Les Thèmes actuels de la philosophie/Chapitre VI

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Presses universitaires de France (p. 38-44).

Chapitre VI

L’HOMME (I)
L’HOMME DANS L’HISTOIRE

En vertu des tendances que j’ai signalées dans mes précédentes causeries, on ne sera pas étonné de voir que l’objet propre de la philosophie, ce n’est maintenant ni la nature ni l’esprit mais l’homme dans sa réalité concrète, qui réunit l’une et l’autre. C’est cette anthropologie philosophique (comme on dit parfois) dont je voudrais indiquer les lignes essentielles dans cette causerie et les deux qui suivront. Disons que l’homme qu’elle étudie avec faveur, ce n’est pas l’homme selon Descartes, mais l’homme selon Pascal. L’homme, tel qu’il ressort des méditations de Descartes, est un homme construit méthodiquement par une addition de parties, la pensée d’abord, puis l’âme unie au corps et les passions. L’homme des Pensées de Pascal, c’est l’homme de la destinée, jeté dans un coin perdu de l’univers, avec sa grandeur et sa misère, problème pour lui-même. L’homme de Descartes aboutit à l’homme abstrait du xviiie siècle, celui de La Mettrie, de Condillac et d’Helvétius : c’est un homme qui est coupé de son histoire, coupé de ses rapports avec autrui, coupé de ses rapports avec l’être universel, et les philosophes sont plus préoccupés de le modifier que de le connaître.

Le philosophe d’aujourd’hui ne considère au contraire l’homme que dans ces rapports, et il pourrait prendre pour lui le mot de Montaigne : « Les autres forment l’homme : je le récite. »

C’est le rapport de l’homme avec l’histoire, c’est comme on dit, l’historicité de l’homme comme caractère fondamental de sa structure dont je vais parler aujourd’hui. Déjà et par opposition au xviiie siècle, on sait que le xixe siècle a été le siècle de l’histoire et même des philosophies de l’histoire ; qu’il suffise de nommer Hegel et Auguste Comte. Mais elles sont d’un esprit très différent de celle de nos contemporains. Disons qu’elles ignorent l’individu, sinon, parfois, à titre de repères, quelques grands hommes où elles voient moins des individus que les porteurs et les représentants d’une idée. Il semble que pour elles l’histoire est une sorte de réalité transcendante, qui impose aux individus sa marche et ses projets en les forçant à être ses exécutants. Comprenons-en bien la raison ; l’idée des rapports de l’homme à l’histoire n’a été introduite dans la pensée occidentale qu’avec le christianisme : la pensée grecque ignore l’homme historique : sa conception familière du temps est celle du temps cyclique qui se recourbe sur lui-même ; dans ces conditions, il n’y a pas véritablement d’avant et d’après ; l’homme est indifférent à une histoire qui ne change en rien sa destinée ; l’acceptation du destin, recommandée par les Stoïciens, et l’élimination de l’historicité vont ensemble. Avec le christianisme, tout change : alors s’introduit un temps structuré, un véritable progrès, un avant et un après, un passé qui va de la création à la chute, de la chute à la rédemption, un avenir qui va de la rédemption à la fin des temps ; le temps a enfin un sens grâce à l’histoire sacrée qui soutient l’histoire profane. Et, qui plus est, cette histoire a son sens pour chaque croyant puisque l’histoire universelle se reflète en la subjectivité de chacun d’eux, chez qui le péché est, par l’espoir de la grâce, renvoyé en quelque sorte dans le passé : histoire extérieure et objective, histoire intérieure et subjective s’impliquent et se complètent l’une l’autre.

Il est certain que les philosophies de l’histoire du xixe siècle sont en étroit rapport avec cette conception chrétienne du temps ; elles aussi, elles illuminent le présent par l’espoir d’un avenir où se consommera le temps, que ce soit la réalisation de l’humanité chez Comte, la révélation de l’esprit à lui-même chez Hegel, l’abolition de l’opposition capitalisme-prolétariat par la révolution chez Marx. Toutefois, et c’est là que je voulais en venir, le devenir objectif affirmé par la philosophie de l’histoire, étant fondé chez Hegel sur la nécessité dialectique et chez Comte sur la connaissance positive ou prétendue telle du progrès de l’humanité, ne trouve pas dans la subjectivité de chacun l’écho qu’y trouvait la conception chrétienne du temps ; de fait la philosophie de Hegel et de Marx ne peut se compléter que par le despotisme de l’État, et celle de Comte par des institutions religieuses qui sont comme une image trouble du culte catholique.

La chute de ces philosophies de l’histoire amène donc, soit un retour à la foi chrétienne, soit une dissociation entre la connaissance historique du passé, connaissance purement spéculative, et la libre initiative d’une action présente qui n’a pas à s’embarrasser du passé. Toutefois, dans ce second cas, une discontinuité radicale amènerait à des absurdités, puisqu’il faut bien d’une manière ou de l’autre, une durée continue et un usage de la connaissance du passé. C’est cette considération fort simple qui est à la base de la doctrine que le philosophe italien Benedetto Croce a soutenue au début du xxe siècle sous le nom d’historicisme. Tout à fait contraire à ces songes idylliques et à ces paradis que nous promet la philosophie de l’histoire, c’est en se plaçant non au point de vue de l’avenir, mais au point de vue du présent qu’il a donné, dans son livre au titre caractéristique L’histoire comme pensée et comme action (dernière éd., 1943), la définition suivante de l’historicisme (j’en emprunte la traduction à M. Chaix-Ruy dans un article récent de la Revue philosophique) : « Historicisme veut dire : créer sa propre pensée, sa propre poésie en partant de la conscience présente du passé : la culture historique est l’habitude acquise, la vertu qui permet de penser ainsi et d’agir de cette façon ; l’éducation historique, c’est la formation de cette habitude. » On voit le retournement de la situation : tout est centré sur l’activité présente et sur l’activité subjective : loin d’être commandée par l’histoire, c’est le sujet qui donne une signification à l’histoire ; l’histoire est la conscience que l’esprit prend de son propre devenir, d’un devenir toujours présent. Cette conception de l’histoire nous éloigne de la philosophie de l’histoire comme affirmation d’une réalité transcendante au sujet, mais elle ne nous éloigne pas moins de l’histoire au sens habituel du mot, comme connaissance du passé par l’intermédiaire des documents. Cette dernière distinction entre l’historien et l’historiciste est à bien préciser. Les critiques assez vives que Paul Valéry et d’autres ont récemment dirigées contre l’histoire reposent en effet sur une confusion entre l’un et l’autre. Il est certain, comme le dit Valéry, que l’historien, avec son information lacunaire, n’a pas le droit de combler les vides par un récit continu, sans sortir de l’objectivité ; mais aussi bien ne le fait-il pas, et le bon historien ne dépasse pas la portée des documents. Il est certain aussi que l’historiciste, à la manière de Croce ou de M. Raymond Aron, dans son Introduction à la philosophie de l’histoire, peut être accusé de ne pas être objectif ; mais il ne veut pas l’être non plus ; pour lui, la connaissance du passé se réfère à une situation présente ; elle fait corps avec le présent ; l’historiciste est comme un coureur qui, en arrêt devant un obstacle, commence par reculer pour mieux sauter ; le passé n’est admis que pour féconder l’action présente.

Cette affirmation de l’historicité dans la pensée contemporaine est, à mon avis, un des traits les plus caractéristiques de cette pensée. Il faut distinguer : 1o La philosophie de l’histoire née dans le christianisme qui se rapporte surtout à l’avenir ; notre présent individuel, pris entre le passé et l’avenir, n’a pas d’autonomie ; il y a un temps structuré, mais d’une structure qui n’est pas nôtre ; 2o L’histoire érudite et critique qui est connaissance pure et objective du passé par l’intermédiaire des documents et qui est l’affaire des spécialistes ; le temps n’a pas pour l’historien de structure propre et indépendante des constatations de fait ; contrairement à la philosophie de l’histoire, elle n’impose aucune direction au présent ; 3o L’historicité qui est la structure du temps humain, du temps subjectif ; l’existence humaine, comme le disent Heidegger ou Sartre, a en propre le souci, qui s’accompagne du projet, de l’esquisse de ce qui va être ; l’homme vit toujours en avant de lui-même dans le dépassement de lui-même ; c’est ce présent, gros du passé et tendu vers l’avenir qui est la structure même du temps.

L’histoire critique était à la fin du xixe siècle un moyen d’échapper à la philosophie de l’histoire, mais un moyen purement négatif et qui refusait au temps toute structure ; l’historicité au contraire s’en libère en montrant que le temps structuré appartient au sujet pris dans son présent : la destinée n’est pas imposée à l’individu ; elle est ce que l’homme la fait.