Les Suppliantes (Euripide)/Traduction Artaud, 1842
Pour les autres éditions de ce texte, voir Les Suppliantes.
LES SUPPLIANTES,
TRAGÉDIE.
NOTICE SUR LES SUPPLIANTES.
Les Suppliantes sont la suite des Phéniciennes. Les sept chefs argiens étant morts sous les murs de Thèbes, leurs mères ne purent obtenir des Thébains la restitution de leurs corps, auxquels elles voulaient donner la sépulture. Elles vinrent alors implorer l’intervention de Thésée, roi d’Athènes. Elles s’adressent d’abord à se mère Éthra, qu’elles rencontrent à Éleusis, où elle offrait un sacrifice à Cérès. Ces mères suppliantes, qui, avec les femmes et les enfants des guerriers argiens, composent le Chœur, ont fourni le titre de la pièce.
Thésée se rend à leurs prières, et réclame les cadavres des chefs restés sans sépulture. Sur le refus des Thébains, il marche contre eux à la tête d’une armée ; et, à la suite d’une éclatante victoire, il rapporte ces corps, auxquels il fait rendre les derniers devoirs. Evadné, veuve de Capanée, un des sept chefs, se précipite dans le bûcher de son époux. La cérémonie funèbre prêtait à la pompe du spectacle, et s’accordait avec le ton solennel et religieux qui règne d’ailleurs dans toute la pièce.
On voit qu’il s’agit encore ici de la religion des tombeaux, sujet qui revient si fréquemment dans les tragédies grecques. Thésée se montre ici le défenseur de la religion violée. La privation des honneurs dus aux morts était regardée à la fois comme une calamité et comme une honte pour les familles. Ce sentiment était sans doute fortifié par la croyance que les âmes de ceux qui ne recevaient pas la sépulture erraient un temps indéfini sur les bords du Styx.
Mais outre le caractère religieux répandu sur toute cette tragédie, elle avait encore un autre caractère par lequel elle ne devait pas moins attacher le public d’Euripide : c’était une pièce essentiellement politique. On sait quelle importance les anciens attachaient à tous les souvenirs de leur histoire. Ainsi dans Hérodote (IX, 27), les Athéniens, à propos d’une question de préséance, rappellent un de ces souvenirs : « Dans le temps où tous les Argiens qui suivirent Polynice au siège de Thèbes, après y avoir perdu la vie, étaient restés privés des honneurs funèbres, n’avons-nous pas, pour enlever leurs corps et leur donner la sépulture sur notre territoire d’Éleusis, fait la guerre aux Cadméens ? »
Cette noble fierté, par laquelle un peuple entier s’associe à la politique généreuse de ses pères, n’était pas le seul intérêt que le sujet des Suppliantes eût alors pour Athènes. En effet, l’auteur de l’argument grec placé en tête de la pièce dit qu’elle fut représentée sons l’archonte Antiphon, la 3e année de la 90e olympiade (418 ayant J.-C.), époque où les Argiens et les Lacédémoniens firent la paix et conclurent un traité d’alliance. On était alors au milieu de la guerre du Péloponnèse. (Cette même année, les Argiens firent une invasion sur le territoire de l'Attique. (V. Thucydide, I. V.) Soit que la tragédie ait été composée avant ou après l’invasion, le but n’en est pas moins de faire ressortir l’ingratitude des Argiens envers les Athéniens, leurs bienfaiteurs. Aussi quel effet devaient produire sur la foule des spectateurs les paroles de Minerve, lorsqu’au dénoûment elle venait recommander à Thésée d’exiger des Argiens, ayant de leur rendre les cendres de leurs chefs, le serment de ne jamais porter les armes contre Athènes, et de venir à son secours si d’autres ennemis l’attaquaient ! « Et, ajoutait-elle, si, au mépris de leur serment, ils marchaient contre cette ville, appelle la malédiction et la ruine sur le pays des Argiens. »
Il serait superflu d’insister sur l’intérêt patriotique que devait offrir le sujet, traité de ce point de vue. On rencontre d’ailleurs à chaque pas des allusions politiques soit sur le gouvernement des Athéniens, soit sur les événements contemporains ; ce qui fait dire au scholiaste que nous avons déjà cité : « Cette pièce est un éloge public d’Athènes. »
ÉTHRA, mère de Thésée.
LE CHŒUR, composé d’Argiennes, mères des sept guerriers qui avaient accompagné Adraste an siège de Thèbes.
THÉSÉE.
ADRASTE.
UN HÉRAUT.
UN MESSAGER.
ÉVADNÉ, veuve de Capanée, l’un des sept chefs du siège de Thèbes.
IPHIS, père d’Évadné.
UN ENFANT, qui paraît être Sthénéhis, fils de Capanée.
MINERVE.
Gérés, divinité tutélaire de cette terre d’Éleusis, et vous, prêtres qui habitez le temple de la déesse, entendez les vœux que je fais pour moi-même, pour mon fils Thésée, pour la ville d’Athènes, et la terre où règne Pitthée, qui m’y éleva dans son riche palais, moi sa fille Éthra, et me donna pour épouse à Égée, fils de Pandion, pour obéir aux oracles d’Apollon. En formant ces prières, j’ai devant les yeux ces femmes chargées d’années, qui ont quitté leurs demeures et la terre d’Argos pour venir, armées de rameaux suppliants, tomber à mes genoux : un malheur terrible les amène ; la mort leur a ravi, devant les portes de Cadmus, sept fils courageux, que le roi des Argiens, Adraste, avait menés contre Thèbes, pour rendre à son gendre exilé, à Polynice, sa part de l’héritage d’Œdipe. Ils ont succombé dans le combat, et leurs mères veulent ensevelir leurs corps : mais, au mépris des lois divines, ceux qui les ont en leur pouvoir ne leur permettent pas de les enlever. Partageant avec elles les maux pour lesquels elles implorent mon secours, Adraste, les yeux baignés de larmes, gémit sur le mauvais succès de la guerre qu’il a entreprise. Il me conjure de décider par mes prières mon fils à obtenir, par la persuasion ou par la force des armes, qu’on lui rende les morts, et qu’on leur donne la sépulture. Sur lui seul et sur Athènes repose tout leur espoir. Pour offrir au nom du pays les sacrifices qui précèdent le labourage, je suis venue dans ce temple, où apparut le premier épi nourricier qui hérissa la surface de la terre. Enchaînée par ce lien de feuillage, dont la religion fait toute la force, je reste devant l’autel des deux déesses Cérès et Proserpine, avec compassion pour ces mères blanchies par l’âge et privées de leurs fils, et avec respect pour les rameaux des suppliantes, l’ai envoyé à la ville un héraut vers Thésée, pour qu’il vienne, ou faire sortir ces infortunées de cette contrée, ou rompre ce lien sacré qui m’enchaîne, en faisant quelque chose d’agréable aux dieux : car les femmes sages laissent tout faire par les hommes.
Femme vénérable par ton âge, je te conjure par ma bouche suppliante, et digne de respect à ce titre, de délivrer les corps de mes fils privés de sépulture, et indignement abandonnés pour servir de pâture aux sauvages animaux des montagnes.
Laisse-toi toucher par mes larmes ; vois sur mon visage ridé les traces sanglantes de mes ongles, et ma tête dépouillée de ses cheveux blancs. Car que pourrais-je faire, moi qui n’ai point recueilli dans ma maison vos tristes dépouilles, et qui ne vois pas s’élever sur la terre le monument destiné à recevoir vos cendres ?
Toi aussi tu es mère, reine auguste ; un fils a rendu ta couche chère à ton époux : prends part à mon infortune, ressens les maux que j’éprouve en voyant périr ceux que j’ai mis au monde ; engage ton fils, que j’implore, à venir sur les bords de l’Ismène et à remettre entre mes mains les corps de mes enfants privés de sépulture.
Dans un appareil peu séant, mais contrainte par la nécessité, je suis venue tomber à tes pieds, et faire entendre mes prières devant les autels où fume l’encens des sacrifices. Mais ma cause est juste, et tu as dans ton glorieux fils les moyens de réparer nos malheurs. Dans mon état digne de pitié, je te supplie de remettre mon fils entre mes mains : qu’il me soit permis de presser ses tristes restes dans mes bras.
Voici d’autres cris douloureux qui succèdent à nos cris douloureux ; les sacrificateurs frappent leur poitrine à coups redoublés. Ô vous qui partagez ma douleur, vous dont les chants s’unissent à mes souffrances, formons un chœur funèbre pour rendre hommage au dieu des enfers. Déchirez votre visage, faites ruisseler le sang de vos joues ; tels sont les honneurs que les vivants doivent aux morts.
Le plaisir insatiable et douloureux que je trouve à gémir fait couler mes larmes sans relâche, comme la source intarissable qui tombe d’un rocher escarpé. Il y a dans le cœur des mères un désespoir sans égal pour la mort de leurs enfants. Ah ! puissé-je trouver dans la mort l’oubli de ces souffrances !
Quels cris ai-je entendus ? d’où vient que ce temple retentit de coups redoublés et de lamentations funèbres ? J’accours vers ma mère ; sa longue absence du palais m’inquiète : lui serait-il arrivé quelque malheur ? Mais que vois-je ? voici quelque chose de nouveau : ma mère assise au foyer de l’autel ; des femmes étrangères l’entourent : plus d’un signe annonce leur désolation ; de leurs yeux coulent des torrents de larmes ; leurs chevelures rasées, et leurs vêtements de deuil, sont peu assortis à la pompe d’un sacrifice. Qu’y a-t-il donc, ma mère ? c’est à toi de m’instruire, et c’est à moi de t’écouter : je m’attends à quelque chose de nouveau.
Mon fils, ces femmes sont les mères des sept chefs qui sont morts devant les portes de Thèbes : tu vois comme elles m’entourent de rameaux suppliants.
Et quel est celui-ci, qui pousse des gémissements si lamentables à la porte du temple ?
C’est Adraste, chef des Argiens.
Ces enfants qui l’environnent sont-ils les siens ?
Non ; ce sont les fils de ceux qui sont morts.
Que viennent-ils nous demander avec leurs mains suppliantes ?
Je le sais, mon fils ; mais c’est à eux de t’instruire.
Parle donc, toi qui t'enveloppes dans ton manteau ; c’est à toi que je m’adresse : découvre ta tête, et suspends tes gémissements ; car tu n’avances à rien, si ta bouche ne s’explique.
Glorieux roi des Athéniens, Thésée, je viens en suppliant vers toi et vers la ville que tu gouvernes.
Que demandes-tu ? quel secours t’est nécessaire ?
Tu sais quelle expédition désastreuse j’ai entreprise.
Ce n’est pas sans quelque bruit que tu as pu traverser la Grèce.
J’y ai perdu la fleur des guerriers d’Argos.
Tels sont les coups de la guerre cruelle.
Je suis allé redemander leurs corps à Thèbes.
As-tu envoyé des hérauts sous la protection de Mercure, pour obtenir la permission de les ensevelir ?
Leurs meurtriers me refusent cette consolation.
Qu’ont-ils répondu à ta juste demande ?
Quoi ? ils ne savent pas supporter leur heureuse fortune.
Viens-tu demander mes conseils ? ou quel motif t’amène ?
Je désire, Thésée, que tu fasses rendre aux Argiens les corps de leurs fils.
Qu’est devenue la puissance d’Argos ? c’est donc à tort q u’elle se glorifiait ?
Vaine erreur ! nous sommes perdus : en toi est notre recours.
Cette résolution appartient-elle à toi seul, ou à la ville entière ?
Tous les enfants de Danaüs te supplient d’ensevelir leurs morts.
Quel motif te porta à conduire contre Thèbes sept cohortes armées ?
C’était un service que je rendais à mes deux gendres.
Auquel des habitants d’Argos avais-tu donné tes filles en mariage ?
Ce n’est pas dans ma patrie que j’ai choisi mes alliances.
Ce fut donc à des étrangers que tu donnas les filles d’Argos ?
À Tydée et à Polynice le Thébain.
Quel motif te fit préférer cette alliance ?
Les obscurs oracles de Phébus m’y engagèrent.
Que dit donc Apollon, pour décider l’hymen de tes filles ?
Il m’ordonnait de donner mes filles à un sanglier et à un lion.
Et comment interprétas-tu les paroles du dieu ?
Tous deux vinrent de nuit, en fugitifs, à la porte de mon palais.
De qui parles-tu ? car tu en as nommé deux.
Tydée et Polynice ; ils engagèrent un combat entre eux.
Et tu leur donnas tes filles, comme aux bêtes sauvages que désignait le dieu ?
Leur combat les assimilait à mes yeux à deux bêtes farouches.
Quel motif leur avait fait quitter leur patrie ?
Et le fils d’Œdipe, pour quelle raison était-il sorti de Thèbes ?
Par suite des imprécations de son père, et pour ne pas tuer son frère.
Cet exil volontaire était un acte de prudence.
Mais celui qui resta à Thèbes viola les droits de l’absent.
Est-ce que son frère le dépouilla de son bien ?
Pour venger cette injure, je marchai contre Thèbes ; ce qui causa ma perte.
As-tu consulté les devins et la flamme des victimes ?
Hélas ! tu me prends par où j’ai péché.
Tu n’avais pas, à ce qu’il parait, la faveur des dieux pour ton entreprise.
Bien plus, je partis malgré les représentations d’Amphiaraüs.
As-tu pu si légèrement dédaigner la faveur des dieux ?
J’ai cédé aux clameurs d’une jeunesse tumultueuse.
Tu as écouté l’audace, au lieu de la prudence ?
Erreur qui a perdu bien des chefs d’armée ! Mais, ô le plus vaillant des Grecs, roi d’Athènes, ce n’est pas sans rougir que je tombe à tes pieds, que j’embrasse tes genoux, moi, couvert de cheveux blancs, roi jadis fortuné : mais la nécessité me fait plier sous le malheur. Dérobe ces morts aux outrages, prends pitié de mes maux, et de ces mères infortunées, privées de leurs fils, condamnées à vieillir dans l’abandon. Elles ont eu le courage de venir en ces lieux, et, malgré le poids des années qui les accable, de se rendre péniblement sur une terre étrangère, non pour célébrer les mystères de Cérès, mais pour enfermer dans la tombe ceux dont les mains devaient leur rendre à elles-mêmes ce dernier devoir. Il est sage à l’homme fortuné d’envisager la pauvreté, et au pauvre d’observer les riches et de les imiter, pour prendre à son tour le goût des richesses ; à ceux qui n’ont pas éprouvé le malheur, de contempler le sort des misérables : et le poète, lorsqu’il enfante des vers, doit les enfanter dans la joie ; autrement, comment serait-il capable, s’il se tourmente lui-même, de charmer les autres ? Cela même n’est pas juste. Peut-être diras-tu : « Pourquoi, laissant de côté la terre de Pélops, imposes-tu cette tâche à Athènes ? » Il est juste de répondre à cette question. Sparte est cruelle, et de caractère artificieux ; les autres cités sont petites et sans force ; la tienne seule peut soutenir une telle entreprise : elle sait plaindre le malheur, elle a en toi un chef jeune et vaillant : que de cités ont péri, faute d’un bon chef !
Moi aussi je t’adresse la même prière, Thésée ; prends pitié de mes infortunes.
J’ai souvent discuté cette question : on a dit que dans la vie le mal l’emporte sur le bien. Pour moi, je soutiens l’opinion contraire, que le bien l’emporte sur le mal parmi les hommes. S’il n’en était ainsi, nous ne serions pas au monde. Je rends hommage au dieu qui fit succéder à la vie grossière et sauvage des brutes une vie régulière, d’abord en nous douant d’intelligence, et en nous donnant la langue, messagère des paroles et interprète de la pensée, des fruits pour nous nourrir, et la rosée céleste pour alimenter les fruits de la terre et féconder son sein ; et en outre, des abris contre les rigueurs de l’hiver et contre les ardeurs du soleil, l’art de naviguer sur les mers, pour nous procurer par des échanges les productions qui manquent à chaque contrée. Enfin, ce qui nous est obscur, ce qui se dérobe à notre connaissance, les devins nous le prédisent par l’inspection du feu, des entrailles des victimes, et du vol des oiseaux. N’est-ce pas une prétention excessive de notre part, quand Dieu répand sur notre vie une telle abondance de biens, de ne pas nous en contenter ? Mais notre orgueil veut être plus fort que Dieu, et, dans l’arrogance de notre esprit, nous nous croyons plus sages que lui. Toi-même tu parais être de ce nombre, et fort peu sage ; toi qui, enchaîné par l’oracle d’Apollon, as donné ainsi tes filles à des étrangers, comme ne doutant pas de l’existence des dieux, et n’as pas craint de ternir l’éclat de ton illustre maison par une alliance impure. Le sage ne doit pas mêler un sang criminel au sang innocent, mais acquérir des amis dont la prospérité soit l'appui de sa maison ; car Dieu, confondant ensemble les destinées de ceux qui sont unis, fait retomber les malheurs du coupable sur l’innocent, qui n’a point fait de mal. Et cependant lorsque tu as emmené l’armée des Argiens dans ton expédition, quand les devins ont parlé, tu as dédaigné leurs oracles, tu as passé outre, malgré la défense des dieux ; et tu as ruiné ta patrie, pour complaire à des jeunes gens avides d’honneurs, qui poussent à la guerre contre toute justice, et corrompent les citoyens, l’un pour devenir général, l’autre pour s’emparer du pouvoir et l’exercer avec insolence, celui-ci pour satisfaire sa cupidité, sans songer au peuple et aux maux qui retombent sur lui. Car trois partis divisent les états : les riches, gens inutiles et toujours avides d’amasser ; les pauvres, à qui manque le nécessaire, gens violents, livrés pour la plupart à l’envie, qui lancent contre les riches mille traits injurieux, abusés par les calomnies de leurs chefs pervers. De ces trois partis, c’est la classe moyenne qui fait le salut des états, qui maintient le bon ordre et la constitution établie. Et tu veux que je combatte pour toi ? Quelle raison honorable pourrais-je alléguer à mes concitoyens ? Adieu, laisse-nous : si tu t’es engagé toi-même dans une mauvaise voie, il n’est pas juste de nous entraîner dans ta mauvaise fortune.
Adraste a commis une faute ; mais le tort en est à des jeunes gens imprudents : pour lui, il faut lui pardonner.
Ô roi, nous venons à toi comme à celui qui peut guérir nos maux ; je ne t’ai pas pris pour juge de mes fautes, ni, si j’ai eu quelques torts, pour les punir ou me les reprocher, mais pour demander ton secours. Si tu le refuses, il faudra nous soumettre à ta volonté : car que faire ? Partez, ô mères vénérables ! laissez ici ces feuillages et ces rameaux suppliants ; attestez les dieux et la terre, et la déesse armée de torches, Cérès, et la lumière du soleil ; nos supplications sacrées ne nous ont point protégées.
Tu dois avoir égard aux larmes de tes proches, et il est beau de secourir ceux qui souffrent injustement. Ta mère est fille de Pitthée, qui était fils de Pélops ; et nous que la terre de Pélops a vu naître, nous sommes issus du même sang que toi. Que vas-tu faire ? trahiras-tu notre cause ? chasseras-tu de tes états des femmes accablées par l’âge, victimes d’un sort qu’elles n’ont pas mérité ? Non, car qui n’a son asile ? les bêtes sauvages dans les rochers, l’esclave au pied des autels ; une cité battue par la tempête a recours à une autre cité ; car, chez les mortels rien ne jouit d’un bonheur parfait !
Marche, infortunée ; quitte le sol sacré de Proserpine ; supplie-la, en embrassant ses genoux, de faire donner la sépulture aux corps de nos malheureux enfants, que nous avons perdus sous les murs de Thèbes !
Hélas ! prenez-moi, emmenez-moi, conduisez-moi ; étendez mes vieilles mains suppliantes. Par ton menton que je touche, ô prince chéri, le plus vaillant des Grecs, je te conjure en embrassant tes genoux et ta main, prends pitié d’une mère désolée, qui te supplie pour ses fils, et, comme une misérable fugitive, fait entendre un chant de deuil lamentable. Mon fils, ne laisse pas sans sépulture sur la terre de Cadmus, et en proie aux bêtes sauvages, mes fils qui étaient de ton âge ; ne sois pas insensible aux larmes d’une mère, qui te demande à genoux un tombeau pour ses enfants.
Ma mère, pourquoi ces pleurs ? pourquoi couvrir ta tête d’un voile ? Les gémissements de ces femmes ont attendri ton cœur ; moi-même j’en ai été touché : mais relève ta tête blanchie, et cesse de répandre des larmes devant le foyer sacré de Cérès.
Hélas ! hélas !
Tu n’as pas à gémir de leurs malheurs.
Femmes infortunées !
Leur infortune n’est pas la tienne.
Veux-tu, mon fils, que je te propose quelque chose d’honorable pour toi et pour notre cité ?
La sagesse parle souvent par la bouche des femmes.
Mais j’hésite à expliquer ce que j’ai à te dire.
C’est se rendre coupable, que de cacher à ses amis une vérité utile.
Non, je ne me tairai pas, pour me reprocher plus tard un silence funeste ; et, sous prétexte qu’il est malséant aux femmes de bien parler, la crainte ne me fera pas manquer à mon devoir. Je t’engage, mon fils, à considérer avant tout ce que tu dois aux dieux, de peur de leur déplaire en y manquant ; car tu manques en ce seul point, irréprochable en tout le reste. Si d’ailleurs il ne s’agissait pas de réprimer l’injustice, je garderais le silence : mais ce sera une entreprise glorieuse pour toi, et je ne crains pas de t’y exhorter, mon fils, d’armer ton bras contre ces hommes violents qui veulent priver les morts de la sépulture et des honneurs funèbres, de les contraindre à ce devoir, et de réprimer ceux qui foulent aux pieds les lois de la Grèce : car ce qui maintient les états, c’est le respect des lois. On dira que par pusillanimité, quand tu pouvais conquérir pour ta patrie une couronne glorieuse, la crainte a arrêté ton bras ; que tu as bien pu te mesurer avec un sanglier sauvage et af— fronter un obscur péril, mais que lorsqu’il s’agissait de combattre en face le casque et la lance, tu as fait preuve de lâcheté. Non certes, si tu m’appartiens, mon fils, tu n’agiras pas ainsi. Vois-tu comme ta patrie, dont on raille l’imprudence, lance de terribles regards sur les railleurs ? En effet, elle grandit dans les périls. Mais les villes timides, bornées à une existence obscure, restent dans l’obscurité, à force de circonspection. Mon fils, ne viendras-tu pas en aide aux morts, et à des femmes infortunées qui implorent ton secours ? Je ne crains pas pour toi, quand tu t’armes pour une juste cause ; et, en voyant le peuple de Cadmus, après un premier succès, affronter encore une nouvelle chance, je suis pleine d’espoir ; car tout est soumis par Dieu à de perpétuelles révolutions.
Ô toi que je chéris, tu as dignement parlé et pour lui et pour moi, et c’est un double sujet de joie.
Ma mère, les reproches que j’ai adressés à Adraste sont toujours fondés, et j’ai exposé mon opinion sur les torts qu’il a eus ; mais je reconnais aussi la sagesse de tes avis ; il n’est pas dans mon caractère de fuir les dangers. C’est par de nombreux exploits que je me suis fait parmi les Grecs le renom d’avoir toujours été le fléau des méchants : il ne m’est donc pas possible de reculer devant cette entreprise. Que diraient les envieux de ma gloire, quand toi, ma mère, si prompte à t’alarmer pour moi, tu es la première à m’engager à entreprendre cette tâche ? J’y vais de ce pas ; je rachèterai les corps de ces guerriers ; j’emploierai d’abord les paroles persuasives : si l’on me refuse, je les enlèverai par la force des armes, pourvu que les dieux ne me soient pas contraires. Mais je désire avoir aussi l’assentiment de la ville entière ; et elle le donnera, si je le veux. Mais, en consultant le peuple, je le rendrai plus zélé pour cette cause. Je l'ai, en effet, constitué en état monarchique, en donnant à cette ville la liberté et l’égalité des suffrages. J’emmène avec moi Adraste, dont la vue appuiera mes discours, et je vais à l’assemblée du peuple ; et, après avoir obtenu son consentement, je rassemblerai l’élite des guerriers d’Athènes ; puis je viendrai ici, je les mettrai sous les armes, et je députerai à Créon, pour lui redemander les morts. Ainsi, femmes infortunées, délivrez ma mère de cette enceinte de rameaux suppliants, pour que je la conduise au palais d’Égée, en tenant sa main chérie. Malheur au fils qui ne sert pas à son tour ceux qui lui ont donné le jour ! En échange de ses pieuses largesses, il recevra de ses propres enfants autant qu’il aura donné à ses parents.
Argos qui élèves de nobles coursiers, ô terre de ma patrie, tu as entendu le roi, tu as entendu ses religieuses paroles, si consolantes pour le pays des Pélasges.
Puisse-t-il mettre fin à mes malheurs ! puisse-t-il arracher au sol de Thèbes nos fils tout sanglants, délices de leur mère, et mériter par ses bienfaits l’amitié de la terre d’Inachus !
Une pieuse entreprise est, pour les états, un glorieux monument, que suit une éternelle reconnaissance. Que devrai-je à la ville d’Athènes ? Fera-t-elle alliance avec moi, et obtiendrons-nous la sépulture pour nos enfants ? Ville de Pallas, viens au secours d’une mère infortunée, et ne laisse pas violer les lois humaines. C’est toi qui respectes la justice, qui réprimes le méchant, et qui protèges le faible opprimé.
Toi qui prêtes ton ministère à la ville et à moi, en portant les messages de différents côtés, traverse l’Asope et les eaux de l’Ismène, et parle ainsi au respectable roi des Thébains : « Thésée te demande, au nom de l’union qui doit régner entre deux peuples voisins, de donner la sépulture aux morts, et d’obtenir ainsi l’amitié des Érechthéides. » S’il se rend à ma prière, reviens aussitôt sur tes pas ; s’il s’y refuse, dis-lui qu’il se prépare à recevoir ma troupe guerrière ; que déjà elle est sous les armes, elle s’assemble, et que je la passe en revue auprès du puits de Callichore. La ville a accueilli volontiers et avec joie ce projet d’expédition, dès que mon intention lui a été connue. Mais, pendant que je parle, voici un héraut thébain qui s’avance, autant que j’en puis juger à l’apparence. Arrête : voyons s’il te dispense de partir, et si son arrivée devance mes projets.
Quel est le tyran de ce pays ? à qui dois-je porter les ordres de Créon, qui règne sur la terre de Cadmus, depuis qu’Étéocle a succombé devant la ville aux sept portes, sous les coups de son frère Polynice ?
Étranger, tu as débuté par une erreur, en chercbant un tyran dans ces lieux. Cette ville ne dépend pas d’un seul homme, elle est libre ; le peuple y commande à son tour, et les magistrats s’y renouvellent tous les ans ; la prépondérance n’y appartient pas à la richesse, et le pauvre y possède des droits égaux.
En cela tu nous donnes l’avantage d’un point, comme au jeu de dés. La ville d’où je viens est gouvernée par un seul, et non par la multitude : on n’y voit pas un orateur agiter les têtes par de vains discours, ni tourner les esprits de côté et d’autre, au gré de son intérêt particulier ; l’on n’y voit point le même homme, d’abord chéri et jouissant d’une haute faveur, encourir bientôt la haine, puis, couvrant ses fautes passées sous le voile de la calomnie, se dérober au châtiment. Et comment le peuple, incapable de suivre un raisonnement avec rectitude, pourrait-il régler sagement l’état ? car le temps, bien plus qu’une ambition hâtive, donne le savoir. L’ouvrier, le pauvre qui vit de son, travail, et dont les occupations grossières entretiennent l’ignorance, serait incapable de s’occuper des affaires publiques. Et n’est-il pas odieux pour les hommes supérieurs, de voir un vaurien, revêtu des plus hautes dignités, gouverner le peuple par sa parole, lui qui naguère n’était rien ?
Voilà un héraut amusant, et qui, par-dessus le marché, cultive l’éloquence. Mais, puisque tu as engagé ce combat, écoute ; car c’est toi qui as entamé la discussion. Rien de plus funeste à l’état qu’un tyran : là d’abord l’autorité des lois n’est plus générale ; lui seul dispose de la loi, et elle n’est plus égale pour tous. Mais les lois écrites donnent au faible et au puissant des droits égaux ; le dernier des citoyens ose répondre avec fierté au riche arrogant qui l’insulte ; et le petit, s’il a pour lui la justice, l’emporte sur le grand. La liberté règne où le héraut demande : « Qui a quelque chose à propose pour le bien de l’état ? » Celui qui veut parler se fait connaître ; celui qui n’a rien à dire garde le silence. Où trouver plus d’égalité que dans un tel état ? Partout où le peuple est le maître, il voit avec plaisir s’élever de vaillants citoyens ; mais un roi voit en eux autant d’ennemis, et il fait périr les plus illustres et les plus sages, par crainte pour sa tyrannie. Comment un état pourrait-il encore être fort, quand un maître y moissonne l’audace et la jeunesse, comme on fauche les épis dans un champ au printemps ? À quoi bon amasser des biens et des richesses pour ses fils, si l’on travaille seulement à enrichir le tyran ? Qui prendra soin d’élever ses filles honnêtement dans sa maison, pour préparer des voluptés au tyran dès qu’il le voudra, et des larmes à sa famille ? Plutôt mourir que de voir mes filles devenir la proie de la violence ! En voilà assez pour repousser tes attaques. Mais que viens-tu demander à ce pays ? Et sache que si tu n’étais l’envoyé d’une ville, tu ne m’aurais pas impunément fatigué par des discours superflus. Un messager doit s’acquitter promptement de sa mission, et retourner aussitôt vers la ville qui l’envoie. Que Créon, à l’avenir, envoie vers nous un héraut moins bavard.
Quand le sort favorise les méchants, ils deviennent insolents, comme s’ils devaient être toujours heureux.
Je vais te répondre : Sur le point discuté entre nous, garde ton avis ; moi je suis d’un avis contraire. Mais je vous fais défense, au nom du peuple thébain, de recevoir Adraste en cette contrée ; s’il y a été reçu, qu’avant le coucher du soleil, sans être retenu par la sainte barrière des rameaux suppliants, il en soit chassé. Ne cherchez point à enlever les morts de force, puisque aucun intérêt ne vous met en rapport avec la ville des Argiens. Si tu te rends à ma demande, tu pourras gouverner ta patrie sans orages ; sinon, les flots de la guerre vont se déchaîner sur nous, sur toi et sur tes alliés. Mais réfléchis ; et, sans t’irriter de mes paroles en qualité de chef d’un état libre, ne me fais pas une réponse altière, dont la force des bras soit la dernière raison. L’espérance est un don funeste, qui souvent met aux prises les cités, en exaltant à l’excès leur orgueil. En effet, lorsqu’un état vient à délibérer sur la guerre, personne ne songe plus à sa propre mort ; mais chacun détourne le malheur sur autrui. Mais si l’on avait devant les yeux la mort en déposant son suffrage, jamais la fureur de la guerre n’aurait ruiné la Grèce. Et cependant tous les hommes connaissent la différence du bien et du mal, tous savent combien la paix vaut mieux que la guerre. D’abord elle est amie des Muses et ennemie des Furies ; elle aime à peupler les états, elle se plaît à les enrichir. Méchants que nous sommes, nous abandonnons tous ces biens pour allumer la guerre : hommes et cités, nous réduisons les hommes et les cités plus faibles en esclavage : et toi, tu veux secourir ceux qui furent nos ennemis, et donner la sépulture à ceux dont l’insolence a causé la perte ? Ce n’est donc plus justement que le corps de Gapanée, frappé de la foudre, reste fumant sur cette échelle qu’il a dressée contre nos murs, en jurant de les renverser, même contre la volonté des dieux ; ou que la terre entr’ouverte engloutit dans son gouffre le char du devin Amphiaraüs, et que les autres chefs gisent devant nos portes, écrasés sous les rochers qui ont brisé les sutures de leurs os ? Ou vante-toi d’être plus sage que Jupiter, ou conviens que les dieux ont justement puni les méchants. Le sage doit aimer d’abord ses enfants, puis ses parents et sa patrie ; il doit travailler à sa prospérité, et non à sa ruine. La témérité est chose périlleuse dans un chef et dans un pilote : être calme à propos, c’est être habile. Le vrai courage pour moi, c’est la prudence.
C’était assez de Jupiter pour venger vos crimes ; il ne fallait pas encore vous porter à tant d’outrages.
Infâme…
Silence, Adraste ; ne prends pas la parole avant moi : ce n’est pas vers toi que ce héraut est envoyé, c’est vers moi ; c’est à moi de lui répondre. J’en viens d’abord au premier point : je ne reconnais pas Créon pour mon maître, et je ne le sais pas assez fort pour contraindre Athènes dans sa conduite : ce serait aller contre le cours naturel des choses, que d’obéir à ses ordres. Ce n’est pas moi qui commence la guerre ; je n’ai pas marché avec les Argiens contre la terre de Cadmus ; mais je crois juste, sans offenser Thèbes et sans provoquer des combats meurtriers, de donner la sépulture aux morts, en respectant la loi commune de toute la Grèce. Qu’y a-t il de blâmable dans cette conduite ? Si vous avez eu à vous plaindre des Argiens, ils sont morts ; vous avez tiré de vos ennemis une vengeance glorieuse pour vous, honteuse pour eux : la justice est accomplie. Laissez maintenant la terre recouvrir les morts ; chacun d’eux est retourné aux lieux d’où il était venu dans le corps ; l’esprit au sein de l’éther, et le corps dans la terre : car ce corps, nous ne le possédons pas en propre, si ce n’est pour l’habiter pendant la durée de notre vie ; et ensuite, la terre qui l’a nourri doit le reprendre. Pensez-vous maltraiter Argos, en refusant d’ensevelir les morts ? Non, c’est un affront commun à toute la Grèce, que de refuser aux morts les honneurs qui leur sont dus, et de les laisser sans sépulture : il y a de quoi rendre lâches les plus vaillants, si cette loi vient à prévaloir. Vous venez m’offenser par des paroles menaçantes, et vous tremblez si l'on recouvre ces morts de poussière ? Que craignez-vous ? qu’une fois ensevelis, ils ne renversent votre ville de fond en comble ? ou que, dans les entrailles de la terre, ils n’engendrent des fils destinés à les venger un jour ? C’est une dépense inepte de paroles, de se livrer à ces vaines et misérables frayeurs. Mais, insensés, connaissez donc les maux de l’humanité : notre vie est une lutte ; les uns sont heureux peut-être, les autres le seront, les autres l’ont été. Mais la fortune se joue de nous : le malheureux lui rend hommage, pour obtenir ses faveurs ; et celui qui prospère, craignant que son souffle ne l’abandonne, chante ses louanges. Pénétrés de ces vérités, supportons sans colère les offenses peu graves ; et que celles dont nous sommes nous-mêmes coupables ne soient pas funestes à notre patrie. Comment en sera-t-il ainsi ? Laissez-nous donner la sépulture aux morts ; ou sinon, ce qui s’ensuivra est facile à prévoir : j’irai les ensevelir de force. Car jamais on ne dira chez les Grecs que l’antique loi des dieux, confiée à ma garde et à la ville de Pandion, ait été impunément violée.
Courage ! en marchant à la lumière de la justice, tu peux braver les vains discours des hommes.
Veux-tu que par un seul mot je coupe court à tes paroles ?
Parle, si tu veux ; car tu sais peu te taire.
Jamais tu n’enlèveras de notre sol les corps des Argiens.
À ton tour écoute-moi, si tu veux.
J’écoute ; il faut laisser à chacun son tour.
J’enlèverai les morts des bords de l’Asope, et je les mettrai dans la tombe.
Il te faudra d’abord courir le hasard des combats.
J’ai accompli bien d’autres travaux périlleux.
Ton père t’a-t-il fait invincible contre tous ?
Oui, contre les méchants ; les bons, nous ne les punissons pas.
Tu entreprends de grandes choses, ainsi que ta patrie.
Et par ses grandes entreprises elle obtient de grands succès.
Viens donc, la lance des fils de la terre te recevra.
Eh quoi ! des dents du dragon peut-il naître un vaillant guerrier ?
L’expérience te l’apprendra ; mais tu es encore jeune.
Tu ne parviendras pas à exciter mon courroux par ta jactance. Mais sors de ce territoire, et remporte les vaines paroles que tu as apportées ; notre entretien n’a avancé à rien. Il faut mettre en mouvement tous les fantassins, les conducteurs de chars, et lancer contre la terre de Cadmus les coursiers fougueux qui blanchissent leurs freins d’écume. Je marcherai moi-même contre la ville aux sept portes, armé d’un glaive acéré, et me servant à moi-même de héraut. Toi, Àdraste, demeure : ne mêle point ta fortune à la mienne : pour moi, aidé de mon bon Génie, je conduirai en vaillant chef une vaillante armée. Une seule chose m’est nécessaire, l’appui des dieux, protecteurs de la justice ; car ces deux avantages réunis donnent la victoire ; mais la valeur est inutile aux mortels, si Dieu ne lui est favorable.
Ô mères infortunées de ces chefs malheureux, quelle terreur soudaine vient troubler mes sens !
Quelle est cette nouvelle parole que tu fais entendre ?
Où l’armée de Pallas va-t-elle se rassembler ?
Est-ce les armes à la main, ou en paroles, que l’affaire se traitera ?
Les paroles vaudraient mieux sans doute : mais si le carnage et les combats meurtriers, si le désespoir et la désolation se renouvellent, ah ! malheureuse, que dira-t-on de moi, qui serai la cause de ces désastres ?
Mais si celui qui est fier de sa prospérité était abattu par quelque nouveau coup du sort ! Cet espoir ranime la confiance dans mon cœur.
Tu parles des dieux comme s’ils étaient justes.
D’autres qu’eux dispensent-ils les événements ?
Je vois de grandes diversités dans le sort que les dieux envoient aux mortels.
Tu succombes à tes anciennes frayeurs : la vengeance appelle la vengeance, le meurtre appelle le meurtre : mais les dieux dispensent aux mortels le soulagement de leurs maux ; d’eux dépend la fin de toutes choses.
Que ne puis-je revoir les champs où s’élèvent les superbes tours, et quitter l’eau de Callichore, consacrée à Cérès !
Si les dieux me donnaient des ailes, pour voler vers la ville arrosée par deux fleuves !
Tu connaîtrais le sort de nos amis.
Quel sort est réservé au vaillant chef de cette contrée ?
Invoquons encore une fois les dieux : cette confiance est le premier remède à nos craintes.
Ô Jupiter, époux de la fille d’Inachus, notre antique mère, prête à cette ville un appui secourable. Ces guerriers qui furent ta gloire et l’appui d’Argos, je brûle de venger leur outrage, en les plaçant sur le bûcher.
Femmes, je vous apporte d’heureuses nouvelles ; j’ai échappé moi-même au danger (car je fus fait prisonnier dans le combat que les bataillons des sept chefs livrèrent sur les bords de Dircé), et je vous annonce la victoire de Thésée. Pour vous épargner de longues questions, j’étais serviteur de Capanée, que Jupiter a écrasé des éclats de sa foudre.
Ami, tu nous donnes une agréable nouvelle, en nous annonçant ta délivrance et le succès de Thésée : si de plus l’armée d’Athènes est saine et sauve, toutes tes nouvelles seront heureuses.
Elle est saine et sauve ; elle a eu un succès tel que je l’aurais souhaité À Adraste avec ses Argiens, lorsqu’il les conduisit des bords de l’Inachus contre la ville de Cadmus.
Comment le fils d’Égée et ses compagnons d’armes ont-ils remporté la victoire ? Dis-le-nous ; ton récit nous réjouira.
Les brillants rayons du soleil tombaient à plomb sur la terre. À la porte Électre, je fus spectateur du combat, du haut d’une tour d’où la vue s’étendait au loin. Je vois les trois tribus qui formaient les trois corps d’armée : l’un, pesamment armé, s’étendait sur les bords de l’Ismène, comme le voulaient les principes de la guerre ; puis le chef lui-même, le noble fils d’Égée, avec les habitants de l’antique Cécropie, postés à l'aile droite ; enfin les Paraliens, armés de lances, étaient près de la fontaine de Mars : la cavalerie était partagée en nombre égal aux deux flancs de l’armée, et les chars derrière le tombeau d’Amphion. Les Thébains étaient rangés au-devant des murs ; ils avaient mis derrière eux les corps pour lesquels on allait combattre. La cavalerie était opposée à la cavalerie, les chars vis-à-vis des chars. Alors le héraut de Thésée parla en ces termes : « Guerriers, faites silence ; silence, bataillons thébains, écoutez-moi : nous venons réclamer les morts pour les ensevelir, conformément aux lois de la Grèce entière, et non pour renouveler le carnage. » À ces paroles Créon ne répondit rien, mais il resta en silence sous les armes. Les conducteurs des quadriges commencent aussitôt le combat ; et, en poussant les chars à la rencontre les uns des autres, ils mettaient les combattants à la portée du javelot. Les uns s’attaquaient le fer à la main, les autres ramenaient leurs coursiers en arrière, pour opposer les combattants aux combattants. Phorbas qui commandait la cavalerie des Athéniens, et les chefs de la cavalerie thébaine, voyant la mêlée des chars, engagent le combat, se disputent et s’arrachent tour à tour la victoire. Je les voyais sans les entendre, car j’étais près de l’endroit où combattaient les chars : dans l’affreux désordre que j’avais sous les yeux, je ne sais par où commencer. Peindrai-je les tourbillons de poussière qui s’élevaient jusqu’au ciel, ou les conducteurs embarrassés dans les rênes et traînés en tous sens, et les flots de sang qui ruisselaient, et les guerriers tombant de leurs chars, précipités la tête la première, et perdant la vie sous les débris des quadriges ?, Créon, voyant la cavalerie des ennemis victorieuse,’saisit son bouclier, et s’avance, pour prévenir le découragement des siens. Mais Thésée était inébranlable à la crainte : il s’élance aussitôt, couvert de ses armes resplendissantes. Les deux armées se joignent et se mêlent, on donne et on reçoit la mort : ils s’encourageaient à grands cris : « Frappez, Thébains ! repoussez de la lance I les enfants d’Érechthée. » Les guerriers issus des dents, du serpent luttaient avec vigueur, aussi notre aile gauche plia ; mais leur gauche, battue par notre aile droite, prend la fuite : le combat était donc égal. C’est ici qu’il faut louer le général : sans s’arrêter à ce premier succès, il vole à l’autre aile qui chancelait ; et, d’une voix terrible qui fit retentir la terre, il s’écrie : « Enfants, si vous ne résistez au choc impétueux des fils de la terre, c’en est fait de la ville de Pallas. » Il inspire son audace à toute l’armée ; lui-même arme sa main de la massue formidable d’Épidaure, et, la faisant mouvoir en tout sens comme une fronde, il moissonne à la fois les tètes avec les casques, et les cous détachés du tronc. Enfin, après de longs efforts, il met les ennemis en fuite. Pour moi, je poussai des cris de victoire, je sautai de joie, et je battis des mains. Les vainqueurs marchent aux portes. Les clameurs et les hurlements des jeunes gens, des vieillards retentissaient à travers la ville ; la frayeur avait rempli les temples. Thésée pouvait pénétrer au dedans des murs ; mais il arrête ses guerriers, en disant qu’il n’est pas venu pour ravager la ville, mais pour redemander les morts. Tel est le général qu’il faut élire, vaillant dans le danger, et sévère contre les excès dé la multitude, qui dans la prospérité cherche à monter les degrés les plus élevés de l’échelle, et perd le bonheur dont elle pouvait jouir.
Maintenant que j’ai vu ce jour inespéré, je crois qu’il est des dieux ; et mes infortunes me semblent allégées, depuis que ceux-ci ont subi leur châtiment.
Ô Jupiter, que parle-t— on de la sagesse des malheureux mortels ? nous sommes dans ta dépendance, et nous ne faisons que ce que tu veux. Ainsi, nous ne pouvions supporter l’existence d’Argos, ni moi, ni la nombreuse jeunesse qui m’entourait ; et lorsque Étéocle voulut traiter de la paix, en offrant des conditions modérées, nous n’avons pas voulu les accepter, et nous avons été à notre perte. Alors favorisé de la fortune, comme un pauvre récemment enrichi » il se livra à un excès d’insolence, et dans ses excès il a trouvé sa ruine, le peuple insensé de Cadmus ! Vains mortels, qui visez au delà du but, et méritez les maux qui vous affligent, vous refusez de croire à vos amis, et il vous faut croire à l’expérience. Et vous, cités, quand vous pouvez détourner bien des maux par la parole, c’est par le carnage et non par la parole que vous videz vos querelles. Mais à quai bon ces réflexions ? je désire savoir comment tu t’es sauvé du péril : je te ferai ensuite d’autres questions.
Quand le tumulte du combat eut mis la ville en mouvement, je m’échappai par les portes en même temps que l’armée y rentrait.
Apporte-t-on les morts qui ont été la cause de cette querelle ?
Oui, ceux qui furent les chefs de sept illustres maisons.
Que dis-tu ? et où est le reste des morts ?
Ils sont ensevelis dans les vallées du Cithéron.
De quel côté ? qui leur a donné la sépulture ?
Thésée ; il les a déposés près de la roche obscure d’Éleuthérie.
Et ceux qu’il n’a pas ensevelis, où les as-tu laissés ?
Près d’ici ; car ce qu’on fait avec zèle est toujours près.
Est-ce que des serviteurs les ont enlevés des lieux souillés par le meurtre ?
Aucun esclave n’a pris part à ce travail. On eût dit, à voir Thésée, qu’il avait chéri ces morts.
Est-ce qu’il a lui-même lavé leurs blessures ?
Il a de plus préparé le lit funèbre, et recouvert les corps.
C’était un ministère à la fois pénible et humiliant.
Qu’y a-t-il d’humiliant pour l’homme dans les maux communs à l’humanité ?
Ah ! que ne suis-je mort avec eux !
Ces regrets inutiles ne font qu’arracher des larmes à ces infortunées.
Hélas ! ce sont elles-mêmes qui m’enseignent les regrets. Mais allons, marchons à la rencontre des morts, en élevant les mains ; entonnons les chants funèbres accompagnés de cris lamentables, en appelant nos amis, dont la perte nous laisse dans une triste solitude : car la seule perte irréparable pour les mortels, c’est celle de la vie mortelle : les autres biens peuvent se recouvrer.
D’un côté le bonheur, de l’autre l’infortune ! pour cette cité la gloire ; pour les chefs de l’armée un double honneur. Mais pour moi, si la vue des corps de mes fils est un spectacle plein d’amertume, il sera beau cependant, puisque je vois ce jour inespéré, tout en éprouvant la plus cruelle douleur.
Pourquoi le Temps, antique père de toutes choses, n’a-t-il pas préservé ma vie de l’hymen ? Qu’avais-je besoin d’enfants ? Je n’aurais pas eu à redouter le plus grand des malheurs, si je n’avais subi le joug de l’hymen. Mais maintenant j’éprouve la plus cruelle des douleurs, la perte de mes enfants chéris.
Les voilà donc ces tristes restes de mes fils, qui ne sont plus ! Infortunée, que ne puis-je mourir avec eux, et les accompagner dans le séjour de Pluton !
Mères infortunées, pleurez, pleurez ces morts ; répondez a mes chants lugubres par vos accents plaintifs.
Ô chers enfants, ô funeste nom de mère ! c’est toi, mon fils, c’est toi que j’appelle.
Coup affreux qui m’accable !
Ah ! nous avons éprouvé les plus cruelles de toutes les souffrances.
Ô ville d’Argos, ne vois-tu pas mon infortune ?
Elle voit en moi une mère éplorée, à qui la mort a ravi ses enfants.
Apportez les corps sanglants de ces malheureux guerriers, cruellement immolés par des mains indignes, et dont la mort a terminé le combat.
Donnez-moi les corps de mes fils, que je les serre entre mes bras, que je les presse contre mon sein.
Les voici, les voici !
Pesant fardeau de douleurs !
Hélas ! hélas !
Tu ne peux exprimer ce qu’éprouve une mère.
Vous m’entendez.
Tu gémis sur tes maux et sur les nôtres.
Plût au ciel que le fer des Thébains rn’eût frappé et renversé sur la poussière !
Plût au ciel que jamais l’hymen ne m’eût soumise à sa loi, et que je n’eusse point partagé, la couche d’un époux !
Vous avez devant vous une mer d’infortune, ô trop malheureuses mères !
Nos ongles sillonnent nos joues, nous couvrons notre tête de cendres.
Hélas ! hélas ! que la terre s’ouvre et m’engloutisse ! que mes membres déchirés soient dispersés par la tempête ! que la foudre de Jupiter écrase ma tête !
Funeste hymen que tu as formé, funeste oracle d’Apollon, qui t’ordonna cet hymen ! Une Furie qui sème la désolation a quitté la maison d’Œdipe pour envahir la tienne.
Je voulais vous interroger pendant que vous répandiez vos lamentations sur l’armée ; mais je laisserai ces discours, et je m’adresse maintenant à Adraste. Quelle était l’origine de ces héros, illustres entre les mortels par leur courage ? comme supérieur en sagesse, dis-le à ces jeunes citoyens, car tu le sais. Je connais les exploits, supérieurs à toute expression, par lesquels ils espéraient s’emparer de la ville de Thèbes. Mais il est une chose que je ne te demanderai pas, de peur de faire rire ; c’est le nom des adversaires que chacun d’eux eut à combattre, ou dont la lance leur a fait des blessures : car ce sont des propos également vains de la part de ceux qui les tiennent et pour ceux qui les écoutent, de prétendre, après avoir pris part à un combat où mille lances ont étincelé à vos yeux, raconter exactement qui s’est comporté en brave. Non, je ne saurais ni faire de pareilles questions, ni croire à ceux qui osent y répondre. À peine a-t-on le temps de veiller à sa propre vie, quand on est en face de l’ennemi.
Écoute donc : c’est une tâche qui m’est douce d’avoir à faire l’éloge de ces amis, dont je ne veux rien dire que de vrai et de juste. Vois-tu celui-ci, que la foudre de Jupiter a frappé ? c’est Capanée ; il jouissait d’une brillante fortune, et n’en conçut jamais d’orgueil ; ses sentiments n’avaient rien de plus fier que s’il eût été pauvre, fuyant ceux qui tiraient vanité d’une table somptueuse, et qui dédaignaient une vie frugale : car, disait-il, le mérite ne réside pas dans les mets qui nous servent de pâture, et peu suffît à nos besoins. Il était ami véritable, pour les absents comme en leur présence et le nombre de pareils amis n’est pas grand : cœur sincère, abord affable, jamais de violence envers ses serviteurs, ni envers les citoyens ! Le second est Étéocle, héros exercé à la pratique de la vertu : il était jeune, et dénué des biens de la fortune, mais il obtint de nombreux honneurs dans la terre d’Argos. Ses amis lui offrirent souvent de l’or, qu’il ne voulut point recevoir, pour ne pas laisser asservir son caractère, et ne pas plier sous le joug de l’argent. C’étaient les méchants, et non la cité, qu’il haïssait ; car une cité n’est pas coupable du mauvais renom que lui donne un méchant qui la gouverne. — Le troisième est Hippomédon : dès l’enfance, il résolut de négliger les plaisirs des Muses et les douceurs de la vie ; il habitait les champs, et, endurcissant son corps à la fatigue, il aimait tout ce qui fortifie le courage : ardent à la chasse, à monter à cheval, et à tendre Tare, il voulait offrir à sa patrie un citoyen capable de la défendre. — Cet autre est le fils de la chasseresse Atalante, Parthénopée, qui par sa beauté effaçait tous les autres. Il était d’Arcadie, il vint sur les bords de l’Inachus, et fut élevé dans Argos : et d’abord, comme il convient aux étrangers admis à séjourner dans le pays, il ne se rendit ni à charge ni odieux aux citoyens ; jamais il ne fut querelleur, défaut le plus propre à rendre un homme insupportable, soit citoyen, soit étranger : et lorsqu’il fut admis dans les rangs de l’armée, il défendit le pays comme un véritable Argien : il se réjouissait de ses succès, et s’affligeait de ses revers ; et quoiqu’il eût bien des amants, et qu’il ne fût pas moins aimé des femmes, il conserva toujours une pureté sans reproche. — Pour Tydée, je ferai de lui un grand éloge en peu de mots : il ne brillait pas par la parole, mais sous le bouclier il avait l’esprit ingénieux et fécond en stratagèmes : inférieur à son frère Méléagre par la prudence, il se fit un nom égal dans la science de la guerre, et mit tout son génie inventif dans l’art de combattre : cœur avide de gloire, esprit riche et fécond pour agir, inférieur lorsqu’il s’agissait de parler. Après ce que je viens de te dire, ne t’étonne plus, Thésée, que de tels hommes aient affronté la mort devant Thèbes : la bonne éducation inspire le sentiment de l’honneur ; l’homme exercé à la vertu rougirait de devenir un méchant. Le courage peut s’apprendre, puisqu’on enseigne à l’enfant à entendre et à répéter les connaissances qu’il ignore. Ce qu’on a appris dans l’enfance, on le conserve jusque dans la vieillesse. Pères, élevez donc bien vos enfants.
Ô mon fils ! c’est pour mon malheur que je t’ai nourri, que je t’ai porté dans mon sein, que j’ai souffert les douleurs de l’enfantement. Et maintenant Pluton jouit de mes peines, et je n’ai plus de soutien pour ma vieillesse, moi qui avais mis au monde un fils.
Les dieux, en engloutissant dans les entrailles de la terre le généreux fils dOïclée avec son quadrige, ont fait hautement son éloge. Le fils d’Œdipe, Polynice, mérite aussi nos louanges ; car il était mon hôte avant qu’il ne quittât sa patrie pour se retirer dans Argos par un exil volontaire. Mais sais-tu ce que je désire pour la sépulture de ces corps ?
Je ne sais, si ce n’est que je suivrai tes ordres.
Pour Capanée, que la foudre de Jupiter a frappé,
Veux-tu l’ensevelir séparément, comme sacré ?
Sans doute ; et tous les autres sur un bûcher commun.
Où placeras-tu le monument séparé de Capanée ?
Ici, près de ce palais, on élèvera le tombeau. Laissonsen le soin aux esclaves ; et nous, chargeons-nous des autres. Qu’on porte les cadavres devant nous.
Mères infortunées, suivez les corps de vos fils.
Ce que tu dis là, Adraste, est sans utilité.
Comment ?
Il ne convient pas aux mères de toucher les corps de leurs enfants : elles mourraient en les voyant si défigurés. C’est un spectacle odieux, même au prince des morts. Pourquoi donc veux-tu ajouter à la douleur de ces femmes ?
Tu dis vrai. — Vous, restez ici patiemment ; Thésée a raison. Lorsque nous aurons mis les corps sur le bûcher, vous viendrez recueillir leurs ossements. Mortels infortunés, pourquoi vous armer de lances, et vous animer au meurtre les uns des autres ? Arrêtez ; mettez un terme à ces fatigues ; restez au sein des villes, et vivez paisibles au milieu d’habitants paisibles. La vie est courte ; il faut la traverser le plus facilement possible, et non dans les dangers.
Je n’ai plus de fils, je ne suis plus une heureuse mère, il n’est plus de bonheur pour moi parmi les mères argiennes. Diane, qui préside aux enfantements, n’aura plus de commerce avec nous, qui avons perdu nos enfants. Ma vie sera misérable ; telle qu’un nuage fugitif, je suis le jouet des vents orageux.
Nous étions sept mères, qui avions enfanté sept fils , illustres entre tous les Argiens ; et maintenant, sans enfants, je vieillis dans l’abandon le plus misérable, ne comptant ni parmi les morts, ni parmi les vivants ; ma destinée s’achève en dehors des uns et des autres.
Infortunée, ce qui me reste, ce sont, mes larmes ; les tristes monuments que je conserve de mon fils, ce sont des chevelures coupées en signe de deuil, des couronnes déposées, les offrandes qu’on fait aux morts, des chants odieux à Apollon, à la chevelure d’or. Dès le matin, réveillée par la douleur, j’arroserai mon voile de mes larmes.
Mais déjà je vois le monument de Capanée et sa tombe sacrée ; je vois hors du palais les dons que Thésée offre aux mânes : près de nous s’avance la noble épouse du héros que la foudre de Jupiter a frappé, Évadné, à qui le roi Iphis a donné le jour. Pourquoi s’arrête-t-elle sur ce rocher élevé qui domine le palais, après s’être dirigée vers nous ?
EVADNE.
Pourquoi le soleil a-t-il fait briller son éclatante lumière ? pourquoi la lune a-t-elle lui dans les cieux, d’où elle éclaire les danses nocturnes des nymphes légères, lorsque la ville d’Argos célébra, par des chants, la joie de mon hymen avec le héros Capanée, à l’armure d’airain ? Je suis accourue de ma maison, furieuse et désespérée, pour m’emparer du bûcher et m’enquérir du tombeau de mon époux, afin de terminer avec lui, chez Pluton, ma vie douloureuse, et de trouver la fin de mes peines. La mort est douce, quand on partage la mort de ceux qu’on aime, et que le sort nous accorde cette faveur.
Tu vois ici, près de l’endroit où tu te tiens, le bûcher, , trésor de Jupiter, où repose ton époux, consumé par les feux de la foudre.
Je vois enfin le terme là où je me suis arrêtée ; la fortune a conduit mes pas. Pour satisfaire à ma gloire, je i tais, du haut de ce roc, me précipiter dans le bûcher, et unir, au sein des flammes ardentes, mon corps à celui d’un époux chéri ; couchée à ses côtés, je descendrai dans la demeure de Proserpine. Non, cher époux, mon cœur ne te trahira point dans la tombe. Adieu, flambeau nuptial, adieu, hyménée ! puissent mes enfants contracter dans Argos d’heureuses alliances ! puisse un digne époux s’unir à ma fille avec la tendresse d’un cœur sincère !
Mais voici ton père lui-même, le vieil iphis, qui s’avance vers nous pour apprendre de tristes nouvelles ; il ne savait rien, et ce qu’il va entendre le plongera dans la douleur.
Ô fille infortunée, et moi, infortuné vieillard, je trouve un double deuil dans ma maison : tandis que je me prépare à reporter dans sa patrie le corps de mon fils Étéocle, qui a succombé sous la lance thébaine, je cherche ma fille, l’épouse de Capanée, qui s’est échappée de sa maison, dans le désir de mourir avec son époux. Depuis quelque temps on veillait sur elle ; mais, quand les malheurs survenus ont fait relâcher ma surveillance, elle est partie. Je suppose qu’elle doit être ici ; dites-moi si vous le savez.
Pourquoi interroger ces femmes ? Me voici sur ce rocher, mon père, telle qu’un oiseau, au-dessus du bûcher de Capanée, et prête à prendre mon élan funeste.
Ma fille ! quel transport ? pourquoi cette parure ? qui t’a fait quitter la maison paternelle, pour venir sur cette terre ?
Tu t’irriterais si tu apprenais mes desseins ; mais je ne veux pas t’entendre, mon père.
Eh quoi ! n’est-il pas juste que ton père en soit instruit ?
Tu ne serais pas bon juge de ma résolution.
Mais pourquoi ces ornements dont tu es parée ?
Cette parure signifie quelque chose d’important, mon père.
Elle convient peu au deuil que commande la mort de ton époux.
C’est que je suis préparée pour un projet nouveau.
Et cependant tu te montres près de la tombe et du bûcher ?
C’est là que je viens gagner une noble victoire.
Quelle victoire ? Je désire l’apprendre.
Sur toutes les femmes que le soleil éclaire.
Dans les ouvrages de Minerve, ou par la sagesse de ton esprit ?
Par mon courage ; car je suivrai mon époux dans la tombe.
Que dis-tu ? que signifie cette énigme absurde ?
Je vais me précipiter dans le bâcher de Capanée.
Ô ma fille, ne parle pas ainsi devant la foule.
Je veux que tous les Argiens le sachent.
Je ne souffrirai point cet acte de démence.
Cela n’en sera pas moins ; car ta main ne saurait m’arrêter. C’en est fait, je m’abandonne ; sujet de regrets pour toi, mais de joie pour moi et pour l’époux dont je partage le bûcher.
Ô femme, voilà un cruel héroïsme.
Infortuné ! ô femmes d’Argos, je succombe.
Hélas ! hélas ! sort funeste, spectacle déchirant pour toi !
Vit-on jamais un plus malheureux père ?
Vieillard infortuné, tu as ta part dans la fatale destinée d’Œdipe, ainsi que ma malheureuse patrie.
Hélas ! que n’est-il donné aux mortels de revenir à la jeunesse, pour vieillir une seconde fois ! Dans nos maisons, si quelque chose est à reprendre, nous le corrigeons en changeant d’avis ; mais on ne peut corriger la vie. liais si nous pouvions rajeunir et vieillir deux fois, grâce à cette seconde existence, celui qui aurait commis une faute pourrait la corriger. Pour moi, jadis, en voyant des pères entourés de leurs enfants, je ressentais le désir d’en avoir, et je brûlais de devenir père ; mais si j’avais déjà passé par là, et que j’eusse éprouvé, après être devenu père, combien il est douloureux de perdre ses enfants, jamais je ne serais retombé dans le malheur que j’éprouve aujourd’hui, moi qui ai mis au monde un fils vaillant, pour me le voir ensuite cruellement arracher. Infortuné ! que faire à présent ? Irai-je dans ma maison ? j’y trouverai la solitude d’un vaste palais, et l’abandon qui attend ma vie. Irai-je dans la demeure de Capanée, séjour qui me fut cher, lorsque ma fille vivait ? Mais elle n’est plus, elle qui se plaisait à approcher de mon visage sa bouche caressante, et à tenir ma tête entre ses mains. Pour un père déjà vieux, rien n’est plus doux qu’une fille : les fils ont l’âme plus fière, mais moins affectueuse et moins disposée aux caresses. Eh bien donc, conduisez-moi au plus tôt dans ma demeure, plongez-moi dans les ténèbres ; je veux y laisser périr sans nourriture mon corps, déjà consumé par l’âge. Que me servira dé toucher les cendres démon enfant ? Ô vieillesse indomptable, que je te hais ! Je hais aussi tous ceux qui cherchent ! à prolonger la vie par des aliments, des breuvages et des j secrets magiques, détournant le cours naturel, pour éviter la mort ; eux qui, désormais inutiles sur la terre, devraient mourir, et céder la place à la jeunesse.
Hélas ! voilà qu’on rapporte les os de nos enfants, dont la flamme a consumé les corps : soutenez, fidèles esclaves, une mère débile (car la perte de mes fils m’a ravie toutes mes forces), qui traîne trop longtemps une vie consumée par la souffrance. Est-il pour les mortels une douleur plus grande, que de voir mourir ses enfants ?
Malheureuse mère, je rapporte du bûcher les cendres I de mon père, fardeau que la douleur rend bien pesant, et qui tient pourtant dans cette urne étroite.
Ah ! tu fais verser de douces larmes à ta mère, en lui apportant ces cendres légères, qui remplacent les corps de ces héros jadis illustres dans Mycènes.
Et moi, infortuné, privé d’un tendre père, j’habiterai une maison déserte ! Celui qui m’a donné le jour ne me serrera plus dans ses bras.
Hélas ! qu’est devenu le fruit de mes douleurs ? Où est le prix de mes veilles, et les peines de l’éducation maternelle, et les soins vigilants qui écartaient le sommeil de mes yeux, et les doux embrassements d’un fils ?
Tes fils ne sont plus, malheureuse mère, ils ne sont plus : l’éther les a reçus dans son sein, depuis que la flamme a réduit leurs corps en cendres ; ils se sont envolés vers Pluton.
Mon père, tu entends les gémissements de tes fils. Un jour, armé d’un bouclier, je vengerai ta mort…
Puissent tes vœux s’accomplir, ô mon fils !
Et qu’avec l’aide des dieux je voie arriver la justice vengeresse pour mon père ! Notre malheur ne sommeille pas encore dans l’oubli.
Ah ! c’est assez de gémissements sur les coups de la fortune ; c’est assez de nos douleurs.
Les bords de l’Asopus me verront-ils un jour, couvert d’armes d’airain, commander les fils de Danaüs ?
Et venger la mort d’un père.
Mon père, je crois encore te voir devant mes yeux.
Déposer un tendre baiser sur ton visage.
Le bruit de tes paroles s’évanouit dans les airs : double douleur et pour ta mère et pour toi, qui n’oubliera jamais le malheur dont ton père fut victime.
Doux et cruel fardeau, sous qui mon cœur succombe ! je presserai ces cendres contre mon sein.
Je me lamente en entendant ces tristes paroles ; elles ont ému mon cœur.
Ô mon fils, tu n’es plus : je ne te verrai plus, image chérie de ta mère !
Adraste, et vous femmes d’Argos, vous voyez ces enfants, qui portent dans leurs mains les cendres des héros qui leur ont donné le jour ! je les ai reconquises, et c’est Athènes ainsi que moi qui vous les donne. Conservez-en le souvenir reconnaissant, en voyant ce que vous avez obtenu de moi. Je vous adresse à tous le même avis, d’honorer cette ville, et de transmettre aux fils de vos fils la mémoire de ses bienfaits ; et que Jupiter et tous les dieux du ciel soient témoins des bienfaits que vous avez reçus de nous.
Oui, Thésée, nous savons quels services tu as rendus à la terre d’Argos qui était dans la détresse, et nous en conserverons une reconnaissance qui ne vieillira pas. Le généreux secours que tu nous as donné mérite de notre part un pareil retour.
Quel autre service dois-je encore vous rendre ?
Sois heureux : tu le mérites, toi et la ville que tu gouvernes.
Que tes vœux s’accomplissent, et puisses-tu jouir du même bonheur !
Écoute, Thésée, les paroles de Minerve, et obéis à ses ordres, dans l’intérêt de ce pays. Ne livre pas si aisément ces os à emporter sur la terre d’Argos ; mais, pour prix de tes travaux et de ceux d’Athènes, exige d’abord un serment solennel : c’est Adraste qui doit le prononcer ; en qualité de roi, il a l’autorité nécessaire pour jurer au nom de tout le pays de Danaüs. Ce serment doit être que jamais les Argiens ne porteront la guerre dans cette contrée, et que, si d’autres ennemis l’envahissent, ils les repousseront les armes à la main ; et si, au mépris de leur serment, ils marchaient contre cette ville, appelle la malédiction et la ruine sur le pays des Argiens. Apprends de moi en quel lieu tu dois immoler les victimes. Tu possèdes dans ton palais un trépied d’airain, que jadis, après avoir renversé les murs de Troie, Hercule, pressé de courir à quelque autre entreprise, te chargea de placer sur l’autel d’Apollon Pythien. Sur ce trépied immole trois brebis, et grave le serment dans sa cavité, et ensuite laisse-le sous la garde du dieu qu’on adore à Delphes, comme un monument de l’alliance, et comme un témoignage aux yeux de la Grèce. Quant au glaive acéré qui t’aura servi à égorger les victimes, cache-le dans les entrailles de la terre, auprès des bûchers des sept chefs ; et si jamais ils marchaient contre Athènes, la vue de ce glaive jetterait l’épouvante parmi eux, et leur préparerait un retour funeste. Après avoir exécuté ce que je viens de te prescrire, laisse sortir de cette terre la cendre de ces héros. Que l’endroit où leurs corps ont été purifiés par le feu devienne un bois sacré, près de la route même consacrée à la déesse isthmienne. Voilà ce que j’avais à te dire. Je dis maintenant aux fils des Argiens : Parvenus à l’âge viril, vous porterez le ravage dans la ville que baigne l’Ismène, et vous vengerez la mort de vos pères, toi, Égialée succédant à ton père comme chef des guerriers, et toi, fils de Tydée, venant du pays des Étoliens, et à qui ton père donna le nom de Diomède. Mais il vous faut attendre le moment où un tendre duvet ombragera vos joues, pour armer les enfants de Danaüs, et les lancer contre la ville aux sept portes. Vous apparaîtrez, au grand effroi des Thébains, comme deux lionceaux aguerris, pour ruiner leur ville. Tels sont les arrêts du Destin. Désignés dans la Grèce sous le nom d’Épigones, vous laisserez à la postérité de nobles sujets de chants, tant, avec la faveur divine, votre expédition sera glorieuse !
Ô Minerve, ma maîtresse, j’obéirai à tes ordres ; car tu es mon guide et tu m’empêches d’errer. J’enchaînerai Adraste par un serment. Daigne seulement me diriger. Aussi longtemps que tu conserveras ta faveur à cette ville, nous n’avons rien à craindre de l’avenir.
Allons, Adraste, prêtons le serment que réclament Athènes et Thésée. Les services qu’ils nous ont rendus méritent notre reconnaissance.