Les Tendresses premières/Les Pâques

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Les Pâques


C’était un remuement de seaux et de balais,
De haut en bas de la maison, vers Pâques ;
On étalait,
Abondamment, par larges flaques,
Les cirages mœlleux et les onguents épais,
Sur les meubles de chêne et d’acajou moirés ;
Et l’on frottait si fort que les cristaux dorés
Et les vases pansus et les tasses légères
En frémissaient, pendant huit jours, aux étagères.

Les murs retentissaient de chocs têtus,
On entendait le bruit de grands tapis battus,
Sur la pelouse ;
On dérouillait les gonds, on secouait les housses,
On entr’ouvrait la cave, on écurait l’évier ;
Et les odeurs de naphte et de benzine
Voguant du corridor jusqu’aux cuisines,
Se colletaient dans l’escalier.


Servantes, avec vos croupes monumentales,
Vous encombriez les marches et les dalles ;
Vos mains rouges partout réveillaient des lueurs ;
Vous peiniez toutes, sans rien dire,
Et la fête semblait reluire
Des perles d’or de vos sueurs.


Et dans sa chaire, où se brassaient la sapience
Et les péchés et les remords, le vieux curé,
Tout comme vous, les servantes, à poings carrés,
Se dépensait à nettoyer les consciences.
Rude besogne et lavage à grande eau :

Les trois enfants de chœur, la metteuse de chaises,
Le clerc, le fossoyeur et le bedeau
N’en menaient pas à l’aise,
Pendant le temps que leur patron
Tançait et confessait tout le village.
Fermières et fermiers, filles et tâcherons,
Serrés par tas, au fond des attelages,
S’amenaient tous, à certain jour, torcher
Leur âme et la râcler de ses péchés.
Les plus têtus obéissaient quand même.
Le prêtre, à sourde voix, dénonçait leurs blasphèmes
Leurs vols sournois et leur amour paillard,
Puis eux s’en retournaient, libres de crasse,
Le fouet claquant, le cœur gaillard,
De leur facile état de grâce.


La semaine pascale apparaissait ainsi
Ne compter que des samedis.
Elle luisait comme une ample façade
Dont les brosses, les éponges et les balais
Chassaient et refoulaient,
De haut en bas, les poussières maussades.

Or il se fit que le temps vint
Où l’on m’apprit, ainsi qu’aux camarades,
Après bien des sermons, après maintes bourrades,
À faire, à notre tour, le nettoyage saint.
Le catéchisme entier, demandes et réponses,
Était sabré, en vingt leçons,
On m’instruisait, le soir, à la maison,
Ma mémoire se déchirant aux ronces ;
On l’en sortait, patiemment, si bien
Qu’enfin,
Aux premiers jours des jolis mois
Je m’approchai, pour la première fois,
De l’immobile et redoutable hostie.


Ô comme alors mon âme était anéantie
Dans la douceur et la ferveur !
Comme je me jugeais pauvre et indigne
De m’en aller si près de Dieu !
Comme mon cœur était doux et pieux
Et rayonnant, parmi les grappes de sa vigne !
Je me cachais pour sangloter d’amour ;
J’aurais voulu prier toute ma vie,
À l’aube, au soir, la nuit, le jour,

Les mains jointes, les deux yeux ravis
Par la tragique image
Du Christ saignant vers moi tout son pardon.


La messe dite on s’en alla — et les bourdons
Se remirent à ébranler tout le village.


Les baraques sur la place tintamarraient ;
Un débardeur d’Escaut hélant ses chiens, jurait,
Au seuil d’un bouge ;
On vendait, en plein vent, des Jésus rouges,
Des chocolats, du sucre et des chapelets clairs ;
Une odeur de friture emplissait l’air ;
Les auberges, portes ouvertes,
Puaient la bière et la desserte ;
Le carême fini, chacun se prélassait,
Dans la bombance et dans l’engrais
Des solides mangeailles ;
Et les meilleurs curés avaient la joie au cœur
De mener, par troupeaux, baller vers le Seigneur,
Les ventres ronds de leurs ouailles.


Ce fut un grand repas qu’on fit en mon honneur.

Oncles, tantes, cousins, parrain, marraine,
Sanglés, fourbis, passementés,
Prirent leur place à mes côtés.
J’étais comme une barque, au milieu des carènes
Formidables, dans les bassins d’Anvers.
Des vins pourpres comme des pivoines
Coulaient ; des flacons d’or et de sardoine
Brillaient, avec des feux de lumière au travers ;
On racontait les anciennes mêlées
Des grands buveurs qui étonnaient la mort ;
Le sang qui bondissait, dans leurs veines gonflées,
Semblait du vin fumant encor.
Leur souvenir passait comme en tempête
Et les rires et les jurons et les cris fous
Incendiaient si fortement les têtes
Que j’en pris peur et m’en allai je ne sais où,
Dans un recoin de la maison profonde,
Prier pour ceux qui outrageaient mon Dieu.


Ô les bons souvenirs de mon enfance blonde
Comme ils me réchauffent encor, avec leurs feux !
Rires ou deuils, joie ou crainte, qu’importe !
Toute la vie est là, sur le seuil de la porte,

Avec sa foi naïve et sa timidité.


Mon cœur a depuis lors subi d’autres ivresses ;
Il s’est roulé et ballotté,
Au va et vient des allégresses
Du monde et de la vie, à travers l’infini,
Mais il retient toujours le simple son de cloche
Qui chante ou pleure et qui ricoche,
Dans les échos de mon pays.