Les Souvenirs du conseiller de la reine Victoria/06

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Les Souvenirs du conseiller de la reine Victoria
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 18 (p. 32-60).
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LES SOUVENIRS
DU
CONSEILLER DE LA REINE VICTORIA

VI.[1]
LA LUNE DE MIEL DE WINDSOR. — LE FOYER DE FAMILLE ET LES AFFAIRES D’ÉTAT.


I.

On peut expliquer d’un mot cet épanouissement de tendresse et de joie qui salua dans toute l’Angleterre la journée du 9 février 1840. « Il y a là bien autre chose que la froide raison d’état, » avait dit lord Melbourne avec sa discrétion souriante ; pour traduire les sentimens intimes de la nation entière, il faudrait compléter ces paroles et ajouter plus hardiment : « Le mariage de la reine, c’est le roman de la reine. »

Rappelez-vous ces récits romanesques où une austère pensée chrétienne s’associe aux loyales ardeurs de la passion ; la littérature anglaise, depuis un demi-siècle, est riche de ces inspirations, et le public ne cesse de leur faire bon accueil. Rappelez-vous les plus touchantes pages de Dickens ou de Thackeray, de mistress Gaskell ou de miss Brontë. Un clavier sonore y exprime les sentimens les plus humains à toutes les heures décisives de la vie de famille. Sur les extases du fiancé et de la fiancée, sur les délicatesses de l’époux et de l’épouse, on y trouve des études, des analyses, des révélations qui vont au cœur et que la psychologie la plus exacte peut revendiquer comme faisant partie de son trésor. Eh bien, dans ces fictions charmantes qui parcourent si librement toute la gamme des émotions et toute la série des scènes possibles, vous chercheriez en vain la situation que nous présente le roman de la reine Victoria. La réalité est ici bien supérieure à l’idéal, l’histoire va plus loin que la poésie. Vous avez rencontré souvent dans les peintures intimes du foyer anglais le tableau de la jeune femme qui voit surtout dans l’amour une force morale, qui s’attache à la personne aimée pour la soutenir, pour l’élever, pour l’aider à monter toujours plus haut ; où trouveriez-vous le tableau d’une femme tourmentée dès le premier jour par l’idée que son mari n’aura jamais complètement auprès d’elle le rang que devrait lui assurer la supériorité de son intelligence et de son cœur ? Tel est le tourment de la reine, telle est la situation douloureuse qu’elle nous a retracée elle-même dans les confidences des Early years, avec un mélange de réserve et de passion où se révèle véritablement une belle âme.

Le chapitre XIV des Early years porte ce titre : Première Année de mariage, et les premières pages de ce chapitre sont intitulées : la Position du prince[2]. Voilà bien le résumé de cette touchante histoire : dans cette lune de miel de Windsor, au milieu des enchantemens et des félicités, la grande affaire de la reine, c’est la position de son époux. Le prince doit-il rester absolument étranger aux choses politiques ? Cette question en renferme plusieurs autres, et, suivant les réponses diverses qu’on peut y faire, il en résulte pour le prince un système de vie complètement dissemblable. Au mois de mai 1840, trois mois après son mariage, le prince écrivait à M. de Löwenstein, son ancien condisciple à l’université de Bonn : « Je suis très heureux, très satisfait, mais il y a une difficulté à ce que je tienne ma place avec la dignité convenable, c’est que je suis simplement le mari, je ne suis pas le maître de la maison. » En effet, toute la difficulté est là. Le prince Albert ne peut être roi, cela est bien évident, il ne sera jamais dans l’ordre politique que le premier sujet de la reine. Doit-il pour cela renoncer à être le maître de la maison ? That is the question. C’est toujours sous une autre forme le dilemme d’Hamlet : être ou ne pas être. Si le mari n’est pas en même temps le maître de la maison, il n’est rien, il est moins que rien, il est privé de cette dignité que la loi comme les mœurs reconnaissent aux plus humbles. En Angleterre, encore plus qu’ailleurs, charbonnier est maître dans sa maison.

À cette question délicate, les uns répondent avec bienveillance, les autres avec rigueur ; les plus rapprochés du trône évitent d’en rien dire, espérant que les choses s’arrangeront toutes seules. C’est une grande maxime en politique, maxime trop oubliée chez nous, qu’il faut écarter en bien des cas les déclarations de principes abstraits, les discussions théoriques à outrance ; la pratique toute simple résout insensiblement des problèmes réputés insolubles, comme l’instinct dans l’ordre philosophique voit souvent plus loin que la raison, comme l’activité inconsciente va souvent plus droit que l’activité réfléchie.

Les Anglais, qui apprécient tant la discussion parlementaire, ont aussi le grand art de ne pas en abuser ; ils s’en remettent volontiers à l’usage des choses comme à une main invisible pour dénouer sans bruit les nœuds gordiens. C’est ce que fit lord Melbourne dès les premiers mois de l’année 1840. Il ne demanda pas à la reine si le prince Albert devait assister au conseil des ministres, il se contenta de ne pas l’y inviter, sauf en quelques occasions très spéciales. La question, à titre de question, n’était ni posée ni écartée, elle était vaguement réservée à l’avenir, si les circonstances voulaient qu’elle reparût. La reine tint à peu près la même conduite. Sans poser de questions au conseil, elle attendit que lord Melbourne l’engageât lui-même à communiquer au prince toutes les dépêches étrangères. C’est du moins ce que dit le livre de la reine ; il est probable pourtant qu’elle n’attendit pas si discrètement l’autorisation du ministre : avec un homme de cour aussi aimable que lord Melbourne, il y avait mille occasions de lui suggérer des idées qui paraissaient venir de son initiative. Au mois d’août 1840, le prince écrit à son père : « Victoria me permet de prendre une grande part aux affaires étrangères, et je crois y avoir produit déjà quelque bien. Je mets toujours mes vues par écrit, puis je les communique à lord Melbourne. Il est rare qu’il me réponde, mais j’ai eu déjà la satisfaction de le voir agir d’une façon entièrement conforme à ce que je lui ai dit. » Et huit mois après, au mois d’avril 1841, traitant encore le même sujet, il écrivait ces mots : « Tout ce que je peux dire de ma position politique, c’est que j’étudie les hommes d’état du jour avec un grand soin et que je m’attache résolument à me tenir libre de tous les partis. Je prends un intérêt actif à toutes les institutions et associations nationales. Je parle avec les ministres en toute liberté sur tous les sujets, de manière à obtenir des informations complètes, et je rencontre de tous côtés une parfaite obligeance… Je m’efforce sans bruit d’être aussi utile que je puis à Victoria en tout ce qui concerne ses devoirs de reine. »

C’était précisément ce que voulait la reine et ce qu’elle avait ménagé peu à peu avec une correction irréprochable. La loi politique n’avait reçu aucune atteinte, en même temps que la loi chrétienne était admirablement maintenue et respectée. Le prince, sans être roi, était le chef de sa famille. Ne pouvant être le premier dans l’état, il était, selon le vœu de la reine, le premier dans sa maison. Quelques années plus tard, le duc de Wellington, devenu président du conseil, ayant eu l’idée d’offrir au prince le commandement de l’armée anglaise, le prince refusa sans hésiter, et les motifs de son refus résument avec une précision éloquente le plan de conduite qu’il s’était tracé dès le premier jour. « Le principe de tous mes actes, écrit-il au noble duc, c’est de fondre ma propre destinée avec celle de ma femme, de ne rechercher aucun pouvoir en lui-même ou pour lui-même, de rejeter toute ostentation, de n’assumer aucune responsabilité distincte devant le public, de faire au contraire que ma vie soit une part de la vie de la reine et rien autre chose, de veiller avec une sollicitude continuelle sur tous les domaines des affaires publiques, de me rendre ainsi capable de la conseiller, de l’assister, à chaque moment, dans chacune des nombreuses et difficiles questions soumises à son autorité, — questions politiques, sociales, personnelles, — de la conseiller et de l’assister, dis-je, comme le chef naturel de sa famille, comme le surintendant de sa maison, comme le directeur de ses affaires privées, enfin comme son seul conseiller confidentiel en matière politique et son seul auxiliaire dans ses communications avec les officiers du gouvernement[3]. »

Voilà un programme très noble, très digne, mais peut-être un peu difficile à faire accepter du plus grand nombre des hommes d’état anglais. Lord Melbourne assurément n’y fera pas d’objections bien vives ; des esprits élevés, modérés, les uns par respect pour la reine et par ménagement de leurs intérêts propres, les autres par une confiance virile dans la force de résistance que les mœurs publiques opposeraient immédiatement à toute pensée d’usurpation, pourront bien aussi ne pas chicaner le prince sur l’idée qu’il se fait de son devoir et de son rôle. Ce n’est pas là d’ailleurs un programme officiel, une déclaration de principes, c’est une confidence particulière que les ministres de la reine, les whigs comme les tories, ou bien ne connaîtront pas, ou bien seront censés ne pas connaître. Fort bien, mais le jour où l’action du prince, telle qu’il la comprend ici, sera plus visible à des regards jaloux, le jour où la politique turbulente et révolutionnaire d’un Palmerston croira rencontrer un obstacle secret dans les sentimens du mari de la reine, qu’arrivera-t-il ? Ce jour-là, nécessairement, il y aura une question brûlante, une question aiguë, la question du prince Albert.

On sait que ce jour est venu douze ou treize ans plus tard ; la reine ne craint pas d’y faire allusion dans le livre que le général Grey a écrit, pour ainsi dire, sous sa dictée. Comme elle a été de moitié dans le programme que nous citions tout à l’heure, comme elle tient autant que le prince à la dignité du maître de la maison, elle défend cette conception royale comme la seule interprétation légitime de la loi du royaume. Ne sait-elle pas que le prince, avec sa franchise, sa loyauté, son respect de tous les droits, ne causera jamais d’inquiétude sincère aux gardiens de la constitution britannique ? Ceux qui se défieront de lui auront tort ; ceux qui lui attribueront des pensées contraires à la loi, commettront une injustice. Quant à lui, toujours calme, toujours assuré de ses principes, portant toujours sur son noble visage la sérénité de sa conscience, il continuera de suivre la même voie, sans que la moindre plainte lui échappe. C’est la reine qui lui rend ce témoignage. « Jamais, dit l’historien qu’elle inspire, jamais il ne se permit, au sujet de ces attaques, le plus léger murmure, jamais il n’eut un seul mot d’impatience ou de mauvaise humeur, même contre ceux qui s’étaient montrés le plus injustes à son égard. » Et si des légistes intraitables, sans faire intervenir en tout ceci la personne du prince Albert, soutenaient d’une façon abstraite que la reine est nécessairement à la tête de sa maison comme elle est à la tête de l’état, savez-vous ce qu’elle répondrait ? C’est encore elle-même qui nous l’apprend. À l’interprétation païenne et judaïque de la loi, elle opposerait l’interprétation chrétienne. « Quand je me suis engagée devant Dieu, dirait-elle, je n’ai pas seulement juré d’aimer et d’honorer le prince mon époux, j’ai juré de lui obéir. »

C’est au milieu des fêtes, des réceptions, des concerts, au milieu des plaisirs et des splendeurs de Windsor que cette question de la position du prince marchait sans bruit vers le but proposé. Pendant cette lune de miel de 1840, la reine n’eut pas d’autre préoccupation. Elle regrettait seulement de ne pouvoir marquer aux yeux de tous, d’une façon plus précise et plus éclatante, le rang qui appartenait à son mari. Un heureux événement de famille lui en fournit bientôt l’occasion. La reine était grosse. Dès que les médecins purent annoncer cette nouvelle aux ministres, le devoir de ceux-ci fut de présenter au parlement un bill de régence pour le cas où la reine viendrait à mourir en donnant le jour à un enfant. Qu’allait-il arriver ? On avait déjà vu, à propos de la liste civile du prince comme à propos du droit de préséance, les maladresses de lord Melbourne. Le seigneur pococurante allait-il compromettre la dignité du prince dans une question bien autrement grave ? N’y avait-il pas lieu de le guider, ou plutôt de le prévenir, c’est-à-dire de se substituer à lui ? C’est l’idée qui vient tout naturellement au baron de Stockmar. Ami de la reine et du prince, il pouvait bien se mettre en rapport avec les principaux chefs de l’opposition, et, par une démarche officieuse, préparer la décision officielle. Que n’avait-il procédé ainsi au sujet des 50,000 livres que le parlement a refusées au prince Albert, ou, pour mieux dire, à lord Melbourne ! Mais laissons-le parler :


« 10 juin 1840.

« … Mon plan serait d’agir parfaitement d’accord avec l’opposition. Je ne sais ce que la reine et les ministres en penseront, mais quand je me rappelle de quelle façon les choses ont marché dans la question de la liste civile et du droit de préséance, je suis disposé à ne compter que sur moi. Il ne peut être question que d’une alternative : le prince sera-t-il régent avec ou sans conseil de régence ? À mon avis, et par les mêmes raisons qui ont fait voter le bill de régence pour la duchesse de Kent, le mieux est de nommer Albert régent sans conseil de régence.

« C’est dans ce sens que je chercherai à agir sur les tories et sur l’opposition. Cependant je ne me dissimule pas qu’il y aura des objections de toute espèce, par exemple : la jeunesse du prince, son ignorance du pays et des institutions, etc. Je sais aussi que les ducs de Cumberland, de Cambridge, de Sussex, ne voulant pas être passés sous silence, chercheront à agir, les deux premiers par les ultra-tories, le dernier par les ultra-libéraux. »


« 26 juin 1840.

« Sur la question du bill de régence, j’ai eu jusqu’à présent deux communications avec sir Robert Peel par l’entremise de lord Liverpool. La première fois je lui fis dire que la chose viendrait à la fin de la session, que l’accord des partis sur ce sujet était de la plus grande importance, et que par conséquent on désirait connaître d’avance son opinion, quelle qu’elle pût être. Il répondit avec circonspection, comme toujours, mais amicalement. Il connaissait très exactement tout ce qui s’était passé à l’occasion du bill de régence voté en faveur de la duchesse de Kent, car il était ministre à cette date. Pour pouvoir donner une réponse, il n’aurait besoin de consulter qu’un petit nombre de ses amis. — Sur ces entrefaites, Peel entendit affirmer que les ministres ne présenteraient pas le bill de régence dans cette session, mais que, la session close, ils convoqueraient de nouveau le parlement au mois d’octobre. Je fis interroger Melbourne à ce sujet ; Melbourne répondit que jamais une mesure aussi inopportune ne lui était venue à la pensée. Liverpool, armé de cette réponse, retourna chez Peel. Peel fut amical, mais très réservé ; il n’avait encore parlé de l’affaire qu’avec Wellington ; il ne pouvait donc exprimer encore qu’une opinion privée, une opinion qui ne devait être considérée en aucune façon comme celle de son parti. Le prince Albert était le tuteur naturel de son enfant. Une seule chose était en question : y aurait-il ou n’y aurait-il pas un conseil de régence ? D’une manière générale, il ne voyait pas bien l’utilité pratique d’un conseil de régence, surtout il ne voyait pas de quelle utilité ce pouvait être d’y faire entrer le duc de Sussex. Des conseils de ce genre ne produisent d’ordinaire que discordes et intrigues. Tout ce qu’il avait entendu dire du prince Albert, tout ce qu’il en avait remarqué lui-même, parlait en sa faveur. Enfin il était d’avis que les ministres devaient présenter le bill de régence aux chambres dans le plus bref délai possible.

« Melbourne désira me parler. Je lui racontai ce que j’avais appris de Peel par l’entremise de Liverpool. Il me dit qu’il partageait le sentiment de Peel, mais que c’était là une mesure pleine de difficultés. Le bill touchait à des intérêts graves pour une période de dix-huit ans. Il était de la plus haute importance que la mesure à prendre réunît tous les suffrages ; or il doutait beaucoup de cette unanimité. — Je vis qu’il avait dû parler de l’affaire avec quelques-uns de ses collègues ; ce doute, qu’il n’avait pas exprimé jusque-là, lui venait d’eux bien évidemment.

« J’en pris occasion pour lui montrer qu’il y avait danger à reculer d’une façon indéfinie la présentation du bill, et que, s’il y avait des motifs pour ajourner l’affaire, il y en avait bien plus encore pour la traiter sans retard. Il fut de cet avis et me promit de ne rien faire sans avoir parlé d’abord avec Wellington. »


D’où venait donc cette froideur subite de lord Melbourne ? pourquoi l’insouciant seigneur apercevait-il tout à coup des inconvéniens et des périls dans ce qui d’abord lui paraissait si simple ? Fallait-il croire vraiment qu’un de ses collègues du ministère lui eût inspiré ces scrupules ou communiqué ces défaillances ? Stockmar sut bientôt à quoi s’en tenir sur ce point. La suite de ses notes nous montre l’étrange conduite d’un très haut personnage, le duc de Sussex, l’un des oncles de la reine Victoria. Rien de plus curieux que ces révélations :


« 28 juin 1840.

« Peel est venu aujourd’hui spontanément trouver Liverpool, et lui a dit très amicalement, très loyalement, pour qu’il le répétât au prince, qu’il y avait sous jeu une intrigue des radicaux tendant à faire nommer le duc de Sussex co-régent. Il conseillait au prince de garder une attitude calme et passive. Il aurait soin, lui, Peel, qu’il n’arrivât de ce côté rien de fâcheux pour le prince. »


« 29 juin.

« Melbourne m’a dit, à propos du bill de régence, qu’après sa conversation avec moi il s’était rendu chez lord Wellington. Celui-ci lui avait dit aussitôt : « Que pensez-vous faire ? Il faut faire quelque chose. » — Il avait répondu qu’après mûre réflexion il s’opposait à l’idée de placer n’importe quel conseil auprès du régent. Cette idée de partager le pouvoir exécutif entre plusieurs personnes était contraire à l’esprit de la constitution anglaise. Il était donc d’avis que le père de l’enfant eût la régence à lui tout seul. — Là-dessus, Wellington avait répliqué : « C’est aussi mon avis. Vous désirez sans doute que j’en parle à mes amis, à sir Robert Peel, par exemple ? Je n’y manquerai pas, et nous nous reverrons en temps opportun, pour nous concerter sur la marche à suivre. »


« 8 juillet.

« Le duc de Sussex, chez qui Anson[4] dînait, le prit à part après le repas et lui demanda ce qu’il savait des intentions des ministres au sujet du bill de régence. Anson répondit : « Je n’en sais rien de plus que ce qui se dit dans le public. » — Alors le duc se répandit en plaintes amères sur l’absurdité d’une telle mesure. C’était une chose tout à fait inutile, qui ne manquerait pas d’inquiéter la reine et d’exercer sur sa santé la plus funeste influence. Au reste, les ministres ne risquaient rien en ne s’occupant pas de constituer une régence. Dussent les circonstances les obliger à agir en dehors d’un droit établi sous leur propre responsabilité, il est certain qu’un bill d’indemnité couvrirait tous leurs actes. Il savait du reste parfaitement bien quel était le moteur principal en toute cette affaire. (Il voulait dire : c’est Stockmar.) — Ceci explique parfaitement pourquoi Melbourne, dans un de ses derniers entretiens avec moi, s’était montré si irrésolu, et, cherchant les objections à faire, m’avait répété mot pour mot le raisonnement du duc de Sussex. Le duc, on me l’apprit plus tard, avait fait communiquer son opinion à lord Melbourne (probablement par l’entremise de lord John Russell), et le ministre en avait conçu de l’inquiétude, dans l’idée que la personne d’Albert provoquerait une grande résistance. Le bill va être présenté ces jours-ci, nous verrons si Peel et son parti tiendront parole. »


« 11 juillet.

« C’est lundi que le lord chancelier présentera le bill de régence à la chambre des lords.

« Que des partisans du duc de Sussex puissent dire quelques absurdités, peut-être même faire entendre des vérités désagréables, nous devons y être préparés. Au reste, si toutes les assurances, et celles que j’ai reçues sont les plus fortes, ne sont pas de vrais mensonges, je n’ai rien de fâcheux à redouter. L’article bref, mais très amical, du Times, me prouve que j’ai encore quelque ascendant sur l’esprit revêche de ma vieille connaissance, M. Varnes. »


Quelques jours plus tard.

« Le bill de régence sera lu lundi prochain pour la seconde fois à la chambre des lords. Jusqu’à présent il n’y a aucune opposition, sauf de la part du duc de Sussex. Celui-ci s’est comporté comme toujours, de la façon la plus absurde. « Lui et toute la famille de Hanovre sont offensés au plus haut point, a-t-il dit, par la présentation de ce bill. Il s’agit à ses yeux, non des personnes, mais du principe même, c’est pour cela qu’il est obligé de protester. Il sait bien que cette protestation lui nuira, mais il a son devoir à remplir. » Tout cela fait beaucoup de peine à notre bonhomme de premier ministre ; il a déjà envoyé cinq ou six négociateurs au duc pour tâcher de le calmer, mais sans succès jusqu’à présent. Je ne sais si cette opposition du duc trouvera de l’écho dans la chambre des communes, mais, y eût-il de sottes paroles, le sort du bill, grâce aux promesses de Peel, est parfaitement assuré. »


Le bill fut voté en effet et par la chambre des lords et par la chambre des communes. Le fiasco du duc de Sussex était aussi complet que possible, car lui seul avait fait de l’opposition, lui seul avait agi et parlé, — lui seul, tout en affirmant qu’il s’agissait, non des personnes, mais du principe, avait exposé sa personne aux désagrémens de ce ridicule échec. N’était-il pas évident qu’il ne soutenait que ses propres prétentions ? Les mêmes raisons de droit qui avaient empêché le duc de Cumberland, frère puîné du duc de Kent, de succéder à Guillaume IV, et qui l’avaient placé bon gré mal gré sur le trône de Hanovre, devaient l’empêcher aussi d’être nommé régent d’Angleterre, ou même d’occuper un siège dans un conseil de régence. Assurément, si la reine Victoria était morte sans enfans, le duc de Cumberland, roi de Hanovre, aurait retrouvé ses droits à la couronne de la Grande-Bretagne, mais tant qu’il y aurait eu des héritiers mineurs dans la ligne du duc de Kent, le roi de Hanovre n’aurait pu prendre aucune part au gouvernement britannique, ni comme régent, ni comme conseiller de la régence ; chef d’un état distinct, il n’y avait pour lui, dans la constitution anglaise, aucune place politique possible. C’était donc le duc de Sussex, comme venant immédiatement après lui, qui pouvait seul concevoir une ambition de cette nature. Seulement, grâce au bon sens de l’opposition, à la sagesse de l’opinion publique, à la sympathie qu’excitait le prince Albert, les hésitations chicanières du premier moment furent bientôt et complètement dissipées. Tout le monde comprit qu’un prince naturalisé deux fois pour ainsi dire, et par un acte du parlement et par son mariage avec la reine, était véritablement un prince anglais ; que le père était le seul tuteur de ses enfans ; que ce tuteur des enfans d’Angleterre ne pouvait pas ne pas être le régent du royaume, et qu’une autorité justifiée à tant de titres ne devait être ni divisée ni affaiblie.

Nous avons dit que cet heureux résultat était dû au parlement, à l’opinion, à la personne du prince Albert ; il faut ajouter, pour être juste, qu’une très grande part du succès appartient au baron de Stockmar. Qui donc, si ce n’est lui, avait préparé l’entente du gouvernement avec le leader de l’opposition ? Qui donc avait prévenu les maladresses et les négligences de lord Melbourne ? Le prince Albert reconnaissait bien cet éminent service lorsqu’il écrivait à son père, le 24 juillet : « Une affaire de la plus haute importance pour moi va être réglée dans quelques jours. Je parle du bill de régence, dont la troisième lecture aura lieu aujourd’hui à la chambre des lords, après quoi il sera porté à la chambre des communes. Il a été fort malaisé de mener l’affaire à bien, car des intrigues de toute sorte étaient à l’œuvre, et si Stockmar n’eût gagné l’opposition en faveur des ministres, tout aurait fini comme pour le bill des 50,000 livres[5]. Il n’y a pas eu un mot d’opposition à la chambre des lords, excepté de la part du duc de Sussex. »

Enfin la cause est gagnée, gagnée publiquement par un arrêt irrévocable des chambres, comme elle était gagnée secrètement dans le cœur de la reine. Que disait donc son altesse royale le duc de Sussex, quand il se préoccupait si fort de la vie de sa majesté ? À l’entendre, la présentation de ce bill, dans l’état où se trouvait la reine, pouvait lui porter un coup funeste. Touchante sollicitude ! Ce donneur d’avis si désintéressé eût été rassuré sans doute s’il avait su que la reine elle-même désirait plus vivement que personne le vote de la loi de régence. N’est-ce pas la meilleure condition pour affronter les crises de la vie humaine que d’avoir mis toutes ses affaires en règle, et de ne laisser en suspens aucune décision importante ? Il n’y avait rien de plus important pour la reine que d’avoir assuré la position du prince. Désormais, quoi qu’il pût arriver, le prince, comme tous deux le souhaitaient si vivement au nom de leur mutuel amour et de la dignité commune, — le prince n’était plus seulement le mari de la reine, il était vraiment maître dans sa maison.


II.

Quelques jours après le vote du bill de régence, au commencement du mois d’août 1840, Stockmar était allé revoir sa ville natale, en promettant au prince Albert de revenir à Londres pour les couches de la reine. Le royal enfant était attendu vers la fin du mois de novembre. Stockmar, fidèle à sa promesse, quitta Cobourg à l’heure dite et revint trouver ses augustes amis. C’est à Londres, dans le palais de Buckingham, que devait avoir lieu l’accouchement. La reine était venue s’y installer le 13, après avoir quitté non sans regret ce château de Windsor où elle avait passé tant de belles heures. Le 21, la ville de Londres et bientôt tout le royaume apprirent qu’une fille d’Angleterre, la princesse Victoria, venait de naître à Buckingham-Palace.

Quand même on n’aurait pas ce livre intime écrit par le général Grey sous la direction de la reine, on devinerait aisément quelles furent pour le couple royal les joies et les bénédictions du foyer domestique. Le 23 novembre, le prince écrivait à son père : « Victoria est aussi bien que si rien n’était arrivé. Elle dort bien, elle a bon appétit, elle est parfaitement calme et fort enjouée. La petite est toute gentille, toute souriante… Certainement j’aurais mieux aimé que ce fût un fils, c’était aussi le désir de Victoria, mais nous n’en sommes pas moins heureux et reconnaissans. » Et cette reconnaissance envers Dieu, il l’exprime vraiment du fond de son cœur. Chacune de ses lettres y revient en des termes où l’on ne sent ni affectation, ni banalité. « Jamais, écrit-il le 24 à sa grand’mère la duchesse douairière de Gotha[6], jamais nous ne pourrons être assez reconnaissans à Dieu de la manière dont tout s’est passé ! » Il avait eu de si vives émotions, il avait ressenti des craintes si poignantes ! La reine elle-même complète ce tableau quand elle décrit en son journal les soins, les attentions, le dévoûment cordial du prince. Tout le temps que dura le rétablissement de la reine, il resta près de son lit, guettant un signe, devinant une pensée, allant au-devant de ses désirs, tantôt lui faisant la lecture, quand la malade put supporter le bruit de la voix, tantôt même écrivant sous sa dictée. « Ses soins, dit la reine, étaient ceux d’une mère ; on ne saurait rien imaginer de plus sage, de plus judicieux et de plus tendre. »

Le prince avait un auxiliaire sur lequel il pouvait compter comme sur lui-même. Ce grave conseiller, qui avait si bien mené l’affaire du bill de régence, n’avait pas renoncé pour toujours aux devoirs de ses jeunes années. Le diplomate pouvait à l’occasion redevenir un médecin vigilant et habile. Tandis que le prince s’occupait de la mère, Stockmar s’occupait de l’enfant. Dès les premiers temps du mariage, il avait mis tout son zèle à organiser le service que réclamerait le soin du nouveau-né. La chose, à ce qu’il semble, ne marchait pas toute seule. Dans les petites affaires comme dans les grandes, il faut une règle précise et une discipline exacte. Tout ce monde inférieur qui sait bien son importance est souvent aussi difficile à conduire que le monde des intérêts politiques. Là aussi, pour peu qu’on y regarde de près, il y a des intrigues à déjouer, des amours-propres à ménager, des prétentions à rabattre. On devine tout ce petit tracas à travers les confidences de Stockmar, quand on lit ces mots dans une de ses lettres : « La nursery me donne autant de peine que pourrait le faire le gouvernement d’un royaume. »

Est-il besoin de dire que ces soins ne furent pas infructueux ? La jeune princesse, née à Buckingham-Palace le 21 novembre 1840, était venue au monde assez chétive, et sa santé donna quelque temps de sérieuses inquiétudes ; on sait qu’elle est aujourd’hui l’ornement d’une cour où elle représente avec autant de grâce que d’élévation morale les principes de modération et d’humanité, principes nécessaires partout, et certainement là plus qu’ailleurs. La princesse Victoria d’Angleterre, si Dieu le permet, sera un jour impératrice d’Allemagne.

Les soins que le prince Albert donnait à l’auguste malade pouvaient se concilier avec des devoirs d’un autre ordre. La dernière page du volume des Early years contient à ce sujet une indication qui est de nature à piquer vivement la curiosité du lecteur. Voici les paroles trop brèves du général Grey : « Pendant la maladie de la reine, le prince vit les ministres et traita pour elle toutes les affaires nécessaires. » Rappelons-nous que ce n’est point là une affirmation insignifiante ; si le général Grey tient la plume, c’est la reine Victoria qui parle. Quelles sont donc ces affaires où le prince remplaçait la reine ? Les affaires courantes sans doute, celles qui sont comme le pain quotidien dans le ménage d’une grande nation. Fort bien ; mais qu’aurait dit le parlement si on lui eût demandé une décision autorisant cette pratique ? ou plutôt quel est le ministère qui eût osé la demander ? N’y a-t-il pas des jours où les affaires courantes sont de la gravité la plus haute ? Et cette année 1840 n’a-t-elle pas été précisément une des plus brûlantes années du XIXe siècle ? Voilà donc un de ces cas où les Anglais comptent sur l’usage pour adoucir les aspérités de la loi. Faire sans dire, c’est bien souvent un procédé très politique, à la condition qu’on n’en abuse pas et que le sentiment de l’opportunité n’y fasse jamais défaut.

Ce qu’il y a d’intéressant ici et ce qui pique si vivement notre curiosité, c’est que les affaires nécessaires, à cette date, ou du moins les conversations inévitables, devaient porter sur des événemens qui avaient agité l’Europe et failli mettre le feu aux poudres. Que de choses en ces quatre derniers mois, de juillet à novembre ! Pendant cette lune de miel de Windsor, sous cette clarté si poétique, tandis que la reine semblait ne s’occuper que de la position du prince, tandis que Stockmar travaillait si adroitement à faire voter le bill de régence, quels coups de politique avaient été frappés en Europe ! Au 15 juillet, le traité de Londres ; l’Angleterre, la Russie, l’Autriche, la Prusse, alliées pour défendre l’empire ottoman contre Méhémet-Ali, le protégé de la France ; la France isolée, menacée même et obligée de reculer, si elle ne veut affronter une lutte contre l’Europe entière en faveur d’une cause qui la regarde si peu ; enfin l’éclatant échec diplomatique de M. Guizot, l’éclatant échec politique de M. Thiers, et la formation incorrecte du cabinet du 29 octobre ! Évidemment les conversations du prince avec les ministres pendant la maladie de la reine ne devaient pas rester étrangères à de tels événemens. Combien il est regrettable que le livre des Early years se borne à cette indication sommaire et ne nous fournisse aucun détail sur les sujets politiques qui se trouvaient nécessairement à l’ordre du jour !

À défaut des confidences que nous refuse l’éditeur des Early years, nous avons du moins les notes de Stockmar, tracées dans ce temps-là même à Buckingham-Palace. Précisément vers la fin de novembre 1840, c’est-à-dire à la date où nous voici arrivés, Stockmar écrivait dans son journal des pages fort curieuses sur le traité du 15 juillet. Était-ce le résumé de ses entretiens avec les hommes politiques d’Angleterre ? était-ce le fruit de ses propres méditations ? Je ne sais ; en tout cas, la chose vaut la peine qu’on s’y arrête un instant. Les idées que le baron exprime sont des plus singulières et tout à fait inattendues ; qu’il y ait lieu de les retenir comme des bizarreries ou de les réfuter comme des sophismes, l’incident nous appartient, puisqu’il peut intéresser l’histoire.

Nous ne venons pas, bien entendu, recommencer après tant d’autres, le récit des négociations qui précédèrent et suivirent le traité signé à Londres le 15 juillet 1840. Ce traité, par les conséquences qui s’y rattachent, a été une des grosses affaires du siècle. Pour ne citer qu’un seul des publicistes qui ont parlé de cette vive bataille, on sait quelle place elle occupe aux cinquième et sixième volumes des Mémoires de M. Guizot. Ce savant exposé nous suffit. Il est vrai que l’illustre écrivain n’est pas désintéressé dans la question. Son récit, composé avec beaucoup d’art, ne saurait être lu sans quelque défiance. L’auteur a dissimulé habilement certains aspects du débat, et au contraire il a fort insisté, comme c’était son droit, sur la réparation des fautes commises. Rien de plus juste ; la politique si ferme, si digne, à l’aide de laquelle a été préparée la convention du 13 juillet 1841, la politique qui a replacé la France dans le concert européen sans sacrifier le pacha d’Égypte, fait grand honneur, en définitive, et à M. Guizot, qui l’a nettement conçue, et à M. de Bourqueney, ambassadeur de France à Londres, qui l’a conduite à bonne fin avec autant de loyauté que de précision. Il faut bien reconnaître pourtant que M. Guizot aurait dû comprendre son rôle tout autrement qu’il ne l’a fait, lorsque, sous le ministère du 1er  mars 1840, il représentait à Londres la politique de M. Thiers. De deux choses l’une : ou bien, s’il n’approuvait pas les idées de son chef, il devait se retirer, ou bien, s’il restait à son poste, il devait se montrer plus vigilant, plus habile, et ne pas laisser éclater comme une bombe ce traité du 15 juillet, qui a été sur le point de causer un incendie universel. Quand M. Guizot, résumant les avantages de la convention signée un an plus tard, s’exprime en ces termes : « Par ces résultats, l’échec de la France, fruit de son erreur dans cette question, était limité et arrêté ; elle avait repris sa position en Europe et assuré en Égypte celle de son client ; on avait fait et obtenu en finissant ce qu’on aurait dû faille et pu obtenir en commençant[7]. » À qui donc s’applique ce reproche ? À M. Thiers tout seul dans la pensée de l’auteur, — en bonne justice à M. Guizot lui-même et à M. Guizot plus qu’à personne. Bossuet a parlé quelque part de « cet aveu d’avoir failli qui coûte tant à notre orgueil ; » c’est là une réflexion de moraliste chrétien qui relève d’une doctrine hautement et saintement exigeante. M. Guizot, persuadé que la politique, comme il l’a dit, n’est pas une œuvre de saints, craignait-il, en reconnaissant ses fautes, d’affaiblir l’autorité morale de sa personne et de faire tort par là aux idées qu’il représentait dans le monde ? C’est bien possible. Le chrétien chez lui était sans doute plus humble que l’homme d’état. La voix du for intérieur rectifiait les déclarations hautaines de la parole publique. À la bonne heure ! Voilà une façon d’expliquer pourquoi l’aveu d’avoir failli, suivant l’expression de Bossuet, a toujours tant coûté à notre grand et vénéré contemporain. Eh bien, n’importe ; quoiqu’il faille lire avec précaution cette partie des Mémoires de M. Guizot, c’est encore le récit le plus complet et le plus attachant que nous ayons des débats relatifs au traité du 15 juillet 1840.

Ces réserves faites, et sans entrer dans le détail d’affaires si compliquées, nous dirons simplement que les notes de Stockmar, si elles sont vraies, simplifient beaucoup la question. On croyait jusqu’ici que la pensée de M. Thiers en 1840 avait été de préparer une solution des affaires d’Orient qui ne fût ni la solution anglaise ni la solution russe. L’Angleterre veut maintenir l’intégrité de l’empire ottoman le plus longtemps possible ; la Russie veut profiter le plus habilement possible de toutes les circonstances qui amèneront l’inévitable chute de l’empire ottoman. Qu’arrivera-t-il au lendemain de cette chute ? Une guerre générale où les combattans principaux seront nécessairement le Russe et l’Anglais acharnés à se disputer le Bosphore. Eh bien ! M. Thiers, en aidant Méhémet-Ali, pacha d’Egypte, à se constituer une souveraineté héréditaire et à s’agrandir en Syrie aux dépens du sultan, croyait préparer aux héritiers de Mahmoud un successeur assez fort pour de jouer à la fois l’ambition russe et l’ambition anglaise. L’idée était grande et hardie. Seulement, on le vit bientôt, M. Thiers s’était fait illusion. Séduit par le génie et l’audace de celui qui lui apparaissait comme le Napoléon de l’Europe orientale, il avait trop compté sur les ressources de l’Egypte. Les troupes du pacha vaincues à Saïda, à Beyrouth, à Saint-Jean d’Acre, le prestige de Méhémet-Ali devait promptement s’évanouir, sa défaite allait entraîner celle de M. Thiers. Il faut ajouter que l’Angleterre et la Russie, très inquiètes toutes les deux de l’audacieuse conception du premier ministre de France, s’étaient empressées de conclure un traité qui protégeait l’empire ottoman contre les entreprises de son vassal ; c’est la préparation de ce traité qui avait échappé à la sagacité de M. Guizot. Appliqué à regarder les choses de très haut, il n’avait pas vu l’écueil sous ses pas. Voilà, en quelques mots, le résumé des faits qui précédèrent le traité du 15 juillet 1840. M. Thiers, dans l’élan d’une idée ingénieuse et puissante, avait été trompé comme ministre par son imagination ; M. Guizot, engagé dans la même politique, n’avait pas su voir et détourner à temps, comme ambassadeur à Londres, l’orage que cette politique devait produire.

Écoutons maintenant le baron de Stockmar. Sur les faits eux-mêmes, nul désaccord possible. Il s’agit seulement de savoir comment il les apprécie, et à ce propos quels sentimens il attribue à nos hommes d’état, quelles visées ultérieures il leur prête. Voici donc ce qu’il écrit le 21 novembre 1840 :


« Jusqu’à présent, les quatre puissances alliées restent fidèles à leur première vue, aux principes qui en découlent et à l’exécution diplomatique de l’affaire conformément à ces principes. Suivant leur manière de voir, ce qui fait le fond du dissentiment survenu entre elles et la France, c’est bien moins ce qui s’est passé et ce qui peut se passer encore entre le sultan et le pacha, que les maximes et prétentions pleines de périls élevées par la France à la face de l’Europe. Elles disent : « La France a pris le prétexte des affaires d’Orient pour établir en faveur du pacha certains principes qui, s’ils étaient acceptés par le reste de l’Europe, mettraient fin à tout droit des gens et menaceraient nécessairement l’existence de tous les états. C’est à cause de ces principes subversifs que nous devons résister à la France, et non pas à cause des prétentions mêmes qu’elle a élevées pour le pacha en Syrie. Nous avons tous besoin de la paix et nous attachons le plus grand prix à un bon accord avec la France. Nous sommes prêts à confirmer cela par des faits, aussitôt que la France sera replacée à notre égard sur la base du droit des gens et de l’équité ; mais ce principe annoncé par la France, à savoir que le pacha doit conserver l’Égypte et la Syrie, parce que la France le considère comme un élément nécessaire de l’équilibre politique actuel, il nous est absolument impossible de l’admettre, alors même que ce refus de notre part devrait amener la guerre. En faisant une pareille concession, l’Angleterre semblerait accorder à la France le droit de dire : « O’Connell, engagé dans une lutte heureuse contre la Grande-Bretagne, doit être reconnu comme belligérant, car nous voyons en lui un élément nécessaire de l’équilibre européen. »


Ces paroles, à les supposer exactes, diminueraient un peu le mérite qu’a eu M. Guizot de faire accepter aux quatre puissances la convention du 13 avril 1841 ; l’esprit de cette convention n’est-il pas celui-là même qui, selon Stockmar, animait d’avance les gouvernemens alliés ? Et en même temps elles aggraveraient sa responsabilité d’ambassadeur ; n’est-il pas clair, en effet, qu’il eût été bien facile de prévenir la crise de 1840, le dissentiment ne portant alors que sur les argumens employés par la France, et non sur les rapports du sultan avec Méhémet-Ali ?

Nous déclarons, quant à nous, que ce curieux récit ne nous inspire aucune confiance. Stockmar bien certainement a entendu les ministres s’exprimer de la sorte, ce n’est pas là-dessus que porte notre doute, mais comment n’a-t-il pas compris avec sa finesse habituelle que les hommes d’état anglais et russes étaient obligés de dissimuler ici leurs véritables sentimens ? ni l’Angleterre, en s’alliant à la Russie, ni la Russie en s’alliant avec l’Angleterre, ne pouvaient donner les vrais motifs qui les réunissaient dans cette action commune contre Méhémet-Ali. L’Autriche et la Prusse se trouvaient dans le même cas, quoiqu’elles fussent moins intéressées dans la question. À vrai dire, c’était une coalition de sentimens opposés que le moindre accident pouvait rompre. Le prétexte adopté était donc celui-ci : La France cherche à introduire dans le monde des principes qui détruiraient le droit des gens ! Si l’Egypte obtenait gain de cause au nom de ces doctrines françaises, l’Irlande aurait les mêmes droits à être séparée de l’Angleterre : Méhémet-Ali servirait d’exemple à Daniel O’Connell ! »

Les doctrines françaises signalées ici par Stockmar et dont Palmerston se servit comme d’un épouvantail pour effrayer les puissances, se réduisent à certaines paroles de M. Thiers dans sa note du 8 octobre 1840. Il est dit dans cette note « que l’indépendance et l’intégrité de l’empire ottoman exigent le respect d’une sorte d’indépendance partielle et intérieure, celle du pacha d’Egypte.[8] » Si ces paroles, comme on l’a dit, sont de la part de la France une position prise contre l’Angleterre, il faut remarquer d’abord à quelle date elles paraissent ; c’est lorsque le cabinet de M. Thiers est justement blessé de la convention signée le 15 juillet à l’exclusion de la France. Ce n’est donc pas cette doctrine de M. Thiers qui a provoqué le traité du 15 juillet 1840, c’est le traité du 15 juillet qui a provoqué cette doctrine de M. Thiers. Les assertions de Stockmar sur ce point, qu’il les tire de son crû ou les répète d’après les ministres anglais, sont absolument inexactes. On doit considérer ensuite qu’il s’agit ici tout simplement de la Turquie et de l’Egypte. M. Thiers avait bien le droit de soutenir jusqu’au bout son client. Je ne dis pas que les termes cités plus haut fussent les plus heureux, M. Guizot a peut-être raison d’y voir des pensées discordantes ; mais qui donc pouvait croire sérieusement que M. Thiers, en demandant à l’Europe une stipulation favorable à Méhémet-Ali, songeât à préparer le triomphe d’O’Connell ? Qui donc pouvait le croire capable de comparer l’Irlande à l’Egypte et l’Angleterre à la Turquie ? On ne discute pas de pareilles sottises. Non, évidemment, ceux qui disaient ces choses n’y croyaient pas eux-mêmes. Voilà pourquoi on ne les trouve pas dans les pièces officielles ; c’étaient des argumens de conversation propres à échauffer les cerveaux, et peut-être ignorerait-on encore ce singulier détail, si le baron de Stockmar, mêlé à ces entretiens, n’en avait consigné le fond dans ses notes avec une parfaite ingénuité.

Il y a pourtant quelque trace de cette ridicule accusation dans la dépêche que lord Palmerston adressa le 2 novembre 1840 au représentant de l’Angleterre à Paris, M. Bulwer[9]. Cette dépêche un peu tardive et qui se trompait d’adresse (car elle prétendait répondre à la note du 8 octobre) ne fut rédigée qu’après la chute de M. Thiers. Ce fut M. Guizot qui la reçut comme ministre des affaires étrangères et chef du nouveau cabinet. On peut lire dans ses Mémoires combien il fut blessé de ce langage. C’était un des trois griefs qu’il avait contre lord Palmerston et au sujet desquels il écrivait à M. de Bourqueney (20 juillet 1841) : « Tout cela ne m’empêcherait pas de conclure avec lord Palmerston les affaires en suspens si l’intérêt de notre pays le demandait ; mais cela me dispense de tout empressement, de tout acte de bienveillance surérogatoire, cela me commande même quelque froideur. Je ne veux rien faire pour être désagréable, rien pour être agréable. Je n’aurai point de mauvais procédé ; je ne veux, je ne dois avoir point de procédé gracieux.[10] » Les explications même de lord Palmerston, quoique très courtoises et très courtoisement transmises à M. Guizot par M. Bulwer, ne le satisfirent pas pour le fond, comme on le voit par cette réponse au chargé d’affaires anglais : « Je vous remercie d’avoir bien voulu me communiquer la lettre de lord Palmerston. J’avais pressenti ses raisons sans les trouver bonnes, et j’avoue qu’après avoir relu deux fois sa lettre, je ne les trouve pas meilleures.[11] » Ces raisons en effet n’étaient qu’un prétexte bien vain ; on le vit assez clairement l’année suivante lorsque la situation du pacha d’Egypte fut confirmée et agrandie sans que l’Angleterre élevât de protestations.

Il paraît que des intelligences loyales en Angleterre commençaient à éprouver des doutes sur les procédés diplomatiques de lord Palmerston, puisque le baron de Stockmar écrit dans son journal (août 1841) ces paroles équivoques, toujours au sujet du traité du 15 juillet 1840 et des négociations qui en furent la suite :


« Quand même la France aurait raison, il valait la peine de lui montrer qu’on ne peut pas accepter sa dictature et qu’on n’a pas peur de Thiers, s’il veut jouer au Napoléon. La guerre serait un grand malheur, cela est vrai ; mais si les circonstances font que dans les négociations politiques les mauvaises qualités de la nature humaine dominent toujours les bonnes, il en résulte une telle perversion des idées sociales, un tel effondrement du sol, qu’il faut préférer la guerre à un pareil état, comme le seul moyen de guérir les maladies honteuses. La France se dit blessée par le traité des quatre puissances ? C’est là un prétexte vide et qui montre combien peu elle a raison de se plaindre. Palmerston sans doute est à la fois léger (flippant) et opiniâtre. Mais les méprises que peut commettre un Anglais ne vont pas à l’infini comme chez Thiers et les Français ; de Palmerston et de Thiers, c’est ce dernier qui m’est le plus suspect et de beaucoup[12]… »


Je m’arrête ; il suffit de signaler ce langage, sans répéter les gros mots que Stockmar adresse à un illustre serviteur de la France. Je n’ai eu qu’une pensée en faisant cette citation ; j’ai voulu montrer sous la violence des paroles les sentimens équivoques de l’auteur. Évidemment, malgré son parti-pris, il hésite, il a des doutes : « Quand même la France aurait raison… Palmerston est léger, opiniâtre… » Voilà des commencemens d’aveu qui lui échappent, mais il se hâte de se contenir, ou plutôt il regimbe contre lui-même, il se bat les flancs pour se mettre en colère, et, ne pouvant nous opposer de bonnes raisons, il nous jette de sottes injures.

Serait-il téméraire de conjecturer que le prince Albert eut une conduite bien différente ? Initié par la communication des dépêches et par les entretiens des ministres à toute cette diplomatie de l’année 1840, s’il n’éprouva, comme Stockmar, aucune sympathie pour lord Palmerston, j’aime à croire qu’il se garda bien de se donner le change à lui-même en accusant la France de torts imaginaires. Simple et droit comme il était, il dut faire d’étranges réflexions sur les procédés du ministre, peut-être même laissa-t-il percer quelque chose de son sentiment, si bien que ce souvenir, éveillé douze ou treize ans plus tard, expliquerait certains épisodes restés un peu obscurs. Qui donc en 1851 fut soupçonné d’avoir contrecarré la politique de lord Palmerston, d’avoir obligé le noble lord à quitter le foreign-office ? Ici, je ne fais plus de conjecture, je réponds sans hésiter : Ce fut le prince Albert. Et qui donc, en 1853, fut soupçonné d’avoir excité ou envenimé ce que l’on appelait alors la question du prince Albert ? Ce fut lord Palmerston.

En résumé, si nos hommes d’état, M. Thiers comme M. Guizot, ont commis des fautes dans cette crise de 1840, ce sont des erreurs qui ne portaient atteinte ni à l’élévation des idées ni à la droiture des intentions. M. Thiers s’est trompé pour avoir eu trop de confiance dans les ressources d’un client illustre que l’opinion de la France lui recommandait ; M. Guizot s’est trompé pour ne pas s’être défié d’un ministre célèbre qui cachait sous une légèreté plus feinte que réelle une haine obstinée de la France. Même en écrivant ses Mémoires une quinzaine d’années après ces événemens, M. Guizot, dans sa loyauté fière, laissait subsister ces paroles d’une de ses dépêches, sans y joindre le moindre correctif : « Ce que je pense de lord Palmerston me permettait cette conduite. Je fais grand cas de son esprit. J’ai confiance dans sa parole. Sa manière de traiter, quoiqu’un peu étroite et taquine, me convient ; elle est nette, prompte, ferme. Je ne crois ni à sa haine pour la France et le roi, ni à ses perfidies[13]… » Depuis que M. Guizot s’exprimait de la sorte, la lumière s’est faite peu à peu sur le caractère de lord Palmerston. C’est d’Angleterre surtout qu’elle nous est venue. Les ouvrages même consacrés à sa gloire nous ont révélé des choses qui font médiocrement honneur à sa sincérité. Ses deux biographes, M. Bulwer, M. Ashley, ont permis à notre collaborateur M. Auguste Laugel de caractériser, avec autant de finesse que de force, celui qu’il appelle « le bouledogue de l’Angleterre[14]. » Aujourd’hui ce sont les notes de Stockmar qui, commentées avec attention et rapprochées des faits contemporains, nous aident à deviner aussi sa légèreté perfide, sa duplicité haineuse, sa façon arrogante et narquoise de jouer avec les idées.


III.

Stockmar avait quitté l’Angleterre au mois d’avril 1841 pour aller passer quelque temps à Cobourg. Les regrets qu’il laissait à Windsor ne lui permirent pas de prolonger ce séjour dans sa ville natale. On ne regrettait pas seulement l’ami fidèle, on regrettait le conseiller, l’intermédiaire, j’allais presque dire le ministre secret, celui qui achevait l’éducation politique du prince Albert, et qui, dans toute occasion difficile, s’occupait si discrètement de prévenir les chocs ou d’apaiser les conflits. Sur les instances de la reine, Stockmar revint à Windsor au commencement de septembre.

Pendant cette absence de cinq mois, un événement considérable s’était produit. Il y avait déjà plusieurs années que le cabinet, dirigé par lord Melbourne, menait une existence singulièrement précaire. Harcelé par les tories, mal secondé par les whigs, il souffrait autant de sa faiblesse intérieure que des assauts de l’opposition. Nous avons raconté déjà ce qui s’était passé en 1839 ; mis en minorité dans une discussion d’affaires coloniales (il s’agissait de la constitution de la Jamaïque), le ministère whig était sur le point de céder la place à sir Robert Peel, lorsque les conditions de celui-ci au sujet des dames de la chambre rompirent subitement les pourparlers. Lord Melbourne et ses collègues reprirent leurs portefeuilles sans avoir consolidé leur pouvoir. On n’avait pas vu depuis longtemps une situation parlementaire si languissante. Il semblait que le ministère ne pût ni vivre ni mourir. « Savez-vous, — disait lord Brougham avec sa mordante ironie, — savez-vous ce que lord Melbourne attend pour se retirer ? j’ai fini par le découvrir ; il attend qu’il ait constitué une majorité. » Le fait est que cette majorité n’apparaissait un jour que pour s’évanouir le lendemain. Le triomphe diplomatique de lord Palmerston, au 15 juillet de l’année précédente, n’avait fait que retarder la chute inévitable du cabinet. Examinez le mouvement du foreign office pendant les premiers mois de 1841, vous verrez lord Palmerston occupé à liquider les affaires de son département, comme on met sa maison en ordre à la veille d’un voyage. Stockmar, avant de quitter Windsor, écrit dans son journal : « Je viens d’avoir une longue conversation avec lord Melbourne ; il pense que son ministère est exposé à toutes les chances, à tous les hasards, il ne voit nulle part la moindre garantie de stabilité. » Un peu plus tard, à Cobourg, il écrira dans une note datée du 8 juillet : « Je ne crois pas que le ministère puisse se traîner au-delà de l’ouverture du parlement ; il est trop faible pour vivre. Il a perdu la confiance de tous, même celle de son propre parti. Lord Grey me disait à Londres : « On n’a jamais vu pareil ministère ; il n’a littéralement personne pour lui, excepté la reine et les radicaux. Tout le reste lui est contraire. » Il ajoutait que, dans certaines circonstances, il se verrait obligé de passer lui-même à l’opposition. D’après tout cela, il suffira d’un petit choc extérieur, et l’occasion n’en manque jamais, pour renverser le ministère ; il s’écroulera comme une maison réduite en cendres (wie ein zusammengebranntes Haus.) »

Nous n’avons pas le dessein de raconter ici la chute du ministère de lord Melbourne ; les causes qui l’ont produite sont très complexes et demanderaient des explications minutieuses. Pourquoi ce ministère, au dire de lord Grey, n’avait-il que deux appuis, la reine et les radicaux ? La reine le soutenait pour les raisons que nous avons vues ; elle n’avait pas connu d’autres ministres depuis son avènement au trône ; lord Melbourne avait toujours eu pour elle, avec le respect du sujet pour la majesté royale, une sorte de sollicitude paternelle, et quel charme dans la conversation du vieux gentilhomme ! que de bonne grâce, que de bonne humeur ! Au contraire, les tories ne lui avaient montré que de la défiance, et à l’occasion de son mariage ils l’avaient profondément blessée. Que la reine essayât de soutenir le cabinet de lord Melbourne aussi longtemps que possible, il n’y a rien là qui puisse surprendre ; mais que voulait le ministère en donnant certains gages aux radicaux ? Comment enfin expliquer ce rapprochement étrange indiqué par lord Grey : — les radicaux et la reine ? Entrer dans ces explications, ce serait nous éloigner de notre sujet, car nous ne traçons pas ici le tableau parlementaire d’une période, nous nous bornons à recueillir ce qu’on peut appeler les pages intimes de l’histoire. Disons seulement que les grandes réformes agricoles, commerciales, industrielles, préparées par les whigs, avaient encore plus d’une phase à traverser avant de s’assurer une majorité victorieuse. De là, mille hésitations. Les whigs se divisaient sur la marche à suivre. Les uns, pour se maintenir au pouvoir, ne demandaient pas mieux que de tendre une main aux radicaux ; les autres, craignant d’être entraînés trop loin, se rejetaient un peu en arrière. C’est ainsi que la majorité, sans cesse faite et défaite au gré des circonstances, n’offrait plus rien de solide.

Le prince Albert eut ici la première occasion de montrer son tact politique. Tout à l’heure, quand la reine était malade, nous l’avons vu tenir sa place auprès des ministres, — autant que le permet la loi anglaise, — s’entretenir avec eux des choses courantes, s’initier même aux grandes affaires ; cette fois, ce ne seront plus seulement des conversations, il aura une action directe à exercer pour préparer le remplacement des whigs par les tories. Dès le mois de mai 1841, il engage des négociations avec sir Robert Peel. Il en a prévenu lord Melbourne qui lui a donné son plein assentiment. « Ah ! que n’êtes-vous ici ! » écrit-il à Stockmar, mais c’est là un sentiment de modestie et non une parole de défaillance ; Stockmar ne se fût pas conduit avec plus d’habileté. La principale préoccupation du prince en vue de la crise prochaine était d’éviter ces conflits intérieurs devant lesquels sir Robert Peel avait dû se retirer en 1839. Tout fut conduit de part et d’autre avec autant de correction que de courtoisie. L’éditeur des Mémoires de Stockmar nous dit que sir Robert Peel montra dans ses pourparlers une délicatesse, une droiture, une conscience, une largeur de vues telles qu’on en voit rarement en des circonstances pareilles. Ces lignes contiennent un rare éloge du prince Albert, car on pense bien que sir Robert Peel n’aurait pas facilement renoncé à ses anciennes exigences ; c’est le prince qui trouva un arrangement aussi acceptable pour la reine que pour le futur ministre. Il fut convenu que, si le ministère Melbourne se retirait, la reine déciderait les dames de la chambre à résigner d’elles-mêmes leurs fonctions. Il s’agit, on se le rappelle, des nobles dames du parti whig qui, par leur parenté avec les ministres, occupaient alors des charges de cour, et que les tories, en prenant le pouvoir, voulaient absolument remplacer par des influences amies. Les nobles et altières personnes dont les tories exigeaient l’éloignement, c’étaient surtout la duchesse de Bedford, la duchesse de Sutherland, lady Normanby. Grave et délicate affaire, comme on voit ; il fallait une main souple pour délier tous ces nœuds.

Sur la scène politique, la lutte suprême s’engagea le 5 juin 1841. La chambre des communes, sur une motion de sir Robert Peel, déclara que le cabinet whig n’avait plus sa confiance. Une majorité d’une seule voix avait prononcé ce verdict ; c’était assez d’un petit choc, Stockmar l’avait dit, pour que le bâtiment usé s’écroulât de fond en comble. Le cabinet de lord Melbourne essaya pourtant du dernier moyen que lui fournissait la constitution. Devant une majorité d’une voix il y, avait lieu de faire appel au pays. Le parlement fut dissous le 23 juin. Bientôt commença la bataille électorale, où les whigs déployèrent une passion inouïe. Contrairement à toutes les traditions comme à toutes les convenances, ils mêlèrent le nom de la reine aux clameurs des hustings. La reine et le pays contre le monopole ! La reine et le pain à bon marché[15] ! Tel était leur cri de guerre. Il semblait en vérité que la reine fût la reine des whigs, comme l’avaient dit un instant les tories, et que sa personne fût en cause. Ces violences firent plus de mal que de bien aux ministres. Beaucoup de sages esprits s’inquiétèrent, même parmi les libéraux, et les whigs furent battue. Le 30 août 1841, lord Melbourne céda la place à sir Robert Peel.

La crise était terminée quand Stockmar revint de Cobourg à Londres, Quelques jours après, il alla rendre visite à lord Melbourne, qui lui dit : « Je suis parfaitement satisfait de la manière dont s’est accompli le changement de ministère. Le prince Albert a été admirable de circonspection et de ménagement. » Il ne tarissait pas sur l’éloge du prince, il louait aussi beaucoup la conduite de sir Robert Peel, sa droiture, sa loyauté, son respect de toutes les convenances. « Sir Robert, disait-il, s’est comporté en vrai gentleman. « Le vrai gentleman, le gentleman de haute race, ce fut surtout celui que sir Robert avait chicané si durement à la chambre des communes en janvier 1840, et qui, tout occupé du bien public, n’avait eu besoin d’aucun effort pour chasser ces souvenirs.

Une lettre fort curieuse, trouvée dans les papiers de Stockmar et publiée par son fils, nous montre quels étaient les sentimens réciproques du prince Albert et de sir Robert Peel au commencement du ministère tory. Sir Robert Peel est légèrement inquiet de l’impression qu’il a produite à la cour. A-t-il plu à la reine ? Le prince est-il satisfait de lui ? C’est son vœu le plus cher. En tout ce qui ne touche pas à ses convictions politiques, en tout ce qui ne serait pas un démenti à ses principes, il est aux ordres de la reine et du prince. Ainsi donc, que la reine ne s’inquiète pas de ce changement d’administration, que le prince ne croie pas avoir à se défier des nouveaux ministres :

Cessez de vous troubler, vous n’êtes point trahis,
Quand vous commanderez, vous serez obéis.


Un mot, un signe, ce sera bien assez ; il comprendra tout, il ira au-devant des plus secrètes pensées. À qui donc sir Robert fait-il ces ouvertures ? À un de ses amis, lord Liverpool, qui est chargé de les transmettre à Stockmar. Lord Liverpool était le frère du premier ministre que nous avons vu activement mêlé aux affaires de la princesse de Galles, au projet de mariage de la princesse Charlotte, et qui, après avoir si longtemps gouverné l’Angleterre pendant les crises les plus menaçantes, était mort en 1828. Ce second Liverpool, l’ami et le confident de sir Robert Peel, était un tory modéré, aimable, intelligent, parfaitement galant homme et digne de toute confiance. Voici la lettre qu’il écrivait à Stockmar le 7 octobre 1841 :


« Mon cher baron,

« Peel m’a fait appeler ce matin. Après une conversation générale sur des affaires concernant la cour, il me dit que ses rapports avec sa majesté lui avaient procuré dernièrement, et la veille en particulier, une grande satisfaction. Il me demanda si j’avais vu hier sa majesté ou le prince et s’ils étaient contens de lui. Je lui répondis que je n’avais vu sa majesté que dans le cercle de sa cour, et le prince qu’un seul instant dans la chambre de sa majesté, mais que je devais cette occasion de lui parler de vous, ayant appris hier de votre bouche que la reine et le prince étaient contens de lui, — de lui sir Robert Peel, — d’une façon tout à fait extraordinaire. J’ajoutai que je vous connaissais depuis bien longtemps, mais que nos relations intimes avaient commencé lorsque le roi Léopold vous avait envoyé en Angleterre, peu de temps avant l’avènement de la reine. À cette date s’était formé notre premier lien, et depuis ce jour tout n’avait fait qu’accroître notre considération mutuelle, notre affectueuse intimité. Je lui dis que votre situation était toute particulière, qu’on pouvait vous considérer en vérité comme le second père de la reine et du prince. Votre but unique était leur bonheur, votre unique ambition le désir de les servir efficacement. C’est dans ce sentiment que vous aviez établi des rapports intimes avec lord Melbourne ; je lui exprimai le vœu que la même chose eût lieu avec vous. Il me dit qu’il voyait la chose exactement comme moi, qu’il désirait entrer en relations avec vous, qu’il avait à cœur de réaliser en tout les désirs de la reine et du prince, autant que ce serait compatible avec ses principes politiques connus et exprimés. Oui, dans tout ce qui concerne l’organisation de la cour et les vues personnelles des augustes époux, il suffirait d’un signe pour lui indiquer la voie à suivre. Il ne céderait à aucun sentiment de parti, ne permettrait aucune manœuvre de parti qui pût gêner en quoi que ce fût les convenances de sa majesté ou de son altesse royale. Il tenait surtout à ce qu’on sût bien en haut lieu que jamais la pensée ne lui était venue de manquer d’égards envers la reine en contrariant ses désirs. Si vous vouliez bien aller le voir, n’importe à quelle heure, et là vous entretenir avec lui librement, à cœur ouvert, vous pourriez compter sur sa loyauté et sa discrétion. Par-dessus toute chose, si vous lui faites une confidence en le priant de ne pas même en dire un mot au duc de Wellington, je puis vous donner l’assurance qu’il se conformera scrupuleusement à votre désir. Je vous en prie, qu’une ligne de vous me fasse savoir que vous ne désapprouvez pas ma démarche… « 


La démarche de lord Liverpool ne pouvait déplaire au baron de Stockmar. Le conseiller de la reine alla trouver le premier ministre. Il y eut d’abord quelque gêne dans leurs entretiens ; malgré le conseil de lord Liverpool, il leur était difficile de s’ouvrir l’un à l’autre en toute liberté. Stockmar ne pouvait se défendre d’une certaine défiance, il n’oubliait pas aussi aisément que le prince la conduite de sir Robert Peel dans les deux questions de l’apanage et de la préséance ; quant à sir Robert, quoique rassuré au sujet du prince dont la haute sérénité avait dissipé tous ces nuages, il craignait que la reine ne lui eût pas encore pardonné. De là un certain embarras pendant les premières entrevues. Peu à peu cependant, les doutes disparurent, la confiance s’établit. On retrouve la trace de ces sentimens avec leurs délicatesses et leurs nuances dans ces deux notes de Stockmar, datées l’une du 14 octobre, l’autre du 2 décembre 1841 :


« 14 octobre 1841.

« J’ai grande confiance dans la capacité de Peel comme homme d’état. Son côté faible, c’est qu’il se défie trop et de lui-même et des autres. Aussi convient-il mieux aux temps calmes qu’aux temps d’orage. Cependant ce sera un vrai premier ministre à bien meilleur titre que son prédécesseur, et, plein de foi dans son sentiment de l’honneur, j’espère que la prérogative royale sera bien mieux défendue par lui que par Melbourne. Au reste, je sais de science certaine que Peel ne croit pas encore posséder chez la reine la confiance qu’il désire et dont il a besoin. Au contraire, il regarde le prince comme son ami. C’est chose bien étrange que le prince ait eu cette occasion de rassembler des charbons ardens sur la tête de Peel, qui lui a fait tort de 20,000 livres, et qui volontiers aussi lui aurait enlevé son droit de préséance. La cour a beaucoup gagné au point de vue des bienséances depuis l’arrivée des nouveaux ministres. »


« 2 décembre 1841.

« L’homme qui a été souvent trompé devient défiant comme de raison. Je me borne donc à dire que le commencement de mes rapports avec Peel et Aberdeen me paraît très satisfaisant. Jusqu’à présent, je ne rencontre chez eux que franchise, bonne volonté, communauté de vues, avec la promesse de s’acquitter scrupuleusement des devoirs qui leur incombent. »


En parlant, d’après l’évangile, de ces charbons de feu rassemblés sur la tête de sir Robert par la magnanimité de son altesse royale, Stockmar allait bien au-delà des sentimens du prince, on peut même dire qu’il les défigurait. Le prince, dans son pardon, ou plutôt, ce qui est bien plus rare, dans son oubli complet des procédés hostiles, n’en confiait pas la vengeance à une puissance supérieure ; il était devenu l’ami de sir Robert Peel sans nulle arrière-pensée, ne voyant en lui qu’un serviteur dévoué de la chose publique.

Tous ces détails, entièrement inconnus avant la publication des confidences de Stockmar, nous aident à recomposer l’histoire intime annoncée au début de cette étude. Il s’agissait de montrer comment le prince Albert, un peu humilié d’abord de n’être pas autre chose que le mari de la reine, a réussi à devenir le chef de la famille, le maître de la maison. On a vu que le vœu du prince était plus ardemment encore le vœu de la reine elle-même. C’était pour elle une question de devoir et de dignité, puisque c’était l’exigence impérieuse de son amour. N’avait-elle pas promis devant Dieu, comme elle le rappelait si volontiers, soumission et obéissance à son époux ? La grande difficulté était de concilier tout cela avec les inflexibles principes de la constitution anglaise. Il fallait que, sans participer officiellement à aucune des prérogatives de la couronne, le prince n’en fût pas absolument séparé. Le bill de régence prépara cette situation intermédiaire. Même aux yeux des plus sévères gardiens de la loi, le prince était plus que le simple mari, de la reine, puisqu’il pouvait être un jour le régent du royaume. Ce n’était là, il est vrai, qu’un régent possible, un régent en puissance, comme disent les philosophes, et le pays espérait bien que jamais cette puissance ne deviendrait un acte ; qu’importe ! Le droit existait, et qu’il dût ou non être réalisé par la suite, il suffisait à élever la situation du prince. C’était trop peu encore pour la reine Victoria. Heureuse, si elle devait quitter ce monde avant son mari, de lui laisser un rôle égal à son rang et digne de son amour, elle ne se résignait point à le voir, tant qu’elle vivrait, mis en dehors des œuvres de la souveraineté. La naissance de sa fille lui fut une occasion de se faire suppléer par lui, très discrètement, très délicatement, et toutefois de manière à ce qu’il se trouvât initié aux grandes affaires. La chute du ministère whig leur fournit à tous deux une circonstance plus favorable encore. Il y avait là des ouvertures à faire, des offres à proposer ; le travail caché convenait au prince, qui s’en acquitta d’une façon irréprochable. La glace était rompue sans éclats ; la pratique, sans y prétendre, corrigeait tout doucement la théorie.

Fallait-il aller plus loin ? La reine, dans la vivacité de son affection, aurait voulu que le prince portât le même titre qu’elle. Ce nom de prince-consort lui déplaisait. Pourquoi donc ne pas l’appeler le roi ? N’était-il pas le roi, puisqu’il était le mari de la reine ? S’il n’avait pas la royauté effective, celle que donne l’hérédité, celle qui seule assure les droits et privilèges reconnus par la constitution, était-ce une raison pour le priver de ce titre qui répondait manifestement à la réalité des choses ? Il y a plusieurs manières d’être roi ; il y a des rois absolus, des rois constitutionnels, des rois maris d’une reine, il y a les rois selon l’hérédité et les rois selon le mariage. Leurs pouvoirs sont différens, leur titre est le même. Comment donc refuser le titre de roi à l’époux de la reine d’Angleterre ? C’est ainsi que la reine, avec une vivacité toute féminine et une noblesse toute royale, se munissait d’argumens pour la bataille. Stockmar n’était pas de cet avis ; il disait qu’un titre, sans le pouvoir que ce titre représente, était une chose vaine, un décor mensonger, et que ce simulacre, au lieu de rehausser le prince, l’abaisserait. Ce qu’il souhaitait pour le prince et pour la reine, c’était une loi établissant de la façon la plus précise les droits et les devoirs du prince-consort dans le domaine de l’état, son rôle de conseiller privé, la part qu’il pouvait prendre à la direction des affaires. Il est digne de remarque, en effet, que rien de tout cela n’est réglé. La constitution britannique, ou du moins l’ensemble des lois fondamentales qui portent es nom, prévoit bien l’existence d’un prince-consort, elle ne s’occupe en aucune manière de sa situation politique. C’est cette lacune que Stockmar jugeait utile de combler.

Ce n’étaient pas là de simples conversations entre les augustes époux et leur vieil ami Stockmar, les argumens de la reine comme la doctrine de Stockmar furent soumis à sir Robert Peel. Sir Robert n’approuva ni l’un ni l’autre de ces systèmes. Le projet de Stockmar lui parut aussi scabreux que celui de la reine, au point de vue des difficultés parlementaires. Toucher à la tradition uniquement par caprice ! modifier une loi politique pour une simple question de sentiment ! S’il s’agit d’un roi qui n’aura du roi que l’apparence, on dira que c’est une œuvre puérile ; s’il s’agit d’un roi armé de pouvoirs réels, on dira que c’est une œuvre dangereuse. Robert Peel voyait là des difficultés invincibles. Déjà la nouvelle du désir manifesté par la reine s’était répandue dans le monde politique, et les ennemis du ministère se réjouissaient. Lady Palmerston avait dit en parlant de sir Robert Peel : « S’il cède au désir de la reine, il est perdu ; il sera battu au parlement. S’il résiste à la reine, c’est une rupture entre sa majesté et lui. » Il n’y eut ni rupture avec la reine, ni échec devant les chambres. Des deux côtés, on se mit d’accord pour éviter toute occasion de conflit. La reine se désista d’une prétention qui ne pouvait amener qu’une défaite éclatante ; Stockmar abandonna un système dont la discussion eût agité le monde politique sans aucun avantage pour le prestige du prince. Une seule solution était possible, celle que nous indiquions tout à l’heure : faire sans dire. Pendant toute la durée du ministère de sir Robert Peel, le prince Albert se trouva investi sans débat des prérogatives naturelles que la reine voulait lui assurer. Sa vie fut comme identifiée avec la vie de la souveraine. Il eut véritablement le rôle qu’il avait souhaité, ce rôle qu’il a résumé quelques années plus tard dans sa lettre au duc de Wellington, en écrivant ces belles paroles : « L’époux d’une reine doit fondre entièrement son existence dans l’existence de la reine. Il n’est pas seulement le chef naturel de sa famille, le directeur de sa maison et de sa cour, l’administrateur de ses affaires privées, il est en outre son seul conseiller politique intime, son seul auxiliaire dans ses relations avec le cabinet, son secrétaire particulier, son ministre permanent[16]. »

Cette position royale sans titre défini fut assurée au prince en l’année 1841 sous le ministère de sir Robert Peel, et pendant une période de douze ans les parlementaires les plus ombrageux n’y trouvèrent rien à reprendre. C’est seulement à la fin de 1853, au commencement de 1854, que l’opposition s’émut de certains bruits relatifs aux relations du prince avec la Russie et attaqua la situation qu’il avait prise, la dénonça comme une usurpation de pouvoirs, accusa le mari de la reine, l’étranger (the foreigner), d’avoir violé la constitution nationale. Cette question du prince Albert, car la chose fut désignée ainsi, causa une émotion des plus vives. Il y eut des discussions amères au parlement. L’opinion publique est chatouilleuse sur ce point ; dans les régions d’en bas, des gens qui croyaient l’Angleterre trahie par l’étranger s’attendaient à le voir bientôt à la Tour de Londres. Un jour ces badauds s’attroupèrent aux portes du vieil édifice, persuadés que l’illustre accusé arrivait. La police, pour les disperser, les fit avertir en ces termes : « Rentrez chez vous, bonnes gens. Vous perdez là des heures qui pourraient être mieux employées. Si vous attendez l’arrivée du prince, vous attendrez longtemps. La reine a déclaré que, le jour où l’on conduirait le prince à la Tour, elle y serait emprisonnée avec lui. » Il fallut ces paroles narquoises pour dissiper cette ridicule badauderie. Mais c’est là un épisode que nous n’avons pas à raconter en ce moment. À la date où nous sommes, dans les derniers mois de l’année 1841, le prince Albert, sans inquiéter personne, a touché le but que lui assignaient à la fois et le sentiment de son honneur et l’ardente affection de la reine ; il est le master of house.

C’est précisément ce que nous annoncions au début de cette étude. Le roman de la reine est terminé. Voilà le vrai couronnement, et ce mot est autre chose ici qu’une simple figure de langage, il a toute sa valeur dans les deux sens. Comme ces héroïnes charmantes de l’imagination anglaise qui, après maintes traverses, mènent à bien leur tâche d’honneur et d’amour, la reine Victoria vient d’accomplir son œuvre. Elle a élevé celui qu’elle aime aussi haut qu’elle le pouvait élever, et comme il s’agit ici, non pas d’une pensée d’ambition, mais d’une pensée chrétienne, une joie aussi délicate que profonde est le fruit de cette victoire toute morale. Bien des choses de ce règne, surtout en ce qui concerne les lettres, la poésie, et le ton même de la nouvelle société anglaise, se rattachent à ces émotions d’en haut. Le premier poète de l’Angleterre vers 1820 c’était celui qui, dans ses invectives formidables, flétrissait George IV, l’indigne père de la princesse Charlotte ; le premier poète de l’Angleterre en ces dernières années, c’est celui qui a chanté avec tant de grâce les idylles de la reine. Lord Byron avait paru à son heure, à son heure aussi a paru Alfred Tennyson. Nous ne cherchons pas ce rapprochement, c’est l’histoire à la fois royale et intime de l’année 1841 qui nous l’impose. Comment ne pas songer à cette poésie idéale, comment ne pas envier la plume éthérée du maître, quand on vient d’étudier ce double tableau, le foyer de famille et les affaires d’état, sous un rayon de cette lune de miel qui éclairait si doucement le château de Windsor ?


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez la Revue du 1er  janvier, du 1er  février, du 1er  mars, du 1er  mai et du 15 août.
  2. First year of Marriage, — The Prince’s position.
  3. Voyez The Early years of the Prince consort, p. 318.
  4. M. Anson était le secrétaire particulier du prince Albert.
  5. Voyez les détails sur le bill des 50,000 livres dans notre étude du 15 août dernier, le Mariage de la reine.
  6. Il ne faut pas confondre la duchesse douairière de Gotha, grand’mère maternelle du prince Albert, avec sa grand’mère paternelle, la duchesse douairière de Cobourg, morte le 16 novembre 1831.
  7. Guizot, Mémoires, t. VI, p. 128.
  8. L’histoire, qui a toujours ses justices et ses réparations, leur donne quelquefois un caractère singulièrement ironique. Ces doctrines de M. Thiers, qui avaient paru subversives en 1840 et donné lieu à tant de déclamations anglaises, qui donc vient de les renouveler en les aggravant ? C’est un disciple, un ami, un continuateur de lord Palmerston, l’éloquent M. Gladstone. Lorsque M. Thiers, dans sa note du 8 octobre 1840, affirmait « que l’indépendance et l’intégrité de l’empire ottoman exigeaient le respect d’une sorte d’indépendance partielle et intérieure, celle du pacha d’Egypte, » c’était pour un état déjà constitué qu’il réclamait ce bénéfice ; M. Gladstone, dans sa véhémente brochure (30 août 1876) et dans le meeting de Blackheath (9 septembre), l’a réclamé pour de simples provinces de l’empire ottoman, la Bosnie, l’Albanie, la Bulgarie, l’Herzégovine. La doctrine française n’était donc pas si condamnable, puisque, reprise par M. Gladstone en des circonstances bien autrement périlleuses, elle a éveillé tant d’échos en Angleterre et obligé le ministère Disraeli à redoubler de vigilance pour exiger de la Turquie les transformations nécessaires.
  9. M. Bulwer, à cette date, remplaçait lord Granville à Paris avec le titre de chargé d’affaires.
  10. Guizot, Mémoires, t. V, p. 134.
  11. Ibid.
  12. Denkwürdigkeiten aus den Papieren des Freiherrn Christian Friedrich von Stockmar, pages 364-365.
  13. Voyez Guizot, Mémoires, t. V, p. 131.
  14. Voyez, dans la Revue du 15 juillet et du 15 août 1876, la savante et impartiale étude de M. Auguste Laugel sur lord Palmerston.
  15. Il s’agissait, comme on sait, de la loi des céréales.
  16. Il est fait allusion à cette lettre dans les Early years, p. 318. L’éditeur des mémoires de Stockmar en donne une grande partie ; on la trouvera tout entière dans l’ouvrage anglais intitulé le Prince Albert, son caractère, ses discours, dont la traduction en français par Mme de W. a paru en 1863 avec une préface de M. Guizot.