Les Têtes humaines préparées par les Indiens Jivaros

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LES TÊTES HUMAINES
préparées par les indiens jivaros.

Aux confins du Pérou et de la république de l’Equateur, sur les vastes territoires que traversent les eaux du Maranon, un grand nombre de tribus indiennes, à peu près inconnues jusqu’à ces derniers temps, vivent au milieu de forêts impénétrables, qui les protègent du regard indiscret des Européens. C’est là, que l’on rencontre une grande famille indienne des territoires de Cuença et de Chachapoyas, désignée autrefois par la Coudamine, Lapie, etc., sous le nom de Xibaros, et appelée actuellement Jivaros ou Jeberos. Un savant anthropologiste, bien connu par ses remarquables travaux, M. E. T. Hamy, vient de jeter un jour nouveau sur l’histoire de ces peuplades, sur leurs mœurs, et principalement sur certains usages caractéristiques, qui semblent permettre de les relier à un grand groupe ethnique qui comprendrait tous les sauvages Guaranis. Nous aborderons directement le sujet, si curieux, et si peu connu, dont cet article est l’objet.

« Parmi les usages caractéristiques des Jivaros, dit M. Hamy, il en est un qui est commun à presque tous les Guaranis : c’est celui qui consiste dans la fabrication, à l’aide de procédés encore mal connus, de ces hideuses conserves de têtes, que l’on commence à voir en certain nombre, dans les musées ethnographiques européens. Du Para et de Cumaua à la Cordillère, tous les sauvages guaranis confectionnent avec le chef des ennemis vaincus des trophées ornementés de plumes, de peaux d’oiseaux, etc., et qui ne diffèrent entre eux que par des détails de préparation. Cajas, Mauhès, Mondurucus, Gentios Bravos, etc., conservent, à leur façon, le souvenir de leurs victoires. Et ce sont les dépouilles opimes préparées d’une manière un peu différente par les Jivaros qui ont le plus contribué à faire connaître cette farouche famille indienne. Déjà, au dernier siècle, Manuel Sobreviela avait remarqué que les sauvages qu’il venait de visiter dans le Pérou oriental « font bouillir la tête de leurs ennemis. Ils en détachent ensuite la peau, qu’ils empaillent et font sécher à la fumée pour en former un masque. Les dents leur servent à faire des colliers, et ils suspendent les crânes au toit de leurs habitations. » Il ajoutait qu’à un jour fixé on célèbre les victoires de la tribu avec la plus grande pompe dans la maison du cacique, et que les garçons viennent à la fête tenant par les cheveux les masques dont il a parlé.

« Ce sont ces masques, ou plutôt ces peaux de la face et du crâne séparées des os qu’elles recouvrent, qui, transportées en Europe, ont principalement attiré l’attention des ethnographes sur les Indiens, jusqu’alors ignorés, du Maranon. Le P. Pozzi nous apprend qu’une tête semblable à celles que nous allons décrire s’est vendue à Paris comme une curiosité au prix énorme de 1 500 francs, il y a une huitaine d’années.

« Les têtes préparées par les Jivaros sont aujourd’hui moins rares et moins recherchées : nos collections en renferment jusqu’à trois spécimens, et l’on nous en signale deux autres en Angleterre. La première, envoyée en 1861 par M. Cassola à M. W. Bollaert, se trouve sommairement décrite dans les Transactions de la Société ethnologique de Londres ; elle venait d’une hutte des rives de la Pastassa, et l’on supposa que c’était une tête de chef ennemi, « portée comme un talisman dans les combats. » Les téguments détachés des os formaient une petite tête qui paraissait réduite au quart de son volume primitif. Une corde était fixée au sommet de la tête ; une autre était passée dans les lèvres perforées et pendait par devant. Les oreilles étaient percées et les narines réunies étaient remplies de résine noire. M. R. Owen émit l’opinion que c’était le tannage de la peau qui avait amené la réduction de volume. M. Bollaert inclinait vers la dessiccation devant le feu sur un moule d’argile.

« Un second échantillon de l’industrie taxidermique des Jivaros, décrit par M. Barriero, a été montré à l’Exposition universelle de Londres de 1862, par don R. de Silva Ferro ; il venait d’une tribu que M. Barriero nomme Tambo ou Tumba. M. Barriero a fourni à propos de cette pièce des détails intéressants sur l’agent de la dessiccation (une pierre chauffée au feu et introduite dans la peau de la tête), sur la fête du triomphe, sur les superstitions qui s’attachent à la possession de ce genre de trophée ou chancha, transformé, dit l’auteur, en idole, en oracle, en talisman quand il vient d’un guerrier renommé par sa bravoure[1]. »

Nous devons mentionner une autre tête envoyée de l’Equateur au Muséum en 1864, par M. Fabre consul général. Elle est l’œuvre de Jivaros appelés Jambas, et a montré que, ces têtes réduites, sont bien entières et qu’elles sont dues à des procédés particuliers.

Le caractère saillant de ces préparations est leur extraordinaire réduction. Notre gravure représente en vraie grandeur, un échantillon non moins remarquable que celui de M. Fabre ; c’est une tête due au P. Pozzi ; elle a été préparée par les Jivaros ; nous l’avons fait dessiner d’après nature dans les galeries d’anatomie comparée du Muséum d’histoire naturelle, afin de reproduire fidèlement le hideux aspect de ce tannage monstrueux. C’est probablement en effet, par un certain mode de tannage, que les Jivaros, après avoir désossé et vidé la tête, arrivent à lui donner un volume, qui n’excède guère celui d’une orange. Chose singulière, ces conserves, laissent aux traits leur forme première, elles les réduisent sans changer le rapport des proportions primitives.

La tête ci-contre dont la circonférence horizontale ne dépasse pas 0m,25, porte de longs cheveux noirs, qui atteignent une longueur de 0m,65. Les sourcils, noirs sont bien plantés, la peau d’un brun fauve, est brillante, comme du cuir ciré. La victime a un peu de barbe qui forme une petite moustache. Deux orifices percés dans le vertex servent à passer une cordelette destinée à suspendre l’horrible tête en miniature. Au-dessous de cet échantillon, on voit au Muséum, la couronne en paille tressée qui ceignait la tête de son vivant : cette couronne ornée de plumes, noires, rouges et jaunes, mesure 0m,56 de circonférence. La courbe dans la réduction opérée par le procédé taxidermique a donc diminué de 56 pour 100.
Chancha ou tête réduite par les Indiens Jivaros. (Grandeur naturelle de la préparation.)

Grâce aux documents communiqués par le P. Louis Pozzi, on sait aujourd’hui « que les têtes préparées par les Jivaros, sont comme toutes celles des tribus guerrières de l’Amazone, de véritables trophées. « Ils laissent croître leurs cheveux, dit le missionnaire, et ils en forment une longue tresse à laquelle ils attachent le plumage d’oiseaux par eux abattus. Quand ils vont en guerre, et quelquefois aussi pendant les fêtes solennelles, ils suspendent à cette tresse les têtes des ennemis tués de leurs mains. »

L’étude de ce curieux trophée, n’offre pas seulement l’intérêt d’une simple curiosité, elle fournit, comme on l’a dit précédemment des arguments d’une valeur véritable en faveur de l’assimilation des Jivaros à la race guarani et offre à ce point de vue une incontestable importance au point de vue anthropologique.

« Les armes, dit M. Hamy, les ornements variés, les peintures, etc., que nous connaissons à ces mêmes Indiens ; la lance, la javeline et la sarbacane, le bouclier rond, la couronne de plumes ou de peau de singe, les colliers de dents d’hommes, de singes et de jaguars, les ornements en graines noires, blanches et rouges, les roseaux qu’ils se passent, dans le lobule de l’oreille pour y fixer des plumes, les peintures jaunes et noires dont ils s’ornementent le corps, tout cela est commun aux Jivaros et à la plupart des Indiens de l’Amazone, du Brésil ou de la Guyane. Nous ne pouvons pas entrer dans le détail des assimilations, qui se présentent en trop grand nombre. Bornons-nous à constater que nous sommes amenés par l’ethnographie, aussi bien que par l’étude de la nomenclature ethnique à classer les Jivaros parmi les Guaranis, et par conséquent à reporter vers l’est, jusqu’aux bords de la rivière Chincipe, la limite connue de ce grand groupe ethnique. Déjà, dans le Sud, d’Orbigny a trouvé les derniers Guaranis sur les premiers contre-forts des Andes boliviennes. Il en est de même plus au nord, et une partie des vastes régions laissées en blanc sur la carte ethnologique de Prichard peuvent, presque à coup sûr, recevoir, dès aujourd’hui sur cette carte la coloration générale attribuée aux pays de race brésilio-guaranienne. Il manque à cette délimitation nouvelle la sanction de l’anthropologie descriptive, qui, nous l’espérons, ne se fera pas trop longtemps attendre. »

Complétons ces documents si curieux, par quelques aperçus empruntés au même auteur, sur la physionomie et les mœurs de ces sauvages. « Quelque incomplètes et vagues que soient les descriptions connues des Jivaros, nous devons les reproduire avec les quelques développements, qu’ont pu leur donner les voyageurs. Ils nous montrent les Jivaros d’une taille svelte, dépassant un peu la taille ordinaire chez les hommes, plus petite que la moyenne chez les femmes. Le corps est bien pris ; les membres sont bien musclés, robustes et agiles; la constitution est forte et saine. On ne nous dit rien de la forme de la tête ; la face paraît être orthognathe ou peu prognathe ; le front est découvert, le nez aquilin, parfois un peu recourbé ; les yeux sont petits et noirs, horizontalement dirigés et très-animés ; les lèvres sont minces et les dents d’un blanc d’ivoire. Les cheveux, habituellement fort noirs, sont parfois d’un brun roussâtre ; la barbe est rare, et lorsqu’elle est plus apparente, on l’attribue, comme le teint clair de quelques individus, au croisement avec les Espagnoles.

« Il n’y a, malheureusement, dans ce portrait du Jivaro rien de bien caractéristique. Au moral, le Jivaro met au service des goûts les plus belliqueux un courage à toute épreuve et une remarquable astuce. Son caractère est indomptable, et il pousse au plus haut degré l’amour de son indépendance. Il parle généralement un des treize dialectes mentionnés par Velasco. Quelquefois, comme chez les Aguarunas, il s’y joint un peu de quechua ; il paraît même que les noms de nombre au-dessus de cinq sont empruntés à cette langue, et Mateo Paz Soldan a pu croire, avec quelques autres écrivains, que certains Jivaros auraient été jadis soumis par les Incas. »


  1. Nouveaux renseignements sur les Indiens Jivaros, par M. E. T. Hamy. — Revue d’anthropologie.