Les Stromates/Livre quatrième/Chapitre IX
Le Seigneur a dit formellement du martyre, (nous allons réunir ici les divers passages semés çà et là, qui ont trait à cette matière) ; le Seigneur a dit formellement : « Or, je vous le déclare, quiconque me confessera devant les hommes, le Fils de l’homme le confessera devant les anges de Dieu. Mais celui qui me renoncera devant les hommes, je le renierai lui-même devant les anges ; car celui qui rougit de moi et de mes paroles, au milieu de cette race adultère et pécheresse, le Fils de l’homme rougira aussi de lui, lorsqu’il viendra accompagné de ses anges, dans la gloire de son Père. Quiconque donc m’avouera devant les hommes, moi aussi je l’avouerai devant mon père, qui est dans les cieux. — Quand on vous conduira dans les synagogues ou devant les magistrats, ne vous inquiétez pas comment vous répondrez, ni de ce que vous direz ; car le Saint-Esprit vous enseignera au même instant ce qu’il faudra dire. »
Héraclion, le disciple le plus renommé de Valentin, voulant expliquer ce passage, dit que l’on confesse le Seigneur de deux manières ; l’une par la foi et les actes, l’autre par la parole. Le témoignage que l’on rend au Seigneur par la parole, est surtout celui que l’on rend devant les puissances de la terre. « Plusieurs, poursuit-il, pensent que c’est là l’unique témoignage. Ils se trompent grossièrement. Les hypocrites aussi peuvent confesser le Seigneur de cette manière ; mais nulle part on ne trouvera la preuve que ce texte comporte un sens si rigoureux. Les élus n’ont pas tous confessé le Seigneur par la parole et ne sont pas tous morts pour son nom. De ce nombre sont Mathieu, Philippe, Thomas, Lévi, et beaucoup d’autres. Le témoignage public et solennel, loin d’être imposé à tous, est une faveur spéciale et de circonstance. Mais le témoignage que l’on rend au Christ par des œuvres et des actes conformes à la foi que nous avons en lui, voilà le témoignage général, universel ; à ce témoignage universel, vient s’adjoindre le témoignage particulier, celui que l’on rend en face des puissances, quand il le faut, et que la raison le demande. Coûtera-t-il beaucoup au fidèle de confesser, par la sincérité de la parole, celui qu’il confessait déjà par la sincérité de l’affection ? Remarquons-le bien, c’est avec une haute sagesse que le Seigneur a dit de ceux qui lui rendent témoignage : « Ceux qui me confessent, » et de ceux qui apostasient ; « « Ceux qui me renoncent ; » car ces derniers auraient beau le confesser de bouche, ils le renoncent en effet, dès qu’ils ne le confessent pas par leurs actes. Ceux-là seuls confessent son nom, qui vivent dans le témoignage et dans les actes qu’il approuve, en sorte que c’est lui-même qui confesse dans leur personne, parce qu’il habite en eux et qu’ils habitent en lui. Voilà pourquoi il ne peut jamais se renoncer lui-même. Ceux qui le renoncent, ce sont ceux qui n’habitent pas en lui. Examine bien ses paroles, il n’a pas dit : Celui qui renoncera en moi, mais celui qui me renoncera, puisque tout homme qui est en lui ne le renonce jamais. Quant à ces mots : devant les hommes, il faut les entendre et des hommes qui cherchent le salut, et des païens qui nous poursuivent. Témoignage de conduite devant ceux-là ; témoignage de conduite et de parole devant ceux-ci. Voilà pourquoi ils ne peuvent jamais renoncer le Seigneur. Ceux qui le renoncent, ce sont ceux qui n’habitent pas en lui. »
Ainsi parle Héraclion ; et dans le reste du passage, il semble s’accorder avec nous. Mais il a oublié un côté de la question. Il ne songe pas que si, sans avoir jamais confessé le Christ devant les hommes, soit par ses actions, soit par ses paroles, il arrive néanmoins qu’on le confesse par la parole devant les juges, sans faillir au milieu des tortures jusqu’à la dernière heure, on atteste par là que l’on croit en lui du fond du cœur. Cette disposition généreuse, que la mort n’a pu altérer, efface jusque dans leurs principes, tous les vices que les désirs charnels engendraient en nous. C’est comme une pénitence en action, qui se grossit soudain dans les derniers moments, et un éclatant témoignage rendu au Seigneur par la bouche qui le confesse.
Mais si l’esprit du Père rend témoignage en nous, comment, au dire d’Héraclion, seraient-ils encore des hypocrites, ceux qui confessent le Seigneur par la parole seulement ? À quelques-uns, s’il le faut, il sera donné de justifier la foi par leurs, discours, afin que leur martyre et leur témoignage soient utiles à la communauté. Les membres de l’Église sont fortifiés par leur courage. Ceux des Gentils qui ont cherché la voie du salut avec un zèle ardent, admirent et sont attirés à la foi ; tout le reste demeure frappé d’étonnement et d’admiration.
Confesser le Seigneur est donc un devoir absolu, puisqu’il est en notre pouvoir de l’accomplir : faire l’apologie de la religion et la défendre par ses paroles, n’est pas un devoir absolu, puisqu’il n’est pas toujours en notre pouvoir de l’accomplir.
« Celui qui persévérera jusqu’à la fin sera sauvé. » Est-il un homme d’un jugement sain, qui ne préfère à l’esclavage du démon la royauté en Dieu ? Assurément il en est « qui font profession de connaître Dieu, dit l’apôtre ; mais ils le renoncent par leurs actions, étant abominables et incapables de toute « bonne œuvre. » Ceux qui se bornent à ce témoignage, auront au moins, à l’expiration de leur vie, une bonne œuvre à présenter au Seigneur. Le martyre est donc un baptême glorieux qui lave tous les péchés. On lit dans le Pasteur : « Vous échapperez à cette bête féroce, si votre cœur est pur et sans tache. » Que dit le Seigneur lui-même ? « Satan a désiré te passer au crible, et moi j’ai prié pour toi. » Le Seigneur seul a bu le calice, pour purifier et les hommes qui lui dressaient des pièges, et ceux qui ne le connaissaient pas encore. À son exemple, les apôtres, en leur qualité de gnostiques et de parfaits véritables, ont souffert pour les églises qu’ils ont fondées. Il suit de là que les gnostiques, fidèles imitateurs des apôtres, doivent se préserver de tout péché et aimer le prochain par amour pour Dieu, afin que si le danger les appelle, ils supportent sans scandale les épreuves qui les affligeront, et qu’ils boivent le calice du Seigneur pour son église.
Il est donc vrai, tous ceux qui par leurs actions pendant leur vie, tous ceux qui par leurs discours devant les juges, confessent le nom du Christ, qu’ils cèdent aux mouvements de l’espérance ou de la crainte, valent mieux que ceux qui confessent le salut des lèvres seulement ; mais que le Chrétien s’élève jusqu’à la charité, martyr bienheureux, martyr consommé, il a rendu par le Seigneur un témoignage parfait aux commandements et à l’auteur des commandements. Il a prouvé qu’il est le frère de Notre-Seigneur en le chérissant, en se livrant lui-même pour Dieu sans réserve, en restituant avec amour et reconnaissance le dépôt à la garde duquel il était préposé, en rendant à Dieu l’homme que Dieu redemandait.