Les Tendres Ménages/03

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Société du Mercure de France (p. 47-66).

III JUSQU'AU MARBRE

Le haut de la tête éclairé en rouge par le reflet des petits abat-jour, San Buscar et sa femme sont déjà là, en un bon coin de la terrasse, d'où l'on peut voir la mer reluire et palpiter obscurément sous les étoiles. Et le dîner s'engage le plus gaiement du monde.

Imogène Harryfellow, comtesse de San Buscar, supporte sans fléchir le voisinage de Sylvère. Elle est grande et mince comme elle, avec je ne sais quoi d'un peu viril dans la souplesse qui distingue l'Américaine de choix, celle qui se marie en Europe. La trentaine lui est encore étrangère. Elle a des yeux bleu foncé, et doit s'ennuyer avec violence, dès qu'elle ne s'am use plus violemment. Elle a une robe où il y a de l'or dans la trame, et qui évoque, selon l'humeur dont on est, les pompes catholiques, Venise, ou les hommes-serpents des music-halls.

Sylvère est vêtue de linon bleuâtre et de guipures. Dans le demi-jour, elle ressemble à ces belles fleurs pâlissantes de l'hortensia ou du magnolier, qui semblent, au bord de la nuit, absorber ce qui reste de lumière autour d'elles.

--Il paraît, Madame, demande Mariolles à sa voisine, que vous ne dansez plus?

--C'est Cristobal qui vous l'a dit? mais c'est vrai, au moins. Voilà plus d'un mois, depuis que mon flirt est parti, et puis mon frère Lord.

--Il était donc en France? Vous savez que je ne l'ai jamais rencontré.

--Il doit revenir bientôt. Il a découvert que ça n'était pas gentlemanlike de gagner de l'argent. C'est ridicule pour un Américain; ne pensez-vous pas ainsi? Nous sommes faits pour gagner de l'argent, les Yankees.

--M. de San Buscar ne danse donc pas? demande Sylvère avec innocence.

--Oh! por Dios, si, comme tout le monde. Mais Imogène ne veut plus, ensemble, depuis qu'elle s'est mariée avec moi.

--C'est ridicule de danser avec son mari, n'est-ce pas? C'est comme si on flirtait avec lui. Dans tous les plaisirs il faut un peu de mystère. Mais, si vous voulez, monsieur de Mariolles, nous ferons un boston après. Mme Sylvère ne sera pas jalouse d'une vieille femme.

--Je ne suis pas jalouse, fait Sylvère un peu froidement. Mais je ne bostonne pas assez bien pour inviter votre mari.

--Oh! s'écrie San Buscar, nous vous donnerons dix minutes de leçon demain, Imogène et moi. Elle a un petit salon, avec un piano.

--Ça n'est pas un piano, Cristobal. C'est une chose sans nom, une chose...

--Mais je le connais, le piano, s'écrie Mariolles imprudemment. C'est au no. 9, n'est-ce pas. Il doit y avoir toujours une presse à citron dans la chambre d'harmonie.

--Comment le savez-vous? demande Sylvère d'une voix nette.

--C'est... c'est l'auteur lui-même qui me l'a raconté. Vous le connaissez, San Buscar: c'est Pablo Durand. Qu'est-ce qu'il devient, Pablo? Vous savez qu'il y a un an que je n'ai paru ici.

--Il est mort.

--Non.

--Vous savez qu'il était alcoolique. Alors on l'a guéri très bien, dans un hospice qu'il y a pour ça en Allemagne. Et tout de suite après il est devenu fou. En trois mois il est mort.

--Quelle jolie chose, la science, murmure Mariolles.

Mais Sylvère ne paraît point de cet avis; sa lèvre de dessous pointe, comme chez les enfants qui ont du chagrin.

--La famille aurait dû faire un procès au médecin allemand, remarque Mme de San Buscar.

Il y a un silence, pendant lequel on entend s'escrimer un monsieur, avec une espèce de fusil à fusées, au bout de la terrasse, contre une cible invisible. Si par impossible on faisait mouche, il se passerait sans doute quelque chose de monstrueux, on ne sait pas quoi au juste. Ça allumerait un soleil, ou bien ça renverserait le ministère.

--Est-ce que vous avez jamais vu réussir, San Buscar?

--Oui, une fois; un monsieur qu'on ne connaissait pas, personne, et qui a été trouvé mort le lendemain, dans son lit.

--C'est l'administration du Cercle qui se sera vengée. A propos, vous ne m'avez pas dit grand'chose de la partie. Du gros monde?

--Vous ne comptez pas jouer, Tony? demande Sylvère.

--Non. Sylvère, non. Quand même on me permettrait de faire la poussette.

--C'est que cela me ferait du chagrin.

--Je vous le jure.

--Encore, si on laissait entrer les dames, remarque Imogène.

--Il y a eu, repend San Buscar, très belle partie, pendant quinze jours, avec deux tables à banque ouverte: la consolation des pontes debout. Ce pauvre Glaphyro avait commencé par faire une trouée. Il a même taillé; et puis, comme toujours, il a fini par s'en retourner avec les anges.

--Ça lui va si bien.

Cependant on apporte le café et les cigares. Le café est exécrable.

--Ce qu'il y a eu de plus amusant, continue Cristobal, c'est un nouveau commissaire des jeux qui s'était mis dans la tête de faire du nettoyage. Voyez massacre. Un tas de figures amies, elles disparaissaient, disparaissaient; et avec elles l'Industrie, mère des Arts; et toute la gaieté. Il se passa des choses monstrueuses, je vous dis. Un louis que j'avais laissé tomber, qui resta là plus d'une heure; et, pour comble, le garçon de salle me le rapporta. «Imbécile, comme je lui ai expliqué, il faut que vous soyez. Vous croyez que je vais vous donner un pourboire. Le pourboire, vous l'aviez tout fait entre les mains. Demandez-lui, au directeur, si c'est en rendant les louis qu'on change son tablier contre un smoking avec de la moire autour.»

Il y a un moment déjà que les dames se sont retirées, et San Buscar poursuit ses contes de brelandier.

--Tous ces pauvres philosophes, donc, allaient à Fontarabie, où il y a une ombre de roulette. Et eux-mêmes, ils avaient l'air, mon cher ami, ces ombres d'afficionados à qui Ulysse ne voulait pas laisser boire le sang du taureau. Tous là, ils étaient, depuis le chambellan guelfe jusqu'au baron de Cortomalo, que vous et moi avons connu prestidigitateur dans un cirque. Il faut dire que le commissaire, il les avait expulsés en douceur, beaucoup. Lui-même alla à Fontarabie, je ne sais plus pourquoi, peut-être pour jouer, et il tomba sur toutes ses victimes, râpées, le ventre creux, mais d'attaque. Ce fut une ovation, une petite fête de famille. Le commissaire pressait des mains, souriait: «Vous ici, mon cher commodore, que je suis heureux de vous rencontrer!» ou bien: «On ne vous voit plus chez nous, baron!» D'ailleurs, tout ça a été très adouci depuis. Je pense que la maison aura fait comprendre que si on ne laisse plus entrer dans les salles de bac que des gens estampillés, ça fera le désert; et qu'il ne manquerait plus que de faire couper par M. Brisson. Ça fait qu'on revoit un peu des anciennes têtes.

--Y compris notre ami Cortomalo?

--Y compris. Figurez-vous, l'autre jour, il jouait l'écarté avec un monsieur, qui finit, je ne sais pas pourquoi, par lui jeter les cartes à la tête. Lui ramasse froidement l'argent, et il dit au monsieur: «Je me doutais bien que vous vous appeliez Grimaud.»

Sourires--et l'on monte rejoindre ces dames dans le petit-salon-au-piano-à-presse-à-citron. Mais Sylvère ayant réclamé d'aller voir danser, on passe dans les salons du Cercle. Une musique grêle, voluptueuse, y fait tourner quelques couples selon des spirales lentes et contradictoires.

--Vous m'avez promis un tour, dit Mariolles à Mme de San Buscar. Au risque d'être un peu rouillé, je vous le réclame.

Imogène se penche vers Sylvère:

--Vous ne m'en voudrez pas, c'est vrai, de vous prendre votre mari?

--Par exemple, répond la jeune femme en souriant de toutes ses forces. Mais je vous le donne avec plaisir.

--Ah! que vous êtes habile. Et qui vous a enseigné, déjà, que les fruits les moins défendus sont les moins désirés?

--Mais non pas les moins cueillis, ajoute sans à-propos Mariolles, qui n'a entendu que les derniers mots.

Imogène, pour couper court, prend son bras.

--Est-ce que vous préférez rester là debout, Madame? demande le Mexicain. Nous avons l'air d'un reproche.

--En effet, c'est très gentil; un peu comme partout, répond Sylvère qui regarde fixement le vague.

San Buscar soupçonne que sa compagne poursuit d'autres idées que les siennes, et se tait.

--Oui, c'est la même valse, dit cependant Mariolles; mais ce n'est pas ici, il me semble, que nous l'avons dansée, au moins cette fois-là.

--Mais non: c'était chez Mme Probloker. Et ce retour, sans voiture, sous la tempête. Vous vous rappelez, Sainte-Mary; et dans quel état j'avais mes bas.

--Vous avez si peu voulu que je m'en rende compte que vous m'avez laissé en plan à votre porte.

--My goodness! que vous avez été inconvenant ce soir-là, murmure-t-elle d'un air charmé, comme si elle suçait un gros bonbon; soudain, elle s'arrête, la gorge palpitante, les yeux blancs, et se suspend au bras de Mariolles. On dirait que le lent enivrement de la danse devient pour ses sens un plaisir trop vif.

Sylvère les regarde de loin. Elle a fini par accepter de s'asseoir avec San Buscar à une table du restaurant et par dire oui à la première chose que lui offre à boire cet étranger peu au courant des rafraîchissements pour jeunes Françaises de famille. En sorte qu'elle savoure à la fois les amertumes insidieuses de sa première jalousie et de son premier gin-cocktail.

Mariolles et Imogène se lassent enfin. Ils reviennent, lui un peu rouge, elle un peu rose; et, après avoir demandé des fruits au champagne:

--Que votre mari, dit-elle à Sylvère, est un danseur exquis. Il faut absolument que je vous donne une leçon de boston pour que vous en profitiez à votre tour.

--Je ne bostonnerai jamais, dit Sylvère en serrant un peu les dents.

Mariolles pense que c'est timidité et sourit. Mais en la regardant mieux, il lui trouve un air singulier.

--Qu'avez-vous, Sylvère?

--Rien, mal de tête.

--Vous feriez mieux de ne pas boire cette horreur.

--C'est M. de San Buscar qui me l'a recommandée. Mais j'en ai goûté à peine: c'est très mauvais.

--San Buscar! Il sait bien qu'il faut boire du gin pendant onze ans pour s'y habituer. Mais demandez autre chose.

--Je voudrais aller me coucher, dit Sylvère d'une voix blanche.

--Ma chérie, dit Imogène, nous irons toutes les deux, en attendant que nos seigneurs remontent.

--Mais j'y vais, dit Mariolles.

--Non, non, vous viendrez dans un moment. Je veux faire un petit complot avec Mme de Sainte-Mary.

Mariolles les accompagne pourtant jusqu'à la porte de l'hôtel, et les regarde disparaître. On dirait deux soeurs, pense-t-il; et cette intimité rapide, qui l'aurait offusqué ce matin, lui parait maintenant tout à fait plaisante.

Il retrouve San Buscar attaquant un second gobelet. Et buvant, à petits coups de paille, celui qu'a laissé Sylvère:

--C'est vrai que c'est mauvais, dit-il.

Cependant plusieurs gentlemen passent à la cantonade, d'un air détaché, seuls ou par très petits groupes, et pénètrent dans une antichambre rouge, pour disparaître derrière une lourde porte que semble garder un dragon redoutable à la sanglante livrée. Au reste, il ne dévore aucun de ces imprudents. Le vrai monstre, ce n'est pas lui.

--Venez-vous? dit San Buscar.

--C'est que je monte à l'hôtel dans un instant; et puis ma femme m'a demandé de ne pas jouer.

--Peste, mon cher, vous êtes docile. Mais la vue n'en coûte rien. Tenez-moi compagnie dix minutes.

A leur tour, d'un air détaché, ils pénètrent dans l'antichambre rouge, et de là dans l'autre salle.

Mariolles n'y découvre aucun changement depuis ses dernières visites. La partie n'est pas très grosse. Autour de l'unique table verte règne un silence tendu, coupé parfois d'un colloque à voix basse, d'une imprécation solitaire, plus rarement d'un concert détestatoire contre le croupier qui veut ramasser des pontes en carte, ou contre l'innocent égaré là, qui a tiré à six.

--On joue aux boules, quand on joue comme ça!

L'innocent offre de rembourser le coup; mais il se vérifie que son tirage a fait gagner les deux tableaux, le banquier qui devait faire huit s'étant embaqué: il en brûle même la taille, en jetant des regards furieux à l'innocent qui reçoit des autres, sans comprendre davantage, les marques d'une approbation discrète et posthume.

Mais le banquier est décidément hors de lui, comme peut-être de ses fonds. Le dernier reste de sa froideur britannique s'en écaille, et il part en maugréant:

--Est-ce qu'on me prend pour M. le Bon?

Cependant le croupier frappe discrètement le tapis du plat de sa palette, et crie d'une voix grasse:

--La banque est aux enchères, m'm'sieurs.

--On pourrait tailler à pas trop cher, d'un moment, fait San Buscar. Voulez-vous la moitié?

--C'est... qu'il faudrait que j'aille rejoindre Mme de Mariolles. Et puis j'ai promis de ne pas jouer.

--C'est moi qui jouerai, c'est pas vous. Nous en avons juste pour un quart d'heure.

--Vous êtes irrésistible.

Les enchères sont molles. San Buscar intervient et semble les dorer avec ce bel accent espagnol qu'il reprend dans les circonstances vives.

--Cinquante louis!

--Soixante!

--Soixante-cinq!

On l'abandonne à quatre-vingt-dix. Et tandis qu'il s'assied:

--Pierre, un verre de champagne, dit-il.

--Moi aussi, fait l'associé.

La partie s'engage. Il semble que San Buscar soit tombé sur la bonne banque rasoir. Sa voix métallique éblouit et foudroie le ponte:

--Ouit, s'écrie-t-il parfois, ou bien:

--Nof!

Le temps passe comme un éclair. On remplace le champagne par du brandy and soda. Un tas de jetons, d'or et de billets croît et décroît tour à tour contre la petite chose en porcelaine, devant San Buscar. Mais il ne quitte pas la banque, qu'on lui pousse maintenant à plus du double.

Enfin, comme il vient d'achever heureusement une taille dernière, quelqu’un annonce: Banque ouverte! et le chasse du fauteuil. Le petit jour ne cogne pas encore aux carreaux, mais il n’est pas loin. Avec un guéridon et une sébille, San Buscar et Mariolles font leurs comptes, laborieusement, et se trouvent en bénéfice chacun de vingt-quatre mille et des francs.

— On a beau ne pas être rapiat, conclut Cristobal, ça fait toujours plaisir.

— Vous ne savez pas ce que vous devriez faire, au lieu de reperdre ce paquet, dit Mariolles, que les long drinks et ses jetons remplissent de bienveillance : nous accompagner à Paris, Im…, Mme de San Buscar et vous.

— Comment donc! mon cher ami; c'est une idée extraordinaire.

— En attendant, on pourrait aller se coucher.

Mais le sort en a disposé autrement; et ils rencontrent au restaurant toute une bande assez joyeuse et très grise, retour de Saint-Jean-de-Luz, en costumes de pêche. On s’assied ensemble. Une certaine Mlle des Pois, qui ne revoit point Mariolles sans émotion, dépose sur son collet presque toute la poudre à la maréchale dont elle vient, au lavabo, de saupoudrer son hâle. C’est l’heure des cocktails, du moins à ce qu’affirme Glaphyro. Ils se succèdent et, une fois encore, le temps passe comme un éclair. Toutefois Mariolles sent obscurément, au fond de son cœur, qu’il oublie quelqu’un ou quelque chose (il ne sait pas au juste), et boit avec sensibilité des choses couleur de topaze.

— Il fait jour, dit soudain quelqu’un.

Ces paroles sonnent tristement, on ne sait pourquoi, et chacun regarde d'un air de reproche les rideaux des hautes fenêtres : entre les lampes et l’aurore, ils sont devenus d’un bleu merveilleux, d’un bleu de grotte sous-marine.

— C’est peut-être ça que Baudelaire appelait le bleu mystique, dit Mlle des Pois ; car elle a une teinture de lettres, « une couche », disent ses amis.

On se sépare. La voix des femmes se mêle au bruit des portières refermées, et Mariolles, s'étant définitivement souvenu qu'il est marié, et même jeune marié, gagne avec un mélange d'inquiétude et de bonne humeur son appartement. Il frappe, tout doucement, à la porte qui le sépare de sa femme.

--Entrez, dit Sylvère.

Par la fenêtre restée grande ouverte, il aperçoit un instant la mer toute bleue, le ciel tout rose. Et il aperçoit aussi Sylvère, avec une pâle figure, assise dans son lit et qui ne dort pas. Un peu de gêne semble répandue dans l'air. Mais Mariolles a une idée triomphante. Avec un bon sourire, il vide ses poches: des billets, de l'or, de la nacre tombent sur le lit.

--Qu'est-ce que c'est que ça, crie Sylvère. Ah! vous avez joué.

Elle secoue la couverture avec dégoût: de fortes sommes, se réfugient sous les meubles.

--Et qu'est-ce que vous avez sur votre col? De la poudre de riz. Mon Dieu, mon Dieu, vous avez été avec des femmes!

--C'est... c'est le croupier, balbutie stupidement Mariolles. Voyons, ma chérie, ne pleure pas.

Il n'en faut pas davantage. La figure pâle de Sylvère, ses yeux agrandis de fatigue, tout cela s'effondre dans un petit mouchoir, tandis qu'elle gémit:

--C'est la faute de cet Espagnol. Je ne veux plus le voir. Et Imogène qui avait l'air de se moquer de moi, en me disant bonsoir. Mon Dieu, que je suis malheureuse!

Mariolles est écrasé par le poids de ses torts. Il s'assied, et, à son tour, pleure. Il a saisi sur un bras du fauteuil un bas de sa femme, qui est en soie tête-de-more, et s'en tamponne les yeux en répétant (car la correction de son langage se ressent du désespoir où il est plongé):

--Je me suis conduit comme un cochon... comme un cochon.

Cependant l'Atlantique non loin murmure, et lèche, à petits coups de langue, la plage, comme si elle était en sucre.