Les Syndicats industriels et les Syndicats agricoles

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Les syndicats industriels et les syndicats agricoles
Cucheval-Clarigny

Revue des Deux Mondes tome 125, 1894


LES
SYNDICATS INDUSTRIELS
ET LES SYNDICATS AGRICOLES

L’Europe est-elle menacée, à bref délai, d’une nouvelle invasion de Barbares, sous la forme d’un soulèvement du prolétariat, qui renverserait partout l’autorité établie, abolirait la propriété individuelle et ferait partout table rase des institutions existantes ? Et si l’Europe échappe à ce bouleversement universel que d’aucuns déclarent imminent, est-elle destinée à voir son agriculture, son commerce et son industrie disparaître sous la concurrence victorieuse des États-Unis ? Aux pessimistes qui tiennent ce langage, nous recommandons la lecture d’un nouvel ouvrage de M. Maurice Block : l’Europe politique, économique et sociale. Le savant académicien ne croit ni à l’extension ni surtout au triomphe des sectes socialistes dont il discute les doctrines avec infiniment de logique et de vigueur. Rien n’ébranle sa confiance, peut-être excessive, dans le pouvoir de la vérité, du raisonnement et du bon sens. En même temps, les faits qu’il signale et les chiffres qu’il accumule, attestent dans toutes les régions de l’Europe, même les moins favorisées, un progrès continu que démontrent l’accroissement de la population, la multiplication des industries, et le développement de la fortune publique et privée. Ce progrès incessant ne peut manquer d’ajouter à la force de résistance de nos vieilles sociétés et, ce qui vaut mieux, de désarmer bien des hostilités par une diffusion plus générale du bien-être.

C’est, suivant son expression, à une sorte d’examen de conscience social que M. Block convie ses lecteurs en étendant ses investigations sur l’état intellectuel, moral et matériel des sociétés actuelles pour mesurer les effets des transformations rapides et profondes qu’elles ont subies, dans noire XIXe siècle, si fécond en changemens de toute sorte. L’Europe a plus que doublé sa population depuis un siècle ; mais ses ressources alimentaires se sont accrues en proportion ; le confort s’est même élevé plus rapidement encore, et le savant économiste défie qu’on ose soutenir que les 330 millions d’Européens de la fin du XIXe siècle ne soient pas, pour la plus grande partie, mieux nourris, mieux habillés, mieux logés, plus libres, plus instruits que les 150 millions de la fin du XVIIIe siècle, sans compter nombre d’avantages et de jouissances dont leurs aïeux n’avaient aucune idée. D’où proviennent alors, les mécontentemens dont on ne peut nier l’existence ? M. Block n’en veut voir les causes que dans l’infatuation trop fréquente qui a accompagné la diffusion de l’instruction et développé les exigences individuelles ; dans l’extension de la liberté civile et politique qui, en donnant conscience de leur devoir civique à ceux qui ont été susceptibles de le comprendre, a gonflé l’amour-propre chez les autres, a éveillé en eux un vif désir du bien-être matériel et leur a fait envisager l’égalité dans les jouissances comme la conséquence de l’égalité devant la loi, développant ainsi la convoitise et l’envie partout où manquait le contrepoids du sentiment religieux. C’est ce mécontentement, habilement exploité par des ambitieux, qui aurait donné aux prédications anti-sociales une impulsion et une force qu’on s’exagère peut-être, mais dont il semble que M. Block tienne trop peu de compte. Le savant économiste, en effet, se déclare convaincu qu’il y a bien peu d’apôtres sincères et désintéressés parmi les prédicans du nouvel évangile : « S’il s’agissait, dit-il, de le réaliser, on lui trouverait bien peu de partisans croyans et actifs. C’est un drapeau autour duquel se rangent des ambitieux, des mécontens, des naïfs, des déclassés de toute sorte, mais qui ne peut remporter la victoire que si l’adversaire n’ose pas opposer de résistance. »

Nous reconnaissons volontiers que croire au triomphe du socialisme ce serait croire à la défaite de la raison et du bon sens. La société civilisée, d’ailleurs, ne nous semble pas disposée à une abdication ; malgré les points noirs que chacun aperçoit à l’horizon, malgré les inquiétudes qu’entretient la possibilité d’une conflagration européenne, cette société est en humeur et en état de se défendre. Est-ce à dire que les préoccupations qui se font jour de tous côtés n’aient aucun fondement et qu’on puisse faire aussi bon marché que M. Block des alarmes qui ont envahi un grand nombre d’esprits ? Est-ce à dire que la prévoyance et l’humanité ne commandent pas de chercher à ramener les cœurs aigris, à adoucir les souffrances réelles ? Une lutte intestine, quelque certain qu’en pût être le résultat, ne serait-elle pas, à elle seule, un grand malheur ?

L’histoire nous fait voir dans le soulèvement du prolétariat contre la société établie un fait qui se reproduit périodiquement. Sans remonter jusqu’à la lutte qu’Israël soutint contre les Pharaons pour recouvrer sa liberté, les guerres servi les nous en offrent un exemple digne de remarque. Elles prirent naissance dans deux contrées industrieuses, la Sicile et la Campanie, dont les ateliers comptaient des centaines et quelquefois des milliers d’esclaves, appliqués au même labeur. Rome était alors à l’apogée de sa puissance et, cependant, il lui fallut deux ou trois armées et plusieurs campagnes pour venir à bout des esclaves soulevés. L’exemple de la Grèce où les esclaves étaient traités avec mansuétude atténua graduellement la cruauté romaine ; et la religion chrétienne, en proclamant l’égalité de toutes les créatures humaines, amena dans la condition des esclaves un adoucissement qui prévint le retour d’une nouvelle explosion violente.

Le moyen âge, à son tour, a offert dans le centre de la France, dans les Pays-Bas, la Westphalie, la Souabe, le spectacle d’une insurrection presque générale des populations agricoles. N’étant pas protégées comme les habitans des villes par des murailles sur lesquelles des milices faisaient bonne garde, rançonnées sans merci par tous les belligérans, et livrées sans défense aux exactions de bandes commandées par des capitaines d’aventure, les populations rurales, exaspérées par l’enlèvement de leur bétail et la destruction de leurs récoltes, se soulevèrent en France et entreprirent à leur tour de piller les villes, les monastères et les châteaux. Si la Jacquerie, comme on la nomme dans l’histoire, se signala par des massacres et des incendies, la répression qui y mit fin ne fut ni moins violente ni moins implacable ; mais ces horreurs furent encore dépassées, un peu plus tard, par les excès auxquels s’abandonnèrent les paysans de la Souabe et de la Westphalie.

Le rétablissement de l’ordre et de la paix à l’intérieur, la prospérité qui en fut la conséquence, l’ascendant croissant du pouvoir royal qui assurait protection aux plus humbles et aux plus faibles, et l’influence de la religion ont préservé la France d’un renouvellement de la Jacquerie ; mais ne voyons-nous pas, diront les pessimistes, renaître aujourd’hui, au sein des populations laborieuses, le même esprit de révolte, la même impatience de toute règle et de toute autorité, les mêmes passions haineuses ? N’est-on pas fondé à assimiler aux guerres serviles de l’antiquité l’insurrection des canuts de Lyon ? Comme les influences modératrices du passé ont disparu ou sont méprisées, la France n’a-t-elle pas reculé du premier coup jusqu’aux époques sinistres du moyen âge ? les excès des Jacques n’ont-ils pas été rappelés et dépassés par les journées de juin et la Commune de Paris, avec les assassinats, les incendies et les crimes de toutes sortes qui les ont accompagnées ? Les grèves qu’on fait éclater à tout propos et sans motifs sérieux ne peuvent être considérées que comme une forme mitigée de la guerre qu’on organise contre la société ; le meurtre qui a été accompli à Decazeville avec de si effroyables circonstances, celui qui a été tenté à Carmaux, enfin, l’assassinat du président de la République, montrent quelles passions sauvages et quelle férocité couvent encore, à la fin du XIXe siècle, dans des âmes égarées. Faut-il donc ne tenir aucun compte des attentats commis si fréquemment contre les personnes et les propriétés, des appels à la violence qui remplissent les feuilles socialistes et retentissent dans toutes les réunions publiques, de ces menaces continuelles de représailles sanglantes au nom de la justice populaire, de ces annonces, d’une liquidation sociale à opérer par l’emploi de la force ? Chez une nation aussi impressionnable que la nôtre et aussi prompte à tous les entraînemens, une prédication semblable n’est pas sans danger : elle impose des devoirs sérieux au gouvernement qui a la garde de tous les intérêts, et elle est pour la société un avertissement de se préparer à se défendre.

M. Block se refuse à appréhender aucune nouvelle descente dans la rue : pour notre part, nous ne faisons pas aux ouvriers français l’injure de croire qu’ils soient tous à la remorque des énergumènes qui prétendent les conduire et leur imposer leurs théories malsaines ; qu’ils soient disposés à déchaîner sur leur pays les maux de la guerre civile ; et que, par esprit de vengeance et pour accomplir de sinistres desseins, ils soient prêts à profiter, à l’occasion des malheurs de la patrie et de l’assistance de l’étranger ; mais dussent-ils, dans une heure d’égarement et sous l’influence de prédications néfastes, se lever tous à la fois contre la société pour la bouleverser, la victoire demeurerait certainement à celle-ci. Cet effort insensé n’aboutirait qu’à d’effroyables malheurs. Le développement de la grande industrie a eu pour conséquence d’agglomérer dans certains centres de nombreux ouvriers dont l’influence est prépondérante dans les élections et qui font aisément la loi au reste de la population. Ce fait impressionne beau coup d’esprits, comme s’il était général ; il fait illusion aux ouvriers eux-mêmes, qui s’exagèrent leur force et oublient qu’ils ne sont qu’une minorité, très inégalement répartie sur le territoire français. Puisque nous nous plaçons dans l’hypothèse d’un soulèvement général en vue de réaliser par la force le programme socialiste qui comporte la nationalisation, c’est-à-dire la confiscation des chemins de fer, des mines et de tous les établissemens industriels, et la dépossession violente de tous les propriétaires du sol, faisons le compte des bataillons qui se trouveraient en présence. Un peu de statistique rassurera les épeurés.

Un document officiel, publié par le ministère du commerce et de l’industrie, et relatif à l’année 1886, nous donne, sur une population de 38 218 903 âmes, le chiffre de 3 056 161 comme le total des ouvriers et journaliers occupés dans l’industrie. Si l’on ajoute à ce chiffre 225 000 ouvriers employés aux transports, chemins de fer, batellerie, etc., et 553 416 garçons de bureau, domestiques mâles et hommes de peine que les maisons de commerce de tout ordre font vivre, on arrive à un peu moins de 4 millions pour le chiffre total des individus mâles qui peuvent être considérés comme vivant d’un travail manuel. Or le nombre des cultivateurs exploitant la terre qui leur appartient est à lui seul de 4 046 164 ; ajoutez-y les chefs et patrons d’industrie qui sont au nombre de 1 004 939, et les 951 077 chefs de commerce, et vous voyez immédiatement de quel côté est la majorité des forces actives et productrices de la nation. Nous ne faisons pas entrer en ligne de compte les fonctionnaires et employés de l’administration, qui sont au nombre de 771 000, ni les 1 091 233 membres des professions libérales, nous n’avons voulu que faire ressortir le chiffre des citoyens qui sont personnellement et directement intéressés au maintien des bases actuelles de la société et à la défense de la propriété immobilière et mobilière. En déduisant des 4 millions de travailleurs manuels les ouvriers en chambre et en voie de devenir patrons, ceux qui travaillent seuls ou à deux ou trois avec un patron, les ouvriers et artisans des petites villes que leur isolement ou leur petit nombre soustraient aux influences malsaines, on ramènerait à 7 ou 800 000 le nombre des ouvriers qui vivent dans les centres populeux, et dont la réunion dans de vastes ateliers a offert aux prédications subversives des facilités particulières. Qu’est-ce qu’un tel chiffre en comparaison de toutes les forces de résistance dont la société dispose ? Et encore avons-nous l’air de croire, ce qui est inadmissible, qu’aucun de ces 800 000 hommes ne serait arrêté par le bon sens, par les sentimens de famille, par le patriotisme. A Dieu ne plaise, pour leur honneur et pour celui du nom français, que nous leur fassions cette injure ! L’appréhension d’un assaut général donné à la société peut donc être considérée comme chimérique ; du reste, soit par une plus exacte appréciation de la situation, soit par tactique, les chefs de la plupart des sectes socialistes françaises s’accordent aujourd’hui pour répudier l’emploi de la force ; c’est par la conquête du pouvoir politique qu’ils prétendent maintenant atteindre le but qu’ils poursuivent. Le suffrage universel doit les rendre maîtres de tous les corps électifs ; et ceux-ci deviendront les instrumens efficaces de la transformation sociale : ce sont donc les élections qui exigent toute l’attention et tous les efforts du parti ouvrier. Ils tirent un encouragement des dernières élections municipales et législatives qui ont amené le triomphe d’un certain nombre de candidats socialistes, mais ils ne peuvent fermer les yeux sur les inévitables conséquences qui découleront fatalement de leurs rivalités, de leurs jalousies et de l’absence de toute unité de vues et de toute direction. Il est cligne de remarque que, jusqu’ici, on n’a vu descendre de leur personne dans l’arène électorale presque aucun des meneurs attitrés, ni Brousse ni Allemane, ni les autres prétendans à la prééminence. On peut croire que ce n’est pas la modestie qui les a retenus ; ils ont cédé à l’appréhension d’exciter l’envie de leurs coreligionnaires, d’être violemment attaqués par les uns, d’être trahis par les autres dans le scrutin. Leur désunion, leurs divergences et leurs rivalités ne sont plus un mystère pour personne ; car ils y ont donné libre cours dans les réunions publiques, dans les journaux et même dans des brochures. On n’a pas oublié que les congrès de Saint-Etienne et de Bruxelles ont été, pour les socialistes français, l’occasion de véritables déchiremens et de luttes ouvertes qui ont mis un obstacle invincible à l’enfantement d’un programme commun. C’est l’impossibilité d’arriver à un accord quelconque et le désir de ne pas faire éclater au grand jour la persistance de leurs dissentimens, qui a empêché les socialistes français d’envoyer une délégation au congrès international socialiste révolutionnaire qui a siégé à Zurich du 6 au 11 août 1893 : chaque fraction du parti aurait voulu imposer son programme particulier ou faire bande à part ; seul, le comité directeur de la défunte Bourse du Travail a envoyé une note écrite où l’on ne peut relever, outre une insulte à l’armée française, qu’un vœu en faveur de la journée de huit heures et un autre pour le maintien de la paix internationale. Ce n’est pas l’exemple des autres nations qui ramènera l’unité de vues et la concorde au sein du socialisme français, car dès la première séance de ce congrès de Zurich des divergences profondes se manifestèrent sur la question du militarisme entre la délégation hollandaise et la délégation allemande, et, loin de chercher à apaiser ces dissidences, les délégués anglais, par leurs critiques acerbes comme par leur obstination à maintenir leurs vues particulières, même sur des points tout à fait secondaires, laissèrent voir une médiocre estime pour leurs confrères des autres pays. Rappelons, en passant, que déjà les délégués anglais, en se retirant du congrès de Bruxelles, avaient singulièrement contribué à le faire échouer, et que les délégués anglais de 1889, en rendant compte à leurs compatriotes du congrès tenu à Paris, avaient laissé entendre, avec des formules de politesse, qu’ils avaient assisté à des réunions d’enfans taquins et de nigauds bien intentionnés.

L’assurance des révolutionnaires se fonde surtout sur la rapide multiplication des syndicats professionnels auxquels la loi de 1884 a donné naissance. Cette loi a mis, en effet, aux mains des agitateurs une arme puissante qui leur avait été refusée jusque-là ; ils s’en sont servis immédiatement avec habileté et avec énergie pour susciter partout où ils l’ont pu des grèves qui n’ont point été profitables aux grévistes ; mais comme il s’agissait avant tout pour eux de faire montre de leur puissance, d’acquérir un grand prestige au sein de la population ouvrière, et d’intimider un gouvernement dépourvu de fermeté, on ne peut dire que leur but n’ait pas été atteint. Le comble de l’habileté avait été d’installer à la Bourse du Travail de Paris, sous prétexte de contrôler l’emploi de la subvention municipale et de prendre les mesures d’ordre intérieur, un comité général, assisté d’une commission exécutive chargée de l’exécution de ses décisions. Ce comité général, aux termes d’un jugement du tribunal correctionnel de la Seine, qui en a prononcé la dissolution, « était investi de pouvoirs prépondérans et incontestés, tels que ceux d’accorder des subventions à toutes les grèves et de favoriser, même par des avances de fonds, la création de nouvelles bourses du travail. » C’était bien réellement un pouvoir central, créé en violation de la loi de 1884 pour prendre officiellement la direction du mouvement socialiste, donner l’impulsion et le mot d’ordre aux syndicats de province comme de Paris, et les réunir tous dans une action commune. Le nombre des syndicats exclusivement composés d’ouvriers étant arrivé, suivant M. Block, au chiffre de 1 182 à la fin de 1891, on voit que le comité central se préparait à prendre le commandement d’une véritable armée, lorsque le gouvernement s’est ému et est sorti de sa torpeur.

Le comité central affectait de ne vouloir avoir de rapports qu’avec le conseil municipal de Paris ; il feignait d’ignorer le gouvernement, auquel il n’avait communiqué ni ses règlemens, ni les noms de ses membres, afin de n’avoir à rendre compte aux autorités légales d’aucune de ses décisions. A son exemple, et sans doute sur ses incitations, 38 des syndicats parisiens qui s’étaient installés à la Bourse du Travail n’avaient déposé ni leurs statuts, ni les noms de leurs administrateurs. Le but de ces omissions calculées était de tâter le gouvernement, de voir jusqu’où l’on pouvait aller, de faire tomber en désuétude les dispositions défensives de la loi de 1884 et en même temps de laisser le pouvoir dans l’ignorance de l’organisation intérieure des syndicats ainsi que du nom des hommes qui les dirigeaient et qui étaient responsables de cette direction devant la loi. Peut-être aussi certains syndicats, et non des moins bruyans, étaient-ils bien aises de ne pas appeler l’attention sur le petit nombre d’adhérens qu’ils avaient recrutés dans des corporations importantes.

Le gouvernement persévérera-t-il dans l’attitude qu’il a prise lorsqu’il a été poussé à bout, à la veille de la disparition de la Chambre ? N’est-il pas imprudent de faire fond sur sa fermeté ? Le conseil d’Etat a annulé l’élection des prud’hommes ouvriers qui avaient accepté le mandat impératif de toujours condamner les patrons ; ces contempteurs de la justice et de la loi se sont fait réélire, et le gouvernement l’a souffert en silence. On s’on autorise pour dire que la résolution qu’il a prise inopinément a épuisé son énergie, qu’il se contentera d’un semblant de satisfaction et laissera le comité central se reconstituer avec un simulacre de statuts. Nous aimons mieux croire que le gouvernement finira par où il aurait dû commencer, qu’il fera élaborer par le conseil d’Etat, pour la Bourse du Travail, un règlement qui assurera le respect de la loi, et qui, sans rien retirer aux ouvriers des avantages hypothétiques qu’ils attendent de cette institution, empêchera celle-ci d’entreprendre de nouvelles usurpations sur les pouvoirs publics et de se transformer en un gouvernement occulte. Si ce règlement est conçu dans un esprit de bienveillante équité, les syndicats parisiens n’auront plus d’excuse pour refuser de se conformer à une législation qui ne leur impose aucune entrave, aucune obligation onéreuse et qu’ils n’ont bravée que pour faire montre de leur force et dans l’attente de l’impunité. Ainsi se trouverait terminé, par une solution amiable, un conflit dans lequel la victoire doit demeurer à la loi, mais qui pourrait devenir un ferment d’agitation et une source d’embarras pour les pouvoirs publics.

En face des 1182 syndicats formés par les ouvriers, la statistique nous montre 1 105 syndicats formés exclusivement de patrons, et la quasi-parité de ces chiffres atteste que les chefs d’industrie ne sont pas demeurés indifférens aux attaques dont ils sont l’objet, et qu’ils essaient de pourvoir par eux-mêmes à la défense de leurs intérêts. De dures expériences leur ont appris, dans ces derniers temps, qu’on a tort de s’abandonner soi-même et de se reposer sur une protection extérieure. Il ne tient qu’à eux de faire preuve du même esprit d’initiative et de la même énergie que les industriels anglais, qui ne se réclament d’aucun appui administratif. Les Trade-Unions anglaises disposent d’une force numérique et de ressources pécunaires fort supérieures à celles qui sont au service des syndicats français : cependant, les industriels d’outre-Manche ont réussi jusqu’ici, par leur entente et leur résolution, à tenir tête aux coalitions formées contre eux, et ont fait avorter plus des deux tiers des grèves, sans aucune intervention des pouvoirs publics, demeurés spectateurs passifs des souffrances engendrées par ces luttes déplorables. Il serait profondément regrettable que l’institution des syndicats n’eût en France d’autres résultats que d’ouvrir une sorte de champ clos et de mettre des armes aux mains d’adversaires toujours prêts à s’entre-déchirer. L’exemple de la Belgique, où les syndicats mixtes de patrons et d’ouvriers exercent une action si salutaire pour prévenir ou apaiser les conflits industriels, nous convainc que le rapprochement des patrons et des ouvriers, l’établissement entre eux de relations fréquentes et régulières, feraient tomber bien des préventions, dissiperaient bien des malentendus et tiendraient une porte toujours ouverte à la conciliation. Le nombre des syndicats mixtes de patrons n’était encore en France, en juillet 1891, que de 120 : la faiblesse de ce chiffre montre à quel degré d’acuité on a réussi à porter l’antagonisme des deux facteurs de la production. Cependant, comme ce chiffre est le résultat d’un progrès continu qui ne s’est interrompu aucune année, il autorise l’espérance que le temps, l’expérience et l’influence des esprits sages et modérés pourront faire acquérir aux idées de conciliation une force qui leur manque encore, et préviendront le retour de conflits désastreux pour la fortune publique.


II

Etudions maintenant l’organisation d’une force collective qui jettera dans la balance de nos destinées un poids décisif : nous voulons parler de la population rurale, qui compte entre 18 et 19 millions d’âmes et qui constitue, à elle seule, la moitié de la nation française. C’est cette masse énorme que les sectes anti-sociales, communistes, collectivistes, anarchistes, etc., devraient conquérir à leurs doctrines avant de pouvoir appliquer leurs théories sur l’abolition de la propriété privée, la mise aux mains de l’Etat de tous les instrumens de travail, et de tous les ressorts de l’existence nationale, au moyen de l’établissement de la centralisation la plus oppressive. Au congrès de Zurich, les socialistes allemands avaient déclaré, sans circonlocution et sans ambages, que la première et la plus équitable réforme à accomplir était la suppression par tous les moyens de la propriété capitaliste. M. Bebel en septembre 1893 a renouvelé cette déclaration au congrès de Cologne. Les socialistes français y mettent moins de franchise depuis qu’ils projettent de faire de la propagande dans les campagnes ; mais leurs idées sont identiques à celles de leurs confédérés allemands. Voici en quels termes, au mois de juillet 1892, dans une conférence imprimée, le gendre de Karl Marx, le député Paul Lafargue, exposait l’usage que son parti ferait du pouvoir, après l’avoir conquis : « Le prolétariat, maître des pouvoirs de la commune et de l’Etat, imitera l’exemple qu’a donné la bourgeoisie au siècle dernier, et, après avoir exproprié politiquement la classe capitaliste, il l’expropriera économiquement : il fera cesser l’antinomie entre l’organisation communiste de la production et l’appropriation individualiste des instrumens de travail et des fruits du travail ; il socialisera la propriété capitaliste : alors il y aura non seulement mise en commun des moyens de production, mais encore mise en commun des moyens de jouissance. » Malgré les grands mots et les termes abstraits employés, peut-être à dessein, dans ce programme quasi-officiel du socialisme français, il ne sera pas difficile d’en dégager la pensée, et de faire comprendre qu’il s’agit de prendre sa terre au propriétaire du sol, son cheval et son matériel agricole au fermier, aussi bien que d’exproprier sans indemnité les mines, les bois, les chemins de fer, etc., et de réduire tous les dépossédés à attendre désormais leur subsistance d’un pouvoir anonyme et inconnu.

Pour mesurer les chances de succès de ce programme, décomposons cette population agricole dont il faudra obtenir le concours.

Nous ne nous trouvons pas, comme en Angleterre, en présence de milliers d’ouvriers agricoles et d’un petit nombre de propriétaires d’immenses domaines ; les situations et les mœurs sont toutes différentes. Lord Salisbury, recherchant devant une importante réunion d’agriculteurs pourquoi les mesures votées par le parlement pour faciliter la division des grands domaines et rendre la propriété accessible aux classes laborieuses n’avaient eu qu’un médiocre succès, et pourquoi le nombre des propriétaires du sol s’accroissait très lentement depuis que ce genre de propriété n’était plus nécessaire pour devenir électeur, faisait remarquer que l’acquisition d’un lopin de terre, presque toujours insuffisant pour nourrir une famille, nécessitait la possession d’un capital d’une douzaine de mille francs, et que ce même capital permettait d’acquérir aux États-Unis et de mettre en valeur une ferme d’une moyenne étendue. Lord Salisbury approuvait donc les ouvriers anglais d’émigrer plutôt que d’aventurer leurs petites économies dans une acquisition souvent improductive. On n’a point réussi à soulever les ouvriers anglais contre les grands propriétaires terriens, parce que le partage de la propriété foncière, dans les conditions onéreuses où elle s’exploite aujourd’hui, ne leur offre aucune perspective séduisante. En France, la situation est inverse : ce sont les petites propriétés qui sont nombreuses, et c’est la grande propriété qui est l’exception. Il résulte, en effet, des relevés officiels publiés par les administrations des finances et de l’agriculture que le nombre des cotes foncières, qui était déjà de dix millions et demi en 1835, était arrivé, en 1882, au chiffre de 12 115 277 cotes, sur lesquelles 1 630 000 seulement, soit un et demi pour 100, se rapportaient à des domaines ou à des cultures supérieures à 40 hectares ; encore faut-il faire observer que ce dernier chiffre englobait les bois, les étangs et les marais. Dès 1884, l’administration des finances constatait un nouvel accroissement du nombre des cotes foncières, qui atteignait 14 074 801, et les cotes portant sur plus de 40 hectares ne représentaient plus que 1,15 pour 100 du chiffre total. Le morcellement du sol ne s’est pas arrêté, mais comme un seul propriétaire peut avoir plusieurs cotes à acquitter, ces chiffres ne nous donnent pas le nombre des personnes intéressées au maintien de la propriété ; nous le trouvons dans un tableau dressé par M. Block, d’après les derniers documens publiés par l’administration des finances pour 1882 et qui, paraît-il, est jusqu’ici le plus récent. Voici ce tableau :


Propriétaires cultivant exclusivement leur bien 2 150 696
— — et en même temps des terres à autrui 1 314 646
Fermiers 468 174
Métayers ou colons 194 448
Journaliers et domestiques 753 313

Il est très intéressant de comparer ce tableau avec un tableau analogue établi pour 1862 ; cette comparaison permet de constater une certaine diminution sur le chiffre des colons et des journaliers, diminution qui est largement compensée par une augmentation du nombre des fermiers et surtout par un accroissement, en l’espace de dix années, de plus de 338 000 dans le nombre des agriculteurs propriétaires. La diminution d’une part et l’accroissement de l’autre s’expliquent manifestement par l’accession d’un certain nombre de colons et de journaliers à la propriété ; et cette explication paraît d’autant moins contestable que la rémunération des auxiliaires de l’agriculture, journaliers ou domestiques de ferme, a augmenté dans une plus forte proportion que les salaires industriels, en même temps que les conditions de l’existence matérielle dans les campagnes étaient améliorées. Ces derniers faits sont-ils uniquement le résultat d’un progrès naturel ou faut-il y voir en partie une conséquence de l’émigration vers les villes ? Nous n’avons pas à l’examiner ; le point essentiel est que la propriété foncière tend de plus en plus à se répartir entre un plus grand nombre de mains. Cette ascension de la population rurale vers la propriété et l’indépendance s’accélérerait singulièrement si, au lieu de poursuivre l’abolition de la contribution foncière, ce qui serait un présent funeste, les amis de l’agriculture tournaient leurs efforts vers la réduction des droits de succession en ligne directe, et la diminution des droits de mutation, afin que les petits héritages ne soient plus dévorés par le fisc, et vers la révision des tarifs de l’enregistrement et l’abaissement des frais hypothécaires afin que le moindre emprunt ne soit plus une charge écrasante et souvent une cause de ruine pour le cultivateur frappé par un sinistre.

La nationalisation, c’est-à-dire la confiscation que le socialisme aurait à appliquer à la propriété rurale, porterait d’après les chiffres qui précèdent sur les biens et les familles d’au moins 5 millions d’électeurs. Croit-on que ceux-ci se laisseraient déposséder sans résistance, et par quel autre argument que la force leur ferait-on accepter une dépossession qui les réduirait au rang et à la condition des bandes de coolies employées dans les Indes à la culture du riz et de la canne à sucre ? On s’est habitué, il est vrai, à considérer les populations rurales comme des troupeaux incapables d’initiative et de concert en vue d’une résistance, et dont la soumission est acquise aux décrets expédiés de Paris. Il n’en saurait plus être ainsi, grâce à un germe fécond déposé dans la loi de 1884 et qui promet de compenser les maux imputables à cette loi.

Nous voulons parler de la création des syndicats agricoles, que cette loi n’avait point en vue, mais dont elle a permis l’établissement. L’agriculture avait vu disparaître la prospérité dont elle avait joui sous l’Empire et qui avait déterminé la mise en culture des terres les plus médiocres : l’abaissement sensible du fret, résultat de la substitution de la vapeur à la voile et de l’emploi des grands navires à fort tonnage, lui avait suscité aux États-Unis, en Australie et dans l’Inde, des concurrens de plus en plus redoutables dont les envois écrasaient le cours des céréales. Le seul moyen de soutenir cette concurrence était d’accroître le rendement des terres françaises par l’emploi de nouveaux agens fertilisateurs. Mais où trouver ces engrais ? comment discerner les mieux appropriés à chaque sol ? comment s’assurer qu’ils n’étaient pas vendus au-dessus de leur prix ou qu’ils n’étaient pas falsifiés par des commerçans de mauvaise foi ? comment les acquérir en quantités suffisantes quand on n’avait pas de quoi payer comptant et qu’il fallait demander du temps ? Tous ces problèmes paraissaient insolubles pour des cultivateurs inexpérimentés, dont l’éducation scientifique et commerciale était à faire. L’emploi des nouvelles méthodes et des procédés perfectionnés semblait devoir demeurer restreint à la région du Nord, où les cultures industrielles avaient éveillé l’esprit d’initiative. Cependant, un professeur départemental d’agriculture avait amené un certain nombre d’agriculteurs de Loir-et-Cher à s’associer en vue d’acheter en commun des engrais chimiques, de les acquérir ainsi à meilleur prix et d’obtenir un contrôle qui en garantît la qualité. Ce fait tout nouveau attira l’attention, et lorsque la loi de 1884 vint légitimer et favoriser les associations, les cultivateurs de Loir-et-Cher trouvèrent bientôt des imitateurs. La société des Agriculteurs de France, et de sincères amis de l’agriculture, en tête desquels il convient de placer M. Deusy, d’Arras, pressèrent les cultivateurs d’entrer dans cette voie, en faisant ressortir les avantages qu’ils en retireraient. L’élan donné, les syndicats surgirent de toutes parts : de 5 en 1884 et de 39 en 1885, le nombre des syndicats agricoles s’est élevé à 1100 en 1891. M. le comte de Rocquigny, dans un livre très intéressant sur le rôle et l’avenir des syndicats agricoles, en porte le nombre actuel à 1300, et leur attribue 600 000 adhérens. Quelques syndicats embrassent l’étendue d’un arrondissement et même d’un département, et comptent leurs adhérens par milliers : la plupart circonscrivent leurs opérations à un canton, quelquefois même à une commune, lorsqu’elle est de quelque étendue et de quelque importance. Les syndicats modestes sont peut-être les plus utiles, parce que les auxiliaires de l’agriculture, colons et même ouvriers, montrent de l’empressement à en faire partie, et que les relations qui s’établissent entre eux et les propriétaires du sol sont un gage précieux d’union et de concorde. Deux cents syndicats publient un bulletin mensuel ou bi-mensuel, contenant le résumé de leurs opérations, le cours des engrais et le cours des marchés, des renseignemens utiles et des conseils pour l’application de nouveaux procédés. Les syndicats plus modestes se contentent d’un almanach ou d’un annuaire.

Telles ont été les origines du mouvement syndical qui embrasse aujourd’hui l’universalité des départemens et dont le développement se poursuit sans bruit, mais sans interruption. On ne saurait trop y applaudir, parce que c’est une œuvre spontanée sortie exclusivement de l’initiative privée, en dehors de toute action et de toute ingérence administratives. Elle est venue combler une lacune dont il n’y a plus à se préoccuper ; elle a donné à l’agriculture une représentation officieuse, mais plus indépendante, plus complète et plus fidèle qu’on ne l’aurait pu attendre de tous les projets émanés des bureaux ministériels. Elle s’enracinera de plus en plus dans le pays par les services qu’elle lui rend ; car c’est un instrument de progrès d’une rare puissance. Au témoignage de M. Le Trésor de la Rocque, le commerce des engrais chimiques ne dépassait pas, en 1870, 50 millions, et il n’était fait presque aucun emploi des insecticides et des produits destinés à protéger la vigne, les pommiers, les cultures maraîchères : actuellement, la consommation des agens chimiques, français ou étrangers, de toute nature, dépasse annuellement 400 millions[1], et les prix demandés aux cultivateurs sont fort inférieurs à ceux du passé. La réduction sur le prix des machines et ustensiles agricoles a été également très considérable ; enfin l’emploi des instrumens nouveaux et perfectionnés s’est fort répandu, grâce aux conseils, à la propagande et à l’intervention bénévole des syndicats. Au-dessus de ces services matériels, si importans qu’ils soient, on ne doit pas hésiter à placer les services moraux dont l’agriculture est redevable à cette institution. Les syndicats ont été des foyers d’enseignement mutuel, au sein desquels les cultivateurs les plus arriérés ont dépouillé leur ignorance et leurs préjugés. Ils ont appris la prévoyance, la pratique de la comptabilité et des règles commerciales et le respect de l’échéance. Leur inexpérience technique a été corrigée par l’exemple de leurs voisins : ce sont les moins fortunés, les plus humbles, qui ont surtout tiré profit des faveurs obtenues et des enseignemens donnés par les syndicats. On ne saurait exagérer l’importance, au point de vue social, de l’établissement et de la diffusion du crédit agricole : c’est par là, en effet, que le cultivateur pourra s’affranchir des difficultés contre lesquelles il se débat aujourd’hui, qu’il conquerra l’indépendance complète, et sera certain, avec de l’ordre et de l’économie, d’arriver à la propriété. Mais à quoi servirait le crédit agricole si l’enseignement mutuel des syndicats n’avait d’abord répandu les connaissances (pratiques nécessaires pour que le cultivateur tire un utile parti des ressources nouvelles mises à sa disposition ?

Les syndicats agricoles ont tenu jusqu’ici une conduite irréprochable au point de vue électoral, car ni l’administration avec ses manies tracassières, ni une certaine presse avec ses habitudes de délation ne leur ont encore cherché la moindre querelle. Sans vouloir les inviter à changer de ligne de conduite, on peut dire qu’ils contiennent en réserve une force défensive imposante contre les entreprises révolutionnaires s’il est fait appel au suffrage universel. Mais outre la puissance du nombre, ces institutions recèlent une force de résistance plus efficace dans les améliorations qu’elles ne cessent de faire naître autour d’elles et dans les lumières qu’elles répandent parmi les cultivateurs. Il y a entre elles et le socialisme un antagonisme qui est un préservatif pour la société. Nous n’avons parlé jusqu’ici que des syndicats de production, destinés à abaisser les frais et les prix de revient de l’agriculture ; mais il s’est formé déjà un assez grand nombre de syndicats de vente qui ont pour objet de faciliter aux cultivateurs l’écoulement de leurs produits et, aussi, des sociétés coopératives de consommation qui se proposent de réduire pour les associés le prix des denrées alimentaires ; on avait même songé à mettre les syndicats de vente et les coopératives agricoles en relation avec les coopératives des villes pour faire directement de celles-ci des cliens de l’agriculture. Le principal obstacle qu’on rencontre dans cette voie est la guerre acharnée que les meneurs socialistes de France et d’Allemagne font à toutes les sociétés coopératives. Les congrès socialistes de Marseille en 1879 et de Paris en 1892 ont formellement condamné la coopération parce que la faible amélioration qu’elle peut apporter dans le sort du travailleur peut distraire l’attention de celui-ci du but suprême qui est la destruction de la société actuelle. Si les souffrances du pauvre ont pour cause principale la cherté de la vie, n’est-il pas étrange que les hommes qui prétendent prendre en main la cause des déshérités de la fortune, se déclarent les adversaires d’une institution qui rend journellement aux ouvriers d’incontestables services ? Le socialisme ne réussira pas à tarir cette source féconde de bienfaits. Il échouera également dans la campagne qu’il entreprend contre les syndicats agricoles et dans ses tentatives pour séduire et entraîner les populations des campagnes. Qu’a-t-il à proposer aux travailleurs des champs que ceux-ci ne trouvent à côté d’eux ? Le congrès socialiste révolutionnaire de Marseille a formulé en 1892 une sorte de programme adressé aux habitans des campagnes. En dehors de déclamations qui présentent les grands propriétaires comme les ennemis nécessaires des petits cultivateurs, alors que ceux-ci les voient à la tête de toutes les œuvres utiles, qu’y trouve-t-on ? Le droit attribué aux syndicats à créer, et, dans les communes où il n’en existerait pas, le droit pour le conseil municipal, de fixer le salaire des journaliers agricoles, des valets et filles de ferme. Quel est le fermier qui accepterait ainsi l’ingérence du conseil municipal dans ses affaires ? Le conseil municipal, d’ailleurs, n’est-il pas invariablement composé des principaux cultivateurs de la commune ? Un autre article qui ne dénote pas une moindre ignorance de la vie rurale, est l’obligation imposée aux communes d’affecter l’excédent des revenus communaux à l’acquisition de terres que le conseil municipal louerait, au profit de l’assistance communale, à des habitans non propriétaires avec l’obligation de les cultiver eux-mêmes sans l’assistance d’aucun salarié. Quand toutes les communes crient justement misère, quand elles sont écrasées de dettes, il est au moins original de les inviter à se rendre propriétaires de biens qui ne leur rapporteraient rien. Tout le reste du programme, fort bien analysé par M. de Rocquigny, est de cette force. Nous ne croyons pas qu’il puisse exercer une grande séduction sur les populations rurales, et que celles-ci y voient l’équivalent des services que les syndicats actuels leur ont rendus et leur rendent tous les jours. La réforme des tarifs douaniers, l’échec des impôts proposés sur les fruits à cidre, les réductions obtenues des compagnies de chemins de fer sur les frais de transport des denrées agricoles, l’institution de l’assistance médicale gratuite, dont l’honneur revient à un conservateur, M. Déjardin-Verkinder, paraîtront justement aux cultivateurs des titres plus sérieux à leur confiance. Ils ne feront pas sur l’autel du socialisme le sacrifice de leur petit bien, de leurs modestes économies, ni des deux ou trois obligations acquises au prix de tant d’efforts et qui constituent à leurs yeux la dot future d’un de leurs enfans.


III

Nous venons de passer en revue les diverses forces qui s’organisent au sein de notre démocratie ; mais nous ne saurions nous en tenir à de simples données statistiques. Est-il possible d’admettre, avec les alarmistes du jour, qu’il existe désormais en France une armée du désordre obéissant à une commune impulsion, et que cette armée embrasse l’universalité des ouvriers de l’industrie ? Notre conviction profonde est qu’il est loin d’en être ainsi, et que les votes, même les plus regrettables, ne sont pas nécessairement les précurseurs d’appels à la force. Non, notre société française est loin d’être aussi malade et en péril aussi imminent que des esprits pusillanimes veulent le faire croire : elle n’a devant elle qu’une force factice, dont il lui serait facile d’avoir raison si tout le monde, gouvernement et particuliers, faisait son devoir. Quels sont, d’habitude, les organisateurs des syndicats ? Sont-ce jamais les ouvriers les plus habiles et les plus laborieux de leur profession ? Ceux-ci ont un emploi plus utile de leur temps. C’est affaire aux déclassés, aux pratiques, pour employer le terme populaire, qui ont traversé plusieurs ateliers sans pouvoir demeurer dans aucun, et qui, plus habiles de la langue que de la main, cherchent le moyen de vivre sans travailler, sur les cotisations des camarades. La Gazette des Tribunaux est là pour attester qu’il ne se passe guère de jour sans que des organisateurs de syndicats aient maille à partir avec leurs adhérens ou avec la justice pour dilapidation des fonds sociaux ; mais la situation est agréable et lucrative, et elle tente toujours quelqu’un. Quand les organisateurs ont réuni autour d’eux un certain nombre d’adhérens, ils se servent d’eux pour exercer une pression sur les autres ouvriers de la profession, et on a alors le spectacle du recrutement forcé : en province, dans les centres industriels, où personne ne peut faire mystère de ses occupations et de son domicile, où les ouvriers sont agglomérés dans certains quartiers, bien peu de travailleurs ont assez d’énergie pour résister à l’espèce de persécution dont ils sont l’objet ; ils se laissent embrigader, s’estimant heureux d’acheter leur tranquillité au prix d’une petite cotisation.

Il n’en est pas ainsi à Paris, où les ouvriers, par leur nombre et leur dissémination, se dérobent plus facilement à l’enrôlement. Si on se laissait prendre à l’importance que se donnaient certains meneurs de la Bourse du travail et au tapage qu’ils menaient, on les aurait crus tous à la tête d’un gros bataillon : la plupart disposaient d’une escouade. Des syndicats de moins de 500 personnes ont la prétention de représenter et de diriger des corps de métier qui comptent 8 et 10 000 ouvriers. Un écrivain qui a fait une étude spéciale de cette question, M. Georges Michel, se dit en mesure de citer, à Paris, un corps d’état où, sur 23 000 individus qui exercent la profession, 277 seulement sont syndiqués. Il est à remarquer que, à l’inverse de la plupart des associations, qui tirent volontiers vanité du nombre de leurs membres et des ressources dont elles disposent, les syndicats se refusent désespérément à donner, même à la justice, aucun renseignement sur le chiffre de leurs adhérens. Quant aux cotisations, les rapports publiés contiennent invariablement des plaintes sur l’inexactitude avec laquelle elles sont acquittées, ce qui ne témoigne ni d’un grand zèle ni d’un grand attachement à l’association. Ce sont, cependant, ces petits groupes tapageurs et entreprenans qui font la loi à la grande majorité des ouvriers, intimident ceux-ci et les entraînent souvent beaucoup plus loin qu’ils ne voudraient aller. La faute en est aux pouvoirs publics, qui ne protègent pas suffisamment l’ouvrier isolé : s’ils doivent laisser aux grévistes toute latitude de ne rien faire, la loi leur impose aussi l’obligation rigoureuse d’assurer la liberté des ouvriers qui veulent travailler. Qui oserait affirmer que la grève de Carmaux aurait duré plus de huit jours si l’accès des puits fût demeuré libre pour les ouvriers de bonne volonté ? Ce serait une douloureuse statistique que de faire le compte de tous les salaires perdus par suite de grève et des souffrances imposées à des femmes et à des enfans par obéissance pour les injonctions d’une poignée d’individus. En pareille occurrence, les magistrats américains n’hésitent pas à faire respecter la liberté du travail, et plus d’un exemple atteste que, si leur intervention tutélaire tardait trop à se produire, la terrible loi de Lynch recevrait quelque sanglante application. C’est dans l’intérêt des travailleurs eux-mêmes — les premières et les plus sûres victimes de leur ignorance et de leurs entraînemens — qu’il est indispensable que les pouvoirs publics se montrent à la hauteur de leur mission. C’est aussi l’intérêt de la liberté, si M. Block a raison dans les fâcheux pronostics qu’il tire de l’énervement de l’autorité au sein de notre démocratie. Il n’hésite pas à prédire que, le jour où la société se sentira menacée et mal défendue, elle demandera au suffrage universel de lui assurer la protection d’un despotisme.

Gardons-nous d’accueillir de pareilles pensées, et de vouloir faire de la force l’unique arbitre des conflits du travail. Suivons les conseils généreux et clairvoyans de Léon XIII : allons à l’ouvrier dans un esprit de mansuétude et de justice, avec la résolution de faire droit à tous les griefs fondés, de satisfaire toutes les réclamations légitimes, et d’assurer à toute souffrance imméritée le soulagement qui est un devoir pour le chrétien et une obligation pour la société. Demandons aux impatiens et aux passionnés si l’on ne peut rien attendre des progrès de l’instruction, de l’influence de la réflexion et du bon sens naturel des ouvriers français. C’est à ce bon sens qu’il ne faut pas se lasser de faire appel, en toute occasion et par toutes les voies, en opposant les leçons de la sagesse et de l’expérience aux prédications mauvaises qui sont presque toujours des importations de l’étranger. Beaucoup d’ouvriers français se sont laissé séduire au dogmatisme pédantesque des révolutionnaires allemands, qui se sont présentés comme les révélateurs d’une doctrine nouvelle, appuyée sur la science et le raisonnement. Les ouvriers français doivent commencer à être éclairés sur la valeur et la bonne foi de ces théoriciens par l’échec successif de tous ces congrès internationaux où les Allemands devaient apporter la bonne parole du nouvel évangile social. A Bruxelles, en 1892, on n’a pu se mettre d’accord sur aucun point important ; et, pour ne pas laisser éclater des dissentimens qu’il était impossible de concilier, on a dû recourir ù l’emploi de formules vagues qui ne donnèrent satisfaction à personne.

L’an passé, à Zurich, où le socialisme français n’a pas été officiellement représenté, on avait mis à l’ordre du jour la suppression de la guerre au moyen de la grève des soldats et de toutes les grandes industries. Liebnecht et Bebel, qui avaient annoncé qu’ils marcheraient, le fusil à la main, en tête des colonnes chargées de défendre contre nous l’Alsace et la Lorraine, ne pouvaient s’associer à cette proposition des délégués hollandais ; et après quatre séances de discussions violentes, tous ces apôtres de la paix universelle se sont trouvés d’accord pour acclamer la pensée de faire à la Russie une guerre d’extermination. On s’est divisé jusque sur la question qui semblait la plus assurée de recevoir un assentiment unanime, la réduction de la journée de travail à huit heures. Les quelques délégués français, qui étaient présens sans mandat régulier, ne se sont associés à ce vote que sous la réserve très importante que l’application de la journée de travail de huit heures serait précédée de l’adoption préalable d’un tarif de salaires assurant le maintien intégral du prix de la journée à son taux actuel. Ils ont fait observer que le raccourcissement de la journée de travail leur porterait préjudice s’il avait pour conséquence une réduction proportionnelle de leur salaire. La solution de la question devient donc de moins en moins probable ; car si c’était déjà une grave illusion d’espérer que les gouvernemens, même ceux dont l’abstention en ces matières est la règle de conduite, pourraient se mettre d’accord pour imposer un même nombre d’heures, il est bien plus invraisemblable qu’ils s’entendent jamais sur une rémunération uniforme de la journée. Les ouvriers des pays riches n’accepteraient pas une diminution de leurs salaires, et des salaires élevés ruineraient l’industrie des pays pauvres. L’attitude prise à Zurich par les délégués français donne à penser que nos ouvriers commencent à apercevoir le piège qui leur a été tendu par les socialistes d’outre-Rhin. Les apôtres de la journée de huit heures faisaient valoir que, en nécessitant l’emploi de trois ouvriers où deux suffisent aujourd’hui, elle assurerait du travail aux ouvriers inoccupés : ils se taisaient sur la question des salaires, comme s’il pouvait être indifférent aux industriels que le coût de leur main-d’œuvre fût accru de 33 pour 100. La difficulté est signalée aujourd’hui. Il n’aurait plus manqué que de ressusciter la prétention émise autrefois par les ouvriers anglais de limiter la production des ateliers à raison de tant de yards par métier, afin que la baisse des prix ne pût être déterminée par la surabondance de la marchandise. Les Trade-Unions n’ont pas tardé à reconnaître que ce système entraverait tout progrès et détruirait toute industrie dans le pays qui s’y soumettrait. Croit-on que les ouvriers français seront moins clairvoyans, et ne s’apercevront pas que toute limitation du travail est une entrave mise à leur liberté et un préjudice porté à leurs intérêts ? Tout l’effort de l’industrie moderne tend à abaisser le prix de revient des produits, afin de pouvoir donner ceux-ci à meilleur marché. Si les ouvriers d’un pays essaient de se mettre en travers de ce mouvement universel ; si, par un faux calcul, ils arrivent à élever les prix de revient et à faire baisser la valeur vénale des marchandises, ils indisposeront contre eux l’ensemble de la communauté, et, comme ils sont consommateurs aussi bien que producteurs, ils pâtiront les premiers de ce résultat, si même ils ne font périr l’industrie à laquelle ils s’attaqueront, comme on pourrait en citer des exemples en Angleterre et en Allemagne, et à Paris même, où l’industrie de la chapellerie, entre autres, a succombé par suite d’une tentative de ce genre.

Quel ouvrier intelligent et de sens rassis n’apercevra pas le lien réel, bien que peu apparent, entre la question de la journée de huit heures et la guerre faite, à Paris, aux bureaux de placement ? Nous-même avions proposé, il y a quelque trente ans, d’établir dans chaque mairie un registre sur lequel les ouvriers en quête de travail pourraient se faire inscrire gratuitement, en donnant l’indication des maisons dans lesquelles ils avaient été employés. Il nous fut objecté que les patrons ne consulteraient guère le registre et qu’ils continueraient à s’adresser aux bureaux de placement, où ils obtiennent des renseignemens plus précis et où ils peuvent être mis en présence des ouvriers pour les voir et les juger. C’est cette faculté que les meneurs de la Bourse du travail veulent enlever aux chefs d’industrie : ce seraient désormais les syndicats qui indiqueraient ou plutôt qui imposeraient au patron les ouvriers à embaucher. De là, en premier lieu, pour les ouvriers qui voudraient s’assurer la possibilité d’obtenir du travail, la nécessité de s’enrôler dans un syndicat et d’en alimenter la caisse ; en second lieu, la facilité pour les directeurs d’avantager leurs préférés, bons ou mauvais, en imposant leur engagement. Les bons ouvriers, qui peuvent établir leurs aptitudes et leur bonne conduite, sont certains aujourd’hui d’être embauchés immédiatement : ils seraient contraints d’attendre le bon plaisir des directeurs du syndicat, qui, sous prétexte d’assurer du travail à tous les syndiqués, feraient passer d’abord les non-valeurs, en astreignant les ouvriers d’élite à attendre leur tour d’inscription. Les bons ouvriers perdraient leur liberté, parce que, s’ils étaient convaincus de s’être procuré de l’ouvrage en dehors du syndicat, ils seraient mis en interdit à leur tour ; les patrons ne pourraient plus composer leurs équipes à leur gré, puisqu’ils seraient contraints de prendre leurs ouvriers de la main des syndicats. On le voit, c’est toujours la liberté du travail qui est mise en péril.

L’excommunication lancée par la Bourse du travail contre les sociétés coopératives de consommation est encore une atteinte portée tout à la fois à la liberté et au bien-être de l’ouvrier. Au début de l’institution, lorsque les premiers magasins coopératifs ont été établis, dans la région du Nord, par des chefs d’industrie et des directeurs de charbonnages, un certain nombre d’ouvriers s’y sont montrés peu favorables : ils prétendaient vouloir conserver la liberté de leurs achats ; ils accusaient les fondateurs de vouloir pénétrer dans le secret de leurs affaires et dans les détails de leur ménage. Leur véritable grief était que la dette envers le magasin était acquittée tout, d’abord sur la paie, alors qu’ils voulaient recevoir leur paie tout entière, et la dissiper à leur gré, en profitant des offres des fournisseurs pour prendre des denrées à crédit, et en laissant leurs ménagères se débattre avec les créanciers. Il a suffi, pour faire tomber toute objection, de supprimer l’obligation de s’adresser au magasin coopératif : le temps, l’expérience et l’influence des ménagères ont réconcilié les ouvriers avec la coopération. Au sein du congrès de la Fédération du centre, tenu à Paris en 1892, la coopération a été très énergiquement défendue par les délégués des Compagnies de chemins de fer. Cela ne surprendra aucun de ceux qui ont visité les magasins coopératifs établis par les Compagnies de l’Ouest et d’Orléans et les institutions diverses qui en sont les complémens. Malgré ces plaidoyers, le principe même de la coopération a été condamné, et les ouvriers ont été adjurés de se retirer des sociétés dont ils font partie. C’est encore là un emprunt aux doctrines du socialisme allemand ; car c’est le dernier congrès de Berlin qui a condamné la coopération, en se fondant sur ce que les services partiels qu’elle peut rendre pourraient avoir pour effet de détourner les ouvriers du but définitif à atteindre, la révolution sociale. Est-il admissible que les ouvriers français n’aperçoivent pas l’illogisme d’un pareil langage, qui leur demande de sacrifier à la poursuite de l’inconnu une partie du bien-être qu’ils peuvent se procurer ? Du reste, il ne paraît pas que cette mise à l’index officielle ait porté préjudice aux sociétés coopératives : aucune n’a disparu par suite de la retraite de ses adhérens ; des sociétés nouvelles se constituent, et le personnel de toutes n’a cessé de s’accroître.

Tout l’effort des révolutionnaires tend à séparer les ouvriers des autres citoyens, à leur persuader qu’il y a un antagonisme irréconciliable entre leurs intérêts et ceux du reste de la société, et que l’amélioration de leur sort dépend uniquement du succès de la guerre qu’ils doivent faire sans relâche à la classe capitaliste, suivant l’épithète qu’il leur convient d’employer. Il nous paraît impossible que la réflexion ne fasse pas apercevoir quelque jour aux ouvriers français, comme il est arrivé aux ouvriers anglais, ce qu’il y a d’odieux et de coupable dans cette guerre des classes qu’on envenime jusqu’au point d’éteindre le patriotisme dans les cœurs, de renier la patrie, et de faire appel aux étrangers contre des intérêts nationaux et des concitoyens. Où est le grief sérieux qu’on peut invoquer pour justifier cette conduite ? Sommes-nous dans l’Inde, et les Français sont-ils parqués dans des castes séparées par des barrières infranchissables ? Ces classes entre lesquelles on répartit arbitrairement l’universalité des citoyens sont-elles fermées à personne ? Ne sont-elles pas, au contraire, ouvertes à tous, et un continuel mouvement de va-et-vient n’y fait-il pas entrer un certain nombre d’individus, tandis que d’autres redescendent à un niveau inférieur ? Cette inégalité des fortunes, qu’on invoque contre la société actuelle, est-elle le résultat d’un privilège ? n’est-elle pas uniquement la conséquence légitime du travail heureux, ou de l’économie, ou de l’esprit d’invention, ou du talent par lesquels tout citoyen peut améliorer sa position ? Quel homme arrivé à la cinquantaine n’est pas en mesure de citer des familles parvenues, d’échelon en échelon, à la fortune, et d’autres dont la prospérité s’est évanouie par suite des fautes de quelqu’un de leurs membres ? Où est le privilège, où est l’obstacle qui puisse décourager le plus humble citoyen dans cette société démocratique où le travail s’impose à tous comme une loi inexorable, et où chaque recensement constate la diminution du nombre des individus qui ne demandent pas leur existence à une profession ?

L’envie, cette mauvaise conseillère, inspire seule les attaques dirigées contre les grands entrepreneurs. N’est-il pas heureux pour un pays, et particulièrement pour les ouvriers, qu’il se rencontre des hommes capables, expérimentés, résolus, prêts à assumer les risques d’une œuvre qui exige beaucoup de temps et de capitaux ? Interrogez les ouvriers, ils reconnaîtront qu’aux jours de crise ce sont ces hommes qui se mettent en avant, créent du travail et raniment l’activité nationale. M. Paul Leroy-Beaulieu a démontré par des argumens irréfutables la légitimité des bénéfices qu’ils doivent à leur initiative, à leurs efforts personnels, et qui ne portent préjudice à personne, puisqu’ils résultent d’un service rendu à la communauté. Quant à ces entrepreneurs, d’un ordre plus modeste, qu’on nomme des patrons, et contre lesquels on déchaîne l’animadversion, comment pourrait-on s’en passer ? Lorsque l’État aurait nationalisé, c’est-à-dire confisqué les cuirs, les draps, les toiles, etc., aurait-il à recruter des officiers cordonniers, tailleurs et chemisiers, pour conduire et surveiller les divers ateliers ; et les ouvriers de ces ateliers, assujettis à un travail toujours uniforme, sans indépendance possible et sans chance de s’élever, ne seraient-ils pas ramenés au rang des esclaves attachés à la glèbe dont le souvenir seul subsiste aujourd’hui ?

Les ouvriers n’ignorent pas comment de nos jours on devient patron ; ils ont vu assez de leurs compagnons sortir du rang et franchir cet échelon, et ils iraient se fermer la route à eux-mêmes ! L’expérience a prononcé souverainement : les ateliers sociaux fondés en 1848 ont tous disparu à bref délai ; les associations en très petit nombre qui ont survécu ont dû leur salut à l’abdication de leurs membres entre les mains de celui d’entre eux qui avait fait preuve de l’intelligence, de l’énergie et des capacités nécessaires à la conduite d’une entreprise, et elles se sont graduellement transformées en maisons du type ordinaire. Les choses se sont-elles modifiées depuis quarante ans, et la prédication anarchiste a-t-elle porté fruit ? En 1879, M. Rampal a légué à la Ville de Paris une somme d’un million que le Conseil municipal devait employer en prêts à intérêts, pour le terme maximum de neuf années, à des sociétés ouvrières de production ou de crédit. Le rapport adressé au Conseil municipal en 1890j établit qu’il ne restait plus que 79 829 francs disponibles sur le million, que quelques-unes des sociétés emprunteuses demandaient à atermoyer leur dette, mais que la très grande majorité des prêts était absolument perdue. L’absence d’un patron, c’est-à-dire de direction, de surveillance et de responsabilité, a conduit toutes ces sociétés à la ruine. Ce serait calomnier l’intelligence des ouvriers que de croire que de tels exemples ne finiront pas par ouvrir les yeux des plus obstinés.

Ne cessons pas de le redire, la prévoyance et l’humanité commandent de ne pas abandonner au temps et à des expériences souvent douloureuses l’éducation économique de la classe laborieuse. En face des difficultés du présent et des obscurités de l’avenir, un devoir impérieux s’impose à tous ceux, agriculteurs ou industriels, qui peuvent prétendre à quelque influence sur les travailleurs, et qui joignent la sympathie pour leurs semblables aux avantages de l’instruction et du loisir : ce devoir, c’est de ne perdre aucune occasion de se rapprocher des ouvriers, surtout de ceux qui souffrent, afin de les éclairer sur leurs véritables intérêts, et de dissiper leurs erreurs et leurs préventions par un appel à leur bon sens et par une sympathie manifeste ; mais c’est aussi de leur dire la vérité, et toute la vérité. Rien de plus inutile et de plus dangereux que d’essayer de les ramener par des flatteries, par des promesses impossibles à tenir, par des emprunts à ce trompe-l’œil qu’on appelle le socialisme d’Etat. On peut voir comment ces sortes d’emprunts ont réussi à l’empereur d’Allemagne. Le 14 novembre 1892, le Congrès des socialistes allemands, réuni à Berlin, déclarait ne pas dédaigner les mesures d’amélioration proposées par le secrétaire d’Etat, mais en ajoutant « qu’il, les considérait comme de petits acomptes qui ne doivent pas faire perdre de vue le but définitif : à savoir la transformation de l’Etat et de la société par le socialisme révolutionnaire ». Le congrès socialiste de Cologne vient, il y a quelques mois, de renouveler cette déclaration. Non, il ne faut pas voiler aux yeux des ouvriers les enseignemens de la raison, de la science et de l’expérience ; il ne faut pas craindre de leur répéter cette maxime de Franklin, un ouvrier devenu l’un des fondateurs de la république américaine : « Si quelqu’un vous dit qu’on peut s’enrichir autrement que par le travail et l’économie, ne l’écoutez pas : c’est un voleur. »


CUCHEVAL-CLARIGNY.


  1. Voyez dans la Revue du 15 juillet et du 15 août les savantes études de M. P.P. Dehérain sur les Engrais.