Parmi les conquêtes les plus remarquables de la science au xixe siècle, on doit ranger les découvertes géographiques, qui permettent au génie humain de connaître la terre, ce magnifique domaine où l’homme exerce son intelligence depuis des milliers de siècles déjà. Mais sa curiosité ne s’est point bornée à étudier la terre dans son état actuel. Avec le secours de la géologie, de la paléontologie, de l’ethnographie, des traditions et de l’histoire, il a reconstruit en quelque sorte les mondes disparus, ou qui se sont transformés pendant les immenses périodes des temps géologiques.
C’est ainsi qu’on a pu reconstituer la carte de l’Europe aux temps tertiaires, et montrer qu’à cette époque le massif montagneux de l’Auvergne, le plateau central de la France constituaient la partie émergée la plus importante de ce qui fut plus tard notre pays.
On a également restitué pour les temps quaternaires la distribution des eaux et de la terre sur la plus grande partie du globe, c’est-à-dire partout où la géologie et la paléontologie ont exercé leurs recherches.
Plus près de notre temps encore, à l’aurore de l’histoire, à ce point nébuleux où la tradition se rapproche de la légende, l’homme a, comme dans un vague souvenir du passé, la vision d’un monde entrevu, qui reliait l’Europe à l’Amérique. Nous voulons parler de l’Atlantide.
Ce monde s’est-il affaissé graduellement et lentement par une de ces actions dont nous constatons encore aujourd’hui, sur tant de points de la terre, le mouvement, doué d’une si grande lenteur, qu’il n’est parfois que d’un millimètre par année ?
S’est-il au contraire abîmé dans un de ces cataclysmes effroyables et subits, dont nous avons la tradition confirmée aujourd’hui par la science, et dont notre monde moderne vient d’avoir un exemple terrible, nous le croirions plutôt.
On pense que les Açores, le groupe de Madère, Saint-Paul, et l’Île Tristan d’Acunha seraient les pics d’une chaîne de montagnes appartenant à ce continent submergé.
Or les campagnes récentes du Challenger, du Travailleur et du Talisman ont montré qu’une vallée de 1 800 mètres de profondeur sépare Madère du Portugal et les îles Canaries de l’Afrique ; d’autres sondages ont fait connaître des profondeurs de 3 600 mètres, indiquant au fond de l’Océan atlantique des reliefs orographiques d’une grande puissance, tout un système de hautes montagnes et de profondes vallées.
Combien de temps aurait-il donc fallu à une action lente et continue pour constituer un pareil affaissement ?
Il est difficile de déterminer l’époque à laquelle ce phénomène s’est produit, quelles qu’en aient été la cause et la durée. Cependant, au milieu des premières lueurs de la tradition et de l’histoire, on a souvenir qu’un vaste continent, plus grand peut-être que l’Asie et l’Afrique réunies, dont le sol fertile portait en abondance les fruits les plus doux, et dont un ciel pur, un soleil brillant éclairaient les horizons splendides, aurait existé au-delà des colonnes d’Hercule et prolongé ses terres immenses bien loin vers le couchant.
Lorsque Solon vint en Égypte pour y étudier la religion, les lois et les sciences de ce pays fameux, les prêtres du temple de Saïs lui racontèrent que, 9 000 ans auparavant, un peuple aussi nombreux que les étoiles du ciel ou les grains de sable de la mer, venant du couchant et marchant vers l’Orient, avait envahi l’Égypte, toute la partie méridionale de l’Europe jusqu’à la Tyrrhénie.
L’Asie elle-même allait subir la loi de ces vainqueurs, lorsque les Hellènes se mirent à la tête d’une ligue formée par d’autres peuples menacés, et, après une lutte longue et sanglante, ils repoussèrent les envahisseurs. Les forfaits des Atlantes avaient été si terribles et si nombreux ; ils laissaient après eux tant de sang et tant de ruines, que les dieux voulurent venger les victimes.
Un cataclysme, dans lequel un tremblement de terre et un déluge apportèrent leur violente action, fît disparaître en une nuit toute la terre des Atlantes. Au lever du soleil l’océan roulait ses lourdes lames sur tout un continent et une civilisation disparus. Telle est la tradition, nous n’osons pas dire la légende, en présence des faits historiques qui la consacrent. En effet Socrate tenait ces notions de son grand-père Critias, qui lui-même les avait reçues de Solon. Platon, qui nous a transmis cette histoire, la tenait lui-même de Socrate.
On retrouve dans les coutumes et dans les fêtes de l’Athènes antique une cérémonie dans laquelle on montrait au peuple un voile que la déesse Minerve aurait porté un jour où elle apparut sans doute sur un des champs de bataille de cette épopée lointaine, pour secourir les Athéniens et leurs alliés.
Diodore de Sicile raconte aussi qu’une grande terre aurait été située à l’ouest de la Lybie, et qu’elle était arrosée par des fleuves immenses. Enfin Plutarque mentionne ce continent placé à l’ouest et affirme qu’on a vu à Carthage un étranger qui arrivait de cette mystérieuse contrée.
Voyons maintenant si la science vient appuyer ces récits et ces souvenirs.
Si l’on compare la faune américaine des temps quaternaires avec celle de l’Europe à la même époque, on remarque entre ces deux termes de comparaison des ressemblances et des affinités.
Au commencement du quaternaire vivait en Amérique un éléphant semblable au mammouth, dont j’ai recueilli souvent les restes dans le département de la Marne, et qu’on découvre fréquemment d’ailleurs en France et en Europe. Les bisons, les rennes, les cerfs, que l’on trouve dans l’Amérique du Nord dans les terrains quaternaires, sont semblables à ceux que nous rencontrons en Europe dans ces mêmes couches.
Si l’on remonte aux terrains tertiaires, on verra que la faune éocène des environs de Reims, si bien étudiée par notre collègue le docteur Lemoine, contient des animaux rencontrés dans les mêmes terrains au Nouveau-Mexique. On retrouve dans l’Amérique du Nord et dans l’Amérique du Sud des vertébrés, des insectes et des végétaux de l’époque tertiaire, qui ont leurs similaires en France.
On a découvert dans les travertins éocènes de Sézanne un coléoptère qu’on ne rencontre plus que dans l’Amérique du Sud.
Dans la dernière séance du comité central d’études et de vigilance contre le phylloxéra, M. le docteur Lemoine nous montrait une empreinte de feuille de vigne découverte dans le tertiaire de Sézanne, et j’ai pu constater que les vestiges de ce végétal, trouvé à Sézanne et étudié déjà en France dans les tufs quaternaires de la Celle (Seine-et-Marne) et dans ceux de Mayrargues (Bouches-du-Rhône), étaient semblables à la variété américaine appelée Vitis œstivalis.
Les études géologiques sur la péninsule espagnole ont révélé l’existence de dépôts lacustres recouvrant 150 000 kilomètres carrés et d’une énorme épaisseur. Ce sont les bassins de grands fleuves se dirigeant vers le Sud-Ouest qui alimentaient un immense continent, dont l’Espagne constituerait aujourd’hui l’extrémité Sud-Est.
Les ethnographes ont cherché longtemps quelle race avait peuplé l’Égypte à une époque où les documents historiques font défaut. Ce ne sont point à coup sûr ces émigrants aryens qui, depuis l’époque de la pierre polie jusqu’à la fin du ive siècle avant notre ère, ont couvert de leurs vagues humaines la plus grande partie de l’Asie et de l’Europe et jeté les fondements de civilisations diverses.
La linguistique, l’archéologie, l’anthropologie nous l’ont démontré nettement.
On a pensé que les Sémites étaient les premiers occupants de l’Égypte après une race autochtone, témoin dans cette contrée de la fin des temps quaternaires.
Aujourd’hui cette hypothèse de l’Atlantide, certainement séduisante, se présente à l’ethnographie avec un cortège de documents dont nous venons d’énumérer les plus importants, et l’on n’est point éloigné de penser que l’Égypte aurait été peuplée par des Atlantes, qui, repoussés de l’Europe et de l’Asie par la ligue Hellénique, se seraient définitivement établis au pays qui devait être celui des Pharaons.
D’un autre côté, à un autre bout du monde, dans les deux Amériques, des études sérieuses et suivies sur les races multiples et si diverses, par le langage, les nuances de la peau, la religion, les coutumes, ont amené cette opinion qu’il fallait abandonner l’idée d’une race autochtone américaine, et adopter celle de migrations humaines parties des anciens continents.
Or il est établi aujourd’hui que les îles Aléoutiennes, les Kouriles, situées au nord du Japon et semées entre l’Asie et le nord du continent américain, ne sont que sommets ou les débris d’une terre qui reliait l’Asie à l’Amérique du Nord.
Plus bas, à l’ouest, si l’Atlantide se rattachait au continent américain, comme la géologie, la faune, la flore, la paléontologie paraissent le démontrer, on aura ainsi les deux grandes voies par lesquelles se sera peuplée l’Amérique à une époque qui échappe à l’histoire et à la tradition.
On voit donc par ces données quel intérêt la science moderne trouve à poursuivre ses investigations sur un monde disparu, dont l’existence, si elle était nettement établie, nous donnerait la solution d’importants problèmes posés à la sagacité humaine.
Pour avoir une idée des forces immenses qui ont pu amener l’affaissement subit du continent Atlantique, on a pu en étudier l’action dans des limites plus restreintes sur cette terre, qu’un savant anglais, Ross, a en quelque sorte révélée à la science moderne sous le rapport historique et archéologique. Nous voulons parler de Théra, appelée aujourd’hui Santorin, où la civilisation hellénique a laissé ses plus anciens monuments.
Cette terre aux aspects en partie désolés, et dont la forme est celle d’un croissant, n’est que le débris d’une plus grande île abîmée et disparue au milieu d’un bouleversement volcanique, ainsi que l’a démontré M. Fouqué dans son livre intitulé : Santorin et ses Éruptions. Théra n’était aux temps tertiaires que le fragment d’un continent qui occupait alors la place de la Méditerranée.
Agrandie par les déjections d’un volcan sous-marin, elle s’éleva à son centre jusqu’à 1 000 mètres de hauteur. Sur ce point maintenant recouvert par la mer la sonde trouvée peine le fond à 400 mètres.
À une époque qu’on peut évaluer à 2 000 ans avant notre ère, toute la partie centrale s’effondra, laissant subsister autour de ce vide immense une étroite bordure de terre facilement divisée et emportée d’un côté par la mer.
Les falaises, qui restent de ce terrain primitif et en donnent la coupe, ont une hauteur de 400 mètres.
Elles montrent les couches alternantes de pierre ponce et de cendres accumulées par le volcan placé au-dessous de l’île. Il l’avait formée pour une grande partie, il la détruisit. La pluie de pierrailles que le volcan a vomie sur l’île à ce moment accuse encore 30 mètres d’épaisseur, et l’on peut juger de la puissance de cet effroyable cataclysme en pensant avec quelle force les eaux de la mer se sont précipitées dans l’immense entonnoir qui venait de s’ouvrir.
Grâce à l’archéologie, nous sommes certains que l’île était habitée avant la catastrophe, car on a trouvé, sous une couche de déjections volcaniques de 30 mètres d’épaisseur, des habitations humaines et les restes d’une civilisation, primitive sans doute, mais qui vient éclairer la science sur les origines de l’humanité et de l’art dans cette partie du monde Gréco-Asiatique.
Les habitations rencontrées ainsi à Théra sous ces matières volcaniques, appelées pouzzolane, sont construites en blocs de lave parfois brutes, parfois taillées assez régulièrement. Les joints sont obstrués avec de la terre végétale. De longues pièces de bois, qui ne sont autre chose que des troncs d’olivier sauvages encore revêtus de leur écorce, sont placées au milieu de cette maçonnerie. Le toit était formé de poutres recouvertes d’une couche de terre et de pierre. Les portes et les fenêtres étaient munies de chambranles en bois. Ces habitations étaient tantôt isolées, tantôt elles formaient, par leur groupement, des villages d’une certaine importance.
On a recueilli dans ces habitations des grains en tas où placés dans des vases, des vases en argile et en lave, des pressoirs à huile.
Les murs étaient revêtus à l’intérieur de terre végétale sous forme de mortier. Dans une de ces habitations les parois étaient ornées de dessins en couleur rouge vif, bleu, jaune pâle et brun. Ces couleurs en forme de bandes ornaient la partie inférieure du mur. Au milieu de ce mur étaient peintes, sur le fond blanc, des fleurs à longues étamines dépassant la corolle.
Dans une de ces habitations on a découvert une scie recourbée en forme de faucille, dont la matière est du cuivre pur.
Le métal pur d’alliage d’étain dont est fait cet instrument suffirait pour nous donner, par son emploi même, la date approximative de cette civilisation et par conséquent du cataclysme dans lequel s’abîma la plus grande partie de l’île.
Nous savons en effet, par les découvertes archéologiques, qu’un âge de cuivre a précédé, surtout en Asie et dans l’Europe méridionale, l’âge dit du bronze.
Par une marche toute naturelle du génie humain, l’homme a d’abord utilisé le cuivre, qui n’exige pour couler de son minerai qu’une chaleur de 750 à 800 degrés. Il a fait d’abord couler le métal dans un moule reproduisant la forme de sa hache de pierre. Puis remarquant que le cuivre, très malléable, se déforme sous le choc contre toute matière dure, il a conçu l’idée de mélanger l’étain avec le cuivre, dans une proportion de 8 à 20 pour cent.
Mais avant de trouver cet alliage que d’efforts sans doute, que de temps parcouru !
Théra, placée dans une région où le bronze a paru certainement longtemps avant qu’il ne parvînt sur le Rhin, nous donne donc par ce caractère une notion suffisante pour fixer dans des limites assez étroites la date du cataclysme qui ensevelit ces habitations sous des déjections volcaniques.
Le peuple qu’elles abritaient cultivait les lentilles, l’orge, le seigle, les pois chiches.
Il était pasteur et nourrissait des moutons et des chèvres ; il connaissait l’or, dont on a trouvé un anneau formé d’une feuille repliée sur elle-même.
Les vases étaient faits au tour. Quelques-uns étaient de grande taille ; on y conservait les grains et les liquides.
D’autres sont d’une forme élégante, décorés de rubans, de lignés quadrillées, de volutes, de représentations végétales telles que des arbres, des fleurs.
Cette poterie est déjà plus perfectionnée que celle trouvée par M. Schliemann à Hissarlick : on y voit poindre les origines de l’art grec.
Il est intéressant d’avoir pu ainsi fixer par l’archéologie la date d’un cataclysme dont la géologie seule pouvait jusqu’à présent donner l’époque dans des limites beaucoup moins certaines et moins étroites.
Mais, pour étudier ces terribles phénomènes produits par le feu central que recèle notre globe, il a été donné à la science contemporaine d’être le témoin d’un bouleversement terrestre plus important que ceux dont la tradition et l’histoire nous ont apporté la notion depuis la disparition de l’Atlantide.
Nous voulons parler de l’immense cataclysme qui, le 25 août 1883, a bouleversé le relief sous-marin du détroit de la Sonde et dont Krakatoa a été le centre. 50 000 victimes y ont perdu la vie. Les 30 volcans les plus actifs de cette partie du globe ont réuni leurs efforts pour anéantir en quelques heures des terres d’une étendue aussi vaste que deux de nos départements.
Ils ont vomi un océan de laves et de pierres incandescentes, des montagnes de fumée et de vapeur. La température de la mer s’éleva de plus de 20 degrés. Les eaux bouillonnantes et fumeuses formèrent des lames de 35 mètres de hauteur, qui vinrent s’abattre sur les terres, écrasant tout ce qui pouvait y vivre, tout ce qui était en relief, et achevant par en haut l’œuvre commencée par le cataclysme souterrain. Des détonations que n’avaient entendues encore aucune oreille humaine, dans ce pays où pourtant le sol s’agite si souvent, ébranlaient la terre. L’atmosphère était chargée de cendres, l’obscurité complète à ce point qu’à Batavia, située pourtant à 150 kilomètres de Krakatoa, on ne put sans lumière circuler dans les rues.
Les navires qui se mouvaient dans un vaste cercle autour de ce point subirent des secousses terribles et eurent l’illusion d’un choc et d’un naufrage sur des rochers, et cependant ils voguaient au-dessus de grandes profondeurs.
Sous un ciel terne, aux lueurs lugubres et effrayantes, leur pont était couvert de près d’un mètre de cendres, qui pleuvaient sans cesse.
Tous les éléments étaient bouleversés, comme si notre planète dût sombrer en morceaux dans les profondeurs de l’immensité.
Le 27 décembre 1883, c’est-à-dire quatre mois après ce cataclysme, le navire l’Émir, faisant route de Batavia vers Singapore, donna dans un banc de pierre ponce recouvrant la mer aussi loin que la vue pouvait s’étendre. Ces pierres aspirées par les turbines empêchèrent la marche du navire, et il mit trois heures à traverser ce banc flottant.
On sait aujourd’hui que la pierre ponce est le produit de matières volcaniques en fusion, traversées avec violence, pendant leur projection par le volcan, par la vapeur d’eau lancée en même temps.
À Krakatoa, la production de la pierre ponce fut considérable, de nombreux kilomètres d’eau de mer ayant été vaporisés par les matières ignées.
Les lames immenses produites par l’effondrement de l’île de Krakatoa et par la commotion sous-marine qui en fut le résultat, parcoururent avec énergie les espaces de l’océan. Le 27, deux jours après, on constatait 1 mètre 50 d’élévation à l’île de la Réunion, 30 et 40 centimètres de hauteur à Panama. Le 28 elles avaient parcouru tout l’Océan et arrivaient à San Francisco. Tous les marégraphes du monde enregistrèrent à une heure donnée une élévation anormale des eaux de la mer.
Mais le phénomène semblable à celui produit dans les eaux de la mer fut également signalé dans toute l’atmosphère qui entoure notre globe. Une onde aérienne, partie de Krakatoa comme d’un centre, s’est étendue comme un anneau sur la surface de la terre, dont elle a parcouru trois fois et demie la circonférence tout entière.
On a calculé que la longueur d’onde des sons les plus graves que l’oreille puisse percevoir est de 20 mètres environ ; tandis que la longueur de l’ondulation aérienne de Krakatoa était de plus d’un million de mètres.
L’Océan, en se précipitant dans les cratères des volcans effondrés avec l’île de Krakatoa, vit changer en vapeur toutes ses eaux, dont plusieurs kilomètres cubes chauffés à une haute température et projetés avec une force et une vitesse inouïes vers le Ciel, dépassèrent en hauteur les régions moyennes de notre atmosphère.
En France, tous ceux qui pouvaient regarder et voir, ont été les témoins d’un phénomène qui s’est aussi produit sur toute la terre. Nous voulons parler de ces voiles colorés, qui ont obscurci le soleil sur certains points, et amené sur d’autres de flamboyants crépuscules et des aurores intenses.
Un soir, le 26 novembre 1883, tout notre horizon s’éclaira, au moment où le soleil se couchait, de rouges lueurs qu’on prit d’abord pour une aurore boréale ; mais l’étude de ce phénomène montra qu’il ne présentait aucun rapport avec le méridien magnétique, puisque le foyer de l’illumination descendait à mesure que le soleil baissait à l’horizon. Il était causé en effet par la réfraction de la lumière solaire sur des particules de vapeurs d’eau où de fine poussière répandues dans les hauteurs de l’atmosphère. On a reconnu avec le spectroscope la présence d’une grande quantité de vapeur d’eau de mer. Une première illumination rouge eut lieu le 27 août à l’île de la Réunion, c’est-à-dire deux jours après le cataclysme. Le 2 septembre, en Colombie, le soleil parut de couleur verte ; le 5 septembre, à la Trinité, de couleur bleue, suivie d’un crépuscule écarlate ; le 9 septembre, à Madras, à Ceylan, à Aden, le soleil parut de couleur verte. Le phénomène se manifesta en France le 26 novembre. Il a été observé dans tout l’univers civilisé avec des couleurs différentes se modifiant par de riches nuances, à mesure que marchait le soleil, et offrant ainsi aux observateurs émerveillés et étonnés un spectacle qu’il n’avait peut-être jamais été donné à la science de contempler.
Dans beaucoup de pays les populations alarmées croyaient à un incendie. On écrivait le 2 novembre du Cap de Bonne-Espérance : « Nous avons ici des illuminations extraordinaires presque tous les soirs depuis cinq semaines. Aussitôt après le coucher du soleil, une illumination rouge ou jaune apparaît dans l’ouest, répand une vive lumière pendant quelque temps, puis disparaît. Dans cet éclairement les fleurs paraissent plus brillantes, surtout les roses. Parfois la même illumination est visible le matin. »
Dans l’Inde les indigènes étaient frappés de terreurs mystérieuses en présence de ces illuminations extraordinaires.
À La Mecque, les musulmans proclamaient que cette lumière annonçait l’arrivée du Messie. Dans le Venezuela le soleil perdit soudainement son éclat à trois heures de l’après-midi, de sorte qu’on pouvait le regarder en face. C’était un globe d’argent mat ; puis assez rapidement il devint bleu clair, puis bleu ciel. La nature entière parut revêtir cette nuance.
Au mois d’avril dernier, M. le Ministre de l’instruction publique donna à deux voyageurs français, MM. Cotteau et Korthals, membres de la Société de géographie, la mission de visiter et d’étudier le théâtre de ce grand cataclysme.
Dans une lettre qu’ils viennent d’adresser à la Société de géographie, les explorateurs donnent des détails du plus haut intérêt sur la situation dans laquelle ils ont trouvé cette partie du détroit de la Sonde, dont la carte est à refaire aujourd’hui, et sur les modifications orographiques qu’ils y ont constatées.
Arrivés à Batavia le 14 mai, MM. Cotteau et Korthals étaient en route dès le 21 pour le détroit de la Sonde.
Leur première relâche eut lieu à la pointe sud-ouest de Java, à l’entrée du détroit, du côté de l’Océan indien.
Sur toute la côte occidentale ils observèrent une ligne bien tranchée, s’élevant à une hauteur de 18 à 25 mètres au-dessus du niveau de la mer, et qui indique la limite atteinte par la terrible vague du mois d’août 1883. Cette zone est bouleversée ; sur les plages les arbres ont été rasés, il ne reste plus trace des innombrables maisons où vivait une nombreuse population. En une minute la ville d’Anger a été emportée et a disparu.
À Telok-Bétong ils purent voir le steamer Borouw, transporté à 4 kilomètres dans les terres, échoué en pleine forêt et suspendu au milieu des arbres séculaires, où il forme une sorte de pont gigantesque.
Le 25 mai, ils visitèrent successivement les îles Siboukou et Sibési.
Ces terres, naguère fertiles et populeuses, sont aujourd’hui entièrement recouvertes d’une couche de boue desséchée, épaisse de plusieurs mètres et sillonnée de profondes crevasses. Les habitants ont été anéantis jusqu’au dernier, et, de la puissante végétation qu’on admirait, il ne reste plus que des troncs blanchâtres et déracinés.
Le 26, MM. Cotteau et Korthals arrivèrent à Krakatoa. Ils constatèrent d’abord un fait de la plus haute importance géographique, la disparition complète de trois îles, Steers, Calmeyer et un petit îlot à l’est de Verlaten, encore existant au lendemain de la catastrophe. Quatre mètres d’eau recouvrent l’emplacement qu’elles occupaient.
À mesure qu’ils approchaient de Krakatoa, le volcan apparaissait enveloppé d’une fumée blanchâtre. De légères vapeurs s’en élevaient lentement et venaient en couronner le sommet, haut de 822 mètres.
Dans la convulsion des 26 et 27 août 1883, une moitié de l’île environ est restée debout, tandis que l’autre a été projetée dans les airs et s’est abîmée dans les profondeurs de l’Océan.
En approchant du volcan toujours en activité, les explorateurs reconnurent que ce qu’ils avaient pris pour des vapeurs, c’étaient des flocons de poussière, soulevés par la chute incessante de pierres bondissant sur les pentes rapides. En même temps une rumeur continue, ressemblant au crépitement d’une fusillade, se faisait entendre, tandis qu’ils apercevaient distinctement des pierres d’une certaine grosseur tournoyant dans les airs et s’engloutissant dans la mer.
Dans l’après-midi ils visitèrent l’île Verlaten, autrefois corbeille de verdure, maintenant uniformément recouverte d’une couche de cendres solidifiées, épaisse de trente mètres : son étendue a doublé par suite de la dernière éruption.
Le 27, les voyageurs retournèrent à l’île de Krakatoa, où ils découvrirent enfin un point abordable. L’épaisseur de la couche de boue et de cendres solidifiées y atteint 60 à 80 mètres.
Le 28, ils terminaient leur exploration du détroit de la Sonde en prenant terre à Mérak, à la pointe nord-ouest de Java. Cette ville, comme celle d’Anger, a été entièrement détruite, et la configuration de la côte très modifiée.
Krakatoa seule occupait autrefois une étendue de 34 kilomètres. 23 se sont abîmés en laissant au côté septentrional une haute falaise de 800 mètres d’élévation. À la place occupée par l’île se trouve une mer profonde, où la sonde trouve le fond de 2 à 300 mètres.
Tels sont les caractères et les étonnants effets d’un de ces cataclysmes qui ont sans doute déjà plus d’une fois, pendant l’immense durée des âges géologiques, modifié le relief et l’aspect de certaines parties du globe. Quelles ont dû être les terreurs de l’humanité primitive, le témoin et la victime de ces grands phénomènes inexpliqués pour elle !
À notre époque, où le génie humain a en grande partie réalisé le vœu du poëte : Felix qui potuit rerum cognoscere causas, nous pouvons juger seulement par la catastrophe de Casamicciola, survenue l’année dernière dans les lumineux parages du golfe de Naples, quelle émotion le spectacle de ces bouleversements amène au milieu de notre civilisation moderne.
Félicitons-nous, dans nos climats plus tempérés, de vivre sur un sol plus stable, où nous ne ressentons parfois que les sourdes vibrations de ces forces immenses qui font, sous d’autres cieux, trembler le sol, disparaître les continents, et nous rappellent que la mince écorce terrestre qui nous protège contre l’action des feux intérieurs peut voir sombrer avec elle dans de courts instants la civilisation dont nous sommes aujourd’hui les acteurs et les témoins.