Les Théories cosmogoniques et la Période glaciaire

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Les théories cosmogoniques et la période glaciaire
G. de Saporta

Revue des Deux Mondes tome 95, 1889


LES
THEORIES COSMOGONIQUES
ET
LA PERIODE GLACIAIRE

La Période glaciaire, étudiée principalement en France et en Suisse, par A. Falsan, Paris, 1889 ; Alcan. — II. Sur l’origine du monde. Théories cosmogoniques des anciens et des modernes, par H. Faye, de l’Institut, 2e édition, Paris, 1885 ; Gauthier-Villars.

« Ceci est un livre de bonne foi ; » il s’agit d’un ouvrage récent dont je voudrais rendre compte, parce que, écrit en dehors des partis-pris de théorie ou d’école, il résume en un seul volume toutes les particularités, infiniment curieuses, d’une portée parfois sans égale, relatives à ce qu’on nomme « le glaciaire, » c’est-à-dire concernant l’ancienne extension des glaciers bien au-delà de leurs limites actuelles. Cette extension, dont la vraie raison d’être n’a cessé de rester problématique que lorsqu’on a bien voulu renoncer à l’esprit de système ou à des efforts d’imagination inouïs pour s’en tenir aux seuls faits judicieusement observés, coïncide avec un âge certainement antérieur aux dates historiques les plus reculées et cependant plus récent que la dernière des trois périodes géologiques entre lesquelles on a pris l’habitude, de partager les temps tertiaires ; de plus, elle coïncide avec la première apparition de la race humaine, dont elle jalonne, pour ainsi dire, l’arrivée sur notre continent. Que faut-il de plus pour attirer l’attention sur le sujet traité par M. Falsan et recommander son livre aux penseurs, aux savans, aux curieux mêmes, à tous ceux enfin que le désir de connaître et le besoin de réfléchir entraînent vers la contemplation des perspectives nouvelles qui souvient de toutes parts, comme l’aube d’un jour encore incertain, mais destiné à nous éblouir bientôt de sa radieuse clarté ?


I

Ce qui intéresse dans l’œuvre très condensée de M. Falsan, c’est que, loin de chercher les effets de théâtre, loin de s’attacher à ces changemens à vue pour lesquels on se sentait du faible autrefois quand on se figurait la nature année d’une baguette magique, multipliant les déluges, faisant intervenir la chaleur et le froid à la façon de forces ennemies se combattant, se poursuivant, entraînant à leur suite des populations antagonistes d’animaux et de plantes, le savant lyonnais se préoccupe avant tout de définir l’origine du phénomène décrit par lui. A ses yeux, quelque grandiose qu’ait été le « processus glaciaire, » et personne n’était mieux porté que l’explorateur passionné de l’ancien glacier du Rhône à en faire ressortir les proportions colossales, à ses yeux, le phénomène tout entier relève, à titre de conséquence, d’une cause générale. Il a été gouverné par une impulsion dont l’origine remonte à la constitution même du système solaire. Cette cause à laquelle sont dues les roches d’eau solide et cristalline qui forment les glaciers, c’est dans le soleil, c’est dans l’excès de chaleur et les effets de cette chaleur, rayonnant sur le globe terrestre, qu’il convient de la chercher. Là certainement est le côté original des déductions de M. Falsan : cette façon de considérer la glace et les glaciers, par suite leur extension momentanée, il n’en est pas assurément l’inventeur ; mais il a le mérite incontestable de l’avoir saisie et développée, d’en avoir fait la base et la conclusion de ses études sur la période dont il vient de nous tracer l’histoire. — Quel est le principe et le lien qui rattachent La période glaciaire à la cosmogonie, qui obligent d’avoir recours, pour l’expliquer, à l’action du soleil, comme à une source permanente, à un foyer toujours actif de lumière et de chaleur ? Ce principe est celui qui a présidé à la marche même de la chaleur, qui, après lui avoir donné naissance, a gouverné son intensité, et, après l’avoir fait croître, a entraîné sa décroissance, en déterminant son rôle vis-à-vis des élémens, d’abord raréfiés et gazeux, puis graduellement condensés, qui ont formé notre’ planète. — Toutes les substances matérielles passent effectivement ou du moins se présentent sous trois états : gazeux, liquide, finalement solide, soit que ces substances demeurent simples, ce qui est rare, soit qu’elles se combinent entre elles, selon des modes très variés d’affinité ou de réaction chimiques. L’eau, elle aussi, passe par ces trois états, et contrairement à ce qui a lieu pour d’autres substances, depuis longtemps fixées à l’état solide, telles que la plupart des métaux, elle s’offre encore à nous sous les trois états : de vapeur invisible ; de liquide à peu près incolore, c’est l’eau ; de corps solide, transparent et cristallin, ou glace. Il existe même, entre les états gazeux et liquide, un état intermédiaire, semi-gazeux, qui se présente dans les nuages, et un autre, opérant la transition entre l’eau et la glace, qui est la neige. De la neige floconneuse, on passe à la neige finement granuleuse ou « névé » qui finalement se convertit en glace solide et consistante, celle des glaciers. L’eau, si l’on remonte à des temps très éloignés, où le globe, après avoir été incandescent, conservait encore une chaleur propre très élevée, a été certainement tout entière à l’état de vapeur répandue au sein de l’atmosphère, et l’on sait que, dans cet état, elle est d’une transparence parfaite ; puis, un moment est venu où elle a pu former des nuages, ruisseler en pluie et se rassembler à l’état liquide, d’une façon d’abord momentanée, ensuite permanente. Mais, de même que l’eau liquide a dû rester longtemps inconnue sur la terre, l’eau solide, neige ou glace, l’a été longtemps aussi, autant que l’est pour nous l’oxygène, l’azote ou l’hydrogène, que les efforts obstinés de la science ont pu seulement nous faire entrevoir dans cet état il y a peu d’années.

La glace est donc venue à son tour, à son heure, et ce fut un événement immense, sur le globe, que le jour où la neige blanchit les hauteurs pour la première fois. Comment se produisit-elle ? Sans doute et avant tout par les progrès du refroidissement, sur lequel nous reviendrons tantôt ; mais enfin à la faveur de quelles circonstances ? M. Falsan a soin de nous l’apprendre : au moyen de ce qu’il nomme les « condenseurs ou condensateurs réfrigérans, » c’est-à-dire les points du globe accidentellement ou normalement plus froids que le reste de la surface. Sur ces points et dans ces endroits, l’abaissement de la température dut, à un moment donné, atteindre un degré équivalent à celui de la congélation. Or ces points du globe terrestre sur lesquels le froid a dû se localiser sont nécessairement de deux sortes : les pôles, d’une part, et, d’autre part, les hauteurs ou aspérités superficielles, soit les élévations montagneuses. — Aux pôles, c’est l’obliquité des rayons solaires, effet direct de l’inclinaison de l’axe sur le plan de l’orbite, diminuant leur force calorifique ; sur les montagnes, c’est l’altitude atteignant à des régions atmosphériques où l’air trop raréfié cesse de retenir la chaleur, qui entraînent l’abaissement. Sur les hauteurs rapprochées des régions polaires, les deux causes réunies concourent à un seul et même résultat : l’accumulation de la neige ; et, dès que la chaleur du jour ou celle des saisons est impuissante à faire fondre la neige accumulée, celle-ci, devenue permanente, aboutit aux glaces massives, sujettes à s’accroître d’année en année, à s’étendre en recouvrant le sol, à glisser et à s’avancer sur les déclivités qui les encaissent jusqu’au moment où l’équilibre entre la fusion et l’accumulation se trouve rétabli. C’est alors le glacier ; et c’est à des circonstances entraînant la formation, sur le flanc des montagnes, de plus de glaces que l’été ne pouvait en faire fondre, qu’est due en définitive l’extension glaciaire, et, avec elle, l’ensemble des phénomènes relevant de cette cause et compris sous le nom de période glaciaire.

Ainsi, tant que le globe que nous habitons, en plongeant au fond du passé, n’a pas été assez froid pour que, au moins aux pôles, la température s’abaissât jusqu’au point de la congélation, c’est-à-dire jusqu’au zéro de notre échelle thermométrique, et, d’autre part, tant que l’atmosphère est restée assez dense et assez étendue pour qu’il fût impossible aux reliefs montagneux d’atteindre la limite où la raréfaction de l’air devient sensible, la glace est demeurée inconnue sur notre planète ; et même, il est permis de l’affirmer, au début du phénomène, elle a dû être aussi exceptionnellement rare que le mercure solide l’est maintenant encore sous nos yeux. L’ancienne élévation de la température terrestre, aussi longtemps qu’elle s’est traduite par une absence de froid relatif, mettant obstacle à la congélation de l’eau, constitue donc en soi un phénomène qui domine, on peut le dire, le passé entier de notre globe et qui répond à un état primitif ; de même que l’altération graduelle de ce phénomène correspond aux préludes d’un état nouveau, succédant à l’autre, destiné à s’accentuer toujours davantage, et dont l’extension des glaciers n’est, aux yeux de M. Falsan comme aux nôtres, qu’une dernière conséquence et la plus extrême de toutes. Compris de cette façon et dans une acception très générale, le phénomène en question, nous le voyons d’ici, se rattache sans effort à deux ordres très différens d’idées et de recherches, destinés pourtant à se prêter un mutuel secours, à se contrôler et finalement à s’accorder un jour, de façon à ce que l’homme appuyé sur eux devienne capable de saisir et d’atteindre la vérité tout entière. Ces deux ordres d’idées sont, d’une part, l’ordre géologique qui fournit les indices, qui livre les documens et permet de saisir un long enchaînement de faits antérieurs à nous ; d’autre part, l’ordre astronomique fondant ses théories sur l’interprétation des faits actuels, de ceux qu’elle découvre au fond des espaces célestes. En définitive, l’astronomie, par le pouvoir qu’elle a d’établir une comparaison féconde du présent avec le passé, est seule en mesure de donner la clé des phénomènes d’autrefois.

Ramené à ces termes, le problème a une double portée, et sans vouloir sortir du cadre dans lequel M. Falsan s’est placé, il est permis de se demander, dès à présent, à quel point les théories cosmogoniques s’accordent ou ne s’accordent pas avec les données de la géognosie pure, en vue d’une solution, sinon absolue et immédiate, tout au moins approximative des questions que nous venons de poser. Il s’agit, remarquons-le, de ce qu’il y a de plus haut dans la science des choses, et, par une coïncidence qui ne saurait échapper, l’homme lui-même s’y trouve intéressé. Les notions relatives à l’origine de la race humaine semblent effectivement dépendre en partie de l’éclaircissement des difficultés que présente le phénomène de l’extension glaciaire ; et l’influence due à cette extension n’a pas été certainement sans portée aucune sur l’avenir des peuplades dont la présence se trouve constatée alors en Europe, pour la première fois.

Comment a du se constituer, non pas l’univers entier, c’est-à-dire l’ensemble de toutes les choses visibles, — l’imagination effrayée recule devant l’immensité insondable des cieux, — mais notre petit univers à nous, le système solaire dont la terre fait partie, dont le soleil occupe le centre et dont les limites actuellement connues s’étendent jusqu’à l’orbite de la planète Neptune ? Avant de répondre à cette question, il faut savoir que, dans cette réunion de mondes épars dont l’univers, se trouve composé, sous le regard perçant des astronomes et en se confiant à l’un de ceux qui ont le mieux réussi à analyser les notions résultant de l’usage des plus puissans instrumens[1], on observe une classification au moyen de laquelle les mondes ont été répartis en plusieurs catégories distinctes, autant d’après leur aspect que d’après la nature de leur lumière et, par cela même, des élémoes qu’ils comprennent. M. Faye distingue d’abord les nébuleuses, soit entièrement diffuses, soit régulières et condensées en anneaux ou en sphères, mais toujours formées de substances gazeuses d’un pouvoir comburant très faible[2] et que la moindre chaleur suffit à maintenir parfaitement fluides. Il distingue ensuite des nébuleuses vraies[3], les formations stellaires plus riches en substances variées, les unes gazeuses, les autres tendant à devenir solides, se prêtant par leur rapprochement à des combinaisons variées, susceptibles de brûler avec une lumière et une chaleur bien plus intenses, à former enfin en se condensant des foyers ardens : ces foyers sont alors des soleil comme le nôtre. Notre système appartient, en effet, à cette seconde catégorie de formations ; mais il en existe de plus d’une sorte, plus avancées vers leur terme final on plus voisines de leur origine première, qui correspond toujours à un état diffus, ou bien encore constituées autrement que notre système solaire. Il en est ainsi, par exemple, des « amas stellaires, » dans lesquels, au lieu d’un astre central, on aperçoit une multitude de points lumineux, égaux entre eux, distribués avec régularité et dont l’attraction mutuelle, en se balançant, assure la stabilité, sans qu’il soit possible de se rendre compte des particularités inhérentes à un système cosmique aussi éloigné de celui auquel nous appartenons. Ensuite viennent les étoiles doubles, c’est-à-dire les soleils lumineux, autour de chacun desquels circule une planète également lumineuse et presque aussi grande que l’astre qu’elle accompagne, en décrivant une orbite toujours plus ou moins excentrique. Les étoiles isolées, à lumière blanche, comme Sinus, jaunes comme Aldébaran et le soleil lui-même, ou rougeâtres et touchant, à ce que l’on croit, à une phase plus avancée de refroidissement, peuvent et doivent effectivement avoir autour d’elles des planètes obscures, mais impossibles à apercevoir à de pareilles distances. Quoi qu’il en soit, c’est à cette dernière catégorie de mondes et à celle des étoiles jaunes plus particulièrement, qu’il faut rapporter notre soleil avec son cortège de planètes.

La théorie astronomique, admise d’un consentement universel depuis Laplace, entrevue déjà par Emmanuel Kant, fait naître chacun des systèmes dont nous venons de parler de la condensation graduelle des élémens, originairement répandus à l’état de matière diffuse, qu’ils comprenaient. C’est de ce rapprochement, de cette concentration, qu’est sorti le mouvement et avec lui la chaleur et la lumière, finalement la circulation des différentes sphères, principales ou secondaires, obéissant à l’appel de la gravitation, les masses les plus faibles dépendant toujours des plus fortes et se trouvant retenues autour de celles-ci. L’incandescence et la fluidité ont résulté nécessairement de ce mouvement condensateur et du pouvoir comburant des substances destinées à rougir les unes sur les autres et finalement il se combiner. Les planètes ou corps obscurs, tels que la terre, ne diffèrent réellement pas de l’astre central lumineux, dont elles dépendent ; il s’ensuit qu’elles ont eu aussi leur période d’incandescence et de fluidité ignée, pendant laquelle elles n’ont cessé de briller et de se comporter en tout à la façon d’une étoile secondaire par rapport au foyer central, tout en jouant le rôle de ce dernier à l’égard de leurs propres satellites. Dans toute conception cosmogonique, il faut nécessairement en venir à l’idée d’un mouvement initial, d’une impulsion première de tout le système, et, en remontant encore, au-delà des mondes particuliers, à un état marquant le point de départ de toutes choses ; après quoi, il ne reste plus à la pensée humaine qu’à invoquer l’intervention d’un Dieu créateur. C’est là l’hypothèse dont Laplace, assure-t-on, aurait affirmé pouvoir se passer, mais peut-être uniquement parce que, bornant ses vues à l’explication de l’origine de la nébuleuse solaire, il avait ainsi évité de se trouver en face du problème que pose inévitablement la considération du commencement de tout, nous voulons dire de la substance indéfinimens et également distribuée et diffuse. C’est là un stade auquel l’esprit humain aboutit toujours comme nécessairement antérieur à tous les autres, et, selon une belle pensée de M. Faye, la voie lactée représenterait un délaissement, un résidu vague des matériaux dont l’univers aurait été primitivement constitué et qui seraient restés en dehors des impulsions très diverses auxquelles les mondes auraient dû leur naissance. On sait que Laplace fait venir le système solaire d’une condensation centrale de la nébuleuse primitive, dont l’atmosphère prodigieusement étendue aurait ensuite donné naissance aux planètes, au moyen de délaissemens ou zones abandonnées successivement, qui auraient pris d’abord la forme d’anneaux avant de se convertir en autant de sphères fluides et lumineuses à l’origine, puis encroûtées et solidifiées. Il se trouve pourtant que, dans l’hypothèse de Laplace, le soleil est déjà en voie de formation et de condensation, bien avant que le globe terrestre, né après lui, cessant d’être fluide, ait pu atteindre un degré de refroidissement de sa masse suffisant pour maintenir l’eau à l’état liquide à sa surface et permettre à la vie de s’y manifester et de s’y maintenir. On connaît les conditions indispensables à ce développement de la vie, qui ne saurait avoir lieu tant que l’eau est assez chaude pour coaguler l’albumine, cet élément essentiel à tous les êtres organisés. D’autre part, comme il n’est pas impossible de calculer la quantité de chaleur acquise par le soleil en vertu de la condensation graduelle des élémens compris dans sa sphère d’attraction et renfermés dans son orbite actuelle ; comme on sait également la masse de chaleur annuellement dépensée par ce même astre, on arrive à cette conclusion que « le soleil n’a pu rayonner la chaleur et la lumière, avec l’intensité actuelle, pendant plus de quinze millions d’années[4]. » Ce chiffre effrayant est cependant notoirement inférieur à celui qu’adoptent la plupart des géologues, lorsque, supputant ce qu’il a fallu de temps pour le dépôt des couches accumulées, depuis que la vie existe sur le globe, ils réclament une vingtaine de millions d’années, en adoptant les calculs les plus modérés[5]. M. Faye n’a pas manqué de faire ressortir, dans son livre, l’existence d’une contradiction frappante entre les données de l’astronomie, admettant avec Laplace l’émission successive des planètes sorties de la masse solaire, et les exigences de la géologie et de la biologie. Il est vrai que le docteur Blandet, tout en retenant l’hypothèse de Laplace, avait essayé de l’interpréter de telle façon qu’elle pût s’adapter à l’explication de l’histoire de la vie sur le globe : il supposait un accroissement du diamètre apparent du disque solaire, assez considérable aux époques primaire et secondaire pour annuler les effets de l’obliquité de l’axe terrestre, en projetant sur les pôles une illumination permanente. Le globe du soleil, encore loin de sa contraction actuelle, aurait alors coïncidé avec l’orbite de la planète Vénus. M. Faye affirme cependant que, dans le système de Laplace, l’atmosphère raréfiée de l’astre central aurait seule occupé, avant sa contraction finale, les régions où se tiennent les planètes inférieures, tandis que sa photosphère, seule partie de l’astre qui dispense la chaleur et la lumière, n’aurait présenté, aux époques marquées par le docteur Blandet, qu’un diamètre apparent triple tout au plus de ce qu’il est maintenant, et non pas quatre-vingt-six fois plus grand qu’aujourd’hui, comme il aurait fallu pouvoir le supposer. Mais si, malgré ses côtés faibles, l’hypothèse du docteur Blandet reçut un accueil favorable de la part de beaucoup de géologues, au nombre desquels MM. d’Archiac et de Lapparent tiennent le premier rang, combien à plus lorto raison la théorio de M. Faye ne se recommande-t-elle pas à l’adhésion de ceux à qui est familier le passé de la terre, tellement elle rend raison des scènes dont celle-ci fut autrefois le théâtre.

L’éminent astronome conçoit le lambeau chaotique, d’où notre monde serait sorti, comme à peu près rond et homogène à l’origine, ayant une partie de ses élémens affectés d’un faible et lent mouvement tourbillonnaire ou giratoire, dans un milieu d’une densité à peine sensible. De ces premiers mouvemens ou girations étendus et régularisés, il fait naître des anneaux qui tournent, dans un sens déterminé, autour d’un centre vide encore et pour longtemps de l’astre qui devra plus tard s’y placer. Puis, dans chacun de ces anneaux, des tourbillons partiels en amènent la décomposition, sans altérer le sens du mouvement giratoire qui les entraîne, jusqu’au moment où, les plus forts de ces tourbillons attirant et absorbant les autres, l’un d’entre eux se substituant finalement à l’anneau, celui-ci fait alors place à une masse sphérique tournant sur son axe, dans une direction plus ou moins perpendiculaire au plan de l’anneau, et la nouvelle planète se trouve formée. Mais lente est cette formation, et il lui reste à traverser une longue période de concentration de tous les élémens encore diffus qu’elle comprend, période au cours de laquelle elle donnera naissance, vers les limites extrêmes d’un globe encore nébuleux, aux anneaux d’où sortiront les satellites ; d’autre part, et en même temps, les particules élémentaires les plus denses, destinées à se liquéfier les premières et à engendrer le plus de chaleur, viendront occuper la région centrale de la planète, pour longtemps ardente et lumineuse. C’est à ce moment de la formation, relativement avancée, du système que M. Faye entrevoit la première ébauche du soleil. Au centre, demeuré vide de ce chaos à peine organisé, viendront se rendre de toutes parts, en décrivant des ellipses aussi allongées ou plus excentriques encore que celles des comètes de nos jours, tous les matériaux qui n’auront pas été compris dans les anneaux ou englobés décidément par les planètes, et il se constituera ainsi une masse centrale démesurée en diamètre, mais n’exerçant encore, à raison de sa très faible densité, qu’une action attractive à peine sensible, tendant vers la forme sphérique, luisant d’une pâle clarté, n’ayant encore aucune force radiante, tandis que, vers les limites extérieures du système, les zones qui donneront naissance aux planètes les plus éloignées persistent à l’état d’anneau, leur formation plus tardive expliquant l’existence des anneaux de Saturne.

Nous assistans ainsi aux débuts des temps géologiques, de ceux qui précédèrent immédiatement l’éclosion de la vie sur le globe terrestre, incandescent à l’origine, mais se refroidissant peu à peu. Les eaux, d’abord entièrement vaporisées, commencent à retomber en flots liquides ; la croûte superficielle, remaniée à plusieurs reprises et injectée par les matériaux en fusion venus de l’intérieur, tend à se consolider, bien qu’elle garde encore un pouvoir de transmission calorique qu’elle perdra plus tard. L’ébauche solaire achève parallèlement de se constituer ; sa masse s’accroît par la chute de loua les matériaux extérieurs à l’orbite terrestre, qui vont la rejoindre de toutes parts. On ne peut songer sans étonnement à l’énormité des chiffres qui représentent la somme de chaleur acquise provenant de ces chutes de matières arrivées des régions les plus lointaines et tombées du fond1 des espaces planétaires. L’incandescence et la lumière du soleil, d’abord très faibles et semblables au plus pâle crépuscule, commencèrent ainsi à briller ; elles percèrent enfin la densité de l’atmosphère terrestre, tandis que la surface de notre globe, après avoir abaissé sa chaleur propre, au-dessous d’une trentaine de degrés, se trouvait dans des conditions de nature à admettre les premières manifestations de la vie.

Il semble que maintenant il nous soit facile de saisir comment le soleil et la terre se trouvèrent en présence l’un de l’autre : celle-ci en voie de refroidissement, déjà couverte par les eaux, sous une lourde et dense atmosphère de vapeurs, attendant les premiers êtres vivans, dont les germes ne tarderont pas à éclore, pour se répandre et se multiplier ; le premier, — nous voulons dire le soleil, — ayant absorbé tous les matériaux de la nébuleuse, perdant peu à peu sa forme ellipsoïdale originaire, attirant à lui, par sa force attractive plus puissante, les trois planètes les plus voisines : Terre, Vénus, Mercure, dont les orbites tendent à se rapprocher de la sienne. Celle-ci prend, en se rétrécissant progressivement, une figure sphérique, tandis que sa température s’élève par le fait même de cette condensation et que les radiations lumineuse et calorifique, de plus en plus énergiques, percent enfin l’atmosphère terrestre, encore encombrée de vapeurs d’eau, et font luire à la surface de notre globe une lumière diffuse qui s’étend sans obstacle jusqu’aux contrées polaires et qui doit avoir éclairé les premières plantes. N’est-ce pas, effectivement, ce qui frappe dans la végétation des époques reculées, de celles du temps des bouilles en particulier ? ne comprenait-elle pas, avant tout, des fougères, celles de toutes les plantes encore vivantes qui recherchent l’ombre de préférence, qui redoutent le plus les rayons directs du soleil, l’éclat d’une lumière trop vive ? Adaptées sans doute, dès l’origine, à la brume tiède du ciel voilé des premiers âges, elles choisissent encore sous nos yeux les conditions qui s’en rapprochent le plus.

Ce qui va suivre n’est qu’une conséquence nécessaire des prémisses que nous venons de poser à la suite de M. Faye. Il est aisé de concevoir que la lumière et la chaleur déversées par le soleil n’aient cessé de croître en intensité à mesure que l’astre allait en se contractant, à mesure aussi que, parallèlement, l’atmosphère terrestre épurée gagnait en transparence et se dépouillait de vapeurs, à mesure enfin que le sol perdait les derniers restes de sa chaleur propre et cessait de pouvoir aider au maintien d’une température égale sur toute la surface du globe. Il vint donc un moment où, le disque solaire étant réduit à un diamètre apparent assez peu éloigné de celui qu’il présente sur notre ciel, et l’atmosphère se trouvant ramenée à une moindre étendue, la prépondérance fut désormais acquise à la seule action du foyer central ; mais on conçoit aussi l’existence longtemps prolongée, immense sans doute en la supputant par myriades d’années, qui dut s’écouler entre les premières contractions de la masse solaire, déjà lumineuse et parfaitement sphérique, et l’âge où cette masse, sensiblement rapprochée de sa dimension actuelle, décidément impuissante à déverser des radiations assez vives pour neutraliser les effets de leur obliquité vers les pôles, fit apparaître les saisons, d’abord très faiblement accusées, mais ensuite et graduellement plus accentuées, livrant les pôles à l’envahissement du froid.

D’accord avec la théorie astronomique et lui prêtant l’appui de ses notions, la géologie est là pour attester que les saisons ne se prononcèrent en effet, et que les alentours du pôle ne se refroidirent réellement que vers la fin des temps secondaires, que ce mouvement fut très lent à s’accentuer et qu’encore dans le cours du premier tiers de la période tertiaire, une riche végétation forestière, analogue à celle des parties boisées de la zone tempérée actuelle, s’avançait soit dans la direction du Groenland, soit du côté du Spitzberg, jusqu’aux approches du 80e degré de latitude nord. À cette époque cependant, la neige devait avoir fait, depuis longtemps, son apparition dans les régions circumpolaires ; déjà, sans doute, elle avait couvert la cime des plus hautes montagnes, sinon formé des glaciers jusqu’au pied de certaines vallées. Si l’Europe d’alors, celle qu’une vaste mer coupait par le milieu, avec ses palmiers, ses lauriers, ses canneliers, ses chênes verts et sa température subtropicale, avait aussi des neiges et de la glace permanentes, ce qu’il est possible de conjecturer, mais non de connaître positivement, ce ne pouvait être que sur le sommet des chaînes les plus élevées, et nous ignorons les proportions de celles qui pouvaient exister à cette époque. Il semble qu’il y ait eu à cet égard une sorte de gradation et que la date d’érection des plus hautes chaînes, de celles au moins qui dominent actuellement le continent européen, soit relativement récente. C’est certain en ce qui touche les Alpes. La mer éocène, celle du Flysch qui termine cette période, ont laissé des vestiges de leurs dépôts bouleversés jusque sur la crête des montagnes alpines, dont le soulèvement est postérieur, postérieur même au retrait de la mer mollassique. En s’opérant, cette érection gigantesque a accumulé des masses prodigieuses de matériaux charriés et remaniés par les eaux, et dont le Righi paraît entièrement formé. Alors seulement, c’est-à-dire dans le cours du pliocène, put se manifester le phénomène glaciaire proprement dit, celui du moins qui eut les Alpes pour théâtre et qui précéda de très peu la venue en Europe de la race humaine. De là en particulier le glacier de la vallée du Rhône qui procédait du Mont-Blanc et que M. Falsan a choisi comme type de son étude. Le phénomène, quand il eut pris naissance, à l’exemple de la plupart de ceux dont il a été question jusqu’ici, progressa lentement, mais aussi ne s’arrêta pas, une fois inauguré. Originairement au moins, il ne semble avoir apporté aucun trouble à la marche insensible, mais destinée à ne jamais subir d’arrêt ni de recul, de l’abaissement des climats, de la dégradation lente, mais inexorable, de la température, qui devait aboutir à l’exclusion de tant de végétaux éliminés du centre ou du midi de l’Europe, tout en en épargnant quelques-uns çà et là, à titre d’épaves et de vestiges, menacés de disparition et persistant malgré tout sur certains points du littoral méditerranéen.


II

Nous voyons maintenant comme tout se lie, depuis la distribution en anneaux planétaires des élémens de la nébuleuse et la première ébauche du noyau central, jusqu’aux dernières contractions de l’orbite solaire. Les phénomènes se suivent et s’enchaînent dans une étroite dépendance les uns des autres. Ils tendent et par la raréfaction de l’atmosphère et par l’élévation croissante des sommets et par les conséquences extrêmes de l’obliquité des radiations vers les pôles, à l’établissement des saisons, puis à la différenciation des climats par zones, finalement à la naissance du froid, soit polaire, soit altitudinaire ; et ce froid, comment vint-il à se manifester sinon par la conversion en neige, puis en glace d’un élément jusqu’alors demeuré liquide, mais influencé jusqu’à la congélation dans deux sortes d’endroits ou régions, jouant le rôle de « condenseur : » de là, en dernière analyse, les glaciers. Ceux-ci, une fois formés, s’étendront inévitablement et sur une échelle d’autant plus vaste que les conditions auxquelles ils doivent leur origine seront plus favorables à cette extension. Autour des pôles, où le froid altitudinaire se combine avec celui qu’engendre la latitude, elle aboutira à la constitution d’une calotte presque continue de masses glacées, ne laissant en dehors d’elle qu’un petit nombre de points et, à la vie, que de rares et étroites stations qui lui permettent de persister. De plus, les glaces polaires, lorsqu’elles auront pris possession de leur domaine, comme au Groenland, au Spitzberg et ailleurs, pourront bien osciller dans certaines limites, mais sans jamais être véritablement refoulées. Ailleurs, au contraire, sur les montagnes des pays naturellement tempérés, là où l’altitude seule permet à la glace de devenir permanente, son extension à l’état de glaciers et les retraits possibles de ces mêmes glaciers tiennent à des causes ou facteurs soumis à des lois plus complexes : de là, tout un ensemble de circonstances directement ou indirectement liées au phénomène glaciaire, que nous essaierons de résumer, en prenant pour guide M. Falsan.

Rien de plus multiple en soi que le phénomène, par les conséquences de toutes sortes qu’il a engendrées, et dont la revue, un peu complète, demanderait des volumes. Les effets matériels, c’est-à-dire les transports et accumulations de particules solides, n’ont pas eu moins d’importance que les effets d’influence provenant du climat local modifié, du régime et des conditions de milieu offerts aux animaux aussi bien qu’à l’homme. Les glaciers marchent, ils s’avancent, ils s’étendent et, comme des radeaux en mouvement, ils opèrent la transmission, à partir des plus hauts sommets jusque dans le fond des vallées, des plateaux, des plaines envahies par eux, de tous les blocs, de tous les débris rocheux, de tous les amas boueux ou détritiques mis à leur portée et soumis à leur action. On le sait de reste ; mais on ne l’a pas toujours su, et le livre de M. Falsan énumère les théories, analyse les recherches dont furent l’objet les déjections glaciaires, le lehm, les blocs erratiques et les amas morainiques, dont la vraie nature échappa si longtemps à la perspicacité même des hommes de génie, tels que Cuvier ; jusqu’au jour où. J. de Charpentier et L. Agassiz saisirent le lien entre le terrain erratique et les glaciers actuels.

L’ensemble de tous ces matériaux de transport a formé dans certaines régions, autrefois complètement envahies, une sorte de manteau répandu au loin et s’élevant à une hauteur déterminée. L’action et l’impulsion glaciaires une fois disparues, après le ravinement des eaux, une partie de ces élemens ont persisté sur le sol ; et, dans beaucoup de cas, ils sont assez puissans, assez nettement caractérisés, pour imprimer aux pays dont ils occupent la surface un aspect spécial, que M. Desor désignait sous le nom de « paysage morainique. » Le voyageur qui traverse l’Ecosse ou la Scandinavie, même en chemin de fer, et pour peu que son attention soit éveillée, découvre cette physionomie, et les anciennes moraines démantelées lui apparaissent comme les ruines encore debout de monumens dus aux seules forces de la nature, déployant toute son énergie, sans autre limite que celle des lois qui la gouvernent. Insouciante et brutale, elle marche écrasant la vie sur son passage, impuissante pourtant à l’anéantir, et celle-ci, à son tour triomphante, est venue reprendre possession de son premier domaine ; elle y règne de nouveau d’autant plus fraîche, d’autant plus gracieuse, que certaines plantes ne se développent et ne fleurissent nulle part mieux que sur le sol morainique, favorisées par le mélange de particules siliceuses qu’il renferme.

Mais ce sont les blocs erratiques, ces témoins irrécusables de l’énergie des anciens glaciers, qui fixent l’attention par leur singularité même. Distribués sans ordre, tantôt épars, tantôt amoncelés, ils étonnent souvent par leur masse. Posés sur le sol, comme par une main invisible, avec leurs angles vifs, leurs accidens à peine émoussés, ils durent frapper la vue de très bonne heure et devenir l’objet, de la part des populations ignorantes, d’une sorte de culte superstitieux. Des signes mystérieux, des creux intentionnels, même des bas-reliefs grossiers furent gravés jadis sur leurs faces.

Certains d’entre eux, tels que celui de la vallée d’Oo, dans les Hautes-Pyrénées, se trouvent surmontés d’une croix. Appuyés et comme suspendus sur d’autres blocs ou fichés en terre de façon à toucher à peine le sol par une base anguleuse, ils offrent un rapport frappant avec les dolmens et les menhirs, ces œuvres de l’homme primitif qui, en les érigeant, imitait, peut-être inconsciemment, celles de la nature. Il est du moins certain que dans la Scandinavie du sud, la plupart des dolmens ou sépultures mégalithiques dont la région est peuplée, ne consistent le plus souvent que dans des blocs erratiques utilisés et régulièrement assemblés, tellement ces sortes de matériaux, s’offrant d’eux-mêmes aux regards de l’homme primitif, l’invitaient à s’en servir pour ses rites funéraires. Les instrumens de pierre, retirés de ces dolmens Scandinaves, sont innombrables, et leur polissage dénote un âge bien postérieur à celui de l’extension glaciaire, l’accès des régions du nord n’ayant été ouvert à l’homme qu’au moment où elles cessèrent d’être obstruées et inaccessibles. Les noms vulgaires de : « Enfans trouvés, Pierre-du-Diable, Galet-de-Gargantua, » mentionnés par M. Falsan, traduisent cette impression superstitieuse des populations, et le bloc perché de La Motte-Servolex, en Savoie, horizontalement suspendu sur deux pierres obliquement fixées au sol, réveille invinciblement dans l’esprit l’idée d’un véritable dolmen, bien que l’action glaciaire soit en définitive la seule cause à invoquer. Plusieurs de ces blocs atteignent des proportions colossales ; il en est qui mesurent jusqu’à 11,000 mètres cubes ; ceux de. 1,000 à 2,000 mètres ne sont pas très rares ; ceux de 500 à 600, assez répandus ; mais on conçoit que ces dimensions soient sujettes à diminuer à mesure que l’on s’écarte du point d’origine ; et pourtant les environs de Lyon, les vallées de la Bresse et celles du Bas-Dauphiné en comprenaient un grand nombre d’intacts, il y a peu de temps encore, dont plusieurs cubant jusqu’à 000 mètres et au-delà. La facilité de débiter ces blocs, comme matériaux de construction, aurait à la fin entraîné leur destruction, si des savans de premier ordre, en Suisse, en Allemagne, aussi bien qu’en France, ne s’étaient entendus pour en obtenir la préservation, à titre de monumens « nationaux. » De là, une commission dite des « blocs erratiques » chargée d’inventorier soit dans la région des Alpes, soit au pied des Pyrénées, les blocs les plus remarquables, marqués de grands numéros et confiés à la garde ou à la protection bienveillante de l’état. Lorsque, aux blocs erratiques de toute dimension, on ajoute le lehm ou loess, ou autrement le limon glaciaire, formé de toutes les particules ténues, emportées par les eaux, et exploité sur divers points sous le nom de « terre à pisé, » et que l’on reconstitue ainsi l’ensemble des matériaux arrachés en divers temps aux sommets alpins et charriés par les anciens glaciers, l’esprit demeure confondu de la masse énorme entraînée par l’érosion glaciaire et que les montagnes ont dû perdre, masse certainement suffisante pour faire croire à la diminution de celles-ci en étendue verticale, par le fait d’une ablation opérée graduellement, sur une vaste échelle et durant un temps très long. De là, à la notion théorique que le phénomène glaciaire lui-même et plus tard son retrait auraient pu relever en entier de cette cause, il n’y a qu’un pas, et ce pas a été effectivement franchi ; nous le verrons bientôt.

Que l’on invoque la théorie de la surélévation antérieure et de l’ablation subséquente, celle-ci agissant en sens inverse de l’autre, théorie dont l’honneur reviendrait, d’après M. Falsan, à J. de Charpentier qui la formulait en 1834, ou que l’on s’en tienne à l’observation stricte des faits, il est difficile, nous l’avons dit plus haut, de ne pas rattacher directement la naissance, puis l’extension des glaciers de l’Europe centrale au soulèvement des Alpes, événement que tous les géologues placent dans le dernier tiers de l’époque tertiaire et dont le résultat immédiat fut de constituer des « condenseurs » jusqu’alors inconnus, et par suite d’établir sur tous les points supérieurs à une altitude déterminée[6] des champs de névé, par conséquent des glaciers, formation auparavant impossible, mais ne cessant dès lors de progresser à raison même de la douceur relative et de l’humidité générale des conditions de climat dont l’Europe d’alors jouissait. Ce dernier fait est attesté par les flores contemporaines, particulièrement celle de Meximieux, près de Lyon, explorée avec tant de soin par M. Falsan, et celles du Cantal, dont la connaissance est due à M. B. Rames. Une fois constitués, les glaciers n’eurent qu’à descendre, qu’à prendre de l’extension, jusqu’à atteindre les proportions énormes que les explorateurs leur ont reconnues. La cause qui leur donnait naissance était aussi celle qui influait sur leur marche en avant, sans autre limite à cette marche que celle tenant à l’intensité même de la cause qui la provoquait. Pour que la progression d’un glacier cesse d’être illimitée, il faut avant tout que la fusion diurne et estivale balance la congélation nocturne et hivernale. Le glacier devra s’arrêter dans ce cas ; il ne reculera que si la fusion dépasse en activité la puissance de la congélation. On voit que l’étendue des superficies couvertes par le névé et la proportion de neiges annuellement départie, proportion en rapport nécessaire avec l’humidité du climat, influent directement sur le phénomène dont elles déterminent l’intensité. En définitive, un climat relativement égal et pluvieux en toutes saisons, en apportant beaucoup de neige sur les sommets et ne produisant qu’une chaleur trop faible pour pousser à la fusion, a dû être le plus favorable de tous à l’extension glaciaire.

Tels sont en quelques lignes, et sans entrer dans des détails qui entraîneraient trop loin, l’explication et le vrai sens de la période glaciaire ; mais si les glaciers étaient alors et furent pendant longtemps les appendices obligés des grandes chaînes, même des médiocres, telles que les Vosges et le Cantal, si, dans le nord du continent, une immense merde glaces prit possession et de l’Ecosse et de la Scandinavie, il ne s’ensuit pas que notre continent fût alors inhabitable : loin de là, il fourmillait d’habitans, et les populations d’animaux, l’homme lui-même, offraient sur notre sol un spectacle et des particularités, que les savans appliqués à l’étude du quaternaire se sont efforcés de définir et de préciser. Il y a là, au premier abord, une sorte de mêlée confuse d’élémens de toutes sortes, qu’il a fallu, non sans beaucoup de peine, distribuer et répartir, tout en reconstituant les véritables traits de l’ensemble ; en empruntant pour cette œuvre le secours des diverses branches de la science, mais aussi en se défiant des vues partielles, des préjugés d’école et des conclusions prématurées.

Les contrastes, les anomalies apparentes sont loin de faire défaut : tandis que des vestiges de plantes alpines ont été signalés à des niveaux très inférieurs à ceux qu’elles occupent de nos jours, comme si l’abaissement du climat eût entraîné jusque dans les plaines les espèces indigènes des hautes régions, le figuier, le laurier, le gainier, se rencontrent indigènes près de Paris. En Provence, en revanche, le tilleul, le pommier sauvage, divers érables, descendus au fond des vallées, formaient avec les arbres méridionaux une association insolite. Les animaux étonnent encore plus, puisque le renne, si étroitement adapté au climat glacé du nord, à qui le voisinage de la neige est, pour ainsi dire, indispensable, se mêlait ou du moins se juxtaposait à des proboscidiens, tels que l’éléphant antique et le mammouth, à des rhinocéros, à un hippopotame à peine distinct de celui des fleuves africains. Ce grand hippopotame (hippopotamus major) fréquentait les eaux de la Somme ; l’éléphant antique et le mammouth s’avançaient jusque dans le sud de l’Angleterre, où la forêt ensevelie de Cromer garde leurs restes ; et dans le temps même où les troupeaux de rennes étaient répandus partout, aussi bien au pied des versans pyrénéens que dans les vallées sous-alpines et sur les rives mêmes de la Seine, l’éléphant « intermédiaire » du professeur Jourdan, dont le squelette intact a été retiré du lehm, auprès de Lyon, fréquentait les abords immédiats du plus puissant des glaciers européens, celui de la vallée du Rhône. Toutes ces particularités, contradictoires en apparence, s’expliquent naturellement dès que l’on pénètre, à la suite de M. Falsan, au sein d’un état de choses qui, n’ayant rien d’exclusif, comportait des scènes très diverses, réunies dans le cadre d’un seul et même tableau, assez vaste pour les comprendre toutes. De nos jours encore, en remontant de quelques kilomètres au-dessus de Cannes, de Grasse, d’Antibes, ne laisse-t-on pas les palmiers et les orangers pour atteindre bientôt les sapins et la neige des Alpes-Maritimes ? Y a-t-il si loin des bords enchantés du Lac-Majeur aux pentes sévères qui dépendent du Mont-Rose, et des rives tièdes du Léman aux contreforts du Mont-Blanc ? Ces contrastes et bien d’autres étaient alors plus fortement marqués que de nos jours. Les phénomènes, plus grandioses, se heurtaient et s’entremêlaient davantage, et les saisons, en se succédant, accentuaient encore les divergences locales dont les grands animaux de ce temps, libres du joug de l’homme, dans la pleine indépendance de leur instinct, savaient tirer profit, ainsi du reste qu’ils le font encore sur les points du globe où rien ne contrarie leurs tendances ni leurs mouvemens. Ce n’était pas sans doute en plein hiver, ni pour courir sur la glace que les éléphans européens s’aventuraient jusqu’au pied des moraines du glacier du Rhône ou s’avançaient dans les profondeurs boisées de l’Angleterre méridionale, à la recherche des meilleurs pâturages ; non, ils mettaient à profit la belle saison pour entreprendre ces excursions, et sans doute aussi les rennes choisissaient l’hiver, qui les chassait des plus hautes cimes, pour accourir dans les vallées inférieures et y vivre dans une abondance relative. Ces translations annuelles, que l’homme, encore trop faible, ne pouvait entraver, ne trouvaient d’obstacle que dans les carnassiers, à qui elles fournissaient des proies assurées, et dans aucun temps les fauves ne furent plus abondans qu’alors. Le lion, le tigre, l’hyène et l’ours des cavernes, ces fauves redoutables dont la puissance étonne et dont la férocité devait égaler la force, suivaient les troupes innombrables le cervidés, de bovidés, d’équidés, répandues partout, et leurs attaques se trouvaient en rapport direct avec la proportion d’herbivores aux dépens desquels ils vivaient. L’homme était là pourtant, semblable à très peu de choses près à ce qu’il est aujourd’hui, du moins d’après les restes encore bien incomplets qu’il a été donné de recueillir.

Chose non pas singulière, mais digne de remarque, ce sont ses armes ou plutôt les instrumens primitifs dont, il se servait qui nous révèlent sa présence. Sans ces instrumens de silex, taillés à grands éclats, si, par exemple, l’homme eût alors négligé la pierre pour s’en tenir au bois, nous ne saurions presque rien de lui, notre ancêtre déjà bien éloigné, tellement les débris de ses ossemens sont rares, tellement aussi leur état de conservation et jusqu’à leur authenticité laissent à désirer. Mais grâce à ces instrumens qui, en l’absence d’une division intelligente du travail, cette loi dont l’expérience seule démontrera plus tard la nécessité, paraissent avoir servi autant à frapper qu’à fendre, l’homme d’alors, le contemporain de l’éléphant antique, se découvre à nous comme tenant déjà une certaine place qu’il a réussi à s’assurer. Il fait, à ce qu’il semble, assez bonne contenance vis-à-vis de cette multitude d’animaux effrayans soit par leur masse, soit par leur force et leur cruauté, soit simplement par leur façon de vivre en groupes sociaux. L’homme de cet âge est pécheur et chasseur ; la fréquence relative des instrumens délaissés par lui sur quelques points prouve qu’il choisissait de préférence certains cantons, qui l’attiraient par la facilité d’y vivre, l’abondance du gibier, la douceur du climat. Les instrumens « chéléens, » c’est la dénomination appliquée par M. de Mortillet à ceux de la race dont nous parlons, sont rares ou inconnus dans le voisinage immédiat des anciens glaciers. Jusqu’ici, le bassin du Rhône ni les environs de Lyon n’ont fourni aucun débris de l’industrie chéléenne, qui paraît ne pas avoir pénétré au-delà du département de Saône-et-Loire. C’est dans l’ouest, ou plutôt dans le nord-ouest de la France et plus loin, dans le sud de l’Angleterre, alors réunie au continent, surtout dans les vallées de la Seine, de l’Oise et de la Somme, dans des lits de gravier, que ces instrumens ont été recueillis avec le plus d’abondance. Si l’on se souvient de ce que nous avons dit de l’existence du figuier et du laurier près de Paris, si l’on tient compte également de l’éloignement de cette région de toute chaîne assez haute pour donner naissance à un glacier, de la distance qui la sépare des Alpes, enfin, de l’influence du Gulf-Stream, très sensible le long des côtes de la Normandie, on trouvera tout simple que l’homme européen primitif soit venu s’y établir, comme dans une sorte de paradis terrestre ; — vivant à l’air libre, sous un ciel clément, exempt de saisons extrêmes, n’ayant devant lui aucun obstacle physique trop puissant, placé au bord de cours d’eau poissonneux, sur des plages fréquentées par toutes sortes d’animaux, l’homme de cet âge a dû passer des jours heureux dans des cabanes de bois léger, à peine couvert et gouverné par ses instincts de chasse qui sans doute le portaient à entreprendre tantôt au nord, tantôt vers le sud, des excursions combinées d’après l’ordre des saisons et les chances favorables à l’existence qu’il avait adoptée. Cette vie précaire dans un sens, mais libre, mouvementée, soumise à l’imprévu et non exempte d’entraînement, ni de cet amour de l’inconnu, de cette soif d’aventures propres à façonner l’intelligence, était bien faite pour ouvrir à l’homme des perspectives nouvelles, en sollicitant ses efforts en vue de l’avenir.

Nous terminerions ici un résumé déjà long, en renvoyant au livre de M. Falsan le lecteur curieux d’en savoir davantage, si M. Faye, dont nous avons exposé les vues cosmogoniques, n’avait pris soin de leur donner un complément, en les appliquant à la période glaciaire, dans une note récente, communiquée par lui à l’Académie des Sciences[7]. L’analyse de cette note servira de conclusion à nos idées interprétatives sur la période glaciaire et les causes générales dont elle a dû relever. — Remontant à la plus éloignée, mais à la plus effective de ces causes, comme aussi à la plus permanente, M. Faye la rencontre dans cette donnée géogénique, formulée par lui, et consistant à admettre que, sous les mers, à toutes les époques, le refroidissement du globe va plus vite et plus profondément que sur les continens. Admettons un instant, avec lui, cette supposition qui n’a rien par elle-même que de fort vraisemblable, et tout le reste s’en déduira comme par enchantement, puisque du même coup nous aurons obtenu des corollaires d’une importance décisive : d’abord, l’étendue continentale cédant plus facilement que le fond des mers, par suite d’une moindre consolidation, aux efforts de l’intérieur, les accidens orogéniques se trouveront plus prononcés et iront en croissant, c’est-à-dire qu’ils se traduiront à la surface des continens par des montagnes de plus en plus élevées, de mieux en mieux disposées pour donner naissance à des champs de névé, et cela dans la mesure même de la densité croissante des portions correspondant au fond des mers. Or il est parfaitement exact que cette consolidation relative, et, par elle, les effets qu’elle était destinée à produire, se seront accentués par le fait même des progrès du refroidissement des eaux, et, d’autre part, ce refroidissement dut forcément augmenter, à partir du moment où les pôles donnèrent naissance à des courans toujours plus froids, entraînés au fond des mers par leur pesanteur relative[8]. C’est par l’effet de cette circulation, qui ne s’arrête jamais, que, même sous l’équateur, la température des profondeurs océaniques s’abaisse au-dessous même de zéro. On voit donc, en résumant tous ces traits, pourquoi la terre, après avoir eu originairement des ébauches de montagnes, aurait présenté graduellement des accidens orogéniques de plus en plus considérables, et en l’apport avec l’énergie des forces internes agissant pour rompre l’écorce ; jusqu’à ce qu’enfin, dans la dernière moitié du tertiaire, les causes réfrigérantes ci-dessus énoncées ayant accompli leurs effets, les plus grandes chaînes se seraient soulevées. De plus, elles auraient acquis, en se soulevant, le surexhaussement nécessaire pour rendre compte de l’extension glaciaire qui suivit et qui aurait persisté jusqu’au moment où l’ablation mécanique des roches les plus élevées aurait ramené les glaciers aux proportions, relativement restreintes, qu’ils ont sous nos yeux. D’autre part, et l’on aurait tort de négliger ce facteur, l’extension à un moment donné aura elle-même influé sur le climat des parties du globe où elle s’effectuait, en rendant ce climat plus humide, et cette humidité, augmentant la quantité de neiges des hauts sommets, aura contribué à accroître encore la masse des glaciers et à favoriser leur marche expansive. — Selon cette manière de voir, qui n’est autre que celle de M. Falsan, l’atténuation graduelle des phénomènes généraux, d’où était sortie l’extension des glaciers, aurait suffi pour réduire insensiblement ceux-ci à des proportions plus modestes ; mais le retour possible de la même cause, c’est-à-dire une nouvelle poussée interne, non pas brusque, si l’on veut, mais de nature à surexhausser les accidens de l’écorce terrestre et le relief continental, si l’on y joint une humidité convenable, ramènerait invinciblement une période semblable, par les apparences physiques qu’elle présenterait, à celle que l’homme enfant a certainement traversée, du moins en Europe ; car il n’est pas établi que le phénomène ait eu partout la même intensité, encore moins qu’en dehors des points de l’étendue continentale qui en étaient affectés, les autres régions du globe, à latitude égale, s’en soient véritablement ressenties au-delà d’un certain périmètre.


G. DE SAPORTA.


  1. Voir, dans le livre de M. Faye, Sur l’Origine du monde, le chapitre XI, intitulé : l’Univers et la Classification des mondes.
  2. Telles que l’hydrogène ou l’azote.
  3. Dites encore : non résolubles.
  4. Dix-huit millions d’années, en admettant les calculs de sir William Thomson. (Voyez les Hypothèses cosmogoniques, Examen des théories scientifiques modernes sur l’origine des mondes, par L. Wolf, de l’Institut, Paris, 1885, p. 28.) — M. Wolf cite des calculs de géologues portant à 500 millions d’années le temps nécessaire à la formation des terrains stratifiés de l’écorce terrestre ; mais cette supposition lui paraît avec raison entachée d’exagération.
  5. Traité de géologie, par A. de Lapparent, p. 1255.
  6. La hauteur ou niveau au-dessus duquel la neige devenue permanente peut donner naissance à un glacier dont elle représente la source et assure l’alimentation, varie selon les temps. — Actuellement cette limite est placée entre 2,700 et 2,800 mètres sur les Alpes et les Pyrénées ; sur le Caucase, elle est fixée à 3,300 mètres, et remonte jusqu’à 5,000 mètres sur l’Himalaya.
  7. Séance du 19 août 1889, comptes-rendus, t. CIX, p. 287-290.
  8. Les courans d’eau tiède superficiels qui marchent du sud au nord et font sentir leur effet sur les côtes occidontales de notre continent ne sont que la contre-partie des courans froids et profonds qui remontent à la surface, en se réchauffant, entre les tropiques, constituant ainsi une circulation complète et régulière des pôles vers l’équateur et de celui-ci vers les pôles.