Les Symphonies(Laprade)/Symphonie du torrent

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Œuvres poétiques de Victor de Laprade
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 65-78).



LIVRE DEUXIEME




I

SYMPHONIE DU TORRENT


À mon ami A. Brizeux


LE POÈTE.


Ô nature ! en ton sein où l’ennui me ramène.
Je sens une âme triste ainsi que l’âme humaine ;
Tu gémis : c’est pourquoi je t’apporte mon cœur.
Toi, du moins, tu n’as pas de sourire moqueur,
Jamais ton doux regard ne lance l’ironie,
Et ton front porte haut sa tristesse infinie.
L’homme croit se guérir s’il peut cacher son mal ;
La froide raillerie est son masque banal.
Mais toi, dans la douleur, tu restes calme et vraie ;
Tu n’as pas dans les yeux ce rire qui m’effraie ;
Je viens mêler mes pleurs à tes pleurs sans orgueil,

Car je me reconnais dans ta figure en deuil.
Oui, nous avons tous deux notre peine secrète,
La mienne en tes soupirs trouve son interprète ;
Ta voix semble un écho de mon gémissement.
La nature et mon cœur, tout parle tristement.


LE PÂTRE.

Dans la douce rumeur des forêts, des fontaines,
J’ai distingué ta voix et des plaintes humaines,
Étranger ! et de loin je t’ai vu, tout le soir,
Marcher sans but, courir ou brusquement t’asseoir,
Frapper ton front, tes mains, comme un homme qui souffre
Et parfois te pencher sur le bord de ce gouffre.
J’accours ; te voilà pâle, immobile, égaré,
Et je vois dans tes yeux qu’ils ont beaucoup pleuré.
Malade ou malheureux, l’un et l’autre, peut-être,
Jeune homme, car mon âge a le don de connaître,
Dispose du vieux pâtre en sa rude amitié ;
Le désert et mon Dieu m’enseignent la pitié.
Viens et dors, cette nuit, sous mon abri de chaume ;
Tout l’été, d’un air pur respire ici le baume.
À bien des affligés conduits sur ces hauteurs,
Il fut bon d’habiter la hutte des pasteurs.
Un vigoureux sommeil émané de l’étable.
Le lait et le pain noir de ma rustique table,
Et les belles chansons et la sainte gaîté
Rendirent à plus d’un la joie et la santé.
Sur ces sommets, d’ailleurs, un art héréditaire
M’apprit à découvrir chaque herbe salutaire.
Tout mal a son remède au sein de quelque fleur :
J’en connais pour guérir ta chétive pâleur.

Sois docile au vieillard, viens, et par moi renaisse,
Renaisse dans ton cœur la divine jeunesse !


LE POÈTE.

Ton âme hospitalière, ô généreux pasteur !
De la crèche et des bois l’énergique senteur,
Le souffle de tes bœufs, la sève de tes plantes
Seraient un vain remède à mes peines brûlantes.
Mon mal est trop profond ; mais, pour le soulager,
Avec d’autres douleurs je viens le partager.
Je viens mêler mon deuil au deuil de la nature.
J’entends ici l’écho des tourments que j’endure,
La voix de l’univers n’est qu’un gémissement ;
Mes pleurs unis aux siens coulent plus doucement,
Et je sens plus de calme et plus de patience
Quand je me plonge à fond dans sa tristesse immense.


LE PÂTRE.

Je cherche autour de nous ces gémissantes voix.
Et ces mornes tableaux, et ce deuil que tu vois :
Un large rayon d’or flotte sur les fougères ;
L’alouette s’égaye en ses notes légères ;
La cloche tinte au cou de mes taureaux joyeux,
Et les prés, tout en fleurs, réjouissent mes yeux.


LE POÈTE.

La nature se plaint : sa voix, terrible ou tendre,
Parle d’une souffrance à qui sait bien l’entendre.
Tout menace ou gémit. De la source au torrent,
Le flot, qui va gronder, s’écoule en murmurant.

Comme un soupir sans fin qui remplit tout l’espace,
Dans les sapins tremblants le vent passe et repasse ;
Et, même aux plus beaux jours, la voix qui sort des mers
Atteste un mal obscur dans leurs gouffres amers.
Ici, dans cette paix des douces bergeries,
Écoute ces taureaux et ces brebis chéries,
Ton chien, tes blonds ramiers posés sur ces vieux ifs,
Et tes agneaux bêlants… Tous ces bruits sont plaintifs.


LE PÂTRE.

J’entends, je vois partout s’appeler, se poursuivre,
Les animaux joyeux du seul bonheur de vivre.
Tous semblent, à tes yeux, ou tristes ou méchants,
Jeune homme aux blanches mains, qui crois aimer les champs
Quel noir démon t’invite à ces pensers moroses,
Enfant ? Et tu n’as vu que la saison des roses !
La neige des hivers où nous marchons pieds nus,
Nos soucis, nos travaux, te sont tous inconnus !


LE POÈTE.

Toi, tu ne connais pas la volupté des larmes !
Ces pleurs de la nature en sont pour moi les charmes ;
Vous l’aimez pour les fruits que vous lui dérobez,
Avides laboureurs sur la moisson courbés !
Moi, conduit aux déserts par la haine du monde,
J’y goûte leur douleur en sagesse féconde.


LE PÂTRE.

J’aime le champ natal et non pas les déserts
J’ai là, dans ce vallon, j’ai des trésors bien chers :

Mes souvenirs d’enfant et le toit de mes pères,
Mon vieux clocher, ma vigne et mes vergers prospères.
J’habite en paix leur ombre, et jamais je n’appris
Des hommes nos pareils la haine et le mépris.
Ami de ces forêts, frère des vieux érables
J’aime nos bois sacrés bien moins que mes semblables,
Et quoique sur ces monts, tout l’été, sans ennuis,
Je sache vivre seul bien des jours, bien des nuits,
C’est un bonheur plus grand, dès qu’arrive l’automne,
De rentrer dans le bourg que le pampre festonne.
Là, par mes compagnons, dans leur franche gaîté,
Du pâtre et du troupeau le retour est fêté ;
La table fume, et l’âtre est tout rouge de braise,
Et, le verre à la main, tous les soirs, à notre aise,
Nous chantons ; le vin vieux, à défaut de soleil,
Pendant les noirs hivers tient les cœurs en éveil.
Ainsi chaque saison, qu’un Dieu bon nous ramène,
Nous apporte un plaisir aussi bien qu’une peine.


LE POÈTE.

Ah ! j’ai trop éprouvé quel partage inégal,
En mesurant nos jours, grossit la part du mal !
Les hommes sont mauvais, et les destins sont pires,
Mais la nature, au moins, n’a pas de faux sourires ;
Vois-tu le vague ennui sur son front répandu ?
Moi, je n’y cherche pas l’espoir que j’ai perdu ;
Mais, à défaut d’une onde où je me désaltère,
Le désert à ma soif offre une ivresse austère,
Et, plongé dans son sein par l’inconnu rempli,
J’y respire à longs traits le vertige et l’oubli.



LE PÂTRE.

Ta voix me trouble, ami, ta parole est funeste.
Tu souffres, je le vois ; ta pâleur me l’atteste ;
Tu souffres, je te plains et ne te comprends pas.
Le remède à ton mal. Dieu me le cache, hélas !
Je te plains ; mais pourquoi, dans tes peines sans cause,
Ne rien voir que le mal au sein de toute chose ?
La nature, où tu viens savourer tes douleurs,
Sourit quand ton orgueil lui commande les pleurs ;
Tu l’aimes, sois joyeux ! car elle est toute en joie ;
Regarde à l’horizon ces feux qu’elle déploie.
Laisse ton cœur s’ouvrir au coucher du soleil ;
Et de ce grand spectacle emporte un bon conseil.


LE POÈTE.

La nature m’invite à sa douce tristesse :
La résignation fait toute sa sagesse ;
Obéir sans révolte à de sinistres lois,
C’est le morne conseil, ami, que j’en reçois.


LE PÂTRE.

Non, la voix du désert, qu’il pleure ou qu’il sourie,
Ne t’a pas conseillé l’inerte rêverie !
La nature m’enseigne, en ses chères leçons,
La vie et le travail égayé de chansons.


LE POÈTE.

Écoute, dans ces bois déjà pleins de ténèbres,
Du zéphyr qui s’endort les murmures funèbres !



LE PÂTRE.

J’entends plus près de nous, sur le frêne voisin,
Siffler le joyeux merle enivré de raisin.


LE POÈTE.

Écoute ce torrent : quelle douleur profonde
Exhalent à nos pieds les soupirs de son onde !


LE PÀTRE.

J’entends sur les cailloux le bruit clair du ruisseau,
Du ruisseau qui gazouille aussi gai que l’oiseau ;
Chacun se réjouit d’en habiter la rive ;
Car l’eau donne à ses bords une voix toujours vive.
Mais toi, pâle étranger, si triste en l’écoutant,
Explique en sa chanson ce que ton âme entend.


LE POÈTE.

Voici ce que nous dit la voix, proche ou lointaine,
Qui coule avec les eaux, torrent, fleuve et fontaine :


LE TORRENT.

Le sourd travail des eaux a fendu le rocher :
Ma source, en murmurant, fuit des plus minces veines,
Comme une larme, aux yeux qui la voudraient cacher,
Jaillit d’un cœur miné par de secrètes peines.

Mais bientôt je reçois et j’emporte en courant
Et la neige et la grêle, et des flots d’eau fangeuse,

Et les mille débris de ma vie orageuse…
J’enfle dans la tempête, et je suis le torrent !

Sur l’or d’un sable pur, sur les fines pelouses,
Le flot n’a qu’un murmure, et jamais de chanson.
J’entends à mes côtés, dans l’herbe et le buisson,
Mille gais sifflements dont les eaux sont jalouses.

Il est des bruits joyeux même au fond des grands bois :
Je mêle à ces accords ma rumeur incessante ;
L’eau fait dans leur concert la note gémissante.
L’homme devient rêveur, s’il ne pleure, à ma voix.

Je vois naître et mourir la brise passagère
Et les oiseaux rieurs dont la voix lui répond ;
Pour avoir, même un jour, cette gaîté légère,
Je descends de trop haut et viens de trop profond.

L’eau circule depuis que la nature existe.
J’ai pénétré la terre et j’ai tout visité ;
Un douloureux secret remplit l’immensité,
Moi, j’en murmure un mot : c’est pourquoi je suis triste.

J’en parle aux jours sereins, j’en parle aux sombres nuits
Le vent, parfois, retient sa voix intermittente ;
Dans ses rares fureurs, la foudre est inconstante ;
Moi, je suis éternel, ainsi que tes ennuis.

Mon flot dit, à travers le calme ou la tempête,
Ce mot affreux : toujours ! de tant de pleurs baigné ;
Ce mot, par la souffrance aux humains enseigné,
Je l’appris de la mort, et je vous le répète.

À ce bruit de mes flots parfois tu t’endormis :
Mais ce n’est pas la paix que ce sommeil te verse ;
Tu le sais, ô penseur ! les rêves que je berce
Ne sont rien moins pour toi que des rêves amis.

L’excès de la douleur, dans une âme affaissée,
Apporte aux malheureux un repos tout pareil ;
C’est en abolissant ta force et ta pensée
Que la rumeur de l’onde engendre ce sommeil.


LE PÂTRE.

Voici ce que nous dit la voix, proche ou lointaine,
Qui coule avec les eaux, torrent, fleuve ou fontaine ;
Voici ce que nous dit le bruit clair du ruisseau,
Du ruisseau qui gazouille aussi gai que l’oiseau :


LE TORRENT.

L’eau jaillit ! la roche déserte

Va répondre aux chansons des bois.
Je donne aux prés leur robe verte ;
Ils sont muets, je suis leur voix.

La vie autour de moi fourmille ;
Elle coule avec les ruisseaux.
J’abrite une immense famille ;
Un peuple entier vit sous mes eaux.

Sous chaque roche un hôte habite
Là, dans l’ombre et dans la fraîcheur,
Le saumon, l’anguille et la truite

Invitent la main du pêcheur.


De mes bords chérissant la zone,

Les arbres croissent par milliers ;
Le merle bleu siffle sur l’aune,
Le vent berce les peupliers.

Toute chose que Dieu féconde,
Prête à chanter, prête à fleurir,
Aime le vif accent de l’onde,
Aime à voir le ruisseau courir.

Quand de la ruche printanière
L’essaim s’est échappé dans l’air,
Il vole, au bruit de la rivière,
Vers le frêne au feuillage clair.

Ma rive a d’heureuses retraites
Où s’échangent de longs serments ;
J’y couvre sous mes voix discrètes
Les douces plaintes des amants.

La génisse, au bruit de sa cloche,
Conduit vers moi de gais troupeaux.
En chantant le berger s’approche
Et prend sa flûte à mes roseaux.

C’est moi qui fais tourner la roue
Du meunier conteur et malin.
Ma voix l’accompagne et se joue
Au joyeux tic-tac du moulin.

À vos travaux je m’associe :

Je bats le fer du forgeron ;
Je meus l’infatigable scie

Sous le toit du vieux bûcheron.

À travers le roc et l’argile
L’eau glisse et creuse incessamment ;
C’est moi, sur la terre immobile,
C’est moi qui suis le mouvement.

L’onde vierge à grands flots m’arrive,
Quand l’été ronge le glacier ;
L’écume alors blanchit ma rive
Comme la lèvre du coursier.

Si parfois mon flot déracine
L’épi d’un imprudent sillon,
Le sol que j’ôte à la colline,
Je le restitue au vallon.

L’eau dans son sein, rapide ou lente,
Tient tous les germes en éveil ;
Pour donner la sève à la plante,
Elle se marie au soleil.

La chanson du torrent convie
Chaque être à sortir du repos.
J’appelle au travail, à la vie.
Les fleurs, les hommes, les troupeaux.

Je dis : Suivez mes flots rapides,
Quittez avec moi ce haut lieu ;
Marchez, voyageurs intrépides,

Sur les chemins tracés par Dieu.
Suivez les torrents et les fleuves,

Ô flot des générations !
Enrichissez de races neuves
Les plaines et les nations.

Placez vos tentes sur ma rive ;
Un secours vous viendra des eaux ;
Je tournerai la meule active,
Je porterai vos lourds vaisseaux.

Avec moi cheminez en foule :
Et chantez, peuple industrieux !
Dieu vous dit dans mon flot qui coule

Travaillez et soyez joyeux.



LE POÈTE.

Pauvre cœur, dupe, hélas ! de ta propre imposture,
Tu n’entends que toi-même à travers la nature !
L’esprit qui t’a parlé de joie et d’avenir
T’a promis, ô pasteur ! ce qu’il ne peut tenir.
Ainsi, pour t’affranchir de l’ennui qui te ronge,
Ô folle humanité, tu n’as que le mensonge !
Je trouve ta gaîté plus triste que mes pleurs,
Et mon front ne veut pas de ces trompeuses fleurs.
Va donc, et suis la voix de l’antique Sirène ;
Suis ton illusion qui parle et qui t’entraîne.
Au but de ton travail, à travers les chansons
Cours le long de ces flots, docile à leurs leçons !
Crois l’homme juste et bon ; crois les saisons propices,
Et joue avec les fleurs au bord des précipices.
La mer, la mer se creuse et va nous recevoir

Engloutis dans le flot qui te parlait d’espoir ;
Vous tomberez tous deux au noir abîme où gronde
Le terrible inconnu que j’entends sous cette onde.


LE PÂTRE.

L’inconnu qui me parle est un Dieu bienfaisant.
Accomplissons d’abord la tâche du présent !
La nature l’enseigne à la sagesse humaine :
À chaque jour suffit le fardeau de sa peine,
Et, pour le cœur sincère et simple en ses désirs,
Chaque jour que Dieu fait offre aussi ses plaisirs.


LE POÈTE.

Adieu ! Reste, ô berger ! dans l’erreur qui t’est douce :
L’ignorance est un lit plus tendre que la mousse ;
Reste, au bord de cette onde, à voir tes prés fleurir
À vivre sans penser, pour vivre sans souffrir.


LE PÂTRE.

Ami, qu’un Dieu propice, à ma voix, te délivre
Du démon qui t’a dit : Reste à rêver sans vivre !


LE POÈTE.

Ah ! puissé-je abdiquer, au sein de quelque fleur,
De ce cœur importun la vie et la chaleur !
Pour la sève paisible en ces chênes dormante
Que j’échangerais bien l’âme qui me tourmente,
Que je voudrais jeter tout mon être à ce vent !
Je souffre, ami, tu vois que je suis bien vivant.



LE PÂTRE.

Tu souffres d’un corps faible et d’une âme impuissante,
Le mal dont tu te plains, c’est la vigueur absente.
Je le vois, dans tes yeux, sur ton front sans couleur,
C’est un fruit de l’orgueil que ta lâche douleur.
Abdique ta mollesse et ces larmes superbes ;
Il est temps d’amasser quelques solides gerbes.
Ô rêveur ! sors enfin de ton sommeil fatal !…
Mais tu ne peux guérir, car tu chéris ton mal.