Les Stromates/Livre second/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
Texte établi par M. de GenoudeSapia (Tome cinquièmep. 131-136).
◄  Chapitre V
Livre second
CHAPITRE VI.
Excellence et utilité de la foi.

« Seigneur, qui croira à votre parole ? dit Isaïe. Car la foi vient de l’ouïe, selon le témoignage de l’apôtre, et l’on entend par la prédication de Jésus-Christ. Mais comment l’invoqueront-ils, s’ils ne croient pas en lui ? Et comment croiront-ils en lui, s’ils n’en ont point entendu parler ? Et comment en entendront-ils parler, si personne ne leur prêche ? Et comment y aura-t-il des prédicateurs, si on ne les envoie ? Selon ce qui est écrit : qu’ils sont beaux les pieds de ceux qui annoncent l’Évangile de paix ! » Voyez-vous comment, par l’ouïe et par la prédication des apôtres, saint Paul élève la foi jusqu’à la parole du Seigneur et jusqu’au fils de Dieu ?

Nous ne comprenons pas encore que la parole de Dieu est une démonstration. À la paume, tout ne dépend pas de l’adresse de celui qui lance la balle ; il faut encore quelqu’un qui la reçoive à propos, afin que le jeu soit conforme aux règles. De même, une doctrine n’entre dans l’esprit du disciple qu’à la faveur de la soumission, sorte de foi naturelle nécessaire pour s’instruire. La fertilité d’une terre favorise le travail du semeur. Le meilleur enseignement est stérile, sans l’assentiment de l’élève, et les prophéties sont vaines sans la docilité des auditeurs. La paille sèche, disposée à subir l’action du feu, s’enflamme plus aisément. Et si l’aimant, cette pierre renommée, attire le fer, elle le doit à l’affinité qui existe entre eux. C’est par la même raison que l’ambre attire la paille. Or, en cette occurrence, le fer et la paille sont entraînés par un souffle qu’on ne peut définir, et qui n’agit pas comme cause efficiente, mais comme cause auxiliaire. Le vice nous fait deux sortes de guerre : tantôt il s’enveloppe de ténèbres et recourt à l’artifice pour nous surprendre, tantôt il nous emporte et nous déchire violemment. C’est pourquoi le Verbe divin a élevé la voix pour appeler tous les hommes. Il connaissait d’avance ceux qui n’obéiraient pas ; mais, parce qu’il est en nous d’obéir ou de résister, et afin que personne ne puisse prétexter de son ignorance, il a fait la vocation égale pour tous, demandant à chacun selon ses forces. Car les uns ont à la fois la volonté et le pouvoir. C’est par une lutte constante qu’ils ont atteint ce double but, et qu’ils se sont purifiés. Les autres, bien qu’ils n’aient pas encore le pouvoir, ont déjà la volonté. La volonté émane de l’âme. L’acte ne peut avoir lieu sans le concours du corps. La fin des choses n’est pas l’unique mesure de leur appréciation. On tient aussi compte à chacun du choix qui l’a déterminé. La résolution a-t-elle été prise sans effort ? S’est-on repenti de ses fautes ? À la suite des remords a-t-on reconnu son erreur ? c’est-à-dire, l’a-t-on connue ensuite ? Car, le repentir est comme une connaissance postérieure ; et la connaissance, un éloignement réfléchi du péché. Le repentir est donc l’œuvre de la foi ; car, à moins de croire que les liens dans lesquels on était auparavant, soient les liens du péché, on ne s’en éloignera pas. Et si l’on ne croit pas qu’un châtiment soit réservé au pécheur, et que le salut de celui qui vit selon les préceptes soit certain, on ne changera pas de conduite. L’espérance aussi naît de la foi. C’est pourquoi les Basilidiens définissent la foi, l’assentiment de l’âme à l’existence des choses qui n’excitent pas en nous de sensations, parce qu’elles sont hors de notre présence. L’espérance est l’attente de la possession d’un bien ; mais il faut que l’attente soit pleine de foi, et celui-là est fidèle, qui conserve intact le dépôt qui lui a été confié. Or, le nôtre se compose des traditions sur Dieu, des préceptes divins, et de l’observance de ces préceptes. Le fidèle serviteur est celui que le Seigneur éprouve ; et lorsque l’apôtre dit : « Dieu est fidèle, » il indique le Dieu qu’il faut croire lorsqu’il parle. Le Verbe nous fait connaître ce Dieu fidèle. Comment donc, si penser c’est croire, comment les philosophes s’imaginent-ils que leurs opinions soient solides, puisqu’ils ne croient pas ? La pensée n’est pas un assentiment volontaire à une démonstration antérieure ; c’est un assentiment irrésistible à quelque chose de puissant. Or, qu’y a-t-il de plus puissant que Dieu ? L’incrédulité est une pensée débile et négative sur une proposition, de même que le doute, un état qui admet difficilement la foi. La foi est une pensée volontaire, une sorte de présomption dictée par la prudence ; l’attente, une croyance à une chose future. En toute autre matière, c’est une opinion sur une chose incertaine. Mais la confiance est la possession anticipée d’un objet. C’est pourquoi nous avons foi en celui dans lequel nous nous confions pour nous aider à faire notre salut et à entrer dans la gloire de Dieu ; et nous avons confiance en Dieu seul, parce que nous savons qu’il ne violera pas ses promesses, et qu’il ne nous retirera pas les biens créés pour nous et réservés à notre fidélité. La bienveillance consiste à vouloir du bien à quelqu’un à cause de lui seul. Or, Dieu n’a besoin de rien. L’homme seul est le but de la bonté du Seigneur, divine munificence qui n’a pour objet que le bien de la créature. Si la foi d’Abraham lui fut imputée à justice, descendants d’Abraham, c’est aussi parce que nous avons entendu que nous devons croire, car nous sommes ces enfants d’Israël qui croyent, non par des prodiges, mais par les paroles qu’ils entendent. « C’est pourquoi, réjouis-toi, stérile, qui n’enfantes pas ; chante des cantiques de louanges, pousse des cris de joie, toi qui n’avais pas d’enfants, dit le prophète. L’épouse abandonnée est devenue plus féconde que celle qui a un époux. Tu as vécu au milieu du peuple, tes enfants seront bénis sous les tentes de leurs pères. »

Si la prophétie nous promet les mêmes demeures qu’aux patriarches, c’est la preuve qu’il n’y a qu’un Dieu pour les deux alliances. « Tu as hérité de l’alliance d’Israël, » ajoute encore plus clairement le prophète, en faisant allusion à la vocation des gentils, épouse longtemps stérile du Verbe, et délaissée jadis par son époux. Le juste vivra de la foi, c’est-à-dire de celle qui vient de l’alliance et des commandements ; car, ces deux alliances, différentes d’époque et de nom, et providentiellement accordées, suivant les progrès du temps, ne faisant d’ailleurs qu’une en puissance, relèvent, l’ancienne comme la nouvelle, d’un seul Dieu, agissant par le ministère de son fils. C’est pourquoi l’apôtre dit dans son épître aux Romains : « C’est dans l’Évangile que la justice de Dieu nous est révélée selon les différents degrés de notre foi pour la foi unique, proclamée par les prophètes et réalisée dans l’Évangile. » L’apôtre nous enseigne ainsi que l’on arrive au salut sur les pas d’un seul et même Seigneur. « Voici, dit-il, ô mon fils Timothée, mes avertissements ; ayez soin, conformément aux prophéties qu’on a faites autrefois, de combattre selon les lois de la sainte milice, conservant la foi et la bonne conscience, à laquelle quelques-uns ayant renoncé, ont fait naufrage dans la foi, parce qu’ils ont souillé la conscience que Dieu leur avait donnée. » Comment, après cela, des lèvres téméraires prétendraient-elles encore que la foi est une vertu facile et vulgaire, à la portée du premier venu ? Si elle était d’invention humaine, comme le pensent les Grecs, déjà elle serait éteinte. Mais si, dans ses accroissements journaliers, il n’est pas un lieu où elle ne soit, je dis que la foi, qu’elle ait pour fondement la charité ou la crainte, comme le veulent nos accusateurs, est une vertu vraiment divine, puisque aucune affection terrestre n’en peut diviser les forces, ni aucune crainte présente en ruiner la puissance. Car, c’est par l’amour uni à la foi que la charité fait les fidèles ; et à son tour, la foi est le fondement de la charité, puisque c’est elle qui suscite la bienfaisance. Dès que nos détracteurs même croient à la crainte, cette institutrice de la loi, la crainte est donc un article de foi ; et si le fait en révèle l’existence, ce n’est pas à une crainte présente et immédiate qu’ils croient, mais à une crainte future et pleine de menace. S’ils croient à la réalité de la crainte, ce n’est donc pas la crainte qui engendre la foi, puisque c’est par la foi que la crainte est jugée digne de croyance. Grâce aux merveilleux changements que Dieu opère par la foi, l’incrédule devenu croyant croit en même temps à l’espérance et à la crainte. Il nous paraît donc évident que la foi est le premier pas vers le salut. Après elle, la crainte, l’espérance et la pénitence, unies à la continence et à la persévérance, nous conduisent progressivement vers la charité et vers la connaissance. Ainsi l’apôtre Barnabé a donc eu raison de dire : « J’ai pris à tâche de vous communiquer peu à peu les dons que j’ai reçus, pour vous affermir dans la foi et vous faire entrer dans l’intelligence des mystères de Jésus-Christ. » La crainte et l’attente des biens futurs sont comme les gardiennes de notre foi ; mais la patience dans les maux et la continence nous soutiennent dans le combat. « Ceux en qui ces vertus demeurent dans leur pureté, appartiennent à Dieu et trouvent leur joie dans la sagesse, l’intelligence, la science et la connaissance. » Or, comme les vertus précédentes sont les éléments de la connaissance, il résulte que la foi en est un principe encore plus élémentaire, puisqu’elle est aussi nécessaire au gnostique qu’à l’homme qui vit dans ce monde, l’air qu’il respire. Sans les quatre éléments, la vie animale est impossible. De même, sans la foi, on ne peut atteindre à la connaissance. La foi est donc la base de la vérité.