Les Temps quaternaires/02

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Les Temps quaternaires
Revue des Deux Mondes3e période, tome 47 (p. 835-866).
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LES
TEMPS QUATERNAIRES

II.[1]
LE CLIMAT, LES PLANTES, LES POPULATIONS.

I. Matériaux pour l’Histoire des temps quaternaires, par M. Albert Gaudry, fasc. 1-2; Paris, 1876-1880; Savy. — II. Les Ages de la pierre, instrumens, armes et ornemens de la Grande-Bretagne, par John Evans, traduit de l’anglais par M. E. Barbier ; Paris, 1878; Germer-Baillière. — III. Crania ethnica, les Crânes des races humaines, décrits et figurés d’après les collections du Muséum d’histoire naturelle de Paris, par MM. A. de Quatrefages et E. Hamy, liv. I et III, Paris, 1873; J.-B. Baillière. — IV. Les Premiers Hommes et les Temps préhistoriques, par M. le marquis de Nadaillac; Paris, 1881 ; G. Masson.

Nous avons assisté à la formation des glaces polaires, à l’envahissement par les glaciers des contrées du Nord, enfin à l’extension parallèle des glaciers alpins. Ce phénomène s’est présenté avec une complexité apparente; mais, en allant au fond des choses, nous avons reconnu son unité. Nous l’avons vu émaner en réalité de l’abaissement graduel de la température terrestre, puis provoquer, une fois né, à raison même de son apparition, un abaissement de plus en plus rapide, par la création de courans réfrigérans atmosphériques et océaniens, auparavant inconnus. L’effet direct de ce nouvel état dut être d’entraîner des précipitations aqueuses plus considérables qu’aux époques antérieures par la condensation d’une plus grande partie de la vapeur d’eau contenue dans l’atmosphère et mise en contact avec les surfaces et les courans refroidis. Ces précipitations, en se traduisant par d’abondantes chutes de neige sur les montagnes, fournissaient par cela même un aliment de plus aux glaciers qui descendaient des hautes cimes. Tout contribuait ainsi à l’extension de ceux-ci, jusqu’à la chaleur des contrées soustraites à l’influence des frimas polaires, trop voisines des tropiques pour la ressentir. Les vapeurs tièdes de ces contrées arrivent, comme on le sait, par les régions élevées de l’atmosphère, à la rencontre des courans froids venus du pôle ; la condensation des vapeurs converties en pluie est la conséquence nécessaire de cette rencontre.

Nous ne reviendrons sur aucune de ces questions, les tenant pour résolues, mais nous tournerons ailleurs nos regards et nous rechercherons les côtés que l’étude des seuls phénomènes glaciaires ne saurait découvrir, et que les localités et les formations, demeurées en dehors du périmètre de leur action, laissent au contraire apercevoir ; nous voulons dire par là que nous aurons en vue ce qu’était alors le climat, comment se comportèrent les plantes et les animaux quaternaires, enfin dans quelles conditions l’homme lui-même vint s’établir en Europe ; quelles traces il a laissées de son séjour, dans un âge aussi reculé, et quels étaient enfin les caractères de ces premières races.


II.

Les indices d’abaissement de la température, à partir de la dernière des cinq périodes tertiaires, sont assez nombreux et assez décisifs pour nous servir de guide ; mais nous ne devons pas oublier, en les appréciant, que, le mouvement de froid ayant suivi, pour se propager, la direction du nord au sud, par la même raison que les pays tropicaux n’en furent jamais affectés, de même les contrées de l’Europe limitrophes du cercle polaire subirent les premières cette influence, en sorte que l’élévation décroissante de la température maintenait encore une certaine chaleur dans le midi du continent, alors que la partie boréale de ce même continent se trouvait déjà presque entièrement refroidie. Ainsi, c’est tout d’abord à une inégalité assez marquée du climat que tendit le mouvement inauguré par l’envahissement des glaces polaires ; et il est d’autant plus essentiel pour nous de préciser la nature et les conditions de ce phénomène que nous aurons à constater plus tard une tendance contraire vers une sorte d’égalisation des climats, dans le cours du quaternaire. — Maintenant, c’est dans l’âge immédiatement antérieur, nommé pleistocène par les uns, pliocène récent ou supérieur par les autres, que nous nous transporterons pour y placer notre point de départ, avant de pénétrer dans les temps quaternaires proprement dits.

Le pliocène récent est en effet le vestibule du quaternaire, il amène sur le seuil de ce dernier terrain, mais il ne se confond pas avec lui. À cette époque correspondent les préliminaires de la grande extension glaciaire ; les parages circumpolaires sont déjà entièrement occupés ; les glaciers ont pris possession des massifs montagneux de l’Ecosse et de la Scandinavie ; ils descendent et tendent à s’avancer en empiétant peu à peu sur les vallées inférieures. Le relief, peut-être même le surhaussement de ces régions favorise le mouvement d’extension. Il en est de même des glaciers alpins, encore loin du but qu’ils finiront par atteindre ; ils sont pourtant en marche ; ceux du Rhône supérieur, de l’Arve et de la Savoie, ne se sont pas encore répandus dans la plaine des Dombes, ni dans celle du Bas-Dauphiné, mais les eaux boueuses, sorties de ces glaciers, augmentent toujours de volume; elles se précipitent et déposent sur divers points ce que les auteurs de la Monographie lyonnaise nomment les « alluvions anciennes glaciaires. » Ce sont des graviers associés à des élémens roulés ou concrétionnés, généralement recouverts et cimentés par un limon jaunâtre provenant du lavage des déjections, opéré par les eaux. Les particules les plus fines ont été ainsi entraînées, puis abandonnées sous la forme de lehm ou loess, sédiment qui se rencontre particulièrement abondant dans la vallée du Rhin, où il accuse la même origine que dans celle du Rhône moyen. — Le climat et la flore de l’Europe étaient dès lors partiellement altérés et modifiés ; mais le premier était surtout inégal selon les régions, celles du nord ne gardant plus rien de l’aspect qu’elles avaient eu pendant le tertiaire, celles du midi conservant encore certains traits empruntés aux temps antérieurs et surtout n’ayant pas encore reçu les espèces caractéristiques qu’elles présentent de nos jours.

On peut juger de l’Angleterre de cet âge, encore soudée au sol continental, par le forest-bed ou résidus de forêts observés sur la côte du Norfolk. Dans cette région, le lit qui renferme les principaux débris se trouve recouvert par le boulder-clay ou limon glaciaire et par conséquent a dû précéder celui-ci. Les sapins et le pin des tourbières, associés au pin sylvestre et au noisetier, couvraient alors les collines ; ce sont déjà les aspects sévères de la nature boréale. Si l’on interroge les lignites ou charbons feuilletés de Durnten et d’Utznach en Suisse, dont la situation accuse l’approche des montagnes et le voisinage des glaciers, on constate la présence d’une végétation similaire, identique même à celle de la côte de Norfolk, D’après M. Heer, qui a déterminé ces débris, les forêts suisses comprenaient alors le sapin, le pin des montagnes, l’if, le chêne rouvre, le noisetier, le myrtil. Ces lignites, dont l’épaisseur indique un âge de calme prolongé, favorable au développement des grands bois, paraissent intercalés entre deux lits de déjections glaciaires, circonstance qui a porté M. Heer à supposer l’existence de deux époques distinctes d’extension des glaciers, séparées par un intervalle pendant lequel le climat aurait repris de la chaleur. M. Geikie, nous l’avons vu, admet aussi plusieurs périodes interglaciaires pour les îles britanniques. Il faut observer cependant que non-seulement l’hypothèse de ces retours de froid paraît peu compatible avec la distribution actuelle de la flore européenne, mais que la faune des stations supposées interglaciaires n’est pas celle qui prédomine au sein de l’Europe centrale vers le milieu du quaternaire, mais plutôt celle qui a précédé cette époque et qui persista ensuite plus ou moins dans le sud du continent.

L’éléphant « antique » de Falconer, qui, selon M. Gaudry, se rattache étroitement à l’éléphant de l’Inde, tient la place du mammouth dans le midi de la France. Il avait cependant précédé ce dernier en Angleterre et dans la France du Nord, après avoir succédé, sur les mêmes lieux, à l’éléphant « méridional, » espèce qui caractérise la dernière moitié du pliocène. Ainsi, l’éléphant « méridional » est le plus ancien de tous ; il habite d’abord l’Europe, des bords de la Méditerranée aux confins du Yorkshire, puis il se retire au sud associé à l’éléphant « antique, » tandis que celui-ci continue à habiter le nord, où il reste seul ; mais l’extension glaciaire fait de nouveaux progrès, et l’éléphant « méridional » disparaît; enfin, vers le moment où cette extension atteint ses limites extrêmes, l’éléphant « antique » quitte le nord à son tour et persiste seulement dans le sud de l’Europe, tandis que le mammouth le remplace dans la partie centrale de ce continent. Le mammouth, dernier venu, s’accommode évidemment d’un climat et d’un régime auxquels son congénère n’a pu s’adapter.

Il faut, en effet, tenir compte du régime et du climat réunis pour avoir la clé de ces migrations, de ces substitutions qui nous étonnent à une aussi grande distante des événemens. Les éléphans et les rhinocéros ne mangent pas indifféremment toutes les plantes qu’ils rencontrent; ils font un choix de celles qui leur plaisent ; ils recherchent avec soin les branches, les herbes et les jeunes pousses qu’ils préfèrent. Par conséquent, la disparition de certains végétaux, le renouvellement même partiel de la flore a dû entraîner le déclin et ensuite l’extinction de ces êtres puissans dont la masse nous étonne, et qui semblent avoir été les souverains incontestés de la nature entière à l’époque où nous cherchons à nous placer. Les rhinocéros confirment cette appréciation par la distribution de leurs espèces successives. Chacune d’elles semble avoir été associée à l’un des éléphans que nous avons nommés. Le rhinocéros « à narines minces, » le plus ancien de tous, se rattache à l’éléphant « méridional, » tandis que le rhinocéros « de Merck » accompagne l’éléphant « antique » en Provence, où le mammouth n’a jamais pénétré. C’est le rhinocéros «à narines cloisonnées» (Rh. richorhinus) qui a été certainement le compagnon du mammouth et qui l’a suivi dans ses migrations des bords de la Lena jusque dans le centre de notre contaient.

Quant au grand hippopotame (H. major), que sa taille plus élevée distingue seule de l’hippopotame ordinaire des fleuves africains, il se trouve associé à l’éléphant « antique » et se retire en même temps que lui des contrées du Nord ; il laisse pourtant après lui un rejeton quaternaire amoindri, que rien ne sépare de l’amphibius actuel. De même, après le départ de l’éléphant « méridional, » on rencontre auprès de Paris un autre type (Elephas priscus), qui, d’après M. Gaudry, ne serait autre que l’éléphant d’Afrique actuel.

L’éléphant « méridional » pliocène est la plus gigantesque de toutes ces bêtes dont la taille entraîne la coexistence d’une flore assez opulente pour suffire à leur alimentation. Le squelette retiré de Durford (Gard) et reconstitué au Muséum mesure une hauteur de 4m, 35 de la plante des pieds au sommet de la tête ; il a 2m, 37 de largeur avec les défenses et près de 7 mètres de long y compris les défenses. Cette espèce est le prototype le plus éloigné de l’éléphant d’Afrique, de même que l’éléphant « antique » paraît avoir son représentant actuel dans l’éléphant des Indes. Les descendans amoindris sont loin de reproduire les dimensions de leurs aînés.

L’éléphant « méridional » est présent sur une foule de points du midi de la France vers la fin des temps pliocènes ; on le trouve près de Lyon, où il habitait peut-être seulement dans la belle saison ; de là il s’avançait plus loin jusqu’en Angleterre. On rencontre ses traces sur le plateau central, à Marseille, à Montpellier, dans le Gard, mais surtout en Italie (val d’Arno). Il se plaisait au milieu des forêts encore opulentes de ce dernier âge tertiaire. Les empreintes végétales recueillies par M. le professeur Marion, accompagné de M. Mazel, dans la fosse même d’où le squelette entier de cet animal a été retiré entier et debout, par les soins de M. Cazalis de Fondouce, montrent bien que le paysage d’alors ne comprenait aucune des formes caractéristiques qui le distingueront plus tard. Ni le chêne de Portugal, ni le farnetto, autre chêne maintenant calabrais, ni le planère, encore moins un type d’hamamélidées, aujourd’hui persan, ne rappellent les combinaisons végétales qui prévalurent plus récemment et que nous avons encore sous les yeux, il a donc fallu un temps très long pour arriver à l’âge où vécut sur les mêmes lieux l’éléphant a antique, » au milieu des chênes, des ormes, des micocouliers, des lauriers, des érables, des tilleuls et des frênes, dont les espèces nous sont demeurées familières.

Là est le secret de la durée des temps quaternaires; la nature a plusieurs fois changé de face. Non-seulement les espèces primitivement dominantes ont fait place à d’autres ; mais les variations de climat ont motivé ces changemens en réalisant des combinaisons florales différentes de celles qui avaient précédé, et les animaux ont subi le contre-coup inévitable de ces événemens. Les carnassiers ont changé comme les pachydermes et les ruminans. — A côté de l’éléphant « méridional » vivait le machairodus, le tigre le plus formidablement armé qui ait jamais existé. L’hyène du Cap ou hyène tachetée se rencontre dans le midi de la France, tandis que l’hyène, l’ours et le lion des cavernes accompagnent le mammouth. Il serait facile en abordant les ruminans de multiplier ces exemples. Toujours on remarquerait des faunes juxtaposées, quand elles ne sont pas successives, parce que chacune d’elles répond à un ensemble de conditions gouvernées par le climat et la flore, qui tantôt se manifestent simultanément dans des régions limitrophes et tantôt se substituent en se remplaçant sur un seul et même lieu.

C’est ainsi qu’à la domination de l’éléphant « méridional » habitant toute l’Europe a succédé celle de l’éléphant « antique» d’abord associé au premier, puis régnant seul dans le nord, jusqu’au moment où, refoulé à son tour vers le midi, il cède la place dans le centre et le nord au mammouth. Celui-ci, nouvel arrivé, s’étend plus ou moins, sans jamais s’écarter beaucoup du périmètre des glaciers alpins dans toutes les directions. Nous obtenons ainsi au moins trois et peut-être quatre périodes dont la première est encore pliocène, le quaternaire proprement dit coïncidant avec la disparition définitive de l’éléphant « méridional. » — L’homme a-t-il été contemporain en Europe de l’éléphant « méridional,» c’est-à-dire antérieur à la période quaternaire et à la plus grande extension de glaciers ? La présence de l’homme sur notre continent dans un âge où les choses extérieures différaient peu de ce qu’elles furent plus tard, lorsque la race de Saint-Acheul est venue le peupler, cette présence ne soulève par elle-même d’objections d’aucun genre, et l’on peut admettre que la douceur relative du climat et l’abondance de productions de tous genres étaient alors de nature à solliciter l’immigration de notre espèce et à faciliter son extension. C’est donc là une pure question de fait qu’il s’agit de trancher, et plusieurs fois déjà on a dû la croire résolue affirmativement. M. de Nadaillac l’examine avec impartialité dans un des chapitres de son ouvrage. M. Desnoyers, le spirituel bibliothécaire du Muséum, observateur des plus ingénieux, avait cru pouvoir signaler, il y a des années, des indices de la coexistence de l’homme et de l’éléphant « méridional. » Il avait observé des incisions intentionnelles sur les ossemens de certains mammifères provenant des sablières de Saint-Prest, près de Chartres; mais ces stries, ces entailles qui semblaient accuser des coups de hache ont été ensuite attribuées avec plus de raison à l’action des animaux et, en dépit des silex taillés recueillis dans ces mêmes sables par l’abbé Bourgeois, les doutes ont persisté, il faut bien l’avouer. Ces doutes sont d’autant plus légitimes qu’ils s’appliquent à d’autres éclats de silex beaucoup plus anciens, recueillis par le même abbé Bourgeois dans les sables de l’Orléanais, près du village de Thenay. Ces silex, qui reculeraient jusque dans le miocène la présence de l’homme au centre de l’Europe, ont eu les honneurs de la dernière exposition, où chacun de nous a pu les voir de près. On sait pourtant que l’incrédulité persistante de beaucoup de savans oppose une fin de non-recevoir à cette découverte, demeurée problématique, et au sujet de laquelle il vaut mieux ne pas insister. Des chocs fortuits, l’action du gel et du dégel, ou simplement les influences atmosphériques, suffisent pour expliquer la présence de pareils éclats. Le fait en lui-même a trop d’importance pour qu’on l’admette sans preuves directes. A l’âge des silex de Thenay, la plupart des séries de mammifères, encore loin de leur point d’arrivée, montrent le règne animal trop imparfait pour que l’homme y ait eu sa place marquée. Si une créature humaine, capable de se fabriquer des instrumens et connaissant le feu, puisque l’on admet l’intervention de cet élément, avait alors existé en France, les progrès une fois inaugurés ne seraient pas restés si longtemps arrêtés au même point. On aurait vu cet être marcher d’un étage à l’autre vers un état plus parfait, et de véritables sociétés humaines auraient finalement peuplé le globe bien avant le quaternaire. Pourquoi d’ailleurs l’Orléanais aurait-il eu le privilège de garder seul des traces de cette nature ? — Des bords de la Loire et des environs de Chartres aux grèves de la Somme, la distance est si petite, que c’est dans un étroit canton du nord de la France qu’il faudrait ramener le berceau originaire de toute l’humanité, son paradis terrestre ! Assurément ce n’est pas absolument impossible, il est vrai ; mais, il faut le dire aussi, ce n’est guère probable, et la réalité n’engendre généralement pas de telles et si étranges coïncidences. M. de Nadaillac ne voit, comme nous, dans ces éclats de silex, que des fragmens dont l’utilité pratique ne semble pas saisissable.

Les découvertes de restes d’instrumens humains signalées par M. Whitney dans les graviers aurifères de la Californie, rapportés selon toute vraisemblance à l’âge pliocène, étaient de nature à frapper l’esprit. Ces graviers mêlés d’argiles et recouverts de lits d’origine éruptive sont riches en ossemens de mammifères et en empreintes de plantes fossiles. Les mastodontes et les éléphans dominent parmi les animaux ; les plantes examinées et décrites par M. Léo Lesquereux annoncent une végétation très différente de celle de la Californie actuelle : point de conifères, mais des charmes, des ormes, des aunes et d’autres arbres, maintenant absens de la région californienne; rien ne manquerait à la démonstration si les découvertes de M. Whitney n’étaient pas demeurées entachées d’une certaine obscurité, de nature à faire craindre que ce savant, induit en erreur, ne se soit fait l’éditeur responsable d’explorations qu’il a avoué à la fin n’avoir pas dirigées en personne.

Les silex supposés taillés de main d’homme, retirés d’un bassin lacustre portugais dont l’âge mio-pliocène n’est pas douteux, par M. Ribeiro, à Otta, au pied du Monte-Redondo, paraissent tout aussi problématiques à M. P. Cazalis de Fondouce, juge si sûr en pareille matière, si l’on s’en rapporte à un récent article de ce savant[2].

Le plus sûr est de renoncer pour le moment à l’homme pliocène, à plus forte raison à l’homme miocène, pour s’attacher à la définition de l’âge qui suit immédiatement le tertiaire et à l’appréciation des indices merveilleux qui sont venus attester la présence d’une race intelligente, contemporaine des derniers éléphans qui aient foulé le sol européen.

Ici nous sortons de la conjecture et du peut-être ; mais, à raison même de cette certitude, nous devons préciser les notions de tout genre, de nature à nous faire connaître ce que furent les premiers temps quaternaires. Avant d’introduire l’homme, il est juste de déterminer l’aspect, les proportions et les perspectives de la scène où il viendra se produire; mais, pour s’engager à coup sûr dans cette voie, il faut observer une mesure exacte-, c’est-à-dire ne pas considérer un seul phénomène qui masque tous les autres. Par une méthode contraire, il est nécessaire de les combiner tous, sans jamais perdre de vue leur importance relative. Nous arriverons ainsi à des résultats en partie nouveaux, mais qui, à raison même de la façon dont les prémisses auront été posées, auront l’avantage de ne pas s’écarter beaucoup de la réalité.


II.

Jetons les yeux avant tout sur l’extension des glaciers et les conséquences qu’elle a entraînées. Si puissantes qu’on les suppose, il s’agit toujours d’un phénomène localisé, n’ayant jamais eu ni l’universalité, ni la signification qu’on lui attribue d’ordinaire, comme s’il était l’expression d’une ère de froid intense, substituant partout les plantes et les animaux des régions arctiques à ceux qui avaient prévalu jusqu’alors. MM. Falsan et Chantre sont très loin, il est vrai, d’avoir souscrit à ces exagérations; mais d’autres savans, et parmi eux quelques-uns des plus autorisés, les ont admises, soit parce que l’événement lui-même, en les frappant d’étonnement, leur dérobait une part de l’ensemble, soit parce que la présence du renne, de la marmotte, du lemming, du glouton, leur paraissait décisive, soit enfin parce qu’ils étaient séduits, comme le docteur Nathorst, en Suède, et M. Heer lui-même, par la rencontre des vestiges de certaines plantes réellement arctiques ou alpines, observées dans les tourbières et les détritus glaciaires de l’époque, sur des points d’où ces plantes se sont depuis longtemps retirées. En dernière analyse on a été jusqu’à supposer, pour expliquer l’évidente juxtaposition de. deux faunes et de deux flores très disparates, l’une arctique, l’autre méridionale, l’existence d’une ou plusieurs périodes intercalaires, nommées âges interglaciaires, pendant lesquels les glaciers auraient momentanément disparu en permettant à l’influence d’une température attiédie de se faire sentir pour céder ensuite à un nouveau retour de froid.

Ces opinions n’ont pour elles que l’apparence; elles sont nées d’une illusion et chez des hommes, remarquons-le, d’une science incontestable, mais qui placés en Suisse, en Suède, en Angleterre, c’est-à-dire dans des contrées occupées jadis par les glaces, ont été portés à étendre outre mesure la conséquence des phénomènes dont ils saisissaient de près toute la grandeur. Enveloppé par l’ombre d’une montagne que l’on touche, on croit aisément que la nuit est tombée partout ailleurs. Un habitant de Chamonix qui jugerait des oscillations climatologiques de l’Europe moderne au moyen des particularités accidentelles dont les glaciers de la vallée lui offriraient le spectacle, risquerait de commettre des erreurs semblables à celles des géologues qui n’ont vu dans toute l’Europe quaternaire que les seuls effets des glaciers immenses dont ils venaient de constater la marche et les développemens successifs. Ces glaciers avaient pourtant une terminaison. Celui du Rhône moyen, entre Vienne et Bourg, étalait une base frontale d’au moins 25 lieues d’étendue. Les autres versans des Alpes présentaient les mêmes phénomènes. Les Vosges, les Pyrénées, l’Auvergne, si l’on veut, avaient aussi leurs glaciers proportionnés au relief de ces diverses chaînes; mais enfin il existait des limites à cette prodigieuse extension ; la carte de l’Europe à l’époque glaciaire, donnée par M. Geikie, le montre surabondamment. La calotte de glace marquée au nord de cette carte[3] occupe les îles britanniques presque en entier, la Scandinavie et la Finlande; elle s’étend au sud sur le Hanovre, la Prusse, la Pologne, la Lithuanie et une moitié de la Russie. Ce que l’on nomme la région « des terres noires » reste en dehors, de Nijni-Novogorod et du haut Volga, dans le nord, d’Orianenburg, de Tchernigov, c’est-à-dire du cours supérieur du Don et du Dnieper, à l’orient, à la Caspienne et à la Mer-Noire dans la direction du sud.

Ce vaste périmètre répond aux limites extrêmes qu’a pu atteindre le phénomène erratique du Nord; mais ce dernier n’en reste pas moins complexe dans son origine, comme dans ses élémens et les phases qu’il a traversées. Des alternatives se produisirent inévitablement; après un premier exhaussement, la Scandinavie a dû s’affaisser de façon à ramener les principales vallées au-dessous du niveau des mers ambiantes, pour se relever plus tard lentement. Elle aurait obéi en dernier lieu à un mouvement ascensionnel qui se poursuit encore. De nos jours, lorsque l’on parcourt la Suède et la Norvège et qu’on voit ces fiords ou bras de mer, ces lacs étroits et ramifiés qui occupent le fond de toutes les dépressions; lorsque, non loin de Christiania, par exemple, on suit de haut les sinuosités du Tyri-fiord ou qu’on vogue sur le Mélar, on ne peut s’ôter de l’idée que, plongées autrefois au sein des eaux et à demi submergées, les terres Scandinaves n’achèvent maintenant de se relever peu à peu. Ce qui est certain, c’est que la Scandinavie resta longtemps, pour les hommes comme pour les grands animaux dont nous signalons les migrations, une terre à peu près inaccessible. Bien que les îles britanniques, surtout l’Ecosse, aient présenté avec des oscillations analogues les mêmes séries de phénomènes, cependant l’Angleterre du sud, encore bée au continent, était au contraire très abordable. Les éléphans l’ont fréquentée à plusieurs reprises, ce qui prouve qu’aucun détroit n’était encore interposé. L’éléphant méridional, après lui l’éléphant antique, et finalement l’homme primitif et le mammouth, y ont laissé des traces répétées de leur séjour.

Poursuivons notre revue des élémens d’appréciation du quaternaire ancien. Les glaciers, avons-nous dit, quelle que soit l’extension qu’ils aient obtenue, ne doivent pas être exclusivement considérés. A côté d’eux, on aperçoit d’autres phénomènes, dont il est juste de tenir compte ; voyons ceux qui témoignent du régime exceptionnel des eaux et, par cela même, de l’abondance des précipitations aqueuses.

Un géologue dont nous ne partageons pas toutes les idées, M. de Rosemond, a appliqué aux temps quaternaires le terme de « période pluviaire. » Il a eu raison et on ne saurait mieux dire, car la pluie, surtout en automne et en hiver, c’est la neige sur les montagnes, au-dessus d’une certaine élévation, et la neige accumulée, ce sont les « névés, » source inépuisable des glaciers qui, alimentés par eux, descendent ensuite dans les vallées inférieures et envahissent inévitablement le plat pays si rien ne s’oppose à leur extension. Or, en dehors du périmètre des anciens glaciers dont les races sont reconnaissables, la pluie se manifeste partout, durant l’âge que nous considérons, avec les résultats qu’il lui est donné de produire : alluvions, sables et graviers fluviatiles, développés sur une échelle énorme; niveau des eaux courantes assez élevé pour atteindre à des hauteurs et produire des infiltrations inconnues de nos jours à ces mêmes eaux; enfin, sources permanentes accumulant des monceaux de concrétions et témoignant, par le moyen des empreintes végétales, de l’extrême humidité aussi bien que de la douceur du climat.

Les graviers littoraux, les cordons et les terrasses d’alluvions de cette époque, toujours situés à un niveau des plus élevés, que les eaux des grandes crues devaient nécessairement atteindre, attestent la puissance des fleuves quaternaires. Cette puissance et la force impulsive des cours d’eau sont encore démontrés par la grosseur des matériaux entraînés et roulés. On pourrait alléguer que ces fleuves n’étaient si énormes que parce qu’ils servaient d’émissaires aux glaciers dont ils débitaient les eaux de fonte pendant l’été ; mais la Seine, la Somme, la Durance même ne descendaient alors d’aucun glacier, puisque leurs vallées respectives n’en ont gardé aucune trace: les pluies seules grossissaient leurs cours, et cependant quelle était la puissance de leurs eaux ! La Somme avait un lit large de plus de 1 kilomètre ; la Seine élevait ses eaux à un niveau de 60 mètres ; suivant M. Belgrand, elle aurait roulé depuis 27,000 jusqu’à 60,000 mètres cubes d’eau par seconde, tandis que, de nos jours, ses plus grandes crues donnent seulement 2,416 mètres par seconde. La Durance, dont la pente était aussi rapide que maintenant, avait vis-à-vis de Pertuis une largeur de 5 à 6 kilomètres. Ses graviers anciens s’étagent à 30 mètres au moins au-dessus du niveau moderne. A son embouchure, encore visible et formant un plateau en talus incliné et pierreux, célèbre sous le nom de Grau, les quarzites roulés de la Vallouise, entraînés de plus de 60 lieues, ont cependant jusqu’à 0m, 40 sur leur plus grand axe. Leur forme ovoïde, un peu aplatie, leur poli parfait, les font aisément reconnaître.

Voilà donc d’énormes fleuves. Le Var, maintenant si chétif, avait les mêmes allures, et telle rivière des plus secondaires aurait alors étonné par le débit de ses eaux. De là pour celles-ci la nécessité de ronger et de franchir les obstacles et, jusqu’au moment où les barrières purent être percées, de refluer en amont, en formant des lacs ou des réservoirs profondément encaissés. À ces eaux courantes venaient se joindre des sources qui, à raison de leur volume, jaillissaient à un niveau bien plus élevé que les filets d’eau qui les remplacent et qu’on observe le plus souvent en contre-bas de l’ancien point d’émergence.

On peut juger de l’abondance de ces sources par la puissance des calcaires concrétionnés qu’elles ont laissés et qui constituent des escarpemens, des nappes et des terrasses en complète disproportion avec la faiblesse des eaux qui coulent maintenant encore aux mêmes lieux. Une foule de points en France, comme en Allemagne et en Italie, témoignent de cette action des sources quaternaires, et nous devons à ces mêmes sources des empreintes qui permettent de reconstituer le tableau des plantes et des mollusques vivant à leur portée. Certaines localités sont devenues célèbres par de semblables formations. Les tufs de Moret, près de Fontainebleau ; ceux de Canstadt, dans le Wurtemberg; ceux de Provence et des environs de Montpellier ; ceux de Massa-Maritima, en Toscane ; de Lipari, dans l’île de ce nom, ont fourni un grand nombre de plantes fossiles; mais tous ne sont pas explorés, et ce qu’on ne saurait passer sous silence, c’est l’extension et la distribution de ces sources calcarifères. Au-delà de la Méditerranée, on les retrouve dans toute l’Algérie et jusque dans le désert de Tripoli. On saisit par les traces incontestables de leur présence les indices d’un phénomène qui se répétait sur une vaste étendue géographique, du nord de la France et de l’Allemagne du Sud aux confins du Sahara, du cœur de l’Italie au centre de l’Espagne et à l’ouest du continent. En dépit des différences qui établissent, de nos jours, tant de contrastes entre ces divers points, partout alors des sources intarissables épanchaient leurs eaux chargées de calcaire en dissolution, attestant la présence d’un ciel assez pluvieux pour les alimenter. Ces sources, remarquons-le encore, se montrent exclusivement dans les régions soustraites à l’envahissement des glaciers, en dehors de leur ancien périmètre. Leurs dépôts se rencontrent au sud de l’Allemagne, au nord et. dans l’ouest de la France, dans la vallée inférieure du Rhône, dans l’Italie centrale et en Algérie, c’est-à-dire sur tous les points où habitaient alors les éléphans et où les glaces n’étaient pas établies à demeure. Ailleurs, au contraire, ces glaces, devenues permanentes, détruisaient les forêts, favorisaient l’extension des plantes alpines et celle des animaux caractéristiques des régions froides. Il existait donc réellement une cause d’égalisation des climats pour une partie de l’Europe, comprenant surtout l’ouest et le sud de ce continent, et cette cause d’égalisation qui se résume dans une humidité considérable et permanente était alors commune à la partie septentrionale de l’Afrique, qui partageait, à ce point de vue, les conditions propres à notre continent. L’examen de la flore va, du reste, nous convaincre de la réalité de ce fait, et puisque alors des animaux comme les éléphans, qui consomment pour se nourrir une énorme quantité de substances végétales, trouvaient à vivre sur notre sol, celui-ci devait être couvert de prairies et de forêts luxuriantes. La supposition contraire serait une anomalie inconcevable ; un coup d’oeil sur les végétaux caractéristiques de la première moitié des temps quaternaires achève! a de nous convaincre.


III.

Pour bien apprécier cette flore, il faut remarquer que les tufs d’où proviennent ses élémens constituent un phénomène analogue dans sa marche à celui de l’extension des glaciers et qui a dû se produire parallèlement. L’extension glaciaire, nous l’avons vu, commence à se manifester avant le quaternaire. Elle met ensuite un temps fort long à atteindre ses limites extrêmes, mais, une fois inaugurée, elle ne s’arrête pas. L’abondance des sources jaillissantes d’où les tufs prennent naissance se fait également sentir dès la fin du tertiaire; les tufs toscans sont en partie pliocènes et se rattachent plus ou moins à l’horizon de l’éléphant « méridional; » à côté des espèces actuelles, on en observe d’autres, qui sont éteintes; puis, à partir de ce premier âge, ces tufs continuent à se déposer. En Provence, les tufs de Roquevaire, explorés par M. le professeur Marion, se rattachent également au pliocène, puisqu’ils renferment encore les vestiges du dernier palmier qui ait habité la France. Mais ensuite, de même qu’en ce qui concerne l’extension glaciaire, le phénomène une fois inauguré persiste et se prolonge, les sources, que l’humidité régnante ne cesse d’alimenter, continuent de couler en accumulant par nappes superposées les masses qu’elles déposent. Le temps marche, et les empreintes recueillies sont presque partout quaternaires, c’est-à-dire qu’elles accusent un changement considérable à partir du moment où les espèces végétales recueillies dans la fosse de l’éléphant « méridional » du Gard nous avaient montré une végétation forestière bien distincte de celle que nous avons maintenant sous les yeux.

Les espèces de cette dernière association végétale, lors du quaternaire, ont décidément pris possession du sol. Les linéamens principaux de leur distribution géographique actuelle se trouvent arrêtés dans ce qu’ils ont d’essentiel. Plus d’espèces éteintes, mais des combinaisons assez différentes des nôtres pour attester à la fois une plus grande douceur de température, une plus grande uniformité et une humidité plus prononcée du climat.

Nous sommes loin, on le voit, de ces rigueurs excessives dont on a si complaisamment doté le climat de l’Europe quaternaire. E. Lartet, cet observateur si sagace, avait exprimé, il y a des années, la même pensée[4] en affirmant que le développement des milliers de générations successives de ces mammifères qui peuplent encore l’Europe et le maintien des mollusques les plus fragiles à travers les périodes quaternaires excluaient pour celles-ci toute idée de crise violente. — L’apparition de l’homme à ce même moment n’était-elle pas d’ailleurs à elle seule une preuve qu’aucun froid intense n’était venu coïncider avec cette première extension de la race humaine, auparavant inconnue ou absente du moins de nos contrées ?

Il suffira de quelques exemples pour montrer que plusieurs espèces, au début du quaternaire, ont déjà pris possession du sol de la région que leur présence continue à caractériser. Nous avons reçu de Canstadt le chêne « à glands sessiles » qui domine encore dans les bois de l’Europe centrale. — En Provence, c’est le chêne « pubescent » qui est le plus fréquent dans les tufs de ce pays. Alors, comme maintenant, il peuplait le midi de la France. En Provence encore, c’est l’érable « à feuilles d’obier » que l’on rencontre, tandis que l’érable « sycomore » abonde dans les tufs de la Celle, près de Moret, exploités par M. Chouquet, et qu’il reparaît dans ceux de Canstadt. Cette distribution est conforme à celle qui existe de nos jours, puisque l’érable « à feuilles d’obier » habite le Dauphiné, la Provence, l’Italie et qu’il s’étend jusqu’en Espagne et en Algérie, tandis que l’érable « sycomore » peuple le centre et le nord de l’Europe, s’avançant même jusqu’au cœur de la Suède. — Ainsi l’ordre actuel préside déjà à la distribution de la flore quaternaire. Cependant certaines espèces, et ce sont justement celles qui exigent une température tiède, sinon chaude, remontent à ce moment bien plus loin vers le nord, au-delà de leurs limites actuelles, et depuis, elles ont été obligées d’émigrer et de rétrograder: ce sont avant tout le laurier et le figuier, dont M. Chouquet a retiré des empreintes du tuf de Moret ; l’arbre de Judée ou gainier, fréquent dans la même localité et qui ne dépasse plus Montélimart à l’état spontané ; le buisson ardent, que nous avons reçu de Canstadt et qui, rare partout, ne dépasse plus la Provence : tels sont les indices de l’élévation relative de la température quaternaire.

L’égalisation de cette même température ressort du fait de l’extension vers le nord, jusqu’aux approches de Paris, du laurier, du figuier et du gainier, qui abondent aussi dans les tufs contemporains de Provence et se retrouvent dans ceux d’Italie et d’Algérie, particulièrement à Tlemcen, où de nombreuses empreintes de laurier, recueillies par M. Bleicher, nous ont été communiquées par ce savant. Il fallait qu’à cette époque, le climat fût assez égal pour permettre à des plantes méridionales de se propager à l’état spontané, du 35e au voisinage du 50e degré de latitude nord. L’égalisation, en même temps que l’humidité présumée du climat, résultent encore de cette circonstance singulière, que le saule « cendré, » qui de nos jours encore fréquente les bois humides en Suède et dans les environs de Paris, mais qui, à raison de cette aptitude, est maintenant rare et sporadique dans le midi de la France et en Corse, se trouvait alors associé partout aux espèces méridionales que nous avons signalées : à Moret, à Canstadt, en Provence aussi bien qu’en Italie et à Tlemcen, c’est toujours le saule « cendré » que l’on rencontre. C’est encore à Moret le peuplier « grisaille » et l’aune, à Canstadt le tilleul, en Provence aussi le tilleul, puis le pommier sauvage, en Algérie l’aune. C’est partout le peuplier blanc ou grisaille, le noisetier, l’aune et le tilleul, aussi bien en Provence qu’à Moret et à Canstadt, et cette persistance, jointe à l’universalité du saule « cendré, » ne saurait être plus significative.

Il est donc impossible de ne pas admettre à la fois la douceur et l’humidité du climat quaternaire dans toute la partie de l’Europe que les glaciers n’avaient pas envahie, et à l’époque même où vivait en Provence l’éléphant antique, dont un individu, il y a quelques années, a été retrouvé entier, enchâssé dans le tuf des Aygalades, près de Marseille. Les dents de cet éléphant, seules parties que l’on ait sauvegardées, furent déterminées par le célèbre Falconer, l’auteur même de l’espèce.

Le mammouth[5], animal du Nord, armé contre le froid d’une épaisse toison, pouvait vivre pendant l’hiver dans des cantons, d’où la saison rigoureuse obligeait sans doute l’éléphant a antique » de se retirer chaque année pour émigrer vers le sud. C’est pendant la belle saison que la seconde de ces espèces étendait ses migrations au sein des plaines boisées et tapissées d’une verdure renouvelée. Cette supposition est basée sur les mœurs des éléphans actuels d’Afrique, qui font de longs trajets pour passer d’un canton appauvri dans des régions plus fertiles. Les éléphans quaternaires ont dû également se déplacer selon les saisons et rechercher les bois méridionaux pendant l’hiver et les contrées boréales pendant l’été. C’est ainsi que les deux espèces ont dû se trouver en contact et qu’à la suite de la rivalité née de leur concurrence, le mammouth, demeuré maître du terrain, a dû forcer l’éléphant antique de se retirer définitivement au pied du versant méridional des Alpes et dans la vallée inférieure du Rhône, où lui-même n’a jamais pénétré, à ce qu’il semble.

Il est naturel de se demander la route que suivit le mammouth pour pénétrer au centre de l’Europe, où il n’était encore qu’un nouveau-venu assez longtemps après le commencement des temps quaternaires et où il ne domina exclusivement que dans le cours et surtout vers le milieu de la période. La réponse à cette question n’a rien de précisément difficile; elle résulte des faits eux-mêmes soigneusement observés, et puisque le mammouth est venu remplacer en Europe d’autres éléphans plus anciens que lui et qu’il s’y est multiplié à la faveur de l’abaissement de la température lors de l’extension des glaciers, cet animal a dû arriver d’une région mère, plus avancée vers le nord que l’Europe elle-même. Cette région mère aurait été son berceau dans un âge antérieur à celui qui le vit s’introduire sur notre sol, et il l’aurait quittée lorsque les progrès du froid auraient rendu sa terre d’origine trop rude à habiter, en diminuant les ressources alimentaires qu’il y avait rencontrées jusque-là. Cette patrie ne saurait être que la Sibérie, au nord de l’Altaï, berceau du mammouth et du rhinocéros a à narines cloisonnées, «  qui s’y étaient multipliés durant de longs siècles, probablement pendant le pliocène. Ce qui est certain, c’est qu’ils y ont laissé d’innombrables débris, témoignage irrécusable de leur séjour, dans un âge où la Sibérie conservait encore, avec un climat humide et relativement tempéré, une végétation luxuriante. Plus tard, le mammouth s’est éteint, lorsque la Sibérie a été elle-même envahie par les glaces, mais cette extinction, comme toutes choses, a été graduelle et partielle avant de devenir absolue.

Chassés peu à peu de l’extrême Nord, le mammouth et le rhinocéros durent être refoulés dans la direction du sud. Cette élimination date probablement de la fin du pliocène; elle coïncide peut-être avec celle qui, à la même époque, obligea l’éléphant « méridional » à abandonner le nord, puis le centre de l’Europe, et à ne trouver un refuge momentané que dans le sud de ce continent. Le mammouth, refoulé dans la même direction, a dû chercher à se répandre à l’ouest de son pays natal et, par conséquent, à passer en Europe, en contournant l’Oural et suivant la ligne des plateaux, où les grands fleuves qui se rendent à la Caspienne et à la Mer-Noire, l’Oural, le Volga, le Don et le Dnieper, ont leur source.

En effet, ces grands animaux, ne pouvant traverser ces fleuves, furent bien forcés de les remonter pour trouver un passage; mais une barrière longtemps infranchissable opposa sans doute un obstacle à ce passage du mammouth : c’est la formation du Tschornosien ou des « terres noires, » qui doit, à ce qu’il semble, son origine à de vastes marais peu profonds, dont le limon aurait été déposé dans un dépression vague, dernier reste de la mer miocène précédemment retirée. C’est seulement après le dessèchement de cette nappe fluvio-lacustre que le mammouth aurait pu se répandre à travers la Russie méridionale. Il est certain que des ossemens de mammouth ont été signalés par Huot dans des argiles routes mêlées de cailloux, aux environs d’Odessa. Une fois engagé dans cette direction, le mammouth a dû nécessairement suivre le Dnieper, contourner les Carpathes et pénétrer ensuite par la vallée du Danube jusqu’à Ulm et à Canstadt pour se répandre de là à l’ouest et au nord dans toutes les parties de l’Europe que les glaces n’avaient pas recouvertes. Mais après avoir tracé cette marche, on se demande naturellement si l’homme, par les mêmes causes, arrivant, comme le mammouth, de l’Asie et, comme lui, nouveau-venu sur le continent européen, n’a pas suivi la même route, de manière à aboutir également vers Canstadt et à la vallée du Rhin, pour redescendre ensuite dans celles de la Seine, de l’Oise et de la Somme. Plus agile, trouvant à se nourrir plus aisément que l’éléphant, se procurant avec plus de facilité que ce dernier un refuge pour la nuit, un abri pour sa famille, l’homme, s’il a pris la même direction, a dû arriver avant le mammouth sur les bords de l’Océan, où il s’est forcément arrêté.

Effectivement le fait est réel, et, selon nous, parfaitement authentique. Les vestiges assurés de l’homme européen, révélés par les instrumens, sont associés aux restes de l’éléphant antique et inférieurs, par conséquent antérieurs à ceux du mammouth dans les carrières de Chelles et de Montreuil, non loin de Paris.

A la partie la plus inférieure de ces carrières, dans un lit de cailloux roulés et de sable u grisâtre, riche en molaires d’Elephas antiquus, » M. Florentino Amenigho a recueilli dernièrement[6] toute une série de hachettes amygdaleïdes, taillées sur les deux faces, reproduisant le type bien connu des silex de Saint-Acheul. Ces instrumens se rencontrent à l’extrême base de la couche en question ; celle-ci est surmontée de trois autres lits, dont le plus élevé a reçu le nom de «diluvium rouge » et repose immédiatement sous la terre végétale. Les dents de mammouth ne se trouvent que dans la seconde couche à partir de la plus profonde.

Les ossemens d’animaux associés aux instrumens de silex sont nombreux et caractéristiques ; outre l’éléphant antique, on rencontre le rhinocéros de Merck, l’hippopotame, le trogonthère, un bœuf, un cheval, un cerf, mais point de renne. Tout cet ensemble est parfaitement clair, et la date de l’arrivée de l’homme de Saint-Acheul se trouve précisée autant qu’elle peut l’être par les animaux au milieu desquels il vivait, par le séjour qu’il faisait au bord des grandes rivières, le long des graviers, dans le voisinage des eaux, auprès desquelles il était sans doute attiré par la pêche. M. Amenigho indique dans sa trouvaille des instrumens de formes très diverses, quelques-uns inconnus jusqu’à ce jour, mais tous taillés à grands éclats, suivant un procédé toujours le même, qui entraîne cependant l’idée d’une véritable perfection relative et d’une régularité parfois étonnante. Les formes en losange, en disque ellipsoïde, la rectangulaire, se font également remarquer. Ces instrumens, larges et généralement de grande dimension, indiquent des hommes robustes et actifs. L’unité de physionomie qui reparaît toujours en eux provient sans doute de l’uniformité du procédé de fabrication dont on usait pour les obtenir. Ce sont eux qui attirèrent l’attention de Boucher de Perthes et qui constituent en réalité sa plus grande découverte, puisque rien de plus ancien n’a été encore signalé avec sûreté jusqu’ici.

On sait que les instrumens auxquels ce dernier savant dut sa célébrité ont été recueillis dans un dépôt de graviers contenant des restes d’animaux éteints, presque toujours à la base du dépôt et souvent à une profondeur de 10 pieds au-dessous de la surface, soit auprès d’Abbeville, soit surtout à Saint-Acheul, près d’Amiens. Ces graviers, bien supérieurs au niveau actuel de la Somme, ont évidemment une origine quaternaire qui n’a jamais été contestée ; le nombre des instrumens est assez considérable pour que des fouilles bien dirigées en aient constamment fait rencontrer in situ, toutes les fois qu’il a été question de vérifier leur position dans le gisement. Pourtant, ce ne fut qu’après de longues controverses, et grâce au concours d’une foule de sa vans, que l’authenticité des découvertes de Boucher de Perthes fut mise hors de contestation. Pour arriver à ce résultat, il avait fallu les visites de Falconer, Prestwich, Evans, parmi les Anglais, de d’Archiac, Gaudry et bien d’autres géologues français. C’est en 1858 que le litige fut décidément tranché, et bientôt après, des découvertes analogues, faites sur divers points de l’Angleterre, vinrent attester la diffusion de cette race de Saint-Acheul, en même temps que la soudure du sud de la Grande-Bretagne avec le continent, à l’époque où elle avait pu librement venir s’y fixer. Il est bien certain en effet qu’il ne saurait être question d’invoquer pour elle le secours de la navigation, en attribuant cette invention à une race aussi primitive.

D’après M. Evans, à qui nous empruntons ces détails, le district septentrional le plus éloigné de la Tamise dont les graviers aient encore fourni des instrumens de silex du type de Saint-Acheul est le bassin de l’Ouse et de ses affluens. Ce petit fleuve va se jeter dans la mer du Nord, à Lyme-Regis, sur la côte de Norfolk. On sait, par le forest-bed de Norwick, que cette région exhaussée et couverte de forêts au commencement du quaternaire était justement soustraite à l’invasion des glaciers et fertile, puisqu’elle était fréquentée par de grands mammifères, particulièrement par l’éléphant antique, nouvelle preuve de sa jonction au continent. On voit donc que les indices concordent et qu’ici comme à Chelles et à Montreuil, l’homme, armé d’instrumens de silex à grands éclats a dû paraître avant l’arrivée du mammouth, au moment où le prototype de l’éléphant indien fréquentait encore le nord de l’Europe, de compagnie avec le « rhinocéros de Merck » et le grand hippopotaiijc.

Les instrumens recueillis proviennent des environs de Bedford, surtout de Biddenham. Le gravier qui les a fournis s’élève jusqu’à 59 pieds au-dessus du niveau de la rivière, et le point du gisement à la base de ce gravier est situé lui-même à 40 pieds au-dessus de ce niveau. La faune des mollusques terrestres ou d’eau douce marque une température modérée, et les ossemens des mammifères révèlent la présence de deux éléphans, l’éléphant antique et le mammouth, de deux rhinocéros, du grand hippopotame, du cheval, du bœuf, du cerf, du renne et de l’ours des cavernes. Mais, retirés des diverses parties du gravier quaternaire, ces animaux peuvent s’être succédé et s’être remplacés dans la région, sans qu’il soit nécessaire de supposer qu’ils aient été contemporains.

A Bury, à Ickingham, à Waren-Hill, dans la vallée du Lark, affluent de l’Ouse coulant du sud-est, les graviers avec dents et défenses de mammouth ont fourni plusieurs instrumens, les uns ovalaires et discoïdes, d’autres triangulaires, toujours taillés par percussion, à grands éclats, avec des retouches le long des bords, parmi lesquels on en distingue un remarquable par l’extrême régularité de sa forme, qui reproduit celle d’une hache triangulaire, atténuée en coin par une de ses extrémités destinée sans doute à être emmanchée.

A Redhill et Whitehill, non loin de Thetford, toujours associés à des ossemens de mammouth, d’autres instrumens affectent un contour oblong et aminci dans le haut en forme de manche. Il en est qui ont à peine dégrossis, tandis que d’autres dessinent un ovale, un losange ou une amande d’mie surprenante régularité» provenant de retouches intentionnelles, exécutées à l’aide de petits éclats. C’est à Santon Downham, localité qui fait partie du comté de Suffolk, que se rencontrent les plus parfaits spécimens ; quelques-uns, terminés par une pointe des plus aiguës, peuvent avoir servi de pointes de dard. Les restes d’éléphans accompagnent toujours ces instrumens, qui sont parfois accumulés avec une telle profusion qu’on les a fait servir à combler des ornières.

Ils se trouvent également, bien qu’avec une moindre abondance, dans la vallée de la Tamise et dans des conditions de gisement absolument identiques. L’un des plus anciennement découverts, puisque la date de sa découverte remonte à 1715, d’après M. Evans, provient des environs immédiats de Londres ; c’est un silex noir remarquable par la régularité de sa taille à larges éclats et sa terminaison supérieure atténuée en coin. — A Reculver, à Cantorbéry, à Boiscombe, Downton, Millford-Hill, etc., d’autres instrumens, énumérés et décrits par M. Evans, ont été collectionnés par les archéologues anglais ; ils attestent la présence et même la multiplication de l’homme, qui se plaisait évidemment dans cette contrée et y trouvait des conditions favorables de séjour et d’alimentation, dans la première partie des temps quaternaires, associé d’abord à l’éléphant antique et plus tard au, mammouth, lorsque celui-ci remplaça la première de ces deux espèces.

M. Evans fait ressortir avec raison la ressemblance générale de ces instrumens en France comme en Angleterre. Ajoutons tout de suite que, bien plus au sud, ils ont été rencontrés dans les graviers de la Haute-Garonne par M. Noulet et jusqu’aux environs de Madrid.

Le caractère des dépôts, les restes de mammifères et de mollusques qui les accompagnent étant partout les mêmes, et l’aspect ainsi que le mode de fabrication ne différant pas et dénotant les mêmes procédas, n’est-on pas autorisé à conclure que tous ces instrumens appartiennent à une même époque et qu’ils ont été utilisés par une seule et même race d’hommes ? — L’époque est celle que caractérise la présence successive de l’éléphant antique d’abord, du mammouth ensuite; la race de Saint-Acheul ou des instrumens de silex épars dans les graviers embrasse évidemment ces deux âges, qui se suivent, se complètent et qui partent du moment où l’extension des glaciers est en train de s’accomplir jusqu’à celui où cette extension atteint ses limites extrêmes.

M. Gaudry, dans ses Matériaux pour l'histoire des temps quaternaires, a donné un tableau de ces âges tels que l’examen des grands mammifères les lui fait entrevoir. D’abord vient l’âge du forest-bed de Cromer, que distingue surtout l’éléphant antique et le rhinocéros « à narines minces, » auxquels sont associés le bœuf primitif (Bos primigenus), le cheval et un hippopotame qui diffère peu de celui d’Afrique. Cependant l’éléphant méridional et le mammouth ne sont pas absens de cette première formation. Il en résulte que cette période, au moins dans le canton d’Angleterre où il est permis de l’observer, a dû se prolonger sans interruption bien sensible depuis la fin du pliocène jusqu’à l’arrivée du mammouth inclusivement. Le professeur du Muséum place ensuite l’âge du boulder-clay, qui correspond à la plus grande extension des glaciers. Sans s’expliquer ici sur la complexité de cette assise de déjections glaciaires étudiée de si près par M. Geikie, on peut admettre qu’elle est caractérisée par la présence exclusive du mammouth et du rhinocéros « à narines cloisonnées » (Rh. tichorinus), qui, dans le nord au moins, ont remplacé définitivement leurs congénères de l’âge précédent. Mais comme les instrumens du type de Saint-Acheul se rencontrent dans les graviers en contact avec les deux éléphans soit à Paris, soit en Angleterre, il s’ensuit que la race qui les a fabriqués a vécu pendant les âges que ces pachydermes ont successivement caractérisés.

Il est en même temps probable, d’après tous les indices réunis, tirés surtout de la présence et de la multiplication des éléphans, des rhinocéros, des hippopotames, de l’homme lui-même, choisissant de préférence le nord et l’Angleterre pour séjour, que le climat n’avait alors rien de rude, que la végétation était luxuriante et la température modérée.

C’est en cela que réside, remarquons-le, le trait principal de cette première race. Elle ne se tient pas renfermée au sein des cavernes, où ses traces sont à peu près inconnues; c’est au fond des graviers et le long des fleuves, dans les vallées ouvertes, au milieu de pays fertiles et arrosés qu’on en observe des vestiges. Elle vit à l’air, n’ayant rien à redouter des grands mammifères, comme les éléphans, les bœufs et les chevaux ; elle se mêle plutôt à eux, elle les suit, fréquentant les grèves, les prairies et la lisière des bois. Sans doute, cette race que la température favorise, vit de pêche et de chasse, probablement aussi de fruits. La multitude des instrumens épars dans les graviers annonce qu’elle est relativement nombreuse ; elle occupe toutes les plaines de l’Europe occidentale, du Norfolk au centre de l’Espagne. Elle a laissé des traces de son industrie jusqu’à Charbonnière (Saône-et-Loire), mais pas plus loin. Venue par le nord, en remontant la vallée du Danube et avant la plus grande extension glaciaire, comme nous l’avons dit, elle ne pénètre pas dans la vallée du Rhône, obstruée par un gigantesque glacier. Il lui faut de larges étendues pour qu’elle y. soit à l’aise; elle les trouve dans le nord-ouest; elle s’y établit et s’y multiplie en paix, sans avoir à supporter, en fait d’intempéries, que des hivers très pluvieux. Qui sait même si des abris temporaires ou cabanes ne la reçoivent pas pendant la saison des pluies? Au nord, cette race n’a jamais eu la faculté de s’étendre plus loin que le 53e degré. Les instrumens à larges éclats manquent à la Scandinavie, alors inhospitalière, peut-être même inaccessible[7].

Pêcheur avant tout et aussi chasseur, mais certainement étranger à toute tentative agricole, l’homme de Saint-Acheul n’a d’autre industrie que de se procurer des armes et des instrumens. Il taille surtout le silex dans une intention assez difficile à préciser à une telle distance ; il en retire à profusion ces palets discoïdes, amincis vers les bords à l’aide de retouches, obtenus par éclats au moyen de la percussion, qui le caractérisent. Peut-être, emmanchés grossièrement, servaient-ils à la fois d’armes de combat et de hachettes propres à abattre et à façonner les branches au moyen desquelles il construisait la hutte destinée à le recevoir dans les déplacemens répétés qui marquaient sa vie.

M. Evans a cherché à apprécier les produits de cette industrie, la plus ancienne dont nous ayons connaissance. Il estime que les éclats simples ou façonnés ayant pu servir de pointes de javelots ou de flèche sont nuls ou du moins tellement rares que l’on ne saurait rien conclure de la présence de quelques-uns d’entre eux, circonstance qui impliquerait l’ignorance de l’arc et même des armes de jet chez ces hommes primitifs. D’autres éclats plus réguliers et retouchés avec soin ont dû servir de grattoir ou de lime. Une catégorie bien plus nombreuse se compose d’instrumens dits « linguiformes » par l’auteur anglais et qui sont ovales et épais inférieurement; allongés supérieurement en une pointe plus ou moins aiguë, ils ont dû servir soit à perforer certaines substances, soit à creuser dans la terre. — Quant aux instrumens ovales ou conformés en amande et amincis le long des bords, ce sont certainement les plus nombreux. Minces proportionnellement, convexes sur les deux faces et le plus souvent symétriques par leur contour, ils offrent des variations de détail dont M. Evans est porté à ne pas beaucoup tenir compte et qui dépendent peut-être uniquement des caprices de l’ouvrier, d’une sorte de mode passagère ou même aussi des accidens de la fabrication. Mais quel était l’usage de cette dernière catégorie d’instrumens, et d’abord en admettant, ce qui semble conforme à la stricte vérité, qu’ils appartiennent exclusivement en Europe à la plus ancienne période, nommée par M. Evans « période des graviers, » ne se retrouvent-ils nulle part ailleurs? Effectivement on en a signalé de pareils ou du moins d’analogues recueillis dans l’Inde auprès de Madras, dans la Babylonie méridionale, en Palestine, en Grèce, plus loin au cap de Bonne-Espérance. Cependant, sauf ceux que l’on a retirés d’une couche de sable près de Mégalopolis, en Arcadie, où ils étaient associés à des ossemens de grands pachydermes, aucun de ces instrumens n’est assez authentique ni d’une ancienneté assez avérée pour donner lieu jusqu’ici à aucune conclusion. Ils ne sauraient être en tout cas mis en parallèle avec les objets découverts en Europe, les seuls dont la date soit certaine et qui nous reportent à une antiquité réellement prodigieuse. Cette ancienneté même devient un obstacle à la détermination de ce que pouvait être l’usage de pareils instrumens. Comment appliquer les lois de l’analogie dès que l’on s’enfonce dans un pareil lointain et vis-à-vis d’une race dont l’instinct et les habitudes nous sont aussi inconnues que sa manière de vivre et les nécessités même de l’existence qu’elle menait?

Pour ce qui est d’évaluer en années ou même en siècles l’âge auquel remonte la race dont nous venons d’esquisser l’histoire, l’esprit se perd aisément dans de semblables calculs. Il vaut mieux, à l’exemple de M. Evans, renoncer à toute supputation que de proposer un chiffre qui ne reposerait sur rien de sûr. Les huit cent mille ans de M. Lyell n’ont pas plus de réalité objective que les deux cent mille proposés par M. John Lubbock. Songeons seulement à ce qu’il a fallu de suites de siècles pour que le glacier du Rhône, parti du fond du Valais, s’avançât graduellement jusqu’à Lyon et plus encore pour que trois associations d’animaux gigantesques, fortement armés dans la lutte pour l’existence et défendant pied à pied le sol dont ils étaient les maîtres incontestés aient graduellement décliné, en se retirant peu à peu, jusqu’au moment où celle de ces associations que caractérise le mammouth occupât à elle seule toute l’Europe centrale et s’y maintînt avec assez de persistance pour semer de toutes parts les vestiges répétés de ses débrouilles. Seuls, les débris humains ont longtemps fait défaut à cet immense ossuaire. Leur absence a été commentée; elle a paru singulière à certains auteurs. D’autres, comme M. Evans, ont remarqué avec raison que l’homme des graviers de Saint-Acheul devait être bien faible en nombre relativement aux populations animales au milieu desquelles il vivait. Par lui-même, il ne se range pas parmi les êtres de grande taille, dont les os se sont conservés, toujours cependant dans une proportion restreinte. On ne rencontre guère au fond des graviers de restes épars d’animaux d’une dimension égale ou inférieure à celle de l’homme. Enfin l’usage d’une sépulture a pu s’établir de très bonne heure, et dans ce cas il ne nous resterait d’autre chance que de retrouver les restes des individus morts par accident.

En réalité, les ossemens de la race préhistorique contemporaine de l’extension graduelle des glaciers et de l’éléphant « antique » sont loin d’être inconnus, bien qu’ils soient partout excessivement rares. Partout aussi c’est à des dents d’éléphans ou de rhinocéros qu’ils se trouvent associés. Ainsi qu’on pouvait le présumer, c’est principalement dans les graviers et à leur base, sur le même niveau que les instrumens eux-mêmes, que ces précieuses reliques ont été rencontrées. Ce sont les parties les plus résistantes du squelette, les crânes ou les mâchoires qui ont été seulement recueillis, presque toujours à l’état de fragmens jusqu’ici.

La plus ancienne de ces découvertes, sujette d’abord à bien des controverses, remonte à près de deux siècles; il s’agit d’un crâne retiré du lehm de Canstadt, près de Stuttgart, mêlé à des ossemens d’animaux perdus, à la suite de fouilles ordonnées par le duc Eherhard de Wurtemberg. C’est à cette localité célèbre par la présence des restes de grands pachydermes et des empreintes végétales quaternaires que MM. de Quatrefages et Hamy ont emprunté le nom appliqué par eux à la plus ancienne race d’homme connue, considérée anatomiquement ; ils l’ont nommée « race de Canstadt » ou encore « dolichoplatycéphale » de la structure surbaissée et prolongée d’avant en arrière de la voûte crânienne de cette race. D’autres crânes absolument pareils ont été successivement découverts à Éguisheim, dans le lehm de la vallée du Rhin, par M. Faudel ; dans les argiles de l’Olmo, près Arezzo, par M. Cocchi ; dans les alluvions de Clichy, par M. E. Bertrand; dans les sables de Brüx en Bohême, par M. Fix.

Si l’on joint à ces crânes un petit nombre de mâchoires éparses, trouvées dans les mêmes conditions de gisement et dont celle dite « de la Naulette » est la plus connue, si l’on mentionne encore le crâne célèbre provenant de la caverne du Néanderthal, près d’Eberfeld, sur le Rhin, et enfin les restes humains empâtés dans les cendres volcaniques de la Denyse en Velay, on aura mentionné tout ce que l’on connaît en fait de « documens anatomiques » susceptibles de nous éclairer au sujet de la structure et de l’aspect physique de l’homme qui taillait les silex d’Abbeville.

Si restreints qu’ils soient, ces documens sont cependant concluans, et les résultats auxquels ils conduisent ont été mis en pleine lumière par MM. de Quatrefages et Hamy. Ils ont fait ressortir la concordance de caractères d’où naît la certitude qu’il s’agit bien d’une seule et même race. Tous ces divers crânes recueillis sur des points si distans accusent absolument le même type, un allongement d’avant en arrière, un surbaissement de la voussure qui dépassent les limites ordinaires. Le front est fuyant ; les arcs osseux qui répondent aux sourcils ont une saillie parfois énorme. En combinant les crânes avec les mâchoires trouvées dans les mêmes conditions, on constate le prognathisme de la région alvéolaire, la présence d’incisives petites et serrées qui contrastent avec la grosseur des canines développées d’avant en arrière, enfin une progression croissante du volume des molaires, très rarement observée chez l’Européen de nos jours. En même temps, l’épaisseur des os du crâne est inusitée; les impressions qui se rapportent aux circonvolutions cérébrales sont faibles et pauvres. Au total, ces têtes dénotent un type certainement humain, marqué par un développement des régions instinctives aux dépens de celles où domine l’intelligence pure, plus particulièrement du front. La bouche projetée en avant, la saillie des arcades sourcilières, ajoutent sans doute à l’expression farouche que devait avoir une semblable physionomie jugée d’après nos idées et alors que des milliers d’années ont ennobli les traits de l’homme, en atténuant les parties du visage qui relèvent des appétits, pour agrandir celles qui servent de siège à la pensée. Cependant, parmi les crânes « dolichoplatycéphales, » celui de l’Olmo et celui de Clichy paraissent être féminins et dénotent moins de rudesse et des saillies moins accusées dans les os de la face. Au contraire, le crâne du Néanderthal a toujours étonné par l’énorme saillie de ses arcs sourciliers, qui paraissent même]une exagération de ceux qui caractérisent la race. Les savans français retrouvent les mêmes caractères ethniques, très nettement prononcés, dans les restes d’hommes trouvés ensevelis au fond des cendres volcaniques du Velay; ils appartiennent par cela même à un âge où les volcans de cette partie de l’Auvergne étaient encore en pleine ignition.

Ce type crânien, dont l’infériorité relative est tellement-visible, les savans français l’assimilent avec raison à celui qui distingue certains Australiens du Sud des alentours d’Adélaïde et qui s’écarte justement du plan céphalique le plus ordinaire de la région. On le retrouve peut-être encore chez quelques tribus de Négrites, perdues au sein des montagnes de l’Inde centrale. Mais si le type de Canstadt ne saurait se montrer à l’état normal que chez les races actuelles les plus dégradées, il est loin d’être inconnu en Europe à l’état sporadique et à titre d’exception locale ou individuelle. Dans d’anciennes sépultures, en Irlande surtout, sur une foule de points, on en rencontre des exemples, et Paris, même de nos jours, en laisserait voir à l’observateur attentif. Un crâne historique, celui de saint Mansuy, évêque de Toul, reproduit trait pour trait la configuration de ceux d’Eguisheim et du Néanderthal. Faut-il croire à une récurrence atavique, suite du mélange des races, qui ramènerait un type depuis longtemps perdu, en le faisant revivre chez quelques-uns de ses descendans? La fréquence relative de ce type en Irlande indiquerait-il que la race de Canstadt, avant de s’éteindre, aurait contracté dans cette île des alliances avec celles qui lui ont succédé? C’est là évidemment un problème insoluble. L’immense variété des plans de structure chez les peuples civilisés contraste avec l’uniformité qui préside à la conformation physique des tribus sauvages. Chez elles, les générations se succèdent sans apporter de changemens à la manière d’agir et de vivre; elles sont jetées dans un moule qui ne se modifie jamais. Mais il en est autrement de nos populations où, toutes les causes de perturbation agissant sans trêve, toutes les combinaisons possibles doivent à la fin se réaliser, celles qui prédominaient dans les âges les plus reculés, à côté de celles qui appartiennent en propre aux temps modernes. Les «dolichoplatycéphales » actuels attestent seulement que leurs devanciers, conformés normalement comme ils le sont eux-mêmes par accident, étaient bien des hommes, non pas sans doute des littérateurs, des artistes ni des philosophes, mais des individus actifs, industrieux, capables de se défendre, de se procurer des vivres et sans doute aussi de se loger.


IV.

Le tableau est maintenant tracé dans ses traits les plus essentiels. Nous voyons d’ici l’Europe des premiers âges quaternaires envahie au nord et au centre par les glaciers, mais libre sur d’autres points, à l’ouest et au sud. Divisée en vallées ouvertes que parcourent des fleuves larges et puissans, couverte de bois et parsemée de vastes prairies, elle est peuplée d’éléphans, de rhinocéros, d’équidés et de nombreux ruminans. Elle possède aussi des bêtes féroces, moins redoutables pourtant que dans l’âge suivant; enfin, elle a des hommes qui errent à l’air libre et n’éprouvent pas encore le besoin de se réfugier au fond des cavernes. Cependant, par un effet naturel des événemens, la distribution des diverses troupes d’animaux avait eu lieu selon les régions les plus favorables à chacune de leurs races. L’éléphant antique s’était retiré au midi, vers les parages de la Méditerranée actuelle. Le rhinocéros de Merck, la hyène tachetée, le grand porc-épic l’avaient suivi. L’hippopotame, perdant ses proportions premières, tendait à se confondre de jour en jour avec l’hippopotame « amphibie » des fleuves africains. Le mammouth et le rhinocéros à narines cloisonnées, garantis contre le froid par une toison épaisse et laineuse s’étaient multipliés dans le nord, où leur aire d’extension correspond peu à près avec celle de l’homme de Saint-Acheul. Les étés étaient alors tempérés, exempts de grandes chaleurs, comme les hivers de grands froids. L’humidité était le trait dominant de la température ; celle-ci devenait plus rude dans le voisinage des glaciers, surtout de ceux, comme les glaciers scandinaves et les glaciers alpins, qui occupaient d’énormes périmètres, le long desquels, malgré des oscillations partielles, la glace se présentait en masses gigantesques. On conçoit que certains animaux, qui aujourd’hui se plaisent dans les régions froides, l’élan, le bœuf musqué, le chamois, le saïga découvert par M. Gaudry, mais surtout le renne, se soient alors accommodés de ces circonstances locales et en aient profité pour se multiplier largement dans les cantons soumis à une pareille influence. Ces mêmes animaux ont pu en descendre pendant l’hiver pour aller plus loin, au sein des vallées inférieures, chercher des pâturages non ensevelis sous la neige. Par la même raison, les animaux des plaines tièdes et même ceux du sud ont également pu remonter périodiquement vers le nord et profiter de la belle saison pour s’avancer vers les pays qui leur offraient, avec une fraîche végétation, des alimens assurés jusqu’aux approches même des glaciers.

Le même ordre de choses, peut-être avec des variations partielles, que de si loin il est impossible d’apprécier, persista jusqu’à la plus grande extension des glaciers ; et, cette extension une fois accomplie, elle a fort bien pu demeurer longtemps stationnaire avant de céder à un mouvement de retraite, toujours fort lent et accompagné lui-même de retours momentanés.

Il est cependant certain que les conditions premières finirent par s’altérer; le climat changea peu à peu; les glaciers s’arrêtèrent, puis commencèrent à reculer. Nous sommes assurés de l’existence et des caractères de cette nouvelle période par des signes irrécusables. En interrogeant les divers ordres de phénomènes auxquels nous nous sommes attaché, les réponses que l’on obtient concordent de tous points, et cet accord en atteste la réalité.

Si nous cherchons avant tout le sens général des événemens qui durent se dérouler, il nous sera donné par des indices qui n’ont rien d’équivoque : les glaciers déclinent et reculent, les tufs et par conséquent les sources s’amoindrissent ; les grands pachydermes s’éloignent ou deviennent graduellement plus rares, tout cela par une seule cause, qui n’est autre que la diminution de l’eau, des neiges sur les montagnes, des pluies dans les régions inférieures. Ainsi, l’égalité du climat n’est plus constante; le froid augmente et la sécheresse fait des progrès; la végétation s’appauvrit par cela même. Ces trois faits se prouvent l’un par l’autre et s’enchaînent nécessairement. Les tufs de Provence avaient montré part o ut le pin de Salzmann, le tilleul, l’érable à feuilles d’obier, relégués depuis lors dans des stations plus fraîches que le plat pays. Les tufs de Moret avaient offert le laurier, le figuier, le gainier, exclus plus tard des environs de Paris. Tandis que les éléphans et les rhinocéros se font plus rares, le renne, au contraire, tend à se multiplier, preuve évidente que le climat, devenu plus froid, favorise ce dernier. D’autre part, l’ours des cavernes, l’hyène, le lion, trouvent dans l’accroissement des troupes de ruminans et d’équidés une proie plus abondante et plus facile que précédemment. L’homme enfin, celui dont nous avons signalé l’industrie et les traits physiques, les habitudes de vie à l’air libre, celui des silex de Saint-Acheul, la race dolichoplatycéphale de Canstadt, est elle-même atteinte ; elle disparaît, peut-être aussi se transforme-t-elle, et, pour résister à des conditions plus rudes, qui tendent à s’aggraver de jour en jour, va-t-elle se réfugier dans le fond des cavernes, pour y vivre assez misérablement et périr au premier contact qu’elle aura avec une race plus jeune et plus forte. En effet, c’est peut-être là la signification de cet «âge du Moustier » proposé par M. de Mortillet, que M. Lartet avait désigné sous le nom pi as impropre « d’âge de l’ours des cavernes » et qui montre de nouveaux instrumens, tantôt épars à la surface, tantôt laissés dans des cavernes visiblement habitées, dont celle du Moustier est le type. Ces instrument plus petits, plus grossiers que ceux de l’âge précédent, obtenus par éclats et taillés sur une seule face, sont, pour ainsi dire, un prolongement dégradé de l’industrie acheuléenne.

Quoi qu’il en soit de cette dernière appréciation, il est juste, en s’ acheminant vers la fin du quaternaire, de distinguer un âge de transition, pendant lequel le mammouth et le rhinocéros, encore présens, mais moins multipliés qu’auparavant, se trouvent associés aux instrumens du type du Moustier, tandis que les glaciers s’arrêtent et commencent leur mouvement de retrait et que la flore perd de son opulence, le climat européen devenant plus inégal et plus froid. Cet âge pourrait bien être celui que M. Gaudry désigne sous le nom de « diluvium » et qui, d’après lui, serait caractérisé par la fonte d’une partie des glaciers, l’extension des fleuves, par conséquent des alluvions et des prairies. Pour pénétrer dans l’âge suivant, celui du renne proprement dit, nous n’avons qu’à signaler la continuation du même mouvement de retrait des glaciers, de différenciation des saisons, de sécheresse et de froid relatifs étendant à l’Europe entière les conditions propres à un climat extrême et continental. Ce dernier âge a été fort long; il a vu les glaciers reprendre en sens inverse le chemin qu’ils avaient suivi pour se projeter en avant. Il a vu une race d’homme très distincte de la précédente et certainement plus élevée en intelligence, envahir et peupler l’Europe ; il a vu les grands pachydermes, devenus très rares, se réfugier au fond de certaines forêts, puis s’éteindre totalement, peut-être exterminés par l’homme, devenu plus industrieux à la fois et plus redoutable. Cet âge du renne a été reconnu par tous les savans qui se sont livrés à des recherches sur les animaux éteints et les documens préhistoriques, qui ont fouillé les cavernes ou les stations dans lesquelles domine le silex taillé du type de la Madelaine ; c’est le « magdalénien » de M. de Mortillet, et sur cet horizon bien connu viennent se ranger les grottes ou les abris célèbres des Eyzies, de Laugerie, de Bruniquel et tant d’autres de la Dordogne, de la région toulousaine, de l’Ariège, de la Savoie, de la Belgique, etc, qu’il est inutile d’énumérer, enfin la station en plein air de Solutré. Comme le dit M. de Nadaillac, le mammouth est encore assez fréquent au commencement de la période, mais le renne domine, et vers la fin, il reste le représentant exclusif de toute la faune.

Ce n’est pas la période elle-même, parfaitement explorée, mais ses caractères, qui ont été généralement méconnus. En faisant coïncider l’âge du renne, ou mieux encore l’âge du renne excluant le mammouth avec l’époque du plus grand froid, on rencontrait juste, et cela doit être ainsi ; un froid plus violent concorde toujours avec un climat et des saisons extrêmes, et celles-ci, en appauvrissant la végétation, rendent précaire le maintien d’une foule de plantes. Il en résulte une double cause concourante l’extinction des grands pachydermes, les derniers survivans d’une série longtemps si puissante. Leur extinction n’a pu être subite, et les croquis, aussi bien que l’ivoire travaillé des hommes des cavernes, le démontrent bien, mais la rareté croissante de ces animaux réduits à ne plus sortir de certains cantons et diminuant en nombre, comme en force, dans la mesure même des progrès du froid, fait voir également que leur déclin était dû à une cause dont la persistance a amené finalement leur disparition. Cette cause ne saurait être attribuée qu’à une aggravation des conditions extérieures de plus en plus défavorables; c’est-à-dire au froid et à la sécheresse réunis.

Le froid n’est pas venu de l’extension des glaciers, ou, si l’on veut, l’extension des glaciers n’a pas été la conséquence du froid, comme l’on a souvent affecté de le croire ; non-seulement parce qu’il faut beaucoup de neiges pour imprimer aux glaciers une marche incessamment progressive, circonstance qui implique plutôt une température humide et par cela même égale, mais aussi parce que cette marche en avant, inaugurée dès avant la fin du tertiaire, ne s’est ensuite jamais arrêtée, en sorte que c’est justement dans la première moitié des temps quaternaires, époque où se place cette extension, que les grands pachydermes sont les plus nombreux et les plus forts, en même temps que la flore se montre la plus opulente. Mais le climat devint plus extrême, moins pluvieux et la température plus basse en hiver, à partir d’un moment donné ; de là le retrait des glaciers, mais ce retrait, d’autre part, ayant mis un temps très long à s’accomplir, on conçoit à quel point la présence des masses glaciaires longtemps persistantes dut contribuer à accroître la rigueur du nouveau climat.

D’ailleurs, le froid le plus intense n’a pu coïncider avec la plus grande extension des glaciers, puisqu’alors le froid aurait diminué immédiatement après cette époque, et les mammouths, qui ont certainement survécu au moment de la plus grande extension et vécu un certain temps associés au renne, dans l’âge où dominait ce dernier, auraient profité eux-mêmes de l’adoucissement survenu pour se répandre et se multiplier de nouveau.

Les indices d’une diminution croissante de l’humidité dans l’âge du renne et des glaciers en voie de retrait nous sont fournis, non-seulement par ce retrait même, qui implique des chutes de neige de moins en moins abondantes sur les hauts sommets, mais encore par les tufs ou concrétions calcaires, œuvre des sources, qui s’atténuent de manière à perdre à la fois de leur étendue et de leur consistance ; ils sont graduellement ramenés aux proportions modestes que nous leur connaissons de nos jours. C’est dans la partie jeune de l’un de ces tufs quaternaires, aux environs d’Aix, que M. le professeur Mariona recueilli dernièrement deux instrumens du type de la Madelaine incrustés par la concrétion calcaire. L’aspect de la roche et la nature des empreintes végétales qu’elle renferme montrent que les anciennes conditions de climat n’étaient alors plus les mêmes. Le tuf de Saint-Antonin ne présente ni le laurier des Canaries, ni le pin de Montpellier, à l’exemple des tufs plus anciens des Aygalades et de Meyragues ; mais la trouvaille précieuse de M. Marion atteste la présence de l’homme sur les lieux à une date postérieure, qu’il est passible de déterminer.

Cette race de troglodytes, plus récente et plus diffuse que celle de Saint-Acheul qui ne semble pas avoir jamais pénétré dans la vallée inférieure du Rhône, plus intelligente, mieux protégée, était aussi plus industrieuse. Elle vivait de chasse, mangeait le cerf et le lapin en Provence, le renne dans le reste de la France, le cheval à Solutré. Comme sa devancière, cette race a été l’objet des études de bien des savans, à partir de M. E. Lartet. C’est celle que MM. de Quatrefages et Hamy ont nommée la race de Cros-Magnon. Avec elle, l’intelligence et l’idéal commencent à se manifester. Les ornemens gravés, la reproduction graphique des animaux, les bâtons de commandement témoignent de l’éveil de cette faculté maîtresse, l’imagination, d’où l’homme a tiré tout ce qu’il sait, au moyen de laquelle il a senti s’éveiller en lui l’attrait du beau et le désir d’apprendre.

Au moyen de ces deux races superposées, nous atteignons le terme de notre examen, nous touchons avec la seconde à la fin des temps quaternaires. Les glaciers se retirent de plus en plus, le renne lui-même reprend les sentiers du nord. Poursuivi par l’homme, auquel il prêtait une proie facile, il a été sans doute exterminé par lui dans le centre de l’Europe, tandis que le chamois et le bouquetin lui échappaient, en se réfugiant sur le sommet des montagnes. La chaîne qui part des âges anciens se relie alors peu à peu, non pas directement avec l’histoire, mais avec les temps préhistoriques les plus reculés. On sort réellement de la géologie pour pénétrer dans l’archéologie ethnique qui mène, à travers les âges successifs de la pierre polie, du bronze et du fer, vers une époque plus rapprochée de celle où nous plaçons nos premiers ancêtres et le berceau des civilisations primitives de l’Orient.

Pour achever l’esquisse et en combiner tous les traits épars, il faudrait prendre pour guide le marquis de Nadaillac et assister avec lui aux débuts des diverses populations du, globe. En Amérique, comme en Europe, en Égypte et dans le nord de l’Afrique, aussi bien que dans les Indes, on verrait toujours l’homme commencer par tailler la pierre, substance qu’il a sous la main et qui n’exige d’autre apprêt que la percussion. Les inventions et en première ligne celle de l’usage des métaux viennent ensuite, et la civilisation inaugure son cycle, soit pour le parcourir en entier, soit pour s’arrêter à mi-chemin. Mais un fait domine tous les autres, quand l’homme a été assez intelligent pour s’armer et se procurer des instrument, quand il a choisi dans ce dessein et façonné le caillou, il avait déjà le feu et par conséquent il avait pu modifier son alimentation, d’abord exclusivement végétale. C’est là le progrès le plus décisif, le premier de tous ; c’est alors que l’homme est allé devant lui et qu’il s’est répandu, n’importe dans quelle direction, sur toute la surface du globe.

Remarquons-le pourtant, en réalisant cette diffusion, en sortant de l’obscurité et de l’isolement pour s’étendre jusqu’aux extrémités des deux hémisphères, l’homme n’a fait que suivre l’exemple des animaux qui l’avaient précédé. Le cheval et l’éléphant, pour ne citer que ces deux types, s’étaient comportés de la même façon que l’homme. Eux aussi, longtemps inconnus, sortirent d’une région mère, lorsque les circonstances leur devinrent favorables. Ils s’avancèrent de proche en proche, venant l’un et l’autre de l’Asie où, selon M. Gaudry, on rencontre de vrais chevaux et de véritables éléphans dès la fin du miocène. Le cheval provient originairement sans doute d’une transformation de l’hipparion; il se montre d’abord dans le nord de l’Inde, puis il passe en Europe. C’est alors l’equus stenonis qui remplace et exclut l’hipparion sur le sol de notre continent; le cheval s’avance plus loin, il va jusque dans l’Amérique du Sud, d’où il a ensuite disparu. L’éléphant, si l’on s’attache aux enchaînemens mis en lumière par le savant signalé plus haut, semble issu graduellement d’une modification du type mastodonte; après avoir paru dans les Indes avant la fin du miocène, il se montre en Europe dans le cours du pliocène représenté par l’éléphant méridional, probablement arrivé du dehors et qui précéda l’homme d’assez peu. Celui-ci se montre à son tour; il est en Europe b contemporain de l’éléphant antique, il est antérieur au mammouth, auquel il survit; enfin il est représenté sur notre sol par plusieurs races successives. — C’est donc là, selon nos connaissances actuelles, la date vraie de l’apparition de l’homme, date relativement récente, mais qui se résume dans un mouvement expansif trop conforme à celui qui présida à la diffusion des deux types d’animaux que nous venons de citer pour que la même loi ne les ait pas également gouvernés.

Maintenant que l’on sait que le cheval et l’éléphant sont venus du fond de l’Asie, maintenant que le point de départ de ces types se trouve reporté dans la seconde moitié du miocène, il n’est guère probable, selon nous, qu’on rencontre jamais, même dans l’Inde, des chevaux ni des éléphans à un niveau géognostique plus bas que le miocène. On peut dire seulement que le type hipparion et le type mastodonte, demeurés invariables en Europe, mais plus plastiques dans l’Inde, auront donné lieu, dans cette seconde région, à un degré de transformation plus avancé, de façon à engendrer respectivement le cheval et l’éléphant. — Si l’on applique à l’homme cette manière de raisonner et que la race de Canstadt soit arrivée de l’Asie, ce qui semble probable, en même temps que l’éléphant antique, ce prototype de l’éléphant actuel de l’Inde, on devra conclure qu’il n’est pas impossible que l’on rencontre plus tard, dans la région mère d’où l’homme serait primitivement sorti, armé du feu et d’une certaine intelligence, les vestiges d’une race plus ancienne. Mais ce sera toujours une ancienneté relative, et l’on ne saurait exprimer l’espoir raisonnable, à l’aide des fouilles les plus acharnées et des découvertes les plus heureuses, de mettre la main, même au cœur de l’Asie, sur des restes humains antérieurs au pliocène. Et, dans le présent état des choses, le miocène récent marque la dernière limite et la plus reculée qu’une analogie raisonnable nous autorise à concevoir.


G. DE SAPORTA.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre.
  2. Voyez la Question de l’homme tertiaire en Portugal, par M. Cazalis de Fondouce, dans la Revue des sciences naturelles, IIIe série, t. I, n° l; Montpellier, 15 septembre 1881.
  3. Voyez Geikie, Prehistoric Europe, p. 564.
  4. Comptes-rendus de l’Académie des sciences, 1858, t. XXXXVI, p. 409.
  5. Le nom scientifique du mammouth est Elephas primigenius, dénomination en réalité impropre, puisque le mammouth est le plus récent et le dernier venu des éléphans fossiles.
  6. Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris, IIIe série, t. IV, p 96.
  7. Cependant un crâne extrait des couches coquillières de Stængenæs a été attribué à la race Saint-Acheul par M. de Quatrefages.