Les Tendresses premières/Les Fruits

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Les Fruits


Du fond du vieux jardin,
Quand les grands arbres monotones
Tremblaient aux froids d’automne,
Les fruits incarnadins
— Couleur de sang et couleur d’ambre —
Entraient, solennels et replets,
Dans la grande chambre,
Où l’on n’entrait jamais.

À la muraille,
Les vieux portraits, pareils à des médailles,
Dont les bouches et dont les dents
Aimaient jadis les gros repas ardents,
Semblaient se réjouir à voir la violence
Des fruits massifs et éclatants
Briller, pour quelque temps,
Dans le séjour de leur silence.


Sur les planches de chaque armoire,
Nèfles et noix, pommes et poires,
Bombaient leur compacte santé,
Tandis que leur odeur recluse et douce,
Sans violence et sans secousse,
Imprégnaient l’air de calme et de sapidité.


Alors s’inaugurait pour moi la saison bonne,
Tout le jardin était entré dans la maison,
Avec son luxe ensanglanté d’automne.
Le soir, quand on causait, près des tisons,
C’était sans peur que j’écoutais autour des arbres
Hurler le vent. Les fruits lisses comme des marbres

Reposaient tous bien à l’abri,
Sur les plinthes des vieux dressoirs et des lambris.
Aux repas clairs, ils décoraient la table :
On découpait d’un geste ardent
Leur chair glacée et délectable,
Qui se fondait entre les dents
Et embaumait l’haleine
Et parfumait les doigts ;
Et pour les honorer, une dernière fois,
En les mangeant, on prononçait leurs noms de Reines.


Et la bonne saison durait longtemps
Jusqu’en décembre :
Le jour, on verrouillait la porte à deux battants
De la grand’chambre
Et je ne pus jamais
Que renifler, par la serrure,
L’odeur ample des fruits épais
Et regarder de loin leurs chamarrures.
Mais quand le soir, à l’heure du coucher,
La plus vieille servante accourait me chercher
Pour le bon somme,
Sans nul réveil, jusqu’à demain ;

Souvent, elle glissait entre mes mains,
La pomme
La plus rouge et la plus belle
À grignoter, là-haut, près des chandelles.