Les Souvenirs d’un révolutionnaire

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Les Souvenirs d’un révolutionnaire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 42 (p. 689-700).
LES SOUVENIRS
D'UN
REVOLUTIONNAIRE

Il y a deux espèces d’hommes, ceux qui ne changent pas et ceux qui changent. Ces derniers sont de beaucoup les plus nombreux et les plus sages. Nous ne parlons pas de ceux qui ont du décousu dans la pensée ou dans la conduite, et dont les variations s’expliquent par la versatilité de leur humeur, par l’inconstance de leurs goûts. Nous n’en tendons louer que les variations raisonnables et raisonnées, auxquelles se résignent de bonne grâce les esprits réfléchis, qui acceptent les leçons de la vie et se laissent mûrir par le temps. Il faut se défier des hommes qui ne se sont jamais trompés, jamais, ravisés. Le changement, disait un grand orateur, est a la loi du pays que nous habitons. » Sa férule à la main, l’expérience, cette souveraine et rigoureuse maîtresse, nous prêche impérieusement le repentir. Mais il y a des cerveaux durs, des cerveaux de granit, réfractaires à tous les avertissemens de la destinée ; il y a des volontés superbes, qui font gloire de ne jamais fléchir ; il y a des orgueils intraitables, qui n’acceptent de leçons de personne, pas même des événemens. Il y a aussi des imaginations incurablement romanesques, éternellement éprises de leurs songes, dont rien ne peut les dégoûter. Elles se sont promis de faire à leur façon le bonheur de l’humanité, et en vain l’humanité repousse le bonheur qu’elles lui offrent, en vain leur roman est condamné par l’histoire et par le monde, leur sublime entêtement résiste aux plus énergiques remontrances, aux plus fâcheux accidens, aux plus cruelles déconvenues. L’homme qui, en matière de politique, a des principes absolus dont il ne démord point, l’homme qui ne prend pas conseil des circonstances et qui refuse de compter avec les faits, est destiné à voir avorter tristement ses desseins et à finir ses jours en solitaire. Il est vrai que son orgueil s’en trouve bien, car la solitude a sa grandeur, et c’est faire figure que d’appartenir à la confrérie des immuables. Quelqu’un prétendait qu’il n’y a que Dieu et les sots qui ne changent pas, il faut y ajouter les intransigeans et les révolutionnaires.

Personne ne mérite mieux de figurer dans la confrérie des immuables que le Magyar Louis Kossuth ; ses mémoires ou plutôt ses fragmens de mémoires, dont il vient de publier le premier volume, en font foi[1]. C’est un homme fort remarquable que Louis Kossuth. Il a prouvé dans de tragiques circonstances qu’au don d’enflammer les multitudes par son éloquente parole il joignait la volonté, la résolution, l’audace, le génie de l’organisation, qui met de l’ordre dans le désordre, l’art d’inspirer la confiance aux hommes et même aux capitaux, lesquels sont plus circonspects que les hommes, enfin toutes les qualités qui font les grands tribuns et les habiles entrepreneurs politiques. Son nom demeurera à jamais attaché à une grande aventure, à cette mémorable insurrection de la Hongrie, où tant de sang fut répandu, où tant d’héroïsme fut dépensé, et que l’Autriche se sentit impuissante à réduire. Pour en venir à bout, elle dut réclamer l’assistance de l’empereur Nicolas, qui s’empressa de lui prêter son épée.

La fortune avait prononcé, la capitulation de Vilagos fut signée, et le gouverneur révolutionnaire de la Hongrie dut s’enfuir. Avant de franchir la frontière de son pays qu’il quittait pour toujours, il se prosterna en pleurant, il baisa ce sol qui se dérobait sous ses pas, il ramassa dans le creux de sa main un peu de cette poussière, pour qu’elle l’accompagnât dans son exil. Un officier turc le salua respectueusement, en prononçant le nom d’Allah, et le conduisit à un grabat qu’on lui avait préparé. — « Je me tenais là, nous dit-il, plongé dans une sombre tristesse, au bord de ce Danube devenu étranger pour moi, et aux ondes duquel se mêlait, venant d’amont, un brouillard qui tombait en pluie, un brouillard fait des larmes du peuple hongrois. Le Danube coulait, se frayant son chemin à travers les barricades rocheuses des Portes de fer, murmurant, rugissant comme s’il eût lancé des imprécations contre une destinée imméritée. J’écoutais ce rugissement, qui se confondait avec la tempête de mon âme. Mes joues s’inondèrent de larmes à mon insu. Dans cette douleur, il y avait tout ce qui torture le cœur du patriote, tout, une seule chose exceptée, la désespérance. » Il était navré, torturé, il pleurait des larmes de sang, mais il croyait encore à la Hongrie ou, pour mieux dire, à son idée, et aujourd’hui même, presque octogénaire, il y croit toujours. Du fond de l’exil, il a guetté sans relâche les occasions, et quand les occasions se sont offertes, il a étendu, pour les saisir, une main avide et frémissante, mais elles se sont dérobées à son impatience. Il a été jusqu’à la fin l’éternel recommenceur. Cependant les événemens marchaient et condamnaient ses rêves. En 1867, le peuple hongrois, plus sage, plus avisé que son ex-dictateur, abjurant ses illusions et ses rancunes, a conclu avec l’Autriche un mariage de raison ; il a renoncé à l’indépendance, la liberté lui suffisant, et, tout bien pesé, il ne peut que s’applaudir du pacte qu’il a signé. C’est là surtout ce qui désole et exaspère le grand apôtre. Dans la préface de ses mémoires, il remontre à ses compatriotes leur coupable erreur, il leur explique qu’ils ont tort de se croire heureux, que tout ou rien est la devise du sage. — « Il fallait, leur dit-il, avoir le courage de prolonger encore les souffrances, afin de réserver entièrement l’avenir. » — Il maudit l’Autriche, il l’accable de ses anathèmes ; peut-être nourrit-il dans son cœur des ressentimens plus amers encore à l’égard des patriotes hongrois qui se sont prêtés à un compromis. Les intransigeans ont moins de peine à pardonner à leurs adversaires qu’à ceux de leurs amis qui transigent. Surtout ils n’admettent pas que quiconque a biffé ou raturé un article de leur programme, ait le front de se déclarer content de la vie. Leur consolation est d’aboyer après ce faux bonheur qui ne craint pas de s’étaler au soleil ; quand ils ont l’âme généreuse, il leur suffit de le plaindre et de lui préférer l’exil. C’est ce que fait Kossuth. N’avions-nous pas raison de dire que l’homme qui refuse de changer dans un monde où tout change finit trop souvent par être seul ?

Quand on range Kossuth parmi les intransigeans, il faut s’entendre. En 1849, la Hongrie avait proclamé par sa bouche la déchéance de la maison d’Autriche. Il n’a jamais consenti à révoquer cette sentence, il s’est refusé sur ce point à toute transaction. Il a toujours dénoncé les successeurs des Habsbourg comme les pires ennemis de son pays, de la liberté de tous les peuples ; il a toujours affirmé qu’il y allait du salut de l’humanité que ces tyrans disparussent de la surface de la terre. C’était son Delenda Carthago. Mais, quant au reste, il se pliait à des accommodemens ; si républicain qu’il fût, il se résignait à ajourner la république, pourvu que la Hongrie fût indépendante.

Pendant bien des années, Kossuth, Ledru-Rollin et Mazzini furent les triumvirs de la révolution vaincue et proscrite. Le plus dogmatique des trois était l’italien. Il jugeait que, hors du dogme, il n’y a pas de salut. Il ne cessait de répéter : « Point de pacte avec la maison de Savoie ! Mon Dieu est le seul vrai, le poignard et les bombes fulminantes sont ses prophètes. » Kossuth était beaucoup plus coulant sur l’article du dogme, et il n’a jamais cru que le bonheur du genre humain pût sortir d’une bombe. Esprit plus politique, il était prêt à s’entendre avec les rois et les empereurs, à en faire les complices ou les instrumens de ses desseins. Ce hardi navigateur passait des marchés avec tous les vents qui pouvaient gonfler sa voile ; tous lui étaient bons, pourvu qu’à leur aide il pût entrer au port. Le 5 mai 1859, comme, en sortant des Tuileries, il se promenait le long du quai avec le prince Napoléon, qui venait de le présenter à l’empereur : — « A propos, monsieur le républicain, lui dit le prince, que penseront de cela vos amis Ledru-Rollin et Mazzini ? — La chose leur plaira peu, répondit-il ; mais je serais un triste patriote si, obéissant à mes doctrines politiques, je refusais d’accepter la main, quelle qu’elle soit, qui offre d’assister mon pays dans sa lutte pour l’existence. L’Amérique républicaine n’a-t-elle pas dû la conquête de son indépendance à la France absolutiste ?… J’ai souvent dit à Ledru-Rollin et à Mazzini, continua-t-il, que, pour atteindre mon but, je contracterais alliance avec des empereurs, avec des rois, avec des sultans, avec des despotes, même avec le diable en personne. Seulement je prendrais garde qu’il ne m’emportât pas ! »

Kossuth paraît avoir écrit ses mémoires pour démontrer aux Hongrois, que leur bonheur, tel qu’il l’entend, a été sa seule pensée et son unique souci, qu’ouvertement ou dans l’ombre il a sans cesse travaillé pour eux, qu’il n’a pas tenu à lui que les grands événemens qui ont bouleversé l’Europe n’eussent pour effet de les affranchir à jamais d’un joug odieux. À cette fin, il a traité successivement avec l’empereur Napoléon, avec le comte de Cavour, avec M. de Bismarck. Ces diverses campagnes diplomatiques lui promettaient le plus heureux succès, qu’il croyait déjà tenir dans sa main ; elles ont trompé ses espérances, elles ont toutes les trois avorté contre toute prévision. Il s’en prend aux étoiles, c’est-à-dire à la mort prématurée d’un grand ministre et au dénoûment hâtif de deux grandes guerres qui ont tourné court avant d’avoir produit tous leurs résultats. Le volume qu’il vient de publier est consacré à l’histoire de son premier pacte avec le diable, aux négociations qu’il engagea avec l’empereur avant et pendant la guerre d’Italie. Cette histoire est curieuse et mérite d’être lue avec attention, mais aussi avec un peu de défiance, car s’il est permis d’admirer les révolutionnaires, il faut toujours s’en défier.

Des trois diables avec lesquels Kossuth a négocié tour à tour, l’empereur Napoléon, quoiqu’il ne le dise pas, était celui avec qui on s’entendait le plus facilement et dont lui-même a dû garder le plus aimable souvenir. Les deux autres étaient de profonds combinateurs, incapables d’agir par sentiment et subordonnant toujours l’intérêt d’autrui au savant calcul de leurs propres intérêts, ce qui est le premier devoir d’un homme d’état. L’empereur était un diable sympathique et sympathisant, don fatal, car un souverain qui fait de la politique de sympathie devient tôt ou tard la proie ou la dupe des exploiteurs. Quand il vint au-devant de Kossuth jusqu’à la porte de son cabinet de travail, en lui disant : « Enchanté de faire votre connaissance ! » — c’était plus qu’une phrase de politesse banale : longtemps proscrit, il avait du goût pour les proscrits. Quelqu’un qui le connaissait bien avait dit de lui : « Grattez le souverain, et vous trouverez le réfugié politique. »

Ayant promené de pays en pays les mélancolies et les rêves de son exil, ce réfugié était devenu cosmopolite, et quand il fut le maître, il jugea qu’il y allait de son impériale grandeur de régler les affaires de l’Europe, de redresser tous les griefs et tous les torts, d’intervenir en faveur des souffrans, de s’ériger en patron des opprimés, d’accroître sans cesse à son dam sa nombreuse et embarrassante clientèle. Il prenait les devans, il demandait à Cavour : « Que peut-on faire pour l’Italie ? » Plus tard sa bienveillance pour la Pologne lui a coûté fort cher, sans que les Polonais en aient tiré aucun profit. C’est lui qui a déclaré qu’il est glorieux « de faire la guerre pour une idée. » Dans un de ses discours du trône, il exprimait son vif regret que la reconstitution des Provinces Danubiennes ne répondît pas aux légitimes désirs des Moldo-Valaques ; il ajoutait : « Si l’on me demandait quel intérêt la France peut avoir dans ces contrées lointaines qu’arrose le Danube, je répondrais que l’intérêt de la France est partout où il y a une cause juste et civilisatrice à faire prévaloir. » C’était parler à peu près comme cette Russe qui affirmait que « la civilisation est la vraie patrie. » Une femme d’esprit qui n’est pas reine a le droit de tout dire, mais un souverain français est tenu de ne prendre conseil, en toute rencontre, que des intérêts de son pays et de ressentir pour eux toutes les sollicitudes jalouses d’un égoïsme exclusif et âpre. Il est aussi de son devoir de s’inspirer sans cesse des vraies traditions nationales, et Napoléon III en prenait volontiers le contre-pied, comme s’il eût voulu inaugurer des traditions nouvelles. Il nous souvient qu’un homme d’état fort avisé nous disait à ce propos : « Il semble que l’empereur se pique de renouveler la politique étrangère de son pays ; il oublie que, si un peuple peut varier dans sa politique intérieure, il ne peut jamais avoir qu’une politique étrangère. On n’innove pas plus en diplomatie qu’en amour, et il n’y a qu’une manière de faire les enfans ; il faut s’y tenir, non-seulement parce qu’elle est bonne, mais parce que c’est la seule. »

En dehors des traditions, il n’y a place que pour les aventures, et malheureusement Napoléon III avait l’humeur aventureuse. C’était un grand essayeur, un joueur téméraire et fataliste, qui ne proportionnait pas les chances du gain à l’importance de l’enjeu. Il comptait sur son étoile pour parer aux difficultés qu’il prévoyait. Comme le remarquait M. Thiers, il allait devant lui jusqu’à ce qu’il rencontrât le mur, et si le mur résistait, il rebroussait chemin. La politique de sympathies et de vaine gloire, sans autre correctif que la résistance du mur, est un fâcheux système de conduite pour un souverain ; elle le condamne à de perpétuelles alternatives d’audaces et de reculs, qui tour à tour exposent sa sûreté ou compromettent son prestige. C’est réduire l’art de gouverner au jeu de l’amour et du hasard, et ce n’est pas ainsi que l’ont entendu les Richelieu, les Cavour, les Bismarck, dont la prudente hardiesse s’est toujours appliquée à justifier et à sauver les coups les plus osés par de profondes combinaisons. Mais quiconque est né avec une imagination hasardeuse ne guérit jamais de cette maladie, et Napoléon III a fini comme il avait commencé, par une aventure.

On conçoit sans peine que Kossuth se flattât d’employer à ses desseins un souverain tel que Napoléon III. Ce qui l’encourageait dans ses espérances et lui facilita ses tentatives, ce fut l’habitude qu’avait l’empereur de négocier avec qui bon lui semblait sans en avertir ses ministres et derrière leur dos. Quand Kossuth se présenta aux Tuileries cinq jours avant que l’empereur se mît en route pour aller prendre en Italie le commandement de son armée, de fidèles rapports l’avaient instruit depuis longtemps du véritable état des choses. Il savait que le comte Walewski avait travaillé sincèrement pour le maintien de la paix, que réclamaient le corps législatif, l’administration tout entière, comme l’opinion publique ; mais il savait aussi que le maître avait sa politique personnelle et occulte, qui, inaugurée dans l’entrevue de Plombières, avait trouvé sa consécration dans le mariage du prince Napoléon et dans le traité d’alliance défensive et offensive, secrètement conclu avec le roi Victor-Emmanuel en décembre 1858. « C’est un fait important, nous dit-il, et que l’historien de notre temps doit toujours garder dans sa mémoire, que la politique de l’empereur Napoléon différa souvent, même du tout au tout, de celle de ses ministres. Souvent ceux-ci n’étaient même pas initiés à la pensée du maître ni chargés de la mettre en œuvre. Ainsi les réfugiés hongrois étaient en communication seulement avec l’empereur, avec le prince Napoléon, qui, en d’importantes occasions fut utilisé comme médiateur et agent d’exécution, et avec certains personnages sans situation officielle, qui étaient toutefois des instrumens de confiance. Mais nous n’avions jamais affaire aux ministres ; pour ma part, je n’eus aucun rapport avec eux. Ils n’étaient pas initiés à nos relations, du moins en 1859. Plus tard, quand Thouvenel fut ministre des affaires étrangères, il y eut en ceci quelque changement, non que le système fût modifié, mais simplement parce que mon ami, le colonel Nicolas de Kiss, était intimement lié avec Thouvenel et que leurs familles étaient apparentées. L’empereur, qui connaissait cette grande intimité, ne la désapprouva pas. » On peut établir que, durant son long règne, Louis XIV n’a pris aucune résolution importante sans l’avoir au préalable discutée et concertée avec ses ministres ; en revanche, il est hors de doute que Napoléon III n’a pris pendant le sien aucune décision de conséquence qu’il n’eût conçue et préparée à l’insu de ses conseillers officiels. Quand on a passé sa jeunesse à conspirer, on conspire sur le trône, et quelquefois on conspire contre soi-même. On révèle à Kossuth ses pensées secrètes, qu’on dérobe soigneusement à la connaissance du comte Walewski. Et cependant, quelques raisons que nous puissions avoir de nous plaindre de nos amis ou de mettre en doute leur clairvoyance, mieux vaut nous ouvrir à eux que de nous livrer à l’étranger. Le pire pour un chef d’état est de s’attirer les bénédictions de ses ennemis.

La conférence de Kossuth et de Napoléon III s’ouvrit sous les auspices les plus favorables. Le tribun sentit tout d’abord que ses propositions avaient chance d’être écoutées ; il commença par peloter en attendant partie, la raquette rendait. Il s’était fait une juste opinion du proscrit devenu empereur, et il s’était promis d’exploiter les générosités de son esprit aussi bien que ses penchans, ses passions et ses faiblesses. Il procédait avec la sûreté d’un général qui possède une excellente carte du terrain où il opère et qu’il a eu soin de faire reconnaître par ses éclaireurs. « Je profitai de cette conversation pour plaider chaleureusement la cause de mon pays. Entre autres points, je fis observer à l’empereur que l’Europe ne peut arriver à un état normal que lorsque les questions qui s’imposent de par la logique de l’histoire seront résolues. Je lui parlai de la gloire réservée à la puissance qui, prenant en main la solution de ces questions, inaugurerait une ère nouvelle dans les annales de l’Europe… C’étaient là des phrases, ajouta-t-il crûment, aussi je ne les consigne pas. » — Eh ! oui, c’étaient des phrases, mais il connaissait à fond le diable avec qui il traitait ; il le savait non-seulement cosmopolite et sympathisant, mais logicien et idéologue, et il n’ignorait pas que les idéologues sont sujets à se payer de mots, que rien ne ressemble plus à une grande idée qu’une grande phrase, qu’on prend souvent l’une pour l’autre. Toutefois il s’avança un peu trop, et quand il en vint à parler de l’unité allemande, qu’il tenta de la recommander aux sympathies de l’empereur, celui-ci l’interrompit en souriant et lui dit, sa cigarette à la main : « Quant à cela, c’est autre chose. Passe pour deux Allemagnes, mais l’Allemagne une, cela ne me va nullement. »

En ce qui le concernait, le tribun n’était pas disposé à se payer de mots, il goûtait peu les paroles vagues et les promesses incertaines. Le père Nicodème disait à Jeannot : « Fais des phrases, Jeannot ; ma douleur t’en conjure. » Et Jeannot apprit à faire des phrases, mais il se défiait de celles des autres. Kossuth était résolu à ne point tirer les marrons du feu ; il voulait être Bertrand. Il avait décidé qu’il ne se laisserait pas emporter par le diable, qu’il emporterait le diable sur ses robustes épaules. Aussi réclamait-il des gages et de solides garanties. Avant d’appeler ses compatriotes aux armes, il tenait à s’assurer que leur soulèvement ne serait pas une simple diversion au profit d’autrui. Il entendait que leur affranchissement figurât dans le programme des souverains alliés au même titre que la délivrance de l’Italie. Il exigeait que l’empereur adressât lui-même une proclamation aux Hongrois et que, de plus, il leur envoyât un corps expéditionnaire français de vingt ou trente mille hommes. C’était beaucoup demander, et pourtant ses conditions furent agréées.

De son côté, l’empereur lui fit part des inquiétudes qui le travaillaient. Ce qui le préoccupait d’abord, c’était l’attitude ambiguë de l’Angleterre. Les tories, qui étaient au pouvoir, voulaient beaucoup de bien à l’Autriche, à leur chère Autriche, to their darling Austria, et ils se souciaient peu de l’affranchissement de l’Italie ; ils estimaient que des réformes modérées suffisaient à son bonheur. Napoléon III craignait que, si la guerre venait à se prolonger ou à s’étendre, le gouvernement anglais ne se décidât à intervenir, et il souhaitait ardemment que le ministère de lord Derby fût remplacé à bref délai par un cabinet whig. Kossuth lui promit de s’y employer activement, et il fut de parole. L’école de Manchester tenait alors la balance dans la chambre des communes ; elle assurait la majorité aux whigs quand il lui plaisait de voter avec eux. L’ex-dictateur avait des liaisons fort étroites avec les coryphées de ce parti opposé à toute intervention de la Grande-Bretagne sur le continent. Lorsqu’il fut de retour en Angleterre, il y ouvrit une campagne de meetings en faveur de la Hongrie, dont le résultat fut que lord Palmerston, entraîné par le torrent de l’opinion, se décida à conclure un pacte avec l’école de Manchester. Elle lui procura le pouvoir et en retour il lui promit d’abandonner l’Autriche à son sort. Il consentit même à s’engager par écrit, et sa lettre ainsi que celles de ses collègues furent déposées dans les mains de Kossuth, pour qu’il en fît un usage discret, c’est-à-dire qu’il les montrât à l’empereur Napoléon III.

Mais l’empereur avait d’autres inquiétudes plus cuisantes ; il commençait à s’émouvoir de ce qui se passait sur la rive droite du Rhin. À cette époque, les Allemands goûtaient peu la cour de Vienne ; ils. avaient contre elle beaucoup de griefs et de vives rancunes. Cependant, à peine la guerre parut-elle inévitable, d’un bout de l’Allemagne à l’autre la haine de la France prévalut sur la haine de l’Autriche. Princes, libéraux, démocrates, tout le monde s’accorda à déclarer que c’était sur les rives du Pô qu’il fallait défendre la frontière du Rhin. La presse tout entière s’ameuta, se déchaîna contre le cabinet des Tuileries, contre l’héritier du grand césar, contre l’homme suspect et taciturne, contre l’ennemi héréditaire qui s’apprêtait à déchirer les traités. À ces attaques amères, aigres, virulentes, on répondit d’abord avec une fierté dédaigneuse, puis sur un ton plus bénin. Ces réponses ne servirent qu’à attiser le feu, et les perplexités de l’empereur n’étaient que trop justifiées.

Ce qui le rassurait un peu, c’étaient les nouvelles presque satisfaisantes qu’il recevait de Berlin. Fidèle à ses ressentimens, la Prusse, qui se souvenait d’Olmütz, paraissait blâmer la surexcitation fiévreuse des petites cours et des journalistes. Quoiqu’elle eût, par mesure de précaution, mobilisé son armée, on pouvait espérer qu’elle assisterait aux événemens l’arme au bras et qu’elle laisserait l’Autriche se tirer toute seule d’affaire. Le jour où il conféra avec Kossuth, l’empereur avait ou tâchait d’avoir quelque confiance dans les amicales dispositions du cabinet de Berlin, et l’ex-dictateur n’eut garde de le détromper. Il insinue même dans ses mémoires que cette confiance était fondée, que Napoléon III aurait pu pousser à fond de train la guerre contre l’Autriche, sans que la Prusse renonçât à sa neutralité. Nous nous permettons de ne pas l’en croire. Le jeu de la Prusse était fort simple, fort naturel, très conforme à ses traditions nationales, dont elle ne s’écarte jamais. Elle voulait se faire acheter son concours, elle le mettait à prix, et certes il en valait la peine. Elle avait alors un ministère libéral, qui devait compter avec les sentimens des chambres, et les députés prussiens étaient médiocrement disposés à donner des hommes et de l’argent pour conserver à l’Autriche ses possessions italiennes. La cour de Vienne ne pouvait venir à bout de leur mauvais vouloir qu’en se résignant à quelque sacrifice. C’est à quoi elle n’entendait pas, elle ne voulait renoncer à aucun de ses avantages ni en Allemagne ni en Italie, elle prétendait tout recevoir sans rien offrir, et les Prussiens n’ont pas l’habitude de donner sans recevoir.

Nous tenons de bonne source que, quand l’archiduc Albert se présenta à Berlin pour y annoncer qu’un ultimatum venait d’être signifié au Piémont et pour proposer un accord, le prince-régent le renvoya à son ministre des affaires étrangères le baron de Schleiniz, qui lui dit en substance : « A titre de confédérés, nous ne vous devons rien et nous ne ferons rien ; mais, si vous voulez conclure avec nous un traité conventionnel, nous pourrons nous arranger. » C’était dire en d’autres termes : « Donnant donnant ; si vous désirez que nous vous prêtions main-forte, résignez-vous à partager avec nous la présidence de la confédération germanique ou à nous accorder l’union étroite avec les petits états du Nord. » L’Autriche refusa, elle ne comprenait pas encore toute la gravité du péril qui la menaçait ; mais, comme l’a dit un diplomate, « si on comprenait toujours, il n’y aurait point d’histoire. » Après la bataille de Magenta, elle revint à la charge, la même réponse lui fut faite. Heureusement pour elle, M. de Bismarck n’était pas encore ministre ; il avait accepté l’office de représenter son pays en Russie, et on assure qu’avant de partir pour Saint-Pétersbourg, il disait à l’ambassadeur de France à Berlin : « Ne me prenez pas pour un de ces imbéciles qui n’aiment pas la France, je voudrais une entente avec elle. » On assure qu’il disait aussi au baron de Schleiniz : « La politique expectante est une sottise. Commencez par offrir votre alliance à l’Autriche en lui donnant un quart d’heure pour accepter vos conditions, car il faut toujours garder quelque honnêteté dans la coquinerie. Si elle refuse, allez-vous en bien vite au quartier général français, et dites à l’empereur : « A nous deux ! » M. de Schleiniz eût été fort empêché à suivre ces conseils, son tempérament résistait ; il n’était pas l’homme de la politique impérieuse, de la politique des à-coups et des sommations. Il n’en est pas moins vrai que l’Autriche, poussée à bout et menacée dans son existence, n’eût pas tardé à devenir plus traitable, que faisant de nécessité vertu, elle se fût prêtée à quelque accommodement, qu’on aurait uni par s’entendre et que, de manière ou d’autre, la Prusse fût entrée en scène. Celui qui était alors prince-régent et qui est aujourd’hui l’empereur Guillaume a suffisamment prouvé qu’il n’était pas enclin à se croiser les bras, quand il avait quelque chose à craindre ou quelque chose à gagner.

Pendant ces allées et venues, Kossuth s’était rendu en Italie, où il organisait sa légion, et déjà l’éloquente proclamation qui devait insurger la Hongrie était entièrement rédigée, lorsque, peu de jours après la bataille de Solferino, il alla trouver l’empereur dans son quartier-général de Valeggio. Napoléon III lui fit l’accueil le plus cordial, le questionna, l’encouragea, l’approuva, le félicita. Toutefois il prononça, dans le cours de l’entretien, quelques mots significatif, qui n’étaient pas des phrases et qui ressemblaient à un avertissement. Il lui échappa de dire qu’il enverrait une armée en Hongrie, « si cela n’était pas absolument impossible, » que, si l’Autriche offrait à l’Italie une paix telle qu’il la pouvait désirer, l’expédition n’aurait pas lieu. Il conclut en disant : « Appliquez-vous à préparer une armée ; je vous donnerai l’argent et toutes les facilités nécessaires. » On croit facilement ce qu’on désire, et Kossuth se sentit comme précipité de ses glorieuses espérances, quand cinq jours plus tard retentit la terrible nouvelle qu’une suspension d armes venait d’être, signée à Villafranca. L’empereur avait fini par se défier de la Prusse, il craignait de se heurter contre une coalition, il s’était convaincu, comme il le dit au corps législatif, que les chances à courir n’étaient plus en proportion avec l’intérêt français engagé dans cette guerre sanglante. Bref, il avait rencontré le mur et il s’arrêtait. M. Piétri se présenta auprès de Kossuth, tenant à la main une lettre autographe qu’il venait de recevoir et qui était ainsi conçue : « La guerre est finie. Dites à M. Kossuth que je regrette infiniment que cette fois la délivrance de son pays doive en rester là ; mais je le prie de ne pas perdre courage, d’avoir confiance eu moi et dans l’avenir. Qu’en attendant il soit convaincu de mes sentimens amicaux, et quant à sa personne et à ses enfans, je le prie de disposer de moi. » — Arrivé à ces derniers mots, la colère de mon âme éclata en un rire amer : Oui, oui, dis-je, voilà bien les têtes couronnées ! On offre quelque chose à ronger à l’homme, et l’on pense qu’il se consolera. Monsieur le sénateur, dites à votre maître que l’empereur des Français n’est pas assez riche pour faire l’aumône à Kossuth, et que Kossuth n’est pas assez vil pour l’accepter de lui. »

On a vingt-quatre heures pour maudire ses juges ; s’il en faut davantage, qu’on les prenne, mais après y avoir réfléchi, Kossuth aurait dû convenir que la paix de Villafranca était l’acte le plus sage, le plus raisonnable, le plus patriotique qu’eût accompli Napoléon III dans tout son règne. C’est une réflexion qu’il n’a eu garde de faire. Quand jadis un char immense promenait autour du temple de Djaggernauth l’idole monstrueuse de Vichnou, des milliers de fanatiques se précipitaient à l’envi sous les roues, heureux et fiers de mourir écrasés par un dieu. Ce ne sont pas eux-mêmes, ce sont les autres que les révolutionnaires immolent de grand cœur à l’utopie qui leur tient lieu de Vichnou. Si l’empereur, nous assure Kossuth, avait été un véritable homme d’état, il eût compris que l’unité allemande était la conséquence nécessaire de l’unité italienne, et il eût trouvé bon que la France s’épuisât d’or et de sang pour détruire, pour anéantir l’empire des Habsbourg, à la seule fin de procurer la liberté à la Hongrie et d’offrir à titre de don gratuit les provinces allemandes de l’Autriche… à qui donc ? Au roi de Prusse, dont le jardin paraît évidemment insuffisant au tribun hongrois. — « Ah ! si l’empereur avait compris tout cela ! quel rôle sublime il aurait joué ! quelle trace il aurait laissée dans l’histoire ! quel souvenir dans le cœur des nations qui par lui auraient recouvré leur indépendance ! Et d’ailleurs ne sait-on pas que la France est un flambeau qui éclaire, tout en restant dans l’obscurité ? Non mihi, sed luceo. N’est-il pas certain que sa mission historique consiste à être le champion de la liberté des autres ? » ~ Dans l’intérêt de l’édition française de ses mémoires, Kossuth aurait mieux fait d’y supprimer ces imprudentes déclarations, qui trouveront peu d’écho. La France, peut-il l’ignorer ? a juré par ses malheurs, par ses désastres, par les champs de bataille de Gravelotte et de Sedan, qu’elle n’était pas assez riche pour payer sa gloire, qu’elle n’en croirait plus les faiseurs de phrases, qu’elle ne ferait plus de la politique impériale, qu’elle s’abstiendrait soigneusement de guerroyer pour une idée ou pour la cause d’un peuple étranger, si sympathique qu’il lui soit, que désormais elle mettrait son honneur à être sagement égoïste et égoïstement sage. Plût au ciel que Napoléon III, non content de faire la paix à Yillafranca, eût médité à tête reposée sur l’avertissement qu’il venait de recevoir ! Il avait eu l’occasion de s’instruire des vrais sentimens de l’Allemagne ; il avait éprouvé l’amertume de ses haines, la violence de ses rancunes, l’âpreté de ses convoitises. Cette expérience aurait dû lui inspirer de durables inquiétudes et lui dicter sa conduite, a Les grandes destinées, a dit un écrivain allemand que cite Kossuth, projettent leur ombre devant elles, et dans le jour d’aujourd’hui, demain est déjà présent : In dem Heute wandelt schon dos Morgen. »

Si les conclusions de ses mémoires ne sont pas de nature à être agréées des Français, seront-elles beaucoup plus goûtées de ses compatriotes ? penseront-ils qu’ils auraient dû prolonger indéfiniment leurs souffrances dans le chimérique espoir de posséder un jour la terre promise ? se laisseront-ils persuader qu’ils ont eu tort de ne pas écouter leurs voyans et leurs prophètes, qu’en s’arrangeant avec l’Autriche, en 1867, ils ont commis une erreur fatale, une faute à jamais regrettable ? C’est fort douteux ; si Kossuth croit encore à la Hongrie de ses rêves, la Hongrie ne croit plus guère aux rêves de Kossuth. Lui-même le sait bien. — « La Hongrie, s’écrie-t-il tristement, est devenue la Transleithanie, et moi, d’un exilé je suis devenu un répudié… Il se peut qu’au fond des cœurs il y ait encore une question hongroise. Je le crois même ; mais pour le monde, il n’y en a plus. Avec mes fils et quelques fidèles amis qui partagent ma foi, nous sommes seuls, les errans, les solitaires, les abandonnés. La conviction de mon âme me dit à moi, voyageur, qui, arrivé au seuil de la tombe, n’ai plus d’avenir, et dont le passé est sans joie, que, de même que jadis j’avais raison contre les ennemis de ma nation, aujourd’hui j’ai raison contre ma nation même. Le juge éternel jugera. » — En pareille matière, le juge éternel est le bon sens, et le bon sens nous enseigne que la transaction est la loi de la vie, que les programmes des révolutionnaires ne sont le plus souvent qu’un mirage, que dans tout l’univers, mais plus particulièrement dans l’empire austro-hongrois, il est bon de savoir rabattre de ses prétentions, se départir de ses exigences, se contenter des joies discrètes et des bonheurs modérés, qui sont les seuls durables.


G. VALBERT.

  1. Souvenirs et Écrits de mon exil, période de la guerre d’Italie, par Kossuth, Paris, 1880 ; Plon.