Les Stromates/Livre premier/Chapitre V

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Texte établi par M. de GenoudeSapia (Tome cinquièmep. 18-22).
Livre premier
CHAPITRE V.
La philosophie est la servante de la théologie. Interprétation de l’histoire de Sara et d’Agar.

Avant la venue du Seigneur, la philosophie était nécessaire aux Grecs pour les conduire à la justice ; maintenant encore elle est utile pour les conduire à la véritable religion ; elle sert d’instruction préparatoire à ceux dont l’esprit ne s’ouvre à la foi qu’après une démonstration préalable. Ton pied, dit l’ÉcriÉcriture, ne chancellera pas, si tu rapportes à la providence divine tout ce qui est bon en toi, soit que tu le tiennes de la philosophie grecque ou de nos saints livres. Dieu est le principe de toutes les choses bonnes ; des unes immédiatement comme l’ancien et le nouveau Testament ; des autres secondairement, comme la philosophie. Peut-être même la philosophie a-t-elle été donnée aux Grecs au même titre que l’Écriture, avant que le Seigneur les appelât ; car elle aussi, elle a été un maître qui, de même que la loi pour les Hébreux, a conduit les Grecs comme des enfants à Jésus-Christ. La philosophie est donc une étude préparatoire ; c’est elle qui ouvre la route à celui que Jésus-Christ mène à la perfection. « Entoure ta sagesse d’un rempart, dit Salomon, et elle t’élèvera, et elle ornera ta tête d’une couronne d’honneur et de joie ; » lorsque tu auras élevé autour d’elle les murailles de la philosophie, et que, pour leur donner une plus forte assiette, tu n’auras rien épargné de ce que la vertu te permet, tu la conserveras inaccessible aux sophistes. Sans doute la vérité n’a qu’une voie ; mais d’autres ruisseaux lui arrivent de divers côtés, et se jettent dans son lit comme dans un fleuve éternel. Aussi Dieu nous dit : « Écoute, mon fils, et reçois mes paroles, afin que de nombreuses routes s’ouvrent devant toi dans la vie ; car je te montre les voies de la sagesse, afin que les sources ne tarissent pas, » les sources qui jaillissent du sol même. Le saint roi compte en cet endroit plusieurs voies de salut pour un seul juste, c’est ce qu’il fait entendre par ces paroles : « Les voies des justes brillent comme la lumière. » Les préceptes et les instructions préparatoires sont aussi des chemins et des ressources pour entrer dans la vie. « Jérusalem, Jérusalem, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule ses petits ? » Or, Jérusalem veut dire vision de la paix ; le Seigneur nous déclare donc d’une manière prophétique que ceux qui seront admis à contempler en paix les saints mystères, auront été préparés comme des enfants à cette sublime vocation. Quoi donc ? le Seigneur a voulu, mais il n’a pas pu ? Combien de fois et dans quel lieu ? Deux fois, par les prophètes et par sa venue. Ce mot, combien de fois, prouve donc que la sagesse divine prend des voies diverses, et que, par tous les moyens, quelle qu’en soit la forme particulière ou le nombre, elle nous sauve non-seulement pour le temps, mais pour l’éternité ; « car l’esprit du Seigneur remplit l’univers. » Que si l’on nous objecte ce passage de l’Écriture : « Ne prête pas l’oreille aux paroles de la femme perverse, car les lèvres de la courtisanne distillent le miel ; » et que l’on prétende, en forçant la signification des mots, que, par la courtisanne, l’Écriture désigne la science des Grecs ; que l’on écoute le verset qui vient ensuite : « Selon le temps, ses paroles sont onctueuses comme l’huile. » Or, la philosophie ne flatte pas. De quelle courtisanne l’Écriture veut-elle donc parler ? Elle la fait assez connaître lorsqu’elle ajoute : « Les pieds de la folie conduisent aux enfers après leur mort ceux qui l’écoutent ; ses démarches sont changeantes et ne laissent pas de traces. » Éloigne-toi de la folle volupté ; « ne te tiens pas auprès de la porte de sa maison, de peur qu’elle ne livre ta vie aux étrangers. » L’Écriture ajoute à l’appui de ses préceptes : « Tu te repentiras ensuite dans ta vieillesse, lorsque tes forces seront éteintes et ton corps épuisé ; » car telle est la fin des folles voluptés ; ainsi vont les choses. Mais lorsque l’Écriture nous dit : « Ne reste pas longtemps auprès de l’étrangère, » elle nous conseille de faire usage de la science humaine, mais de ne pas nous y arrêter ; car les dons intellectuels qui ont été faits à chaque nation en temps convenable, sont pour elles toutes une instruction préalable, qui les disposait à recevoir le verbe du Seigneur. Cependant il y a des hommes qui, séduits par les charmes trompeurs des études préparatoires, qui ne sont que les servantes, ont dédaigné la maîtresse du logis, c’est-à-dire la philosophie, et ont vieilli, les uns dans la musique, les autres dans la géométrie ; d’autres dans la grammaire, la plupart, dans l’art oratoire. De même que les études encyclopédiques sont des degrés utiles pour arriver à la philosophie qui est leur souveraine, de même aussi la philosophie est une aide pour acquérir la vraie sagesse ; car la philosophie est un exercice préparatoire ; mais la sagesse est la science des choses divines et humaines, et des causes. La sagesse est donc la maîtresse de la philosophie, comme celle-ci est la maîtresse des études préparatoires ; car, si la philosophie fait profession de pratiquer la continence dans l’usage des sens, et s’il est beau de l’embrasser pour elle-même, elle paraîtra plus auguste et s’élèvera plus haut, si on l’embrasse pour honorer Dieu et arriver à sa connaissance. L’Écriture va nous fournir un témoignage pour confirmer ce que nous venons de dire : Sara, la femme d’Abraham, était depuis longtemps stérile ; comme elle n’enfantait pas, elle permit à Abraham de s’approcher de sa servante Agar, l’égyptienne, pour en avoir des enfants. Ainsi donc la sagesse, qui est la compagne du fidèle, c’est-à-dire d’Abraham qui fut réputé fidèle et juste, était encore stérile et sans enfants, puisqu’elle n’avait produit aucun fruit de vertu. Elle voulait donc avec raison que celui qui marchait déjà dans la voie du progrès s’approchât d’abord de la science mondaine (l’Égypte est le symbole qui représente le monde), et qu’ensuite s’approchant de la sagesse elle-même, il engendrât Isaac conformément à la volonté divine. Or, Philon prétend que le mot Agar signifie habitation voisine ; car il est dit à ce propos : « Ne reste pas longtemps auprès de l’étrangère. » Philon ajoute que le mot Sara signifie l’autorité dont je dépends. Toutes les études préparatoires peuvent donc conduire à la sagesse qui occupe le trône et par laquelle se multiplie la race d’Israël ; il est montré par là que la sagesse divine est un bien qui s’acquiert ; c’est à elle qu’Abraham est parvenu, en passant de la contemplation des choses célestes à la foi et à la justice qui se rapportent à Dieu. Or, Isaac veut dire celui qui n’a pas eu d’autre maître que lui-même ; c’est pour cela qu’on le regarde comme la figure du Christ. Il fut le mari d’une seule femme, Rebecca, dont le nom signifie patience. On dit que Jacob lutta contre plusieurs adversaires, comme l’indique son nom qui veut dire : Qui s’exerce. Or, on ne trouve à s’exercer qu’au milieu du conflit des différentes doctrines ; c’est de là que Jacob reçut un autre nom, le nom d’Israël, qui signifie véritable voyant, parce qu’il fut éclairé par une longue expérience et par de longues épreuves. Ces trois aïeux du peuple juif nous offrent encore une autre interprétation, c’est que le sceau d’une science forte et solide résulte de la nature, de la doctrine et de la pratique. Thamar nous présente encore une autre image du principe que nous posons, Thamar qui vint s’asseoir à l’entrée d’un carrefour, et fit croire qu’elle était une courtisanne. Juda, qui possédait l’amour de la science (son nom signifie qui peut), qui n’a rien laissé sans l’examiner, sans l’étudier à fond, considéra Thamar et s’approcha d’elle, mais sans cesser de confesser Dieu. C’est par le même motif que voyant la jalousie de Sara contre Agar, qui était plus honorée que sa maîtresse, Abraham aussi qui n’avait pris dans la philosophie humaine que ce qu’elle renferme d’utile, dit à Sara : « Voilà ta servante entre tes mains, fais d’elle ce que tu voudras ; » comme s’il disait : j’ai pris la science du siècle comme la plus jeune et comme une simple servante ; mais votre science je la respecte et l’honore comme la vraie maîtresse. Et Sara affligea l’Égyptienne ; c’est comme s’il y avait : la corrigea et la réprimanda. Il a donc été dit avec raison : « Mon fils, n’oublie pas les enseignements de Dieu ; ne te rebute pas devant ses réprimandes ; car le Seigneur châtie celui qu’il aime. Tous ceux de ses enfants qu’il recevra dans le ciel, il les frappe ici-bas. » Envisagés sous un autre jour, les passages des Écritures dont nous venons de parler, présentent l’explication d’autres mystères ; mais ils peuvent aussi très-bien signifier que la philosophie est la recherche de la vérité et de la nature des choses ; et la vérité c’est Dieu lui-même, ainsi qu’il l’a dit : Je suis la vérité. Ils nous font aussi comprendre que les doctrines qui précèdent le repos dont le Christ est le centre, exercent l’esprit et éveillent l’intelligence, en faisant naître une ardeur et une sagacité propres à rechercher la vérité avec l’aide de la véritable philosophie que les initiés dans les choses saintes ont trouvée, ou plutôt qu’ils l’ont reçue de la vérité elle-même.