Les Stoïques/Texte entier

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Les Stoïques
Les StoïquesAlphonse Lemerre, éditeur (p. np-125).


LOUISA SIEFERT

LES
STOÏQUES
Toujours aimer, toujours souffrir, toujours mourir !
Corneille.
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
47, passage choiseul, 47

1870


DÉDICACE.


À MA GRAND’MÈRE.


Quand tu m’as demandé ce livre des Stoïques,
Ô mère qui n’es plus, tes lèvres héroïques
Retenaient le soupir par l’agonie étreint ;
Mourante, & cependant presque debout encore,
Le regard éclairé de la splendide aurore
Qui luit au ciel pour nous lorsqu’ici tout s’éteint,
Tu t’élevais déjà vers le monde invisible ;
Et ton courage calme & ta force paisible,
Bravant l’âpre douleur de l’adieu déchirant,
Dans la simplicité de ta bonté sereine,

Nous montraient cette tombe où le temps nous entraîne,
Où l’éternité nous reprend. —

Ainsi, comme le but de la route suivie,
Comme le dernier mot des leçons de ta vie,
Tu nous laissais le saint exemple de ta mort.
Jamais tu n’avais eu dans ta jeunesse fière
Plus de grandeur, d’amour, de joie & de lumière
Qu’à cet instant sublime en ce suprême effort.
Comme si des rayons sortaient de tes paroles,
Jamais nous n’avions vu de telles auréoles
Détacher ton front blanc sur le fond noir des nuits ;
Et jamais, accablés sous une épreuve telle,
Nous n’avions mieux senti l’espérance immortelle
Naître pour nous des jours enfuis.

C’est alors cependant que tu t’es souvenue,
Et que, pressant ma main dans ta main retenue,
T’efforçant de sourire & de me regarder,
Tu m’as dit : « Donne-moi dans ton livre une place ;
Je ne le verrai pas, car il reste & je passe,
Et mon deuil va peut-être encor le retarder ;
Mais pourtant j’aimerais, même au bord de la tombe,
Même à l’heure où pour moi tout s’efface & retombe,

À voir mon nom écrit sur le feuillet premier. »
Des larmes ont scellé ma promesse, & ce livre,
Ô grand’mère, aujourd’hui qu’à son sort je le livre,
Je te le donne tout entier.

Prends-le donc sous ta garde & reçois-en l’hommage,
Et, si peu de valeur qu’il ait, dans mainte page
Reconnais tes récits & sens battre ton cœur.
— Ah ! que de fois, jadis, à tes genoux assise,
Pressant à l’épuiser ta patience exquise
Et venant, grâce à toi, reprendre au temps vainqueur
Quelques-uns des trésors cachés dans ta mémoire,
Je t’ai redemandé la chanson ou l’histoire
Qui me faisait sourire & te faisait pleurer !
Que de fois, en souci de ces choses fanées
Et par toi remontant le fleuve des années,
J’ai tenté de les recouvrer !

Ou, de même inutile & trop souvent oisive,
Comme un contraste avec ma tristesse pensive,
Comme un but proposé que je ne puis courir,
Moi qui vis au dedans cachée & repliée
Et, plaintive alouette à sa cage liée,
Sais seulement chanter &, s’il le faut, souffrir,

Que de fois j’évoquai devant le seuil plus sombre
L’émouvant souvenir des misères sans nombre
Que tu sus, non guérir, hélas ! mais soulager,
Et, m’oubliant enfin moi-même pour te suivre,
Avec ces malheureux qui te devaient de vivre,
Que de fois j’ai cru partager !

Entre nous deux ainsi c’était un doux échange
Tout odorant pour moi d’un parfum sans mélange,
J’étais ta poésie & toi ma charité.
Comme autrefois l’enfant dans tes bras endormie,
Ou sur ses petits pieds avec peine affermie,
Quand tu l’aidais dans sa naissante liberté,
Tu berçais de tes vœux ma jeune renommée,
Et, d’un nouvel espoir pour elle ranimée,
Tu mettais ton plaisir à voir mes premiers pas,
Tandis qu’auprès de toi rénovant ma pensée,
Je fixais dans cette œuvre à ta tombe adressée
Ce que tu m’avais dit tout bas.

Car le temps a passé des luttes douloureuses,
Et par le temps aussi mes larmes plus peureuses
Dans l’ombre & le silence ont appris à couler.
J’ai dû voiler aux yeux le secret de mon âme

Et mettre désormais la main devant la flamme
Pour la garder du vent qui pouvait la troubler.
Et si quelques rayons transparaissent encore
Entre mes doigts que leur lueur empourpre & dore,
Si mon front, seul frappé de leur rose reflet,
Penche en avant ainsi qu’au poids d’une couronne,
Ma voix a tu l’aveu que mon cœur abandonne
Et qui sur mes lèvres volait.

Ce livre est donc à toi dans sa mélancolie,
Ô grand’mère, &, fleur triste en son bouton pâlie,
À ton cher souvenir je viens le consacrer.
C’est plus une prière encore qu’une offrande,
Car, si j’ai su parler de vertu simple & grande,
C’est que tu me la fis connaître & vénérer.
Toi donc, en qui j’ai vu l’âme de deuils brisée,
Dominant par la foi la nature épuisée,
Soumettre la mort même à l’élan de l’esprit,
Étends la main sur moi qui me trouble & m’effraie
Et permets que j’honore en toi la gloire vraie,
Celle qui jamais ne périt !


Les Ormes, janvier 1870.



LE DÉPART


Ah ! la patrie est belle & l’on perd à changer.
Théophile Gautier


On s’aimait. Dans un autre on avait mis sa vie :
Aux douceurs d’être ensemble on bornait son envie ;
On se sentait heureux rien qu’à se regarder.
On n’avait pas besoin de se le demander :
On savait qu’on pouvait s’appuyer l’un sur l’autre,
Et qu’ayant tout commun, on devait dire nôtre
Quand on pensait en rêve au futur coin du feu.
Et voilà qu’on se quitte & qu’on se dit adieu ;
Que l’un part en pleurant, que l’autre seule reste,
Et que cet avenir qu’on croyait si modeste,

Avec tous les projets les plus ambitieux,
Fuit & s’évanouit comme l’aurore aux cieux.
Le bruit des pas se perd, la porte se referme…
Tout est fini. L’attente & l’absence sans terme
Remplacent maintenant l’intimité. Les ans
Vont peut-être passer douloureux & pesants
Avant qu’on se retrouve & qu’on se réunisse.
Puis, comme un jour suffit pour que la fleur jaunisse,
Ô vain retour ! peut-être alors on ne sera
Plus du tout ce que l’on était. On jugera
Au lieu d’aimer ; le cœur, roidi par l’habitude
De l’effort, du silence & de la solitude,
N’aura plus ses naïfs & tendres mouvements.
Peut-être on sera vieux près des chenets fumants,
Et l’on se blessera par la raison bien triste
Que depuis trop longtemps l’un sans l’autre on existe.
Ou peut-être un malheur qu’on ne prévoyait pas,
Entre ceux qui naguère allaient du même pas,
Interviendra : l’oubli sous sa nuit redoublée,
Creusant au souvenir une tombe isolée,
Éteindra dans les cœurs tout espoir, tout désir.
Bientôt on ne pourra plus seulement saisir,
Dans cette ombre indistincte où se perd la mémoire,
Les traits ensevelis d’une si vieille histoire.

Rien n’existera plus de tout ce qu’on aimait ;
Et si le sort, comblant vos premiers vœux, vous met
L’un en face de l’autre, on se regarde à peine
Et le dernier anneau de cette longue chaîne
Est rompu par ce mot que chacun dit : Trop tard !

Frère, je n’ai jamais pu voir aucun départ
Sans qu’émue aussitôt par ces sombres pensées,
je sentisse en mon cœur ces craintes amassées,
Et sans que j’aperçusse au lointain se former
L’orage que le plus doux ciel peut renfermer ;
Car tout départ pour moi retrace une autre perte,
Et la Mort peut entrer par cette porte ouverte.

N’importe ! poursuivons & marchons toujours droit
Dans la route épineuse ou le sentier étroit ;
Plus le devoir est grand, plus il est difficile.
Le destin nous sépare : il me garde & t’exile,
N’importe, soyons fiers & plus forts que ses coups.
Si nous tombons jamais, ne tombons qu’à genoux
Et pour nous relever avec plus d’héroïsme.
Que le doux Évangile & l’âpre stoïcisme,
Comme deux guides sûrs qui nous ont pris au seuil,

Nous soutiennent tremblants, jusqu’à notre cercueil.
L’un portant le fer rouge & l’autre l’huile pure,
Qu’ils viennent tour à tour panser notre blessure,
Qu’ils nous parlent de foi, de paix & de pardon,
Et Dieu fasse de nous ce qu’il jugera bon !


Janvier 1869.




AU LARGE.


Lest de l’âme, pesant bagage,
Trésors misérables & chers,
Sombrez…..

Théophile Gautier.


Aux pays des autres étoiles,
Aux lointains pays fabuleux,
Le vaisseau sous ses blanches voiles
Nage au gré des flots onduleux.

Le ciel & l’océan s’unissent
Au bord de l’horizon enfui,
Les lourdes vagues s’aplanissent
Avec un long soupir d’ennui.

Dans cette immensité sans terme
Où se perd, tombe & meurt le vent,

Le sillage qui se referme
Marque seul la marche en avant.

Ô tristesse indéfinissable,
Accablement toujours nouveau !
Ne pas voir même un grain de sable,
Ne pas même entendre un écho !

Ici, rien que la mer sans grèves,
Là, rien que l’ombre des agrès ;
Rien à l’avenir que des rêves,
Rien au passé que des regrets !

La semaine suit la semaine,
Le flot que le flot submergea
Au gouffre dans sa chute emmène
Chaque heure qui sonne, & déjà

L’aube a d’éclatantes nuances,
Le soir des couchants orangés,
Flamboîments & phosphorescences
À nos ciels d’Europe étrangers.

Des formes d’astres inconnues,

Vaisseaux par Dieu même conduits,
Îles, perles ou fleurs des nues
Brodent le bleu manteau des nuits.

Mais cette splendeur qui décore
Le vaste infini déroulé
Est d’un aspect plus triste encore
Aux yeux tristes de l’exilé.

Et la petite maison basse,
Frère, où sont ta mère & tes sœurs,
Pour ton cœur avait plus d’espace,
Pour ton regard plus de douceur.



SOUPIR.


I.


… Sans le soupir, le monde étoufferait.
Ampère.


Rêves, anxiétés, soupirs, sanglots, murmures,
Vœux toujours renaissants & toujours contenus,
Instinct des cœurs naïfs, espoir des têtes mûres,
Ô désirs infinis, qui ne vous a connus ?

Les vents sont en éveil, les hautaines ramures
Demandent le secret aux brins d’herbe ingénus,
Et la ronce épineuse, où noircissent les mûres,
Sur les sentiers de l’homme étend ses grands bras nus.

« Où donc la vérité ? » dit l’oiseau de passage.
Le roseau chancelant répète : « Où donc le sage ? »
Le bœuf à l’horizon jette un regard distrait,

Et chaque flot que roule au loin le fleuve immense
S’élève, puis retombe & soudain reparaît
Comme une question que chacun recommence.

II.



À vingt ans, quand on a devant soi l’avenir,
Parfois le front pâlit. On va, mais on est triste ;
Un pressentiment sourd qu’on ne peut définir
Accable, un trouble vague à tout effort résiste.

Les yeux brillants hier demain vont se ternir.
Les sourires perdront leurs clartés. On existe
Encor, mais on languit. On dit qu’il faut bénir,
On le veut, mais le doute au fond du cœur subsiste.

On se plaint, & partout on se heurte. Navré,
On a la lèvre en feu, le regard enfiévré.
Tout blesse, & pour souffrir on se fait plus sensible.

Chimère ou souvenir, temps futur, temps passé,
C’est comme un idéal qu’on n’a pas embrassé,
Et c’est la grande soif : celle de l’impossible !




IMMORTALITÉ.


C’était au lieu d’un chêne une forêt nouvelle.
Victor De Laprade.


Le chêne dans sa chute écrase le roseau,
Le torrent dans sa course entraîne l’herbe folle ;
Le passé prend la vie, & le vent la parole,
La mort prend tout : l’espoir & le nid & l’oiseau.

L’astre s’éteint, la voix expire sur les lèvres,
Quelqu’un ou quelque chose à tout instant s’en va.
Ce qui brûlait le cœur, ce que l’âme rêva,
Tout s’efface : les pleurs, les sourires, les fièvres.

Et cependant l’amour triomphe de l’oubli ;
La matière que rien ne détruit se transforme ;
Le gland semé d’hier devient le chêne énorme,
Un monde nouveau sort d’un monde enseveli.


Comme l’arbre, renaît le passé feuille à feuille,
Comme l’oiseau, le cœur retrouve sa chanson ;
L’âme a son rêve encore & le champ sa moisson,
Car ce que l’homme perd, c’est Dieu qui le recueille.

Champollon, septembre 18…



LUNE D’AVRIL.


Voici briller la lune blanche.
Théophile Gautier.


Déployant ses ailes de cygne
Au vol lent & capricieux,
Le clair de lune me fait signe
Et m’entraîne au loin sous les cieux.

Il franchit les lacs & les fleuves,
Baise les yeux clos des cités,
Et, se riant des grilles neuves,
Il s’en vient aux parcs désertés.

Il écarte l’ombre importune
Avec un geste familier ;
Puis il descend une par une
Les marches du blanc escalier.


Il s’en va retroussant sa robe
Le long de l’humide sentier
Et, de ci de là, se dérobe
Entre le houx & l’églantier.

Je le vois errer d’arbre en arbre
Comme un doux poëte étonné,
Et prêter des blancheurs de marbre
Au banc de pierre abandonné.

C’est ici que, las de sa course,
Rêveur il s’assied longuement,
Jetant aux flots clairs de la source
De la poudre de diamant.

Il endort les roses fleuries,
Il verse la rosée aux lys,
Il étend des blés aux prairies
Son manteau d’argent aux longs plis.

Ainsi promeneur pâle & triste,
Hôte des tombeaux délaissés,
Ami du chat & de l’artiste,
Protecteur des nids menacés,


Là-bas échevelant le saule
Qui pleure les morts oubliés
Et chargeant sur sa blanche épaule
Les linceuls qu’il a déliés,

Jusqu’à l’heure où soudain rougies
Les ténèbres font place au jour,
Il erre, — ô faiseur d’élégies,
Ô grand enchanteur de l’amour !



JOUR TOMBANT.


Rien ne finit, rien ne commence
Ce n’est ni la nuit ni le jour.

Leconte de Lisle.


Sur le ciel gris rosé l’extrémité des branches
Se découpe légère & frissonnante au vent ;
L’heure est chaude ; le soir ouvre aux visions blanches
Et par les prés fauchés elles s’en vont rêvant.

Elles s’en vont rêvant de leurs sœurs les chimères
Qui portaient dans leur robe un songe à chaque pli,
Espoirs, rayons perdus, décevances amères,
Souvenirs lumineux émergeant de l’oubli.


Et les souffles subtils pleins d’odorante flamme,
Qui font pâmer les fleurs sur le foin renversé,
Savent encore emplir de vertiges mon âme,
Lyre toujours vibrante au contact du passé.

Dans la nuit palpitaient des ailes de pensées,
Comme si mille oiseaux, se croisant sur mon front,
Avaient chanté pour moi leurs hymnes cadencées,
Avant de s’envoler au ciel clair & profond.

— Pourquoi rire ? les pleurs sont si près de la joie.
Dans l’ombre douloureuse où le sort l’a jeté,
Il n’est espoir si cher que mon cœur ne renvoie ;
Il n’est amour si pur dont mon cœur n’ait douté.

— Pourquoi pleurer ? la joie est si proche des larmes.
Toute ombre dans son sein porte l’espoir du jour.
Il n’est malheur si rude où ne soient quelques charmes,
Il n’est bonheur si doux qu’on ne doive à l’amour.

— Pourquoi chercher en vain une paix éphémère ?
Ouvrir trop tôt son cœur, ou trop tôt le fermer ?
Voici la vision, l’idéal, la chimère :
Rire, pleurer, chanter & toujours plus aimer !


Sur le ciel assombri l’extrémité des branches
Se découpe plus lourde & frissonnante au vent ;
Le soir n’a point de lune, adieu, visions blanches !
Et par les prés fauchés je m’en reviens rêvant.


Juin 18…



BONHEUR.


Et les beaux jours sont pour moi
les plus pénibles
Sénancourt.


Été vertigineux, négation des pleurs,
Nuits blanches, soirs dorés, aubes resplendissantes,
Épanouissement d’étoiles & de fleurs,
Ivresse magnétique aux effluves puissantes :
Été vertigineux, négation des pleurs !

La nature aujourd’hui rit de son large rire
Et la vibration en émeut les forêts.
D’un trait d’or le soleil au zénith vient l’écrire,
La joie en a couru des vignes aux guérets :
La nature aujourd’hui rit de son large rire.


Notre faiblesse est grande à porter le bonheur,
Le vent n’est pas si fort que cette douce haleine.
Cependant que la terre exaltait le Seigneur,
Mon âme a débordé comme une coupe pleine.
Notre faiblesse est grande à porter le bonheur.

Nous n’avons plus la foi de l’heure inespérée.
Sur ma lèvre tremblaient les mots du paradis,
Ceux par qui le ciel s’ouvre à l’extase sacrée.
Ces mots que je savais, je ne les ai pas dits.
Nous n’avons plus la foi de l’heure inespérée.

Le cœur énervé cède à la fatalité.
Quand vient l’amour avec le bonheur pour amorce,
Nous le regardons fuir d’un œil désenchanté,
Nous demeurons passifs, nous n’avons pas la force.
Le cœur énervé cède à la fatalité.



LA COMBE.


En vain elle s’est dit que la campagne est belle.
Sainte-Beuve.


Non, plus pour aujourd’hui, plus de grandes pensées,
De saintes questions à la hâte embrassées,
D’énergiques efforts, d’élans fiers & hardis.
Mon esprit est lassé, mes doigts sont engourdis.
L’automne est la saison des rêves, nous y sommes,
Elle parle ; rêvons & laissons là les hommes,
Leur bruit & leur destin. — Prenons à notre choix
L’un des sentiers fleuris qui mènent dans les bois.
Les colchiques aux prés, les bruyères aux pentes
Ont semé leurs bouquets sur les mousses rampantes.

L’âcre odeur de la menthe & du genévrier
Se répand ; & l’oiseau qui va s’expatrier,
Triste des longues nuits déjà froides, murmure
Comme un adieu plaintif sous l’humide ramure.
On a cassé les noix & foulé le raisin,
Et, chantant le vieil air qui doit charmer l’essaim,
On a volé leur miel aux abeilles jalouses.
L’ombre oblique des bois descend sur les pelouses :
Il fait bon cheminer à petits pas, cherchant
Un vers dans sa mémoire & l’alouette au champ.
Il fait bon s’attarder le long de la ravine
Comme l’humble ruisseau que l’oreille y devine
Et qui s’y perd cent fois de crainte d’arriver ;
Il y fait bon s’asseoir au soleil & rêver.
Car l’arrière-saison est clémente aux poëtes
Et, mieux que le printemps aux ardeurs inquiètes,
Même aux songes trop chers un doux apaisement.
— Les songes ! mais pourquoi toujours eux ? Vainement
Aujourd’hui je voudrais en avoir les mains pleines
Et les jeter au vent, aux flots, aux cieux, aux plaines,
Rouge de ma faiblesse & n’y résistant pas.
Vainement je les glane en les pleurant tout bas,
Ô derniers épis d’or de la moisson coupée !
Je ne puis oublier combien ils m’ont trompée.

Et, le charme une fois rompu, les bois sont sourds,
Les colchiques muets, les sentiers sans détours ;
Je ne sais plus saisir le sens caché des choses,
Et la vie assombrit les lointains les plus roses.


Champollon, septembre 18…



AUTOMNALES.


Doux vents d’automne, attiédissez l’amie !
Sainte-Beuve


i.


Voici les vents du sud qui font tomber les fruits
Et s’entr’ouvrir parfois les âmes plus aimées.
Ils passent sur mon front en ondes parfumées,
Hérauts des souvenirs & des espoirs détruits.

Chaque feuille qui vole aux désirs éconduits
Me ramène. J’entends bruire les ramées
Comme les mille voix confuses, animées,
Des rêves dont les cœurs de vingt ans sont séduits.

Que veulent-ils, ces vents qui font courber les branches,
Qui tendent le ciel bleu de fines gazes blanches,
Et gonflent le raisin de soupirs attiédis ?


Que veulent-ils encore à cette âme songeuse
Qu’ils appellent, captive aux essors interdits,
Et qui brise aux murs clos son aile voyageuse ?

ii.



Ô nature, pourquoi ces sentiers ombragés
Qu’on dirait faits exprès pour y passer ensemble ?
Pourquoi l’écho tapi dans les bois, & qui semble
Attendre, curieux, les aveux échangés ?

Pourquoi les chants du nid aux buissons bocagers,
La ronce s’enlaçant au tronc svelte du tremble,
Au lys, comme un baiser, la goutte d’eau qui tremble,
Ces souffles, de l’Amour trop subtils messagers ?

Pourquoi ? Sinon qu’en tes maternelles tendresses,
Il te plairait d’unir toutes les allégresses,
De mêler notre joie à l’extase des cieux.

Il n’est rien, pour nous rendre heureux, que tu ne veuilles,
Et bientôt, exauçant nos vœux capricieux,
Voici les vents du nord qui vont mordre les feuilles.


iii.



Mais vents du nord ni vent du sud n’y feront rien ;
Nous ne serons jamais heureux. Les solitudes
Prennent en vain leurs plus tranquilles attitudes ;
Le lys des prés en vain s’en fait le doux gardien.

En vain le sentier ouvre au discret entretien
Ses retraits tout remplis de molles quiétudes ;
Ni les déloyautés, ni les ingratitudes
Ne lâcheront le cœur serré de leur lien.

L’homme voit partout l’homme, & son âme abattue,
À l’haleine du mal qui l’opprime & le tue
Ploie & cède vaincue en sa stérilité.

Car tous les ceps n’ont pas de grappes savoureuses,
Je sais des fleurs sans graine & des ciels sans été,
Et sans cher avenir des jeunesses fiévreuses.


iv.



J’ai tort, n’est-il pas vrai ? jours exquis, jours dorés,
De forcer mon esprit jusqu’à ce qu’il oublie
Les trésors de langueur & de mélancolie
Qu’à vos poëtes seuls en ce mois vous offrez.

Que sont auprès de vous, ô concerts ignorés,
Les bruits dont mon oreille est maintenant remplie,
Et l’humaine raison, & l’humaine folie,
Et dans tous nos échos nos vers plus admirés ?

Le ruisseau qui s’égrène en rondes gouttelettes,
La fleur qui livre au vent ses fraîches cassolettes,
Le sentier qui s’en va tout rêveur devant lui,

Le nuage, l’oiseau, le rayon, ce qui doute
Et ce qui change, tout parlait aujourd’hui…
— Oui, mais le cri d’amour du monde qu’on écoute !


Septembre 18…



SOIR D’HIVER.


L’étoile a des frissons dans la sphère divine.
Henry Murger.


L’eau pleure au clair bassin des larmes de cristal,
Le pré s’est revêtu d’une robe argentée,
Des lueurs ont blanchi le ciel oriental
Et la lune apparaît dédaigneuse & lactée.

Le vent souffle du nord & le froid est fatal.
Malheur à qui n’a pas de demeure abritée,
Où la bouilloire au feu dit son chant de métal !
Malheur à qui suit seul la route désertée !

La terre est dure à l’homme & la mort est dans l’air.
Et tandis que par l’astre atteint d’un blanc éclair
Tout mur se dresse ainsi qu’un monument de marbre,


Telle qu’une âme prête à s’en aller d’ici,
Sur le bois noir, au bord de l’horizon, voici
Vénus comme une flamme encre les branches d’arbre.



LES VIEILLES GENS.



LA MÈRE JACQUELINE.


La cour était petite, étroite, sale & sombre :
Le corps de la maison y projetait son ombre.
La porte entre-bâillée, au battant chancelant,
Laissait voir le chemin de poussière tout blanc.
Des iris hérissaient de leurs vertes épées
Les crêtes du mur noir sur le ciel découpées.
Des oiseaux au soleil chantaient dans le lointain,
Et c’était le printemps, & c’était le matin.
Au milieu de la cour la vieille était assise :
Son front bas & ridé, sa prunelle indécise
Et trouble ne gardait plus rien d’intelligent ;
Cruel, l’âge insultait à ses cheveux d’argent
Et la courbait infirme & pauvre en l’attitude

Qu’ont seuls le dénûment & la décrépitude.
Tout près d’elle, cousant avec activité,
Petite, blonde, blanche & rose de santé,
Une enfant de quinze ans lui tenait compagnie.
— La porte était ouverte & la route aplanie,
Les moineaux sur le toit épelaient leur chanson ;
Et le fils du voisin, jeune & hardi garçon,
Passait rasant le mur & regardant derrière
Pour saluer de loin la gentille ouvrière.
Et, tandis que tous deux rougissaient & tremblaient
Et, timides, des yeux seulement se parlaient,
Que la vieille disait, un instant amusée :
« C’est donc pourquoi tu viens tant près de moi, rusée ! »
Je voyais, leur faisant des signes de la main,
L’Amour qui s’avançait rieur par le chemin.

LE GRAND-PÈRE.



Il vivait pauvre, seul, sans amis, sans famille,
Avec le dernier fils de sa petite-fille,
Frêle enfant qu’autrefois il avait pris mourant
Sur le lit où la mère était morte. Cet homme
Était très-vieux, très-doux, très-bon, très-triste &, comme
Il avait travaillé toujours, très-ignorant.

Plus courbé, plus usé par sa longue misère
Que par ses ans, n’ayant jamais le nécessaire,
Pleurant ceux qu’il aimait tous tombés avant lui,
Ce vieux sur ce petit concentrait sa tendresse,
Et c’était son bonheur, sa joie & son ivresse,
Son espérance & son appui.

Dans la naïveté des âmes ingénues,
La colère & la peur leur étant inconnues,
Ils vivaient l’un par l’autre heureux, calmes & fiers.
Dans la petite chambre où nul air respirable
N’entrait, où tout était sordide & misérable,
Où le pain & le feu manquaient tous les hivers,
Ils riaient par moments de ce rire splendide
Qu’ont le cœur innocent & la lèvre candide.
Cheveux blonds, tête blanche, on ne les voyait pas
L’un sans l’autre, l’enfant sans l’aïeul. Les dimanches
D’été, quand le soleil ne perce plus les branches,
Ensemble ils allaient pas à pas.

Et chaque jour, le long de la rivière, gaule
En main, sueur au front, la corde sur l’épaule,
Ils traînaient leur bateau-vivier, où les pêcheurs
Déchargeaient tour à tour leurs filets & leurs nasses.

Le métier est mauvais, rude & plein de menaces :
Le vent, le froid, le chaud, les brouillards, les fraîcheurs,
Tout leur était danger, chute, accident, naufrage ;
Mais ils n’y pensaient pas : « Allons, petit, courage ! »
Criait le vieux. L’enfant, qui tirait bravement,
Chantait. Un soir brumeux, grosse étant la rivière,
Le vieux broncha ; l’enfant, la tête la première,
Roula dans le gouffre écumant.

La nuit était fort sombre & le flot très-rapide :
On ramena le vieux brisé, presque stupide ;
Au matin seulement on retrouva l’enfant.
Le grand-père rentra comme ceux qu’on exile
Dans la vie : il n’avait plus de pain, plus d’asile ;
Mais c’était un de ces tendres cœurs que tout fend,
Blesse, torture, & qui, malgré leur épouvante
Du mal, gardent la foi, cette force fervente.
Il ne se plaignit pas lorsqu’il recommença,
Seul & plus faible encor, sa tâche journalière ;
Il disait en joignant ses deux mains en prière :
 « Que voulez-vous, c’est comme ça ! »


L’AMI DES PAUVRES.


Je l’avais vu passer souvent dans la campagne,
Son chapeau sur les yeux, sa pipe pour compagne,
L’air endormi plutôt que triste ; j’avais su
Que chaque soir, toujours fumant & solitaire,
Il buvait, l’œil atone & tourné vers la terre,
Sans nul souci d’être aperçu.

Et devant sa vieillesse & sa lourde apparence,
Étourdiment, avec l’aplomb de l’ignorance,
Répétant les propos qui parlaient mal de lui,
Je l’avais cru sordide, ennuyeux, insensible,
Et j’avais dit encor : « Non, il n’est pas possible
Qu’en ses yeux l’étincelle ait lui ! »

Or, un soir de novembre, au milieu de sa veille,
Il mourut, laissant là sa pipe & sa bouteille ;
Nul parent, nul ami ne ferma son cercueil ;
Mais, comme on l’emportait sous la pluie & la neige
Il vint au cimetière un immense cortège :
Tous les pauvres étaient en deuil.


Alors, en s’enquérant du fait & de ses causes,
Sur le vieux médecin on apprit bien des choses.
Chaque indigent en lui pleurait son bienfaiteur ;
Et comme on bénissait au pays sa mémoire,
Avec maint envieux de sa modeste gloire,
Il eut maint posthume flatteur.

Ce fut étrange. Et moi, curieuse, étonnée,
En souci du secret de cette destinée,
J’allai questionnant & fouillant le passé.
— Ô passion, sous qui parfois l’âme succombe !
Chaque couche d’ennui couvrait chez lui la tombe
D’un espoir mort ou renversé.

Son histoire, c’était un roman, un poëme,
Tels que l’âme les brode en rêvant sur le thème
D’un idéal amour vaincu par le devoir.
Comment l’oubli lui vint plus tard, comment sa mère
Le put ainsi lier à cette épouse amère,
Je n’en ai rien voulu savoir.

Ce lointain souvenir illuminait sa tête,
La ruine à mes yeux attestait la tempête,
C’était assez : la fin disait les premiers jours.

Incendie où le feu ne pouvait redescendre,
Il ne fallait pas moins que toute cette cendre
Sur ces tisons brûlant toujours.

Veuf, sans enfants rieurs l’attendant sur la porte,
Indifférent à tous quand sa mère fut morte,
Il s’éteignit, fumant & buvant tour à tour,
Montrant aux pauvres seuls ce que valait son âme,
— Et je salue ici ce martyr de ta flamme,
Immortel, invincible amour !

LA TANTE.



Elle était très-âgée, on l’appelait ma Tante ;
Sur la terrasse en fleurs que la vigne flottante
Défend du côté du chemin,
Tandis qu’un bon sourire éclairait son visage,
Elle aimait à guetter tous les gueux au passage
Pour, de loin, leur tendre la main.

Enfants pouilleux, vieillards malsains, porte-béquilles,
Surtout les vagabonds qui traînent leurs guenilles,
Loqueteux, malandrins, voyous,

Elle les attirait avec sa douceur d’ange,
Et le pain de sa table & le foin de sa grange,
Elle leur disait : « C’est pour vous ! »

Sans craindre le danger de leur donner asile,
Elle les couvrait tous de sa bonté tranquille :
 « Que me parlez-vous donc d’abus ?
« Ces pauvres gens sont miens ; ils n’ont que moi ; les autres
Ne me regardent plus du moment qu’ils sont vôtres,
 « Et je ne prends que vos rebuts. »

Hélas ! piété sainte, adorable tendresse,
Cœur naïf débordant sous l’amour qui le presse
D’une si pure charité !
Pauvre tante au front blanc qu’on enterrait naguères !
Elle avait vu partir, au temps des grandes guerres,
Son fiancé tant regretté.

Et vainement, jusqu’à son dernier jour fidèle,
Elle avait attendu de lui quelque nouvelle,
Il n’était jamais revenu :
Humble héros de nos fastes patriotiques,
Il était de ces morts, au bas des statistiques,
Dont on dit : Décès inconnu !


Sans doute le besoin d’un souper ou d’un gîte,
Le manque de secours qu’il aurait fallu vite,
Du blessé hâtèrent la fin.
Toujours elle y pensait ; & chaque pauvre blême
Lui ramenait au cœur ce mot, toujours le même :
 « Peut-être en mourant il eut faim ! »

LA VIEILLE FILLE.



Quand j’entrai, sur son lit couchée elle était morte.
Le rayon de soleil qui passait par la porte
Entr’ouverte effaçait les cierges allumés
Sur la table ; les mains jointes, les yeux fermés,
Elle ne souffrait plus, mais dormait. Une femme
Du village tout bas recommandait son âme
Dans ses prières. Rien n’était encor changé :
Le chat noir regardait & n’avait pas bougé ;
Le chapelet bénit pendait à la muraille ;
La Vierge, le Jésus de cire, la médaille
Qu’elle croyait devoir la guérir, le portrait
De sa mère à côté du vieux coucou muet,
Toute sa pauvreté chaste & laborieuse,

Tout racontait sa vie à la fois si pieuse
Et si morne.

Et si morne. Jamais elle n’avait connu
Le plaisir ni la joie. — À cet âge ingénu
Où l’enfant le plus humble & le plus triste espère,
Elle avait dû gagner son pain, la mort du père,
Celle du fils aîné qui le suivit bientôt,
Ayant laissé la mère & le frère idiot
À sa charge. On disait qu’un chagrin pire encore,
Le tourment de l’amour fidèle qu’on ignore
Ou qu’on méprise, avait en même temps jeté
Son ombre sur ce cœur de tout déshérité.
Mais cela même était incertain, car personne
Ne s’en était jamais occupé. — L’on ne donne
De pitié qu’aux malheurs qui font événement. —
Elle n’avait rien dit ; sa santé seulement
S’affaiblissait depuis cette époque fatale.
Toujours l’aiguille en main, & de plus en plus pâle,
Sans se plaindre jamais, quoi qu’elle eût à souffrir,
Sans prendre un seul moment de repos, sans ouvrir
Son âme où s’amassait la défiance amère,
Hors quand il lui fallut soigner sa vieille mère
Et la mettre au cercueil, pour la première fois

Elle s’interrompit lorsque ses pauvres doigts
Furent soudain roidis par la paralysie.
L’épouvante, l’effroi dont elle fut saisie,
Le cri qui s’échappa de son cœur révolté,
L’horreur de reconnaître alors l’inanité
De sa foi, je ne puis ni ne dois le décrire.
Le doux apaisement de son dernier sourire
Révélait son secret à Celui qui voit tout.

Personne ne pleurait dans cette chambre. À bout
De forces, l’idiot courait dans la campagne
Sans savoir où. — Sa sœur, sa fidèle compagne,
Lui faisait peur avec ce sourire arrêté,
Où son œil éperdu lisait : Éternité !
La garde veillait seule auprès de ce cadavre.
La pauvre voyageuse avait gagné le havre,
Et l’oubli de chacun ne peignait que trop bien
Cette existence, dont l’épigraphe fut : Rien !



Vos visages sont doux, car douce est votre voix.
André Chénier.


Tous les rires d’enfant ont les mêmes dents blanches ;
Comme les rossignols dans les plus hautes branches,
Les moineaux dans les trous du mur,
Au rebord des longs toits comme les hirondelles,
Leur céleste gaîté s’envole à tire-d’ailes
Avec un son serein & pur.

Nul n’est favorisé dans l’immense partage :
Richesse & pauvreté n’y font pas davantage ;
Le rire, ce grand niveleur,
Sur tous les fronts répand la joie égalitaire.
Et c’est comme un écho qui fait vibrer la terre,
Et viendrait d’un monde meilleur.


Innocence, clarté ! leur âme est une aurore
Que la vie en passant n’a pas troublée encore
Dans son épanouissement ;
Et, doux chanteurs des nids plus étroits ou plus frêles,
Les plus humbles, avec leurs petites voix grêles,
Ont le plus frais gazouillement.

Ainsi plus tard, aux jours que l’épreuve dévore,
On trouve des vieillards dont la lèvre incolore
Recèle un sourire ingénu.
Leurs tranquilles regards sont remplis de lumière :
On dirait un reflet de leur aube première,
Un rayon d’avril revenu !

On sent en leur parole une indulgence exquise,
Et la suavité de la paix reconquise
Ennoblit leur sainte candeur.
Enfant pur, aïeul blanc, devant eux on s’incline ;
Qui les voit, fleur naïve ou tremblante ruine,
Révère la même splendeur.

Car la vieillesse touche au ciel comme l’enfance :
L’une y retourne & l’autre en vient. La morne offense
Des ans & du malheur s’enfuit.

Le coucher du soleil à son lever ressemble,
Et, diamants tous deux, souvent roulent ensemble
Les pleurs de l’aube & de la nuit.



Oh ! vous aurez trop dit au pauvre petit ange…
Victor Hugo.


I


« Il sera grand & fort, il est déjà si tendre !
Dans ses yeux si profonds le regard est si doux !
Je vois son cœur s’ouvrir & son esprit s’étendre,
Car ce petit enfant c’est mon fils, voyez-vous.

Ô mon trésor, ce soir pourquoi te faire attendre,
Laisser ton livre ouvert auprès de tes joujoux,
Et, tout à coup muet, ne plus me faire entendre
Ces petites chansons qui font l’oiseau jaloux ?

Auprès de mon fauteuil ta chaise reste vide,
La nuit silencieuse a couvert l’horizon, —
L’enfant de mon amour n’est plus dans la maison.


Seigneur, le ciel est noir & le sépulcre avide…
Et moi qui, si souvent dans l’ardeur de ma foi,
Tentai de consoler des pères comme moi ! »

II



— Pour ce petit enfant tant d’espoirs & d’alarmes !
Ô père, regardez au-dessus du berceau :
Voyez la mort qui vient, ange aux divines armes,
Et qui dans un baiser le marque de son sceau.

Pour ce petit enfant tant de deuil & de larmes !
Ô père, regardez par delà le tombeau,
Voyez l’avenir prendre au passé tous ses charmes,
L’éternité joyeuse en un ciel toujours beau.

Pour ce petit enfant n’enviez plus ce monde
Qui souille quelquefois & sans cesse meurtrit :
Dieu l’a guéri de vivre avant qu’il en souffrît.


Ô père, aimez pour lui votre douleur féconde,
Ce baptême par qui vous êtes triomphant,
Et que Dieu vous envoie au nom de votre enfant !




À qui je pense, hélas ! loin du toit où vous êtes ?
Enfants, je pense à vous…

Victor Hugo.


I.


Ce soir, quand la ville engourdie
S’éveille à l’heure où le jour fuit,
La strada se remplit de bruit,
Le golfe au soleil s’incendie.

Et par l’ombre enfin enhardie,
Dès que Vénus dans le ciel luit
Au premier souffle de la nuit
S’ouvre la fenêtre agrandie.

Les enfants sont là, seuls, en deuil :
De sa frêle voix cristalline,
Bébé chante : « À la Mergelline… »


Ninon guette leur père au seuil,
Et, laissant les jeux éphémères,
Margot songe aux devoirs des mères.

II.



Car, ô pauvres parents navrés,
Si l’enfant bien-aimé succombe,
Vous suivez presque la colombe
Dans son vol aux cieux azurés,

Et vous savez que vous irez
Rouvrir bientôt pour vous sa tombe ;
Mais, quand c’est la mère qui tombe
Laissant les siens désespérés…

Celui qu’un tel chagrin dévore,
En deuil aussi, plus seul encore,
Au retour sonde l’horizon.


Père, époux, sa peine est pareille :
Ses enfants, nul ne les surveille,
Et plus de femme à la maison !



AU LONG DES QUAIS.


Renonçons à sauver le monde, quand nous
pouvons le charmer.
(Lettre du 8 septembre 1869.)


Sans doute, je n’aurais pas dû dire ces choses
Puisqu’elles vous pouvaient déplaire en moi ; les roses,
Selon vous, les muguets seyaient mieux dans ma main
Que ces acres soucis ramassés en chemin.
Vous aimez mieux aux bois l’oiseau libre & sauvage
Que le captif mordant les barreaux de sa cage,
Et ses chants d’autrefois que ses cris d’aujourd’hui.
Sans doute ! mais qu’y faire ? Il est plus d’un ennui :
Et j’ai les miens ainsi que vous avez les vôtres.
Ne voulant plus penser à moi, je pense aux autres,
C’est bien simple ; &, quand même un jour j’y reviendrais,
Comme l’oiseau revient aux bois, je me tairais,

De peur qu’on ne surprît mon nid sous la feuillée.
Je m’en irais plus loin dès l’aurore éveillée
Faire vibrer l’écho dont le monde a besoin ;
Sans lui parler de moi plus jamais, j’aurais soin
De lui dire d’aimer, & que la vie est douce
Dans le nid duveteux où tout vent froid s’émousse,
Et, tremblant aussitôt de trahir mes secrets,
Je changerais de note & je consolerais ;
Puis je raccourrais vite & me cacherais toute
Sous mon bonheur. Ainsi, jour par jour, goutte à goutte,
Je verserais la joie à ce monde altéré,
Tandis qu’incessamment mon trésor ignoré
Dans la retraite ombreuse où j’aurais mis ma vie,
Introuvable aux regards, intangible à l’envie,
Comme un lac où le ciel profond s’est reflété,
S’accroîtrait en silence & pour l’éternité.
Sans doute ! mais encor qu’y faire ? C’est un rêve
Dont on s’arrache, hélas ! avant qu’il ne s’achève
Et qui ne laisse au cœur qu’un souvenir cuisant.
À ce rêve si frais d’aspect & séduisant,
Si bien fait, n’est-ce pas ? pour enchanter la terre
Et pour charmer des maux impossibles à taire,
Rien ne ressemble moins que la réalité :
Aux portes des maisons frappe la pauvreté

Avec l’interminable & douloureux cortége
Des enfants aux pieds nus, des vieux au front de neige,
Des travailleurs meurtris au combat du devoir.
Et s’il est des heureux qui peuvent ne pas voir
Ce qu’ils ont sous les yeux à tout moment, oh ! certes,
Vous qui voulez fermer mes paupières ouvertes,
Vous n’êtes de ceux-là pas plus que moi. L’oubli
De l’égoïste en sa paresse enseveli
N’est pas plus fait pour moi que pour vous, & peut-être
Faut-il être plus près encor pour bien connaître
La misère de l’homme & sa peine ici-bas.
Je ne puis pas ne plus y songer. Chaque pas
M’y ramène & toujours quelque aiguillon m’en presse.
— Lorsque, longeant les quais que le fleuve caresse,
Je passe mon chemin, & chez les oiseleurs
Je vois emprisonnés les oiseaux gazouilleurs ;
Que je vois ce long mur aux fenêtres grillées,
Cet hôpital où sont tant d’âmes désolées,
Puis ce long mur encor plein de sombres hasards,
L’hospice des enfants trouvés & des vieillards ;
Puis d’autres, puis enfin sinistre, formidable,
La prison, & plus loin le faubourg insondable,
Oh ! je l’avoue alors, ne pouvant rien sauver,
Comme le fleuve au bas je voudrais tout laver.

Est-ce un tort ? une erreur ? j’aurais peine à l’admettre…
— Mais pardon ! c’est presqu’une épître que ma lettre,
Et dans l’apologie où mon cœur s’est jeté,
Ne vous parlais-je pas des sœurs de charité ?…


11 septembre 1869.



LE PREMIER FROID.


Au fond je suis resté naïf & mon passé,
Bien que sombre, n’a pas tout à fait effacé
De mon cœur la première & candide chimère.

François Coppée.


Le premier froid saisit la campagne étonnée :
On fait cercle le soir devant la cheminée,
La terre sous le pied sonne & blanchit, les cieux
Se font gris & le fleuve aux bonds capricieux
S’ouvre en glauques replis ou s’écaille d’ardoise.
Aux champs & dans les bois nul oiseau qui dégoise
Sa chanson, nulle fleur qui rêve, nul rayon
Qui réchauffe le cœur & baise le sillon
Creusé d’hier ; mais seul l’accord de la rafale
Dont tout écho redit la marche triomphale.
— La tristesse revient avec le dur hiver :
Car chacun nous faisons notre retour amer
Vers les bonheurs perdus dans le cours de l’année,

Et, parure sans prix perle à perle égrenée,
C’est comme un fil rompu renoué par endroits
Qui casserait toujours entre nos faibles doigts.
Ainsi je fais sans cesse, & dans la cendre ardente
Retournant les tisons d’une main imprudente,
Je cherche à réveiller l’étincelle qui dort.
Ainsi je vais errant dans le passé mi-mort,
Fouillant un souvenir, ressuscitant un songe,
Couvant de mon amour toute erreur qui prolonge
Le temps trop vite enfui, l’espoir trop tôt pleuré.
Je suis comme un enfant pour croire, &, si navré
Qu’il soit souvent, mon cœur est encor plein de joie
Il suffit qu’une étoile au fond des nuits flamboie
Pour qu’aussitôt de moi j’écarte tout chagrin ;
Et si le front que j’aime entre tous est serein,
Ô sombre hiver, ô jours cruels que je défie,
Il suffit d’un regard pour éclairer ma vie !


Octobre 18…



À CE QUI N’EST PLUS.


Je sais l’art d’évoquer les minutes heureuses.
Charles Baudelaire.


Pourquoi revenez-vous creuser mon souvenir,
Ô jours trop tôt perdus, ô trop chères pensées,
Images que le temps doit avoir effacées,
Mots que mon cœur avare a peine à contenir,
Pourquoi revenez-vous creuser mon souvenir ?

J’avais promis l’oubli qui console & qui tue,
L’oubli muet & calme aux flots profonds & lourds.
Les heures ont passé, je me souviens toujours,
Vous agitez encor mon âme combattue,
J’avais promis l’oubli qui console & qui tue.

Mon espoir est un rêve & mon rêve un secret,
Mes vers en sont l’écho, mais non la voix vibrante.

J’aime aux bois soleillés la vapeur transparente,
J’aime aux yeux les plus beaux un plus subtil attrait :
Mon espoir est un rêve & mon rêve un secret.

Le cœur a des retours vers les choses anciennes,
Des retours imprévus, séduisants, caressants ;
Le poëte s’éveille à de si doux accents
Et s’abandonne à ces langueurs qui sont les siennes.
Le cœur a des retours vers les choses anciennes.

Ô jours trop tôt perdus, ô jours trop regrettés,
Puisse l’enchantement de vos mélancolies,
Reflet mystérieux des aurores pâlies,
Longuement éblouir mes regards attristés,
Ô jours trop tôt perdus, ô jours trop regrettés !


Janvier 18…




Souvent un grand désir de choses inconnues…
Sainte-Beuve.


L’orage a passé ; mais les flots sont durs
Et de leurs coups brefs la plage est heurtée :
Agrès fracassés, barque démâtée
Attestent l’horreur des combats obscurs.

L’orage a passé ; mais la mer tressaille
Et lance l’écume aux rocs déchirés ;
Les vents sont éteints, les cieux azurés :
Un cadavre au loin nous dit la bataille.

Le soleil levant projette sur l’eau
Ses rayons rosés, l’heure se fait chaude,
Et, blanche, émergeant des flots d’émeraude,
Une voile s’ouvre au bord du tableau.


Éternel danger, sublime assurance !
Le pêcheur repart pour la haute mer,
Ainsi qu’en mon âme, autre gouffre amer,
Sur mes vers brisés la nef Espérance.



SOTTO VOCE.


Tout bonheur que la main n’atteint pas n’est qu’un rêve.
Joséphin Soulary.


Le bonheur est un oiseau,
Veillons un doigt sur la bouche,
Le bonheur est un oiseau
Qui ne veut pas qu’on le touche.
L’homme n’a pas de réseau
Filé si fin au fuseau
Dont l’aspect ne l’effarouche.
Veillons un doigt sur la bouche,
Le bonheur est un oiseau.

L’oiseau vient, passe & nous fuit.
Soyons heureux sans le dire,
L’oiseau vient, passe & nous fuit,
Ce jeu-là nous est martyre.

Chut ! ne faisons pas de bruit.
Le silence le séduit
Et le mystère l’attire :
Soyons heureux sans le dire,
L’oiseau vient, passe & nous fuit.

ENVOI.



Le bonheur est un oiseau
Plus léger que l’oiseau-mouche ;
Et sous lui comme un roseau
Notre âme plie & se couche.
Chut ! ne faisons pas de bruit :
Dans le secret de la nuit
D’un regard ou d’un sourire
Soyons heureux sans le dire,
L’oiseau vient, passe & nous fuit.


Juin 18…



CHANSON TRISTE.


Printemps, que me veux-tu ?…
Sainte-Beuve.


L’aube sourit à toute fleur nouvelle,
Sous les blés verts l’alouette a chanté.
L’amour candide aux cœurs purs se révèle ;
Mais mon cœur est désenchanté.

Le renouveau dans les âmes excite
De fiers élans d’audace & de vertu.
Le bois s’éveille & le champ ressuscite.
Mais mon courage est abattu.

Le ruisseau jase en filtrant sous les haies :
Fredons, bruits d’aile, aveux, désirs troublés,
Le ciel s’emplit de mille choses gaies ;
Mais mes rêves s’en sont allés.


Et bien plus mort que cette feuille morte
Qui gît au pied de l’arbre reverdi,
Mon espoir vole à ce vent qui l’emporte,
Froid jouet d’un souffle attiédi.

Car le printemps qui rend la feuille aux branches,
L’aurore au ciel & le nid à l’amour,
A beau fleurir les aubépines blanches,
Il n’est pas pour moi de retour.




Peut-être est-ce bientôt mon tour.
André Chénier.


Et je pense à la mort, & toujours cette idée
Revient plus menaçante à mon âme obsédée.
— Or, quand la maladie autrefois m’accablait ;
Quand je sentais la vie en moi qui s’en allait ;
Quand, instruite de tout & mesurant moi-même
Le temps & le danger sur ma faiblesse extrême,
Je contemplais mon sort sans trouble & sans chagrin,
On s’étonna souvent de voir mon front serein :
Car on ne savait pas quelle force invincible,
Quel instinct inconnu me criait : Impossible !
Et quel rêve secret, écartant tous ennuis,
Rouvrait mon horizon & visitait mes nuits.
— Aujourd’hui revenue à la santé, trempée,
Au moins le crois-je ainsi, comme une bonne épée

Pour les combats futurs par les tourments passés
(Est-ce erreur de mes yeux éblouis & lassés,
Regret de perdre trop en laissant davantage,
Doute, pressentiment, lâche instinct, faux présage ?),
J’y songe plus souvent avec bien plus d’émoi.
Je me dis : Si demain ne venait pas pour moi !
Et cette question aussitôt se présente :
Suis-je prête ? — L’épreuve est parfois si pressante
Que je sens mon cœur battre & mon front se pencher,
Comme si l’ange noir venait de me toucher.

Ainsi quand vient le jour après la lutte horrible,
En retrouvant la vie à ce souffle terrible
Qui prend leur dernier râle aux bouches des mourants,
Celui qu’on vit tomber le premier dans les rangs,
Celui qu’on croyait mort se soulève & regarde :
Autour de lui les champs, sous cette aube blafarde,
S’étendent tout unis & comme nivelés ;
Arbres, moissons, soldats gisent entremêlés,
Et les bruits furieux de la grande bataille
Se sont éteints dans cette immense funéraille.
Etonné plus qu’heureux, celui qu’on croyait mort
Scrute ses souvenirs confus avec effort ;
Il revoit chaque chose & soudain se rappelle

Que son sang coulait rouge & qu’il l’échappa belle.
Et pensant au combat de demain, lentement,
— Car il sait ce qu’on brave en un pareil moment, —
Il marche à son drapeau qu’il vient de reconnaître,
Et se dit que demain il n’ira plus peut-être ;
Mais qu’une fois ou l’autre avec ces pauvres corps
Il restera tout froid à son tour, & qu’alors…

Et je songe à la mort, & toujours cette idée
Revient plus menaçante à mon âme obsédée.



TEMPS PERDU.


Le temps s’en va, le temps s’en va, Madame.
— Las ! le temps, non, mais nous nous en allons.

Ronsard.


Oh ! tout ce temps perdu pour s’aimer, tous ces jours
Que je vois loin de moi s’envoler dans leur cours
Régulier, lent & monotone !
Tous ces bonheurs flétris dans leur espoir naissant
Comme ces derniers lys sur qui l’hiver descend
Avant la floraison d’automne !

Les arbres dépouillés demandent grâce aux cieux
Et semblent supplier de leurs bras anxieux
Que fouettent le vent & la pluie ;
Le vallon se remplit d’un brouillard froid & gris,
L’horizon nuageux se cache à l’œil surpris,
L’âme dans sa prison s’ennuie.


Car voici la saison du foyer, les longs, soirs
Dont la lampe, qu’on voit si blanche aux seuils plus noirs,
Devient l’étoile convulsive ;
Les longs mois qu’on dirait faits pour l’intimité,
Tant elle serait bonne à cet âtre enchanté
Où la flamme ailée est captive.

Mais, ô mon cœur, pourquoi sans cesse revenir
À ce que tu ne peux saisir ni retenir,
À ce qui reste l’impossible ?
Et pourquoi, dédaignant tout ce qui t’est donné,
Aux flèches d’un regret à peine détourné
T’offrir toujours comme une cible ?

Qui l’aurait cru ? la paix d’un sort modeste & doux,
Moins que la gloire dont tant d’autres sont jaloux,
Était à conquérir aisée.
Ô mon cœur ! prie & chante & ramène tes vœux ;
Ce bien est le plus cher de tous ceux que tu veux :
Le parfum de la fleur brisée.

Hélas ! l’heure qui sonne emporte un jour encor,
Et l’attente stoïque a remplacé l’essor
Dont la puissance m’est ravie ;

Et je demeure seule, & je me dis, pendant
Que dans le vide obscur mes yeux vont regardant :
« L’amour est l’âme de ma vie ! »




Débander l’arc ne guérit point la plaie.
Marot.


La tristesse a vaincu, je souffre & je me tais :
J’ai de mon doigt glacé comprimé ma blessure,
Ma tête se redresse & ma voix se rassure…
Où sont les vers que je chantais ?

Que sont-ils devenus, les chants de ma jeunesse ?
L’écho me les demande & je ne les sais plus.
— La plage est bien muette après le grand reflux,
Avant que le flux ne renaisse.

Laissez la mer monter & le temps s’accomplir.
Comme aux jours de Marot cette parole est vraie,
Pour moi « l’arc débandé n’a pas guéri la plaie »,
Et j’ai senti mon cœur faiblir.


Ainsi l’enthousiaste observant un long jeûne
Cachera sa pâleur ; & fière de mes maux,
Moi, sur ma lèvre en feu, j’étoufferai ces mots :
J’aime encore & suis toujours jeune !



PROMENADE D’AUTOMNE.


Toujours de l’ineffable allant à l’invisible.
Victor Hugo.


Nous étions en octobre, & les cieux dépouillés
Etaient pleins de rayons & d’oiseaux éveillés.
Plus tendre qu’un soupir, plus doux qu’une caresse,
Le vent tout imprégné de langueur charmeresse
Nous soufflait à mi-voix mille songes heureux.
Par la ruelle étroite & le sentier pierreux
Où les enfants jouaient en chantant, où l’aïeule,
Sur le pas de sa porte assise triste & seule,
Écoutant ces refrains qu’elle avait désappris,
Rêvait de jeune espoir & de printemps fleuris,
Nous étions arrivés en haut de la colline.
Les horizons, noyés dans la brume opaline
Que l’automne répand, fuyaient roses & bleus
Comme pour s’en aller aux lointains fabuleux.

Avec leur bruit & leurs clameurs inattendues,
Immenses toutes deux & toutes deux perdues
Dans ces vapeurs où terre & ciel se confondaient,
La campagne & la ville à nos pieds s’étendaient.
L’oreille en vain cherchait un son, l’œil une forme :
Un murmure étouffé sous un nuage énorme,
Une aspiration confuse, un nimbe d’or,
Près de nous des oiseaux qui gazouillaient encor,
Et c’était tout. — Ainsi le passé dans la vie
Disparaît, l’aspect change & le rêve dévie.
Plus haut que l’idéal, plus loin que le désir,
L’âme enfin libre monte &, fière, vient saisir,
Par delà les rayons qui voilent sa souffrance,
Dans l’immortel amour, l’immortelle espérance.




L’aigle a soif de voler, l’homme a soif de souffrir.
Joséphin Soulary.


Jadis enfant joyeuse & folle,
Toujours extrême en mes désirs,
Combien de fois une parole
Me prit à mes jeunes plaisirs !

Le seul mot deviné de gloire
Me causait des enivrements : —
Je rappelais à ma mémoire
L’exemple des grands dévoûments ;

J’enviais jusqu’à la souffrance
Qui, trempant l’âme à sa valeur,
Force même l’indifférence
D’honorer en nous le malheur ;


Dans mon imprudente énergie
Féconde en rêves ébauchés,
J’avais presque la nostalgie
Des bastilles & des bûchers ;

Et l’esprit hanté des merveilles
Des fastes de la nation,
Ce seul cri remplissait mes veilles :
Réforme & Révolution !

Car je refusais de comprendre
Q’il n’est pas besoin d’échafaud,
Et qu’un noble rang est à prendre
Sans aller si loin ni si haut.

L’amour, à sa chaude lumière,
Vint alors éclairer mon cœur,
Librement je l’ai la première
Reconnu, proclamé vainqueur ;

J’ai donné de longues années
À ces fiers tourments ingénus, —
Puis d’autres épreuves sont nées,
Puis d’autres chagrins sont venus.


Maintenant la vertu stoïque
Réveille en moi l’ancien espoir
Et me dit : « Il n’est d’héroïque
Que l’honneur & que le devoir ! »

Mais calmant mon effervescence
Prête à partir aux grands combats :
« Sache donc tourner ta puissance
Toi-même à te vaincre tout bas. »




Sous ta sérénité cache aussi ton secret.
Théodore de Banville.


Ô privilèges saints que Dieu m’accorde encor
Et dont s’enorgueillit mon âme inassouvie,
Vous que j’aime & je garde ainsi qu’un pur trésor,

Tristesses de mon cœur & peines de ma vie,
Retirez-vous du jour & cachez-vous aux yeux :
Je ne veux exciter la pitié ni l’envie.

Cherchez la solitude aux soirs silencieux,
Demandez aux matins dormants l’indépendance,
Ô superbes douleurs, pour monter sous les cieux.

Cependant que mes vers à leur lente cadence
Tels que les flots d’un lac berceront vos ennuis,
Pour avoir plus de force ayez plus de prudence.


Et sans perdre de séve en d’inutiles fruits,
Plus vigoureusement qu’aux montagnes prochaines,
Puisant les sucs secrets dans le profond des nuits,

Vos racines croîtront comme celles des chênes.



Sentiment de la vie perdue !
Sénancourt.


Inutile ! ce mot pèse sur bien des fronts,
On le lit au revers de bien des destinées,
Et plus d’un noble cœur insensible aux affronts
Succombe à ce dégoût des forces enchaînées.

Plus d’un soupire après les sanglants éperons
Qui poussent au champ clos des luttes obstinées,
Et, cheval de bataille oublié des clairons,
Se meurt désespéré sur quelques fleurs fanées.

Inutile ! & qui peut se donner un tel nom,
Se déclarer oisif sans s’avouer coupable,
Et dire que de vivre il se sent incapable ?


Vivre est bon, vivre est juste. Inutile ? non, non !
Le devoir n’est jamais sans levier qui nous meuve,
Et, s’il semble manquer, c’est une pire épreuve.




Aimer, ce mot-là seul contient toute la vie.
Théophile Gautier.


L’amour ! un mot encor, mais sublime & sauvage,
Âpre au cœur & si doux qu’on ne peut l’oublier,
Et que sans cesse, ainsi que le flot au rivage,
Qui s’en vit repoussé revient le supplier.

Ô fléau tentateur au sûr & lent ravage,
Faible à te laisser prendre & fort à nous lier,
Lorsque, nous provoquant à te mettre en servage,
Tu nous charmes avant de nous humilier ;

Auteur des plus longs maux & des plus courtes joies,
Qui, de la même main, nous sacres & nous broies
Sans nous donner jamais le temps de crier non ;


Despote souverain à l’infernal empire,
Ô toi par qui l’on souffre & l’on meurt, qui peut dire
Ce que perdrait le monde à renier ton nom ?




La Mort est multiforme, elle change de masque…
Théophile Gautier.


Un cimetière aux champs est chose rassurante :
Ces tumuli cachés sous les ifs & les fleurs
Ont des airs innocents où l’âme indifférente
Lit volontiers : Vertu, paix, prières & pleurs.

En ville, un cimetière & sa foule encombrante
De marbres l’un sur l’autre entassés, de douleurs
Qu’étouffent mal les bruits de la vie expirante,
Éveillent dans l’esprit les doutes harceleurs.

Aux champs on peut s’étendre & s’endormir à l’aise,
Tout est calme & clarté. Mais au Père-Lachaise,
Le poëte qui songe, & va cherchant le beau,


De la Mort multiforme entend la plainte acerbe.
Eh ! qu’importe après tout ? Sous la pierre ou sous l’herbe
Quel mot est plus sonore & plus creux qu’un tombeau ?




Refeuilleter sans cesse & son âme & sa vie.
Andre Chénier.


Je ne puis feuilleter mes livres, mon trésor,
Sans qu’aussitôt des vers vibrent dans mon oreille :
Tel, par le renouveau dont l’aube s’émerveille,
Aux chants de ses aînés l’oiseau prend son essor.

Ce n’est qu’un loriot, peut-être moins encor,
Dont ainsi l’aile s’ouvre & la voix se réveille,
Mais, artiste naïf à ferveur non-pareille,
Pour lui sa note unique est comme un timbre d’or.

— Vous en qui je retrouve & ma vie & mon âme,
Qui prêtez à mon rêve un peu de votre flamme,
Et vos chants à ma voix, ô poètes aimés !


Entre mes faibles mains que vos pages demeurent :
L’amour y tient mes vœux les plus chers enfermés,
Et l’espoir m’y sourit & mes regrets y meurent.




Et tu te plains ?
Épictète.


C’est vrai, j’ai peu d’égards aux vains regrets d’autrui ;
Pour tous, comme pour moi, je suis presque trop forte,
Et, coupable parfois au moment qu’elle exhorte,
Ma volonté superbe endure mal l’ennui.

Ah ! quand on voit demain triste autant qu’aujourd’hui,
Quand on passe sa vie à dire : Que m’importe ?
À repousser du pied comme une chose morte
Tout rêve qui demeure après l’espoir enfui ;

Peut-être la douleur qu’on veut garder secrète
Vous donne-t-elle aussi des mots impérieux ;
Et d’un geste écartant les regards curieux,


Comme celui qui souffre en lisant Épictète,
Ravi par la vertu des Stoïques anciens,
Traite-t-on tous les maux comme on traite les siens.



sur la
PREMIÈRE PAGE DE JOSEPH DELORME.


Chacun a son poëte entre tous préféré,
Interprète choisi de sa pensée intime,
Ami sûr qu’on recherche, idéale victime
Dont on fait son écho, son modèle inspiré :

Les uns ont Lamartine, & les autres André ;
Hugo, le fier génie au vol ample & sublime ;
Gautier, l’inimitable artiste, avec sa lime ;
Musset, avec sa lyre & son verre doré

Sans le savoir ainsi chacun donne sa norme ;
Et souvent, inconstance ou d’humeur ou d’amour,
Après Valmore en pleurs Baudelaire a son tour.


Pour moi, c’est Sainte-Beuve & son Joseph Delorme,
Martyr mystérieux d’un rêve inaperçu,
Cœur qu’il faut deviner & chant qu’on n’a pas su !


Juillet 1869.



LA DIVINE TRAGÉDIE.


À M. CHENAVARD.


La Mort est dans le ciel, & partout à la fois
S’épanche la bataille autour du Christ en croix.
À peine si la toile immense & grandiose
Peut, dans leur agonie ou leur apothéose,
Contenir tous ces Dieux surgissant du passé :
Ici pleure Maïa sur Ammon renversé ;
Là combattent Jormur & Thor ; plus loin Minerve
Se redresse ; Apollon sur Marsyas conserve
Le droit de l’esprit pur sur l’animalité.
Hercule, dieu des forts, en un vol emporté
Fait cabrer sous son poids Pégase aux vastes ailes ;
Diane bande en vain l’arc aux flèches mortelles,
Et Bacchus & l’Amour, fuyant le sort prévu,
Portent Vénus qui dort vers le monde entrevu.

Le Christ rayonne au centre entre les bras du Père.
Il est le point de mire & le point de repère ;
Celui qu’on ne saurait éviter, qu’on ne peut
Nier ni repousser lors même qu’on le veut ;
Qui commande à la Mort après l’avoir domptée,
Et, tranquille au milieu de leur foule irritée,
Avec l’autorité que lui donne la foi,
Domine tous ces Dieux pleins de rage & d’effroi.
Pour rendre plus complet le sanglant sacrifice,
Car il faut devant lui que tout éclat pâlisse,
Son front a dépouillé le nimbe consacré :
Il est homme, il est mort, il est transfiguré !

Ô stoïque chrétien ! philosophe & prophète
Qui portez le ciel même en votre âme inquiète,
Artiste au fier pinceau, poëte au sens subtil,
Vous que Dante eût choisi pour compagnon d’exil,
Ô grand peintre de la Divine Tragédie,
Ainsi vous affirmez dans cette œuvre hardie
Le plan sacré que nous pressentions par instants.
Chaque siècle, à son tour, selon l’ordre des temps,
Sortant sous vos regards de sa nuit plus profonde,
Venait vous dévoiler son rôle dans le monde.
Et dans ce Panthéon dont les murs radieux

Ont dit l’humanité, ses martyrs & ses dieux,
Pour le dernier combat & la sainte victoire,
Héros de l’idéal humain, au ciel de gloire
Vous les faites revivre & les groupez autour
Du Christ consommateur du mystère d’amour,
Qui, du haut de sa croix triomphant de leur nombre,
Par sa seule vertu les rejette dans l’ombre.
— Or cette noble lutte, ô penseur grave & fier,
Est encore aujourd’hui ce qu’elle était hier ;
Grâce à vous je la vois, devant l’histoire austère,
Comme en l’éternité dans toute âme sur terre.
Ce que votre génie embrasse & nous fait voir,
Chaque homme le reflète ainsi qu’un sûr miroir,
Et, reprenant toujours la scène commencée,
Est acteur en ce grand drame de la pensée.

Oui, le combat rugit en nous
Comme une tempête implacable,
Qui nous enfièvre & nous accable
Au souffle ardent de son courroux.
Le bras armé de la Méduse,
Notre sagesse se refuse
À courber son front révolté ;
Et bientôt, lassés du tumulte,

Nous-mêmes désertons le culte
De l’Amour & de la Beauté.

Toutes les lâchetés traîtresses
Font irruption dans nos cœurs ;
Nous devenons les vils moqueurs
De nos plus sublimes ivresses.
Et nous regardons anxieux
Sur le fond orageux des cieux
Se dresser la blanche figure,
Car notre courage abattu
À cet idéal de vertu
Se reconnaît & se mesure.

Mais, splendide accomplissement
Des lois par Dieu même données !
Toutes les forces déchaînées
Marchent en un seul mouvement ;
Tous les temps travaillent pour l’homme,
Un jour récupère la somme
De tant de siècles écoulés,
Et cet ordre & ce plan du monde
Se sont à votre âme féconde
En un seul tableau révélés.


Ô grave & souverain artiste
Qui portez si haut l’idéal,
Qui dans ce temps sombre & brutal
Êtes si grand étant si triste,
Insensible à l’injuste affront,
Gardez votre lumière au front,
Et, fort de votre force intime
Après tant de maux essuyés,
Dans votre chef-d’œuvre voyez
Resplendir la sainte victime !

1869.



LE SACRIFICE D’ABRAHAM.


Quoy qu’il soit tormenté,
Et mille fois tenté,
Le fidèle est vainqueur.

Théodore de Bèze.


i.


Abraham rêvait seul assis devant sa tente.
Fixes étaient les traits de son visage pur
Et roides les longs plis de sa robe flottante.

C’était à Bersabée, entre Kadès & Sçur.
Le soleil seulement venait de disparaître,
Et de larges sillons labouraient d’or l’azur.

Sous le fouet des bergers tremblants à l’œil du maître,
Les files de brebis montaient de l’abreuvoir ;
Les bœufs libres du joug lentement allaient paître.


Et les chaudes vapeurs & les pourpres du soir
Ceignaient d’une auréole aux effluves magiques
Le patriarche assis qui regardait sans voir.

Car son œil était plein de visions tragiques,
Rouges plus que le sable au désert embrasé,
Plus que le sang qui bout dans les cœurs énergiques.

Nul ne troublait ce songe ardent. Qui l’eût osé ?
Sa femme avait passé qu’il avait méconnue,
Son fils l’avait nommé qu’il n’avait point baisé :

Il rêvait, sombre, seul, mains jointes, tête nue.
« Il parle avec son Dieu ! » disaient les serviteurs ;
Et tous s’étaient couchés la nuit étant venue.

Entre les oliviers qui couvraient les hauteurs
Passaient de blancs rayons comme à travers un crible,
Les frais vallons ombreux s’emplissaient de senteurs.

— Il parle avec son Dieu ! mot sublime & terrible !
Par la plus belle nuit d’un été d’Orient
L’homme se débattait sous l’angoisse invincible ;


Et dans l’enivrement de ce ciel souriant,
Il sentait sur sa chair un souffle de tempête,
En son cœur des remords qui se dressaient criant.

De ce regard empreint d’épouvante muette
Qui lit la vérité sur le front du passé,
Il embrassait sa vie… & détournait la tête.

Amertumes du temps vainement dépensé,
Dégoûts des jours perdus, sanglantes agonies,
Trahisons d’un orgueil trop longtemps encensé,

Qui de nous n’a connu vos âpres ironies ?
Et sous la pression des regrets impuissants
N’a subi vos tourments, ô lentes insomnies !

Qui n’a dans son oreille entendu ces accents
Où gronde le courroux de la justice armée,
Comme un lointain orage aux foudres menaçantes ?

Qui n’a, malgré l’oubli d’une nuit embaumée,
Derrière la Vengeance au vol lourd & fatal,
Entrevu Dieu dans sa conscience alarmée ?


Et comme un exilé revient au sol natal,
Qui de nous, au travers de ce monde de fange,
N’a de tout son pouvoir tendu vers l’idéal ?

Abraham poursuivait sa vision étrange,
Il pleurait, il priait, & parfois près de lui
Il entendait des voix qu’il croyait des voix d’ange.

Des clartés d’outre-ciel lui semblaient avoir lui ;
Mais il n’en avait pas sitôt goûté l’extase,
Que la voix s’était tue & l’éclair avait fui.

« Oh ! qui subsistera que ta fureur n’écrase,
Éternel, contre toi quel rempart aurons-nous ?
Dans la main du potier est l’argile du vase.

Et sur cette balance où pèse ton courroux
Nous sommes plus légers que la balle qu’on vanne ;
Car ton nom est Justice ! ô Dieu fort & jaloux ! »


ii.



Aux monts de Morijah marchait la caravane.
Abraham, l’avant-veille, avait pris ce chemin :
Quelques fagots étaient liés au dos d’un âne.

Vers le faîte sacré, vierge de pas humain,
Père, prêtre, bourreau, faisant son triple office,
Il s’avançait le glaive et la torche en sa main.

De l’amour maternel craignant quelque artifice,
Il avait dérobé son dessein à Sara :
Isaac seul devait l’aider au sacrifice.

Quand, au troisième jour, l’aube les éclaira :
« Père, » lui dit l’enfant, « où donc est la victime ? »
« L’Éternel, » répondit le père, « y pourvoira ! »

Les esclaves muets, comme ceux qu’on opprime,
Avec le vague instinct des animaux des bois,
Flairaient l’odeur du sang & pressentaient le crime.


Mais lequel d’entre eux tous eût élevé la voix
Devant le patriarche, absolu sous la tente
Plus qu’en leurs grands palais ne le sont tous les rois ?

Chacun donc, haletant dans l’horreur de l’attente,
Le regardait d’en bas gravir l’âpre sommet,
Formidable, tout blanc sous la nue éclatante ;

Et suivi pas à pas par le fils qu’il aimait
Comme le vieux lion par la jeune gazelle,
La torche dans les airs crépitait & fumait.

« Élohim, ô vengeur ! pour preuve de mon zèle,
Que te faut-il de plus que mon sang & ma chair ?
Ta main broie en passant le coupable sous elle,

C’est la hache affilée à l’aveuglant éclair.
Au moins laisseras-tu s’en aller ton esclave
S’il se rachète au prix de son bien le plus cher ?

Il n’est honte ou péché que le sang pur ne lave.
L’holocauste d’Abel est d’un cœur innocent ;
Autre est le mien, la faute étant autrement grave. »


Or sous ses pieds plus lourds, le chemin plus glissant
Obligeait Abraham à ralentir sa marche :
Il comptait tous les coups de son cœur frémissant.

Comme aux temps de terreur où Noé bâtit l’arche,
Le ciel pesait ainsi qu’une voûte d’airain
Sur le front anxieux du pâle patriarche.

Et, quand il se tournait à l’horizon serein,
Il croyait voir debout la Fatalité sombre
Qui le poussait au but de son doigt souverain.

Isaac souriant pensait au bois plein d’ombre
Où sa mère priait, l’œil au ciel attaché,
Pour que les voyageurs revinssent sans encombre.

Abraham cependant avait tout dépêché :
L’autel était dressé, la flamme toute prête,
Et l’enfant bien lié sur les fagots couché.

Nul n’abordait jamais cette haute retraite,
Ils étaient seuls. Pourtant, lorsque du glaive armé
Il étendit le bras, une voix dit : « Arrête ! »


Qui donc avait parlé dans ce désert fermé,
Quelle invisible main le tenait par derrière,
Quel ange du Très-Haut l’avait soudain nommé,

Et dans sa conscience avait redit : « Arrière ! »
Quand d’un coup d’œil stupide il avait embrassé
Tout l’ensemble de sa vision meurtrière ?

« Éternel, ton salut sur mon âme a passé,
J’ai fléchi les genoux devant ta face auguste ;
J’ai vu ta vérité, pardonne à l’insensé,

Car ton nom est Amour, ô Dieu saint, ô Dieu juste ! »


Juillet 1869.




Les cendres des brûlés sont précieuses graines.
Agrippa d’Aubigné.
(Les Tragiques, livre iii.)


Le ciel est sombre, il pleut, &, la tête lassée
De l’incessant & sourd travail de ma pensée,
Je songe, assise auprès du feu mourant. La nuit,
Dans les plis de sa robe étouffant chaque bruit,
Fait tomber sur la terre un lourd sommeil sans rêve.
Mais dans ce grand silence extérieur s’élève
La voix qui parle au fond de toute âme : j’entends
Les mots impérieux qui traversent les temps,
Que Moïse épelait à son peuple farouche,
Que les prophètes ont passé de bouche en bouche
À Jésus, & qu’il dit, lui, du haut de la croix ;
Que saint Paul foudroyé recueillit ; qu’à la fois

Devinèrent Socrate & Platon ; qu’Épictète
Comprenait ; que, pendant des siècles de tempête,
Le dégoût à la lèvre & la révolte au cœur,
Les foules, tressaillant sous le fouet du vainqueur,
Cherchaient au cloître obscur hors de ce monde infâme ;
Et que Huss, au milieu de son bûcher en flamme,
Retrouva pour les rendre à Luther & Calvin.
Tous les martyrs sont là vivants, & c’est en vain
Que le souffle qui vient de l’infini disperse
La poussière des morts oubliés, & renverse
Sur leurs cercueils brisés la pierre des tombeaux ;
Il sème par poignée, il jette par lambeaux
Leurs paroles au monde & leur œuvre à la vie.
Incessamment foulée, incessamment suivie,
La route qu’ils frayaient dans leur sublime essor
S’ouvre devant nos pas & s’élargit encor.
Le sillon lumineux qu’a laissé leur génie
Guide l’humanité sur leur trace bénie,
Et Dieu met dans la coupe où nous buvons l’espoir
Leurs larmes & leur sang versés pour le devoir.



LA PIERRE D’ATTENTE.


Un peu d’espérance reparaît dans le monde

— Je crois de nouveau à l’avenir.

Edgar Quinet.

(Lettre du 26 juillet 1869.)


Contre l’ancien rempart de la tour féodale
Où, familier d’hier, le paysan installe
Son foyer à l’abri du vent,
Au-dessus de l’école & du nid d’hirondelle,
Elle est là, droite encore, impassible & fidèle,
Qui regarde au soleil levant.

Depuis quatre-vingt ans qu’il neige ou pleut sur elle,
Qu’elle brave l’éclair, l’ouragan ou la grêle
Comme les révolutions ;

Qu’elle reste rivée à son socle de pierre
Cependant qu’à ses pieds tombe & vole en poussière
Le sort changeant des nations ;

Qu’à l’empire vaincu les royautés succèdent
Et, comme les saisons qui l’une à l’autre cèdent,
Ne s’en vont que pour revenir ;
Plus haut que le combat qui hurle à son oreille,
Immortelle pensée oubliée, elle veille
Les yeux fixés sur l’avenir.

C’est en vain qu’elle a vu partir dans l’ombre occulte,
Pour la mort ou l’exil, ceux qui gardaient son culte ;
Elle attend, car elle savait
Que, plutôt que trahir sa cause abandonnée,
Comme elle ils attendront la fin de leur journée
Pour s’endormir sur leur chevet.

Bonnet au front, péplum à l’épaule mi-nue,
Telle qu’elle a jadis pris d’assaut dans la nue
Son piédestal aérien,
Telle, blessée au cœur par la vie implacable,
Elle se tient debout, vigie infatigable,
Sur le mur croulant, son soutien.


Et lorsque des maisons tout alentour semées
Montent matin & soir de bleuâtres fumées,
Que ce soit l’hiver ou l’été,
Toujours dans le ciel pur, sous le soleil oblique,
Resplendit ton vieux buste, ô jeune République,
Déesse de la Liberté !




Toute âme est un sépulcre où gisent mille choses.
Théophile Gautier.


À l’honneur du combat qu’importe la victoire ?
Celui qui pour mourir se couche en son drapeau,
Suaire que son sang a fait tout rouge, est beau :
C’est la fatalité, mais c’est aussi la gloire.

Toute âme est le champ clos d’une bataille noire,
Sans pitié ni merci, sans soleil ni flambeau.
Chaque illusion morte y trouve son tombeau
Et dans sa chute entraîne au néant sa mémoire.

Ainsi, fiers seulement du devoir accompli,
Tristes cercueils où dort l’amour enseveli
Près des élans fougueux & des grandes pensées,


Nous traînons le fardeau de nos forces lassées,
Et nous nous survivons dans cet immense oubli,
Sentant s’ouvrir le ciel sur nos têtes baissées.




Je pleure sur tous ceux qui sont morts,
moi qui suis si vieux.
Lefebvre d’Étaples.


Ô morts qui ressemblez à des apothéoses,
Triomphe surhumain par l’homme remporté,
Chant divin que j’entends sortir des tombes closes ;

Ô vous qui célébrez la foi, la liberté,
La vertu, saintes morts des martyrs que j’envie,
Soyez mon idéal pour l’immortalité !

Brillez devant mes yeux tous les jours de ma vie,
Vous en qui le Seigneur a pris plaisir, versez
Vos flots d’enthousiasme à mon âme ravie.


Je ne monterai pas sur les bûchers dressés,
Je ne prendrai point place aux bancs de la galère,
Je n’irai pas dormir aux cachots surbaissés.

Et non plus dans l’ardeur d’une noble colère,
Comme un lion qui brise une chaîne d’airain,
Ivre de la sublime ivresse populaire,

Et pour la gloire au front impassible & serein
Donnant le plus pur sang de mes veines fiévreuses,
Je n’aurai les combats de la Meuse & du Rhin.

La palme & le laurier des victoires heureuses
Ainsi que du bois mort cassent entre nos mains :
La nuit est descendue aux plaines ténébreuses.

Avec les Réformés sont les Républicains,
Apôtres ou héros, conscience ou patrie,
La foule ne leur rend que des hommages vains.

La source jaillissante en nos cœurs est tarie.
Le reflux a quitté la grève en murmurant :
Le ciel morne n’a plus d’étoile qui sourie.


Moins mauvais ou moins fort, l’homme est plus tolérant,
Les gibets sont tombés sur nos places publiques :
Le siècle est-il meilleur ou plus indifférent ?

Ô vous que l’on oublie, ô souvenirs épiques,
Déployez dans le vent vos drapeaux déchirés,
Rouvrez la grande arène aux luttes pacifiques.

Le temps qui marche veut des cœurs bien préparés,
Et pour les jours futurs aux aurores sublimes
Il faut que des sillons germent les blés dorés.

Lorsque votre pardon consacrera les crimes,
La justice & le droit seront assez vengés.
Oubliez les bourreaux pour parler des victimes.

Peut-être en d’autres maux vos maux seront changés ?
Qu’importe ! de nos yeux les pleurs coulent de même :
Nous portons le fardeau que vous nous partagez.

Votre pâleur revient à notre front plus blême,
Vos sueurs d’agonie ont transi notre chair,
Et nous avons bondi sous le cri d’anathème,


Car nous avons chacun un but secret & cher
Qu’il nous faut renoncer à toucher sur la terre,
Quelque port entrevu dans un horizon clair,

Quelque amour adoré que notre voix doit taire,
Quelque Éden interdit à nos vœux impuissants,
Chimère ou souvenir, idéal ou mystère.

Rien n’est perdu pour nous de ces temps menaçants,
Des corps de nos meurtris la glèbe est fécondée ;
Toujours les mêmes deuils ont les mêmes accents.

Moïse meurt encore aux portes de Judée ;
Jérémie à Sion pleure éternellement :
Rachel dans sa douleur ne s’est pas amendée.

Ainsi, sur le chemin où tout espoir nous ment,
Où tombe sous nos pas tout élément de joie,
L’exemple des aïeux revient sûr & calmant.

Ô morts, vous flamboyez comme l’astre flamboie,
Vous mettez des rayons dans l’abîme béant,
Vous nous prenez la main pour nous marquer la voie.


Ô morts, qui devant vous pourrait croire au néant,
Et, toujours plus ému chaque fois qu’il vous nomme
En vous ne puiserait des forces de géant ?

Car vous êtes la loi que Dieu révèle à l’homme,
Et le sceau qu’il appose au front de ses élus,
Qu’ils sortent de Sion, d’Athènes ou de Rome.

Car, par cette vertu de ceux qui ne sont plus,
Vous êtes la suprême & l’immense victoire
Où nos doutes amers sont enfin résolus.

Ô vous qui consacrez les leçons de l’histoire,
Morts des martyrs, laissez tomber sur leurs enfants
Quelque reflet lointain de votre pure gloire.

Dans les rouges lueurs de nos soirs étouffants,
Comme autrefois au chant de l’hymne ou du cantique,
Nous nous retrouverons sereins & triomphants,

Ô morts de la Réforme & de la République !




Pour embrasser le monde ouvrant les bras en croix.
Théophile Gautier.


Quand Jésus s’en allait de bourgade en bourgade,
Quand il était bien las de la route du jour,
Quand il laissait errer son regard tour à tour
Du scribe au péager, du pécheur au malade ;

Simple & grand, fort & doux, quand il avait donné
À tous le pain de vie & les eaux jaillissantes,
Quand il sentait gronder les haines menaçantes
Et savait qu’il mourrait de tous abandonné ;

Quelquefois une larme, un soupir, un murmure,
Humble hommage d’une âme où l’amour avait lui,
Naissait sur son passage & venait jusqu’à lui :
Dieu lui donnait cela comme baume à l’injure.


Et le Christ, raffermi par ce faible soutien,
Reprenait le chemin qui finit au supplice.
Ce miel lui suffisait au bord de son calice
Et qu’on lui dît : Merci, car tu m’as fait du bien !

Or, c’est la sainte joie & l’attribut suprême
Que Dieu s’est réservés dans son éternité
D’être pour l’homme ingrat l’amour & la bonté,
Et d’être le pardon lorsqu’il pleure & qu’il aime.

Mais l’urne était si large & le flot si fécond,
Que Dieu le fit pencher sur la fange où nous sommes
Et qu’il dit à Jésus d’amener tous les hommes
À cet amour sans borne, à cette mer sans fond.



ÉPILOGUE.


Soyez toujours prêts.
Calvin.


Oui, si jeune encore & mûre déjà,
J’ai connu les maux d’une longue vie,
Je puis jalonner la route suivie
D’espoirs que le dur destin abrogea.

Mais si j’en dressais la funèbre liste
Comme une barrière aux essors ardents,
Serais-je moins prompte en vœux imprudents,
Ô fatalité, serais-je moins triste ?

Sans lui demander seulement pourquoi,
J’accepterai donc ce que Dieu m’envoie,

Et jusqu’à la fin j’irai dans ma voie,
Libre de remords, de plainte ou d’effroi,

Je saurai souffrir s’il faut que je souffre ;
Et, gardant surtout ma sincérité,
Je dirai, selon qu’elle aura dicté,
La joie ou le deuil, le ciel ou le gouffre.

Aujourd’hui j’ai cru posséder la paix,
Et pouvoir jeter un défi superbe
Aux tourments qui font la parole acerbe :
Je verrai demain si je me trompais.

Car demain, peut-être, aura son épreuve,
Joug plus difficile & lourd à porter,
Qu’il faudra subir sans rien regretter,
Quel que soit le doute en moi qu’elle émeuve.

Vous donc, jours futurs, vous pouvez venir ;
Oiseaux précurseurs d’aube ou de tempête,
Sur mon front pensif passez, je suis prête,
Je n’essaîrai pas de vous retenir.


C’est la loi de tous qu’à mon tour j’observe :
Je sais que mon cœur est resté naïf
Et qu’un lien sombre au passé plaintif
Noûra l’avenir que Dieu me réserve.


Janvier 1870.