la main à son nez complètement insensible et demanda ce qu’il fallait faire : « Ah ! dame, voyez-vous, mon général, je n’ai encore manié que des nez canadiens : les nez anglais, c’est peut-être une autre paire de manches. » — « Mais que fait-on aux nez canadiens ? » — « Un nez canadien, Excellence, c’est accoutumé à la misère, et, en conséquence, on le traite assez brutalement. » Vous voyez le sérieux plaisant de notre homme et son clignement d’yeux. Lord Dorchester était un excellent gouverneur, aussi poli envers les habitans que s’il eût été un gros bonnet de la paroisse. Mais les Canadiens avaient quelques petits griefs contre l’administration anglaise, et le cultivateur de Sainte-Anne-la-Parade trouvait bon de s’égayer un peu aux dépens de la puissance britannique représentée par l’appendice nasal de ce très haut personnage. « Supposez, dit le lord, que mon nez, au lieu d’être anglais, soit canadien. » — « Oui, Excellence ; seulement il y a encore une difficulté : c’est que tout le monde n’a pas un nez de gouverneur, et vous sentez que le respect, la considération… » — « Goddam ! s’écria l’Anglais, je sens surtout que mon nez devient plus dur que du bois ! » « Quand je vis qu’il se fâchait, raconte le paysan, lui toujours si doux, si bon, je commençai ma besogne en conscience, et, avec quelques poignées de neige, je lui dégelai le nez comme père et mère ; mais il faut avouer que j’en avais plein la main de ce nez de gouverneur ! »

Les vieillards eux-mêmes, qui avaient eu la vie pénible, conservaient ce tour d’esprit, cette humeur prime-sautière qui rendent la sagesse si pittoresque et que George Sand a si joliment attrapés dans ses romans berrichons. Un soir que M. de Gaspé, parti pour la pêche en compagnie du père Romain Chouinard, côtoyait les bords du lac des Trois-Saumons : « Voyez donc, lui dit-il, comme les arbres se mirent dans l’eau. » — « C’est le miroir que Dieu leur a donné, répondit le vieux pêcheur, à eux qui ne sont point orgueilleux ; mais le diable a fait ceux dont se servent les femmes pour la perdition de leur âme. » Plus loin, un groupe d’îlots semblaient nager sur l’onde ; et M. de Gaspé s’écria : « Ne dirait-on pas qu’ils viennent à notre rencontre ? » — « As pas peur, répliqua le père Romain : ceux que le Bon Dieu a si bien ancrés ne déraperont qu’au jour du Jugement. » Qu’il me plaît d’entendre dans les solitudes du Nouveau Monde ces voix qui causent comme au coin d’un champ, devant une rivière de chez nous ! Elles nous vont plus directement au cœur que les accens de René. Certes, nous ne méconnaissons point les séductions de l’exotisme ni la magie de ces mots étranges qui tiennent de l’incantation et qui nous transportent instantanément à mille lieues de l’endroit où nous sommes. Il n’y a pas à dire : la lune prend une face nouvelle lorsqu’elle se lève entre deux colonnes de papayas. Mais, quand M. Séguin de Québec rencontre M. de Gaspé un jour de Premier Janvier, à la sortie de la grand’messe, et qu’il lui dit : « Je vous la souhaite bonne et heureuse et autant d’années qu’il y a de pommes d’api en Normandie, » M. Séguin, lui aussi, fait de l’exotisme. Il travaille lui aussi, et sans le savoir, dans les papayas. Quel évocateur que ce M. Séguin ! J’aperçois derrière lui toute une caravane de bateaux qui s’échelonnent à travers l’Atlantique, de Québec au Havre, et dont les mâts sont gais comme des pommiers en fleurs.

Je ne crois pas que M. de Gaspé ait idéalisé les paysans du Canada. Il ne nous cache point leurs travers. Il ne nous dissimule pas qu’un certain nombre d’entre eux n’aimaient ni leurs seigneurs ni les curés, qui, assuraient-ils, s’entendaient avec « les gros » pour ruiner l’habitant. Mais il est permis de penser que les exigences ou les ingérences cléricales ne leur pesaient pas trop, puisqu’ils s’en accommodent encore et continuent de prospérer. Quant à nous qui n’avons point à nous mêler de leurs petites affaires, nous ne pouvons qu’être reconnaissans à ces prêtres dont l’œuvre, si l’on se place au point de vue laïque, a sauvé sur ce coin du monde les droits de la langue française et de la race française. J’ai toujours jugé de très mauvais goût, et même d’un patriotisme douteux, les diatribes de quelques touristes échauffés que le clergé canadien n’a jamais forcés d’aller à la messe et qui dénoncent son intransigeance et son obscurantisme, comme si nous ne lui devions pas, en grande partie, la douceur inestimable de retrouver en Amérique une image presque inaltérée de la France éternelle. Les paysans avaient surtout à l’égard des fils de leurs seigneurs, dont la vie se passait à Québec, la défiance parfois hargneuse des nôtres envers les beaux messieurs de Paris. Ils ne leur ménageaient point les sarcasmes, les traitaient d’habits à poches, de sauteurs d’escaliers, et de dos blancs, à cause de leur tête poudrée et frisée comme un chou-fleur, — ce qui prouve, du reste, qu’ils ne les craignaient guère. « Le censitaire de la province de Québec, écrivait M. de Gaspé, était l’homme le plus indépendant du monde. Le plus riche en terres payait une douzaine de « chellin » à son seigneur et pouvait s’en moquer impunément. »

Mais le seigneur ne pouvait lui rendre la pareille. Dans une féodalité bien comprise, les obligations croissent en proportion du rang qu’on occupe. Le seigneur canadien en avait d’assez lourdes et de très onéreuses. Malheur à celui qui acceptait le parrainage d’un enfant de censitaire ! Comme les familles multipliaient et qu’il ne devait refusera personne ce qu’il avait accordé au voisin, il se trouvait quelquefois à la tête d’une centaine de filleuls, qui avaient commencé, en entrant dans la vie, par saigner sa cave, car il était tenu de fournir le vin et l’eau-de-vie aux accouchées, dont c’était le meilleur remède, et d’arroser abondamment les fêtes du baptême. Les Gaspé et tous les seigneurs qu’ils connaissaient avaient été élevés dans le respect de leurs censitaires. On n’était pas encore éloigné du temps où les surprises des Indiens et les attaques des Anglais avaient établi entre tous les colons, nobles et paysans, la plus solide des fraternités, la fraternité militaire. Et cette aristocratie terrienne avait pour principe d’attendre patiemment les arrérages et de ne jamais poursuivre un cultivateur. Jean-Baptiste, le Jacques du Canada, se présentait au mois de novembre chez son seigneur : « Je viens vous payer mes rentes, mon lieutenant, lui disait-il ; mais les temps sont si durs que je n’ai pas d’argent. » Le lieutenant, une longue plume d’oie fichée à l’oreille et son épée posée devant lui sur une table recouverte de drap vert, foudroyait d’une citation latine le censitaire qui se grattait la tête, et l’envoyait à la cuisine où une rasade d’eau-de-vie le consolait de sa pouliche morte au printemps. Le seigneur devait aussi, les jours de grande fête, héberger ses habitans ; et on l’eût accusé de lésinerie, si la table, à la fin du repas, n’avait pas été aussi encombrée de mets qu’au commencement.

On vivait bien dans les manoirs du Canada. M. de Gaspé nous décrit complaisamment la salle à manger de ses parens, avec son tapis de laine à carreaux, ses tentures de laine aux couleurs vives et l’immense buffet qui montait jusqu’au plafond, et dont les barres transversales soutenaient un service en vaisselle bleue de Marseille. La porcelaine de Chine, le dessert, les carafes de vin blanc étaient rangés sur une table près du buffet. A un des angles de la pièce, une fontaine de faïence, en forme de baril, servait aux ablutions. A un autre angle, des flacons carrés garnissaient un cabaret de liqueurs. Sur la table, où le couvert était disposé, on commençait seulement à adopter l’usage des couteaux. Jusque-là, chacun apportait le sien, dans sa poche, s’il était à ressort, et, si c’était un couteau-poignard, suspendu à son cou dans une gaine de soie, de maroquin ou d’écorce de bouleau travaillée par les Sauvages. Le couteau des hommes avait d’ordinaire un manche d’ivoire ; celui des dames, un manche de nacre. On conserva longtemps, en guise de verres, des gobelets d’argent dorés à l’intérieur et qui ressemblaient à des calices. Les menus auraient réjoui nos pères du XVIIe siècle. Il y avait particulièrement un pâté de Pâques où entraient je ne sais combien de dindes, de poulets, de perdrix et des pigeons et des râbles de lièvres, et dont le godiveau se composait d’au moins deux jambons. Et ce pâté, qui n’était là que pour ouvrir l’appétit de huit ou dix convives, était suivi de pieds de porc à la Sainte-Menehould et de toute une basse-cour rôtie. Je ne doute plus que Pantagruel ait appareillé pour le Canada : il y subodorait déjà ces architectures de viandes.

Les repas étaient très gais. La maîtresse de maison s’amusait souvent à surprendre et à mystifier ses hôtes, par exemple, en hiver, quand elle faisait circuler un plat d’œufs à la neige, où il ne manquait que les œufs, mais où la neige était de la vraie neige, tombée du ciel. Au dessert, la mode était de chanter, les messieurs et les dames alternativement, et tous reprenaient le refrain en frappant de leurs couteaux sur leurs verres. Nous avons encore connu cette mode-là dans la petite bourgeoisie de nos provinces. Mon Dieu, que c’est loin ! Quand on passait au salon, si l’on ne se donnait point le divertissement d’une comédie, toute la société se livrait avec délices à des jeux comme La Compagnie vous plait-elle ? ou Cache ta bague, bergère ! ou L’Anguille brûle. Ces jeux n’étaient pas plus puérils que les sports mondains d’aujourd’hui. Et même ils l’étaient moins, car l’esprit y tenait sa place. Ceux qui s’en récréaient avaient fait bonne figure sur les champs de bataille, et, accoutumés à regarder le danger dans les yeux, ils étaient aussi prompts et aussi souples à en déjouer les assauts que s’ils avaient consacré la moitié de leur vie à courir après une balle. Des beaux exemples de sang-froid que nous rapporte M. de Gaspé, je ne retiendrai que celui de M. de Salaberry, « digne gentilhomme et bon latiniste. » Il bivouaquait un soir avec quelques amis, quand un énorme serpent à sonnettes, sans doute attiré par le feu, surgit au milieu du groupe qui demeura pétrifié d’horreur. Mais M. de Salaberry empoigna le monstre, l’étreignit, l’étouffa et le jeta dans le brasier. Les femmes, elles aussi, savaient tenir tête à l’imprévu ; et les plus rudes exercices ne les effrayaient pas : elles comptaient parmi leurs grand’mères ou leurs grand’tantes des héroïnes, comme les dames de Verchères, qui avaient défendu un fort contre les Sauvages et les avaient repoussés.


A Québec, la vie était plus animée et plus turbulente. Sur ce roc, dont l’éperon domine le Saint-Laurent, la curieuse ville, monastère et forteresse, accrochée aux aspérités de la pierre, s’était desserrée, dilatée, et avait pris l’air bourgeois, mais toujours fier, d’une de nos vieilles cités provinciales. C’en était aussi le même train, les mêmes incidens journaliers ; les mêmes commérages au pas des portes ou sous les longues galeries ; les mêmes jolies couturières bien connues pour travailler, pendant l’été, à leurs fenêtres ouvertes ; les mêmes plaisirs, depuis les joyeusetés classiques de la basoche et les piaffemens nocturnes du corps des officiers, jusqu’au coup de cloche des gamins qui se sauvaient à toutes jambes, dès que le portier du couvent apparaissait sur le seuil.

La population se montrait naturellement casanière, ce qui nous semble paradoxal, car nous comprenons mal que des gens soient venus de si loin pour se confiner entre leurs quatre murs. Mais la plupart des colons ne cherchent aux colonies qu’une assurance de ne plus avoir à bouger ; et leurs fils désirent d’autant plus la stabilité que les pères ont dépensé d’un coup tout l’esprit d’aventure qui était dans la famille. Un grand nombre des habitans de Québec n’avaient jamais posé le pied sur l’autre rive du Saint-Laurent, ni mangé une omelette à l’auberge de la Pointe Lévis. Ce n’était pas toujours une affaire de mince importance que de traverser le fleuve, hormis les jours de marché. Les bateliers, tous cultivateurs et gens assez bourrus, ne démarraient pas au doigt et à l’œil. On pouvait s’adresser aux Sauvages dont les cabanes, en été, couvraient les grèves. Mais ils étaient souvent sous l’empire du Génie de l’Eau-de-Vie, fort ennemi du Génie des Vents et des Eaux. Leurs beaux yeux noirs que l’ivresse ternissait et la pâleur de leur teint ne promettaient rien de bon à celui qui montait dans leur canot d’écorce. Il lui fallait non seulement un cœur de triple airain, mais des bras d’habile nageur et pas de chaussures aux pieds. En ce temps-là, les troupeaux de bœufs qui venaient, bien malgré eux, se faire égorger à Québec, et que les bouchers impatiens attendaient sur les remparts, devaient se laisser lier les cornes aux bancs de la barque des bouviers, et la traîner, comme des tritons, à travers les courans du fleuve, dont le reflux augmentait la violence. Les pauvres bêtes s’esquintaient à gagner la mort. Enfin on eut entre Québec et la Pointe Levis un service à vapeur ; et le Lauzon fendit les flots. Mais son capitaine, Michel Lecourt dit Barras, eut besoin d’un long apprentissage pour arriver à mater cette chienne de machine anglaise « aussi fantasque que ceux qui l’avaient inventée. » L’accostage fut longtemps un problème délicat à résoudre et même périlleux. Souvent le capitaine criait trop tard à l’ingénieur Joseph : Stop her, Joe ! Et le fougueux navire rebondissait contre le débarcadère et s’y faisait d’énormes bosses. Souvent aussi, il le criait trop tôt, et le Lauzon, subitement arrêté, commençait à dériver loin du port : « Start her, Joe ! criait alors le capitaine ; Another stroke, Joe ! Encore un coup ! » Et les coups succédaient aux coups ; et les passagers étreignaient à deux mains la rampe du navire pour ne pas aborder avant lui par le chemin des airs. Le Lauzon avait révolutionné les habitudes des citoyens de Québec. Un immense désir de l’inconnu les avait saisis. Les plus pauvres économisaient le prix de la traversée. Le soir, ceux qui revenaient de la plage lointaine, qu’ils s’étaient contentés jusque-là de découvrir à l’œil nu, s’entretenaient des merveilles de ce nouveau continent.

Les divertissemens publics n’étaient pas très nombreux. Le premier cirque qu’on y vit, le cirque Ricket de Londres, n’y arriva qu’en 1797. On y faisait, comme disaient les enfans, de fameux tours de « soupletesse. » Mais le sieur Marseille et sa femme avaient installé un Théâtre de Marionnettes qui amusa et ravit des générations. Il s’ouvrait régulièrement à six heures de relevée, — l’heure où commençaient les bals, — le jour de la seconde fête de Noël, car on fêtait alors la Noël trois fois ; et il ne fermait que le mercredi des Cendres. On y donnait chaque soir deux ou trois représentations devant une salle comble. Les retardataires de la première fournée attendaient patiemment, sur la neige. Son Altesse Royale, le Duc de Kent ne dédaigna point d’entendre les célèbres bonimens du ménage Marseille. Ce fut un grand soir pour le petit théâtre ; et la mère Marseille se surpassa. Lorsque le jeu des marionnettes fut terminé, le rideau s’écarta de nouveau, et l’on aperçut la ville de Québec admirablement représentée en carton. Sur la haute citadelle flottait le drapeau britannique ; des troupes bordaient les remparts ; des canonniers à leurs pièces, mèche allumée, tonnaient contre les assaillans de 1775, c’est-à-dire contre les Américains qui s’enfuyaient. Et, pour achever de réjouir l’auguste présence du Prince, la mère Marseille entonna avec tout ce qui lui restait de voix : Malbrouk s’en va-t-en guerre, mironton ton-ton mirontaine !

A défaut d’autres distractions, la ville, comme les villes de la Nouvelle-Angleterre, possédait son pilori sur la place du Marché. On ne connaissait pas les voleurs dans les campagnes où les habitans n’usaient ni de clef ni de verrou. Mais, à Québec, il ne se passait pas de mois qu’un criminel ne fût exposé au poteau patibulaire et ne servît de cible aux œufs pourris de la canaille. Un bon shérif, — qui n’était pas M. de Gaspé, — eut pitié de ces malheureux et de leur terrible immobilité par des froids excessifs : il imagina un carcan qui tournait sur pivot et qui leur permettait de prendre le même exercice que des chevaux de distillerie. Malencontreuse pitié ! Les œufs, qu’ils pouvaient maintenant éviter, allaient s’écraser sur les passans ; et de tous côtés montèrent des malédictions à l’égard du bon shérif.

Mais la foule, si facilement cruelle, avait aussi ses jours de générosité. Un honnête homme de soldat fut condamné à la pendaison pour avoir tué un vaurien de son régiment qu’il avait surpris dans les bras de sa femme. Le peuple de Québec complota silencieusement de le sauver ; et les Récollets se mirent du complot. On les aimait beaucoup : c’étaient eux qui veillaient les malades et qui ensevelissaient les morts. Ils faisaient l’école aux enfans pauvres ; ils nourrissaient les misérables ; et, comme ils quêtaient toujours par monts et par vaux, ils colportaient les nouvelles ; et l’on se disait en les voyant : « Voilà le journal qui arrive ! » Le jour du supplice, le récollet, qui accompagnait son pénitent à la potence, lui manifestait une tendresse si débordante qu’à tout moment il le prenait par la tête et le serrait sur sa poitrine. Et chaque fois il imprégnait avec une fiole d’acide nitrique la corde que le prisonnier portait au cou. En effet, quand le bourreau eut retourné l’échelle fatale, la corde se rompit. D’un bond furieux, le pendu renversa quelques soldats et s’engouffra dans la foule qui se referma sur lui. Ses anciens camarades se jetèrent à ses trousses, pour la forme. Ils perquisitionnèrent même chez un tonnelier de la rue Sault-au-Matelot qui, la chandelle à la main, les promena entre ses tonnes… Mais, le lendemain ou le surlendemain, un navire en partance faisait sa provision d’eau, et une de ces tonnes y fut précieusement embarquée. Quant au bourreau, que ce dénouement frustrait de petits avantages, il ne dut pas s’en affliger s’il était encore le bon Bob, dont les gens de Québec ne parlèrent longtemps qu’avec de grands éloges. Ce nègre, exécuteur des hautes œuvres, n’aurait certainement rien compris à la page de Joseph de Maistre. Il entrait dans toutes les maisons comme chez lui. On était toujours content de le voir. « Tiens, voici Bob ! J’avais justement besoin de vous, Bob ! » C’était l’homme le plus serviable du Nouveau Monde, le commissionnaire le plus zélé et le plus scrupuleux. On le disait victime de la fatalité. Chaque fois qu’il accomplissait sa sinistre besogne, il en pleurait. Malheureusement, M. de Gaspé eut beau fouiller dans sa mémoire, il n’y retrouva pas l’histoire ou la légende romantique de ce bourreau bienfaisant.

En revanche, il se rappelait fort bien les apparitions pacifiques qu’au temps de sa jeunesse les Sauvages faisaient encore dans la ville de Québec. Il les avait connus avec leur mine féroce, le corps tatoué d’hiéroglyphes, le visage peint de rouge et de noir, les oreilles découpées en branches d’où pendaient de grands anneaux d’argent, et la tête rase, sauf une aigrette de cheveux. Il avait aussi fréquenté les derniers chefs Hurons. Quand on les invitait à un banquet ils s’y rendaient superbement vêtus, bleus, écarlates, brodés d’argent, leurs souliers de chevreuil ornés de porc-épic, et des panaches de plumes sur leurs chapeaux de castor. Au retour d’une expédition guerrière, comme les Natchez de Chateaubriand, ils poussaient, en approchant de leurs villages, autant de cris de mort qu’ils avaient perdu d’hommes. Pendant la guerre de 1812 contre les Américains, dix-huit d’entre eux vinrent à Québec. Assis au fond de leurs carrioles, ils commencèrent à jeter leurs cris funèbres en face de l’Hôpital Général et ne cessèrent que devant le seuil de la maison qui leur était destinée. Comme on disait à l’un d’eux qu’il ressemblait au prince de Galles : « Je n’en suis pas surpris, répondit-il ; moi aussi, je suis fils de Roi. »

Mais les fils de roi étaient de plus en plus rares. Ordinairement, on n’avait affaire qu’à de pauvres diables d’Indiens moins farouches, bien que les vieux eussent parfois des souvenirs assez désobligeans pour l’espèce humaine, comme celui qui se pourléchait encore d’un ancien festin où, disait-il, sept de leurs ennemis avaient été mangés. M. de Gaspé lui demanda quelle était la partie la plus délicate d’un ennemi rôti. Le vieux Peau-Rouge répondit sans hésiter et en faisant claquer sa langue : « Certes, ce sont les pieds et les mains, mon frère ! » Mais, avec les Sauvages, on ne sait jamais jusqu’où peut aller l’humour. Les nôtres, les Hurons, avaient fini par s’accommoder de la place que leur faisait la famille française. Ce n’était pas en vain que, pendant un siècle, notre Mission les avait baptisés du sang de ses martyrs, ni que des femmes héroïques avaient brûlé d’un saint amour pour leurs femmes et leurs enfans. Nous avions été aussi impuissans à écarter d’eux les contagions et les Iroquois qu’à nous garder nous-mêmes. Il y avait entre nous communauté de malheur et de défaites. Mais, sur aucun point de l’Amérique, le conquérant n’avait traité l’Indien avec la douceur que nous y avions mise, et surtout avec le même respect des âmes. Le grand historien américain Parkmann l’a reconnu et proclamé. Encore aujourd’hui, j’ai entendu sir Wilfrid Laurier me parler de ces vieux peuples agonisans en des termes affectueux que ne trouvent point ailleurs ceux qu’ils intéressent et qui les admirent dans le passé. On ne les considérait pas comme des sages, des inspirés de la nature, des hommes fraîchement sortis de la main des dieux, viri a diis recentes : il n’y a que les princes de la philosophie et des lettres pour s’offrir le luxe de ces paradoxes. On ne les considérait pas plus comme des brutes. Malgré une familiarité de deux siècles, ils gardaient toujours un peu de ce mystère que conservent même aux yeux des plus habiles oiseleurs les oiseaux de la forêt. Les habitans et les gens du peuple les prenaient tels qu’ils étaient et ne se mettaient point martel en tête de leurs bizarreries. Chez les autres, et particulièrement chez M. de Gaspé, on sent cette curiosité psychologique qui est une des plus charmantes qualités de notre race et un de ses caractères les plus humains. Il relève leurs contradictions. Il les observe d’un œil surpris, amusé, toujours bienveillant.

Montaigne, si friand d’anecdotes et qui partait chaque matin à la découverte des sources de l’humanité, eût feuilleté les Mémoires de ce seigneur canadien avec le même plaisir qu’il interrogeait ses Brésiliens. Il eût certainement noté l’histoire du jeune Abenaquis de dix-huit ans qui avait tué deux Anglais et que les chefs de sa tribu décidèrent de livrer, à condition qu’il ferait fusillé et non pendu. Le petit cortège déjeuna en passant au manoir de Saint-Jean-Port-Joli. Le prisonnier était libre, et une servante des Gaspé le revoyait encore rôdant et furetant dans toutes les chambres de la vieille demeure, d’un air à la fois curieux et effronté. Il s’en allait à son exécution comme à une réception du gouverneur. Mais, un autre jour, quatre Sauvages qui traversaient le Saint-Laurent chavirèrent et revinrent à la nage au petit quai où leurs amis et leurs femmes leur tendaient des perches ; et voici qu’à peine remontés sur la rive, sauveurs et sauvés se jetèrent dans les bras les uns des autres, pleurant, sanglotant, hurlant. Ce furent des étreintes sans fin. M. de Gaspé soupçonna bien que l’eau-de-vie avait peut-être une part de responsabilité dans ces extraordinaires effusions. Mais le stoïcisme n’est jamais naturel, et les peuples où l’on fait le plus communément profession de mépriser la mort, quand elle s’avance en grand apparat, sont souvent ceux que ses sournoiseries prennent le plus au dépourvu. Le même Indien à qui des supplices raffinés, en face de l’ennemi, ne desserraient pas les dents, rentré chez lui, criait comme un enfant quand il avait la colique. Montaigne, qui cherchait dans l’histoire des hommes tantôt un entraînement au courage, tantôt une excuse à ses faiblesses, ne serait point resté indifférent aux merveilleuses contrariétés de cette nature indienne. Et, comme rien ne lui plaisait tant que la vertu, sinon la sagesse qui nous avertit de n’en point espérer l’avènement à l’empire du monde, il eût aussi goûté la résignation philosophique que les Sauvages opposaient souvent aux remontrances de leurs missionnaires. L’un d’eux avait réuni les chefs d’une tribu où les parens fermaient trop les yeux sur les fredaines de leurs filles, jolies sauvagesses très peu sauvages. Il les avait sévèrement tancés de leur coupable indulgence ; et l’auditoire contrit baissait la tête et les épaules en poussant dès Hoa ! Hoa ! Le missionnaire, satisfait de ces signes de repentir, allait se retirer, quand un des plus vieux, qui s’était consulté gravement avec les autres, se leva et lui dit : « Que veux-tu, mon père, ç’a été avant nous, et ce sera encore après ! »

Mais je sais gré surtout à M. de Gaspé des petites scènes familières dont il a semé ses causeries. Si insignifiantes qu’elles puissent paraître, ces vives images de la vie d’autrefois sont comme les vieux pignons et les vieilles portes qui nous aident à imaginer toute une ancienne ville. Dans la cour du Séminaire, sur les marches du perron, à la récréation de midi, le directeur, M. Lionnais, faisait une partie d’échecs avec le jeune Papineau, élève de seconde, le futur défenseur des libertés canadiennes. Un Sauvage, ayant trouvé la porte ouverte, s’était approché et suivait attentivement le mouvement des pièces. M. Lionnais lui demande s’il sait jouer : « Pas connaître ! » répond l’Indien ; mais, de sa main droite traçant de petits cercles dans la paume de sa main gauche, il ajoute : « Bon, bon, jouer comme ça ! » « Ah ! tu sais jouer aux dames, dit le directeur. Papineau, allez donc, pour la nouveauté du fait, chercher un damier et faites ensuite gratter d’importance ce canouah ! » A la vue du damier, le Sauvage exulte : « Moi, jouer avec petit patliasse ! » C’était sous ce nom de « petit prêtre » que les Indiens désignaient les élèves du Séminaire. Papineau, sûr de vaincre, pousse négligemment ses pions. L’Indien lui souffle une dame, puis une autre, puis une troisième, et s’écrie : » Pas bien joué, petit palliasse ! » Papineau, piqué, veut sa revanche, et, aux éclats de rire des assistans, il essuie un nouvel affront : « De grâce, monsieur le directeur, dit-il, prenez ma place et, pour l’honneur du Séminaire, donnez une bonne leçon à cet animal des forêts. » M. Lionnais accepte en souriant. Mais l’Indien proteste et s’excuse : « Moi, pas capable de jouer contre grand patliasse ! » Enfin sa modestie se laisse fléchir, et deux fois de suite, sous les yeux des élèves rassemblés, il battit leur directeur à plates coutures. Puis il déclara qu’il avait faim. Et le directeur de s’écrier : « Fais-moi le plaisir, Gaspé, de mener ce glouton à la cuisine, et dis à Joseph de le bourrer de pain et de viande jusqu’à ce qu’il en crève ! » Ces anecdotes, ces vignettes dessinées d’une main légère dans les marges de l’histoire nous font mieux comprendre que l’histoire même la « gentillesse » de cette civilisation française adaptée au Nouveau Monde. Elle pouvait encore avoir ses côtés rudes ; mais il faudrait la comparer à l’autre, à sa rivale anglo-saxonne telle que nous l’ont peinte les historiens et les romanciers américains, pour en apprécier toute la sociabilité souriante et la douceur humaine.


On était alors bien plus éloigné de l’Europe qu’aujourd’hui, et ce qui en arrivait semblait aussi fabuleux aux gens du Canada que, deux siècles plus tôt, aux Européens les curiosités du Mexique et du Pérou. En 1795, M. de Gaspé se rappelait être allé voir avec ses camarades une bête prodigieuse qui venait de débarquer d’un navire anglais : c’était un âne. Les poêles de fer ne firent leur apparition qu’à la fin du XVIIIe siècle ; et l’on se rendait, le dimanche, d’une lieue à la ronde, chez l’heureux propriétaire d’un meuble si rare et si précieux. La ville de Québec ne comptait en 1812 que trois pianos et juste autant de carrosses. Pour les paysans, tout ce qui était français gardait une supériorité incontestable, même « la bonne picote » qu’ils préféraient au vaccin. L’aristocratie, toujours moins conservatrice, souriait aux nouveautés anglaises. Quand le petit Gaspard de Lanaudière, qui avait été en pension à Londres, rentra au pays de ses ancêtres, son costume pareil à celui des marins de la flotte britannique, — gilet, veste et pantalon bleus, bas de coton blanc, escarpins au ruban noir, chemise ouverte à la Byron et cheveux ras sans poudre, — surprit et enchanta les dames canadiennes. Leurs enfans vêtus en petits marquis, avec une énorme queue enrubannée et un habit qui leur traînait sur les talons, leur parurent « aussi empesés que les coiffes des bourgeoises du faubourg Saint-Denis. » Mais, en tout ce qui touchait les choses de l’intelligence, la France restait leur seule maîtresse et leur unique exemple. L’excellent M. de Salaberry, au milieu d’une représentation du Barbier de Séville, donnée par des amateurs, se levait de son siège et criait d’une voix de stentor : « Courage, Figaro ! On ne fait pas mieux à Paris ! »

Les étrangers étaient encore peu nombreux. M. de Gaspé cite quelques Allemands qu’on ne pouvait recevoir à cause de leur ivrognerie, et quelques officiers prussiens querelleurs et grossiers, surtout à l’égard des Canadiens français, et dont le plus insolent fut mis à la raison par l’un des nôtres, pour l’éternité. Depuis la conquête, les Français de France n’abordaient guère au Canada. Je n’en trouve qu’un seul, dans ses Mémoires, dont le passage ait été remarqué. La grand’mère de Mme de Gaspé, Mme Baby, avait rencontré Volney sur le bateau qui faisait la traversée, souvent orageuse, du lac Erié. Il parlait assez haut et ne laissait à personne le soin de deviner ses sentimens antireligieux. Il offrit à sa compagne canadienne un livre qui, disait-il, l’amuserait plus que l’ouvrage de piété où elle était en train de se fortifier contre les périls de la navigation. Elle le refusa ; et il en conclut très impertinemment qu’elle craignait la mort et que, du reste, cette crainte était naturelle à son sexe. La nuit même, une furieuse tempête faillit les engloutir. Volney perdait la tête, pendant que Mme Baby récitait tranquillement son chapelet. Quand on fut hors de danger, elle ne put s’empêcher de railler le philosophe. Il avait repris son assurance aussi vite que le ciel sa sérénité, et il lui répondit : « Je ne crains pas la mort pour moi, madame ; mais j’ai une grande mission à remplir, celle de répandre la lumière parmi les aveugles humains. Une fois cette tâche accomplie, je serai prêt à entrer dans le néant. » Il y est entré depuis, avec ses Ruines.

Cependant les relations des gentilshommes canadiens et de la France ne s’étaient point interrompues. Les Salaberry, les Saint-Ours, les Lanaudière venaient à Paris et s’en retournaient émerveillés. On se pressait autour d’eux : ils racontaient leurs visites à la Cour, la bonté du Roi, la beauté de la Reine, l’aménité de toute la famille royale. Quelques-uns d’entre eux avaient même poussé jusque dans nos campagnes, où les vrais bergers et les vraies bergères, si dissemblables de ceux des théâtres, les avaient aussi désappointés que des voyageurs qui chercheraient, sous les campemens indiens, des Celuta aux talons roses et à la chevelure odorante. Il y en eut aussi qui réintégrèrent l’histoire de France, comme le vicomte Chaussegros de Lery dont le nom est inscrit sur l’Arc de Triomphe. Pendant longtemps, chaque fois que le père de M. de Gaspé recevait son journal, les paysans lui demandaient des nouvelles du Roi de France, de la Reine et de ses enfans. Pas plus à la campagne que dans le peuple, on n’accusait Louis XV des désastres du Canada. Si quelqu’un le blâmait : « Bah ! bah ! disait-on, c’est la Pompadour qui a vendu le pays aux Anglais. » Et l’on éclatait contre elle. Les premières nouvelles de la Révolution ne rencontrèrent que des incrédules. On était convaincu que tout cela, c’était des menteries anglaises. Il fallut bien se rendre à l’évidence, au moins dans les manoirs. M. de Gaspé n’oublia jamais la scène qui, un matin d’hiver de l’année 1T93, étreignit son cœur d’enfant. Sa mère et sa tante causaient assises près d’une table, quand son père, qui avait ouvert son journal, bondit tout à coup sur sa chaise. Ses grands yeux noirs lancèrent des flammes ; une affreuse pâleur recouvrit son visage d’ordinaire très coloré ; et il se prit la tête à deux mains en s’écriant : « Ah ! les infâmes ! ils ont guillotiné leur Roi ! » Les deux femmes se levèrent et allèrent s’appuyer à la fenêtre. Elles sanglotaient ; et l’enfant voyait le frimas des vitres fondre sous leurs larmes.

Il semble que l’occupation anglaise ait moins séparé le Canada de la France que l’esprit révolutionnaire. Les Canadiens ressentirent davantage leur isolement quand l’écroulement de l’Ancien Régime leur changea leur conception de la mère patrie. Les paysans ne regrettaient point les coutumes vexatoires dont la conquête les avait déjà débarrassés. Beaucoup de nobles, ruinés par elle, avaient déjà devancé leurs frères du vieux monde sur le chemin de la misère ou de l’exil. Ils étaient donc, les uns et les autres, fort désintéressés. Mais la Révolution les atteignait au plus profond de leur être, en substituant à une claire image de la France, qu’embellissaient encore leurs souvenirs et leurs rêves, l’image d’un pays déchiré, régicide et sacrilège, qu’ils n’apercevaient plus qu’à travers une brume de sang. Il est dur de voir tout d’un coup ce que l’on a tant aimé prendre une nouvelle figure et de ne plus se reconnaître dans son espérance. L’éloignement leur rendait inexplicable la suite effrayante et précipitée des catastrophes. On discutait ; on condamnait les vaincus et les vainqueurs, les émigrés qui n’avaient pas défendu leur Roi et les Jacobins qui l’avaient assassiné. Ce mot charmant qu’un invincible espoir mettait encore longtemps après la conquête sur les lèvres des habitans canadiens : « Nous reversons pourtant nos bonnes gens ! » ce mot, le plus doux soupir que l’amour de la France ait exhalé, on ne devait plus guère l’entendre que chez des vieillards trop vieux pour recommencer leur siège ou qui semblaient parler dans un demi-sommeil.

Cependant l’avènement de Bonaparte les releva de l’abattement où les avaient jetés les journées révolutionnaires. Nos victoires foudroyantes les revanchaient de leurs humiliations. J’imagine qu’ils éprouvèrent un tressaillement analogue à celui que tant de Français ont ressenti, au milieu d’étrangers qui ne leur cachaient point leur dédain pour la France, lorsque retentit l’écho des batailles de la Marne. Les jeunes gens épousaient la gloire du nouvel Alexandre : on les nommait les démocrates. Leurs pères, royalistes intransigeans, souhaitaient la défaite de l’Usurpateur et ne pouvaient se tenir de prophétiser ses victoires. Et ils connurent de mauvaises heures dans les milieux anglais où couraient les accusations les plus extraordinaires contre le vainqueur d’Austerlitz et où tout scepticisme de leur part était taxé de trahison. Il eût été choquant de ne pas avoir l’air de croire que cet Antéchrist battait sa femme et ses dames d’honneur et que même, — horrible précocité ! — dès l’âge de onze ans, il avait fait violence à une femme de la plus haute respectabilité. Mais ces tribulations et ces épreuves, qui leur donnaient souvent l’impression d’être en exil dans leur propre pays, loin de l’énerver, fortifiaient davantage le sentiment de leur nationalité. Rejetés par la France, suspectés par l’Angleterre, nos Canadiens puisèrent en eux seuls le courage de résister et la force de triompher.

Dans les trois remarquables biographies qu’il a écrites de Papineau, de Lafontaine et de Cartier, M. de Celles nous a exposé toute l’histoire politique du Canada français au XIXe siècle. M. de Gaspé n’y touche pas plus qu’il n’y a été mêlé. Mais, à la lueur adoucie de ses souvenirs, nous soupçonnons bien des misères vaillamment supportées pendant cette dure période de transition où deux peuples hostiles, dont l’un prétendait dominer et en avait le pouvoir et dont l’autre voulait qu’on respectât ses droits et sa personnalité, furent obligés d’apprendre à vivre côte à côte. Il avait des parens très chers dans le monde Anglais, et sa longue expérience des hommes l’avait allégé de tout parti pris. Il nous déguise d’autant moins les fautes et les injustices de la première domination anglaise qu’elles n’ont jamais été de nature à créer entré ceux qui les commettaient et ceux qui les enduraient d’inexpiables rancunes. Elles provenaient d’une méconnaissance presque absolue du caractère franco-canadien. Les Anglais ont longtemps poursuivi dans leurs nouveaux concitoyens des rebelles possibles que leur forgeaient leur imagination et leurs préjugés. Ils ne se rendaient pas compte de l’admirable héritage de loyalisme que leur avait transféré le Traité de Paris. Les gouverneurs qui furent assez intelligens pour le comprendre se tirent un devoir de réparer leurs fautes ou d’en prévenir d’autres. Ce fut parmi ces premiers gouverneurs, tous militaires, que les Canadiens trouvèrent quelques-uns de leurs premiers défenseurs près de la Couronne d’Angleterre.

Qu’avait elle à craindre ? Les paysans, libérés par elle des tailles et des corvées, ne s’étaient jamais sentis plus heureux qu’à la fin du XVIIIe siècle. Du reste, ils n’avaient que de lointaines accointances avec les conquérans, massés dans les villes. Les paroisses étaient devenues leurs camps retranchés. Ils ne demandaient qu’à travailler en paix. Leur amitié pour la France faisait partie de leur patrimoine et de leur religion. Ils aimaient à la voir dans leurs rêves, comme à voir leurs beaux écus dans leur coffre et leurs Saints sur leurs autels.

Mais le bénéfice des lois anglaises, dont ils jouissaient, ne s’étendait point aux populations urbaines. Elles avaient à supporter les tracasseries d’une administration défiante et le mépris du haut commerce entièrement britannique. Pour elles, la conquête était une réalité de tous les instans, et l’Habeas corpus un songe. Resserrés entre les murs d’une ville, les deux peuples sentaient leurs pointes. Les Anglais reprochaient surtout aux Français d’être des Français, et leur esprit gouailleur qui se raillait de tout, même des persécutions bureaucratiques, comme les gamins de Québec se taillaient des fifres et des flûtes dans les tiges de ciguë dont l’odeur, à l’automne, infestait la ville. Ils leur reprochaient aussi leur fierté. « En voyant passer ces damnés Français avec leurs uniformes et leurs épées, s’écriait le général Murray au lendemain de l’occupation, on ne reconnaît plus les vainqueurs des vaincus ! » Les Français reprochaient surtout aux Anglais d’être des Anglais, leur morgue, leur roideur, leurs froids sarcasmes et l’usage persistant des Châtimens corporels appliqués aux soldats. Tous les vendredis, les gens de Québec, qui fréquentaient le marché de la ville haute, entendaient sortir de la cour des casernes les cris de douleur que le martinet arrachait encore, à défaut de sang, aux échines parcheminées. Un soldat français déserteur, condamné au maximum de la peine, neuf cent quatre-vingt-dix-neuf coups, les subit sans sourciller. Il se rhabilla seul, et se tournant vers le duc de Kent qui avait procédé lui-même à son arrestation et qui assistait au supplice, il s’écria, le doigt sur le front : « C’est avec du plomb, Monseigneur, et non avec du fouet que l’on dompte un soldat français ! » Ce soldat se nommait La Rose. Le duc ne permit point qu’on employât le plomb ; et pourtant, quand il l’avait arrêté à la Pointe aux Trembles, l’homme avait regretté de ne pas avoir son pistolet « pour lui flamber la cervelle. » Mais, si tyrannique que voulût être la domination anglaise, elle n’avait pas plus étouffé chez les vainqueurs que chez les vaincus la générosité chevaleresque que les guerres d’autrefois avaient développée, et dont se parait le revers de leurs durs sillons. Les maux dont souffraient les Canadiens étaient plutôt l’effet des lois fatales de la conquête que de la brutalité des conquérans. Et c’est ce qui fait que les livres de M. de Gaspé ont été aussi bien accueillis des Anglais que, toutes proportions gardées, les romans où Walter Scott ressuscitait le conflit paléontologique des Normands et des Saxons.

Du reste, dans les classes supérieures, on avait assez vite sympathisé. La société anglaise, qui s’ennuyait ferme, recherchait la société française à cause de sa gaieté et des fantaisies dont elle émaillait l’uniformité de son existence. M. de Gaspé remarque aussi, très justement, que les manières des gentilshommes anglais ne différaient guère de celles des gentilshommes français, qui avaient été si longtemps leurs modèles. Un même code de politesse et d’honneur les régissait. Nos seigneurs canadiens, que la France avait oubliés sur une neige dont s’amusait Voltaire, plus aimable pour les Hurons que pour ses compatriotes, avaient accepté, sans arrière-pensée et sans mesquinerie, les obligations de leur nouvel état ; et ils restèrent fidèles au principe d’autorité monarchique dont s’était inspirée toute leur vie. Le grand-père de M. de Gaspé avait dit à son fils en mourant : « Sers ton souverain anglais avec autant de zèle, de dévouement et de loyauté que j’ai servi le monarque français. » Ce Reddite Cæsari avait de la grandeur mélancolique chez des hommes dont le cœur et l’esprit ne pouvaient battre et concevoir qu’à la française. Il se manifestait souvent d’une façon très touchante et que savaient reconnaître les seigneurs anglais. Tous les ans, le 31 décembre, il y avait bal de la Reine au château Saint-Louis de Québec ; et les gentilshommes canadiens, qui avaient leurs entrées au château, considéraient comme un devoir strict d’y paraître. La conquête ne les en délia point. Ni la distance, ni l’hiver ne les empêchaient d’y venir, ni les privations que ce voyage leur coûtait, car beaucoup d’entre eux, réduits à la pauvreté, vivaient sur des terres qu’ils cultivaient de leurs mains. Ils ceignaient leurs épées, selon l’étiquette, de vieilles épées dont le fourreau battait des pans d’habits râpés. Les mauvais plaisans leur donnaient un sobriquet dont ils ignoraient eux-mêmes la provenance lointaine, puisque Boileau en attribue l’invention à sa fantasque belle-sœur : ils les appelaient des épétiers. Mais lord Dorchester, qui avait éprouvé sur les champs de bataille la trempe de ces épées, les traitait avec les mêmes égards que les plus huppés et les plus reluisans de ses compatriotes.

Rien ne montre sous une forme plus vive et plus gaie cette courtoisie qui honorait et les vainqueurs et les vaincus qu’une des anecdotes que l’on racontait sur le séjour du duc de Kent au Canada. Ce même duc, qui avait épargné La Rose et qui était à la fois très aimé et très craint des soldats qu’il allait quelquefois, dans les casernes, tirer du lit dès trois heures du matin, entendit parler d’une centenaire de l’Isle d’Orléans et désira lui rendre visite. La dame avait gardé toute sa lucidité, et le prince, au cours de l’entretien, lui demanda s’il pouvait rien faire qui lui fût agréable. « Oh ! oui, certainement, monseigneur : danser un menuet avec moi, afin que je puisse dire, avant de mourir, que j’ai eu l’honneur de danser avec le fils de mon souverain. » Le prince s’y prêta de la meilleure grâce, dansa le menuet et lui fit, en la reconduisant à sa chaise, un grand salut auquel elle répondit par une profonde révérence. Que de beaux traits de politesse dans ces vieilles mœurs ! Il est bon de les rappeler à ceux qui seraient encore tentés de confondre les progrès de la science et ceux de la société.

On parlait un peu moins d’humanité à cette époque, mais on n’était pas moins humain qu’aujourd’hui. En tout cas, et bien qu’il n’y eût aucune convention de La Haye, la guerre se conduisait d’une façon plus humaine. Elle n’élargissait pas le fossé que leurs intérêts contraires creusaient entre les nations : elle y jetait plutôt un pont de fer. Il est vrai que les deux peuples, qui s’étaient retrouvés et de nouveau heurtés au Canada, représentaient deux formes brillantes de la civilisation. La jeune. Canadienne de famille noble et ruinée, qui, dans le roman des Anciens Canadiens, refusait la main d’un riche Écossais, officier du général Wolfe, n’obéissait pas aux mêmes raisons que nos Colette Baudoche. Riche, elle eût peut-être consenti à écouter son cœur. Pauvre, elle ne voulait pas qu’on pût dire qu’elle s’était retirée avantageusement du désastre de sa patrie. Mais elle comprenait que son frère, qui avait payé sa dette et dont on avait relevé le corps sanglant sur la plaine humide du sang des ennemis, épousât une Anglaise ; et elle lui promettait, et elle se promettait de l’aimer comme une sœur.

En 1775 et en 1812, les Anglais furent heureux d’ouvrir leurs rangs assez clairsemés aux bataillons épais « le ces Canadiens dont ils avaient jadis mesuré la vaillance. Les adversaires combattaient coude à coude, cette fois, pour défendre les uns leur terre natale, les autres leur récente conquête, tous leur commune patrie. Et ce furent nos Canadiens français qui la sauvèrent. L’administration britannique ne se relâcha point de ses défiances, du soir au lendemain. Où a-t-on vu que, d’elle-même, une administration ait désarmé ? Les malentendus se prolongèrent. Mais l’opiniâtreté des noires, leur bon droit et leur loyalisme finirent par s’imposer. Lorsque, vers 1860, la frégate française La Capricieuse visita les parages du Canada, le commandant, M. de Belvèse, alla présenter ses hommages à la descendante d’une des plus vieilles et des plus nobles familles françaises, Mlle de Lanaudière. On causa beaucoup de la France. M. de Belvèse était charmé. Cependant, pour qu’il ne commit aucune méprise, la vieille Canadienne lui dit : « Nos cœurs sont à la France, mais nos bras à l’Angleterre. » Et M. de Gaspé ajoute en s’adressant à ses amis anglais : « Cette vieille noblesse avait pris au sérieux le serment de fidélité que son père et ses frères avaient prêté aux souverains de la Grande-Bretagne ! »

Voici qu’aujourd’hui, sans rien soustraire à cette fidélité, leurs bras et leurs cœurs se sont trouvés d’accord. Sur le sang qu’ils versent pour l’Angleterre, ils prélèvent de larges libations pour la France. Ou plutôt, qu’ils défendent leur race ou leur nation, ils défendent la même cause. C’était peut-être le moment de faire visite à leurs ancêtres. Et quel introducteur plus aimable et plus sûr pouvions-nous choisir que le seigneur de Saint-Jean Port-Joli ? « Je suis né véridique, » a-t-il dit. Heureux et rare, celui qui, ayant cédé au désir d’écrire ses Mémoires, ne se décerne que ce seul éloge et le voit ratifié par la postérité !


ANDRE BELLESSORT.