Les Théories du docteur Würtz

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Les Théories du docteur Würtz
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 86 (p. 805-833).
LES THEORIES
DU
DOCTEUR WÜRTZ


A MON AMI GUSTAVE DORE.


I.

Mon père, ingénieur dans les mines du Harz, habitait un petit village perdu au milieu de la montagne. Après m’avoir conduit aussi loin qu’il le pouvait dans la voie des études classiques, il m’envoya à l’université de Munchausen. C’est là que lui-même avait étudié autrefois. J’avais été recommandé à la famille du libraire-éditeur Beckhaus. Ces braves gens me donnèrent une place à leur table et une jolie petite chambre dans leur grande maison de bois de la rue du Plat-d’Étain. Quelques jours après mon installation, les cours de l’université n’étant pas encore ouverts, j’étais dans la boutique occupé à regarder des gravures; un vieux monsieur entra que Mme Beckhaus accueillit avec de grandes démonstrations d’amitié et de respect. J’écoutai, de mon coin, sa conversation, qui me parut celle d’un digne et excellent homme. Quand il fut parti, je demandai qui il était. Mme Beckhaus me répondit que c’était un des professeurs les plus distingués de l’université de Munchausen, qu’il aimait beaucoup la famille, et que, dans l’intervalle de ses cours, il venait volontiers passer une heure ou deux dans la boutique. Tout en causant au milieu des livres, il les maniait et les feuilletait par une vieille habitude de savant, car c’était un vrai savant, et si bon avec cela! Mme Beckhaus, assez silencieuse de son naturel, ne tarissait pas en éloges sur les mérites de l’excellent docteur Würtz. — Quel Würtz? m’écriai-je, très surpris. Ce n’est toujours pas le professeur d’idéologie.

— Lui-même, me répondit Mme Beckhaus. Il n’y a pas d’autre Würtz à l’université, ni même, ce me semble, à Munchausen.

Mme Beckhaus était certainement une femme bien élevée et discrète; je fus cependant surpris qu’elle ne me demandât pas la raison de l’étonnement que m’avait causé le nom du docteur. Je crus qu’il serait poli de le lui expliquer. Mon père m’avait fait du docteur, son ancien camarade, un portrait qui ne ressemblait en rien à l’original que je venais de voir. Il m’avait répété souvent que le docteur était si bizarre, si quinteux, surtout si malveillant, que cela était passé en proverbe parmi les étudians. De son temps, les étudians, quand la bière était bonne, ne manquaient jamais la plaisanterie de boire un grand nombre de chopes « à la confusion du docteur Würtz ! » Pour ces raisons, mon père avait jugé inutile de me recommander à son ancien camarade.

Mme Beckhaus me dit, sans insister d’ailleurs, que tout cela lui semblait fort extraordinaire, que, quant à elle, elle en était pour ce qu’elle avait dit, et tenait le docteur pour le plus savant et le meilleur des hommes. Je la priai, dans tous les cas, de me garder le secret et de ne point dire au docteur qui j’étais avant que je me fusse mieux renseigné. Elle me promit tout ce que je voulus.

J’étais dans une grande perplexité, car, d’une part, j’avais une foi absolue dans le jugement de mon père; de l’autre, je voyais très bien de mes propres yeux que M. le professeur Würtz était la bonté en personne, que les étudians l’adoraient, et que les bons bourgeois, à en juger par la famille Beckhaus, regardaient comme un honneur et un plaisir de cultiver sa connaissance. Mon rêve, comme celui de tous les jeunes Allemands de ma génération, était d’écrire des mémoires comme ceux de Goethe, qui ont tourné tant de jeunes têtes. En attendant, je tenais un journal très détaillé de mes faits, gestes et pensées. Je ne manquai pas d’y noter cette contradiction entre ce que je voyais et les renseignemens si exacts de mon père, confirmés d’ailleurs par les données les plus exactes de la physiognomonie.

En effet, chez le docteur, le front manquait d’élévation, et les cheveux étaient plantés trop bas, signe d’entêtement, disait mon père. Les yeux pétillaient parfois de malice; cependant je dois convenir que jusqu’ici je n’y avais pas surpris trace de méchanceté. Le nez était d’un gourmand, la bouche d’un railleur. Je suis bien forcé de constater que, sur tous les points, mon père avait raison; mais ce qu’il ne m’avait pas dit, c’est que, quand le docteur souriait (et il souriait souvent), sa figure tout entière était illuminée et transfigurée. J’irais peut-être jusqu’à dire qu’elle avait une expression angélique, s’il n’y avait un rapprochement grotesque et irrespectueux entre l’idée qu’on se fait généralement d’un ange et les sourcils en broussailles, les lunettes à branches d’or et la grande houppelande velue de M. le professeur Würtz. Je ne savais plus que penser. C’est pourquoi je résolus de tout faire pour tirer la chose au clair.

Toutes les fois que le docteur Würtz était en bas, la petite Marguerite montait me prévenir, car c’était pour moi un grand plaisir de l’entendre causer, sans me mêler d’ailleurs à la conversation, sinon par des monosyllabes et des réponses insignifiantes. Vingt fois je m’étais dit : Aujourd’hui même je parlerai à M. le professeur Würtz, et je lui demanderai pourquoi sa personne est si différente de sa réputation ; vingt fois mon courage avait été decrescendo depuis le seuil de ma mansarde jusqu’au palier du rez-de-chaussée, et, tout en maudissant ma propre lâcheté, je tournais furtivement à droite ou à gauche, derrière les grands comptoirs chargés de livres, au lieu d’entrer, le front haut, par la porte du milieu.

J’eus honte tout de bon de cette contradiction que je trouvais en moi-même, et comme je me piquais d’être un philosophe, comme j’étais fier d’appartenir à la jeune Allemagne, qui se déclare elle-même une génération forte et énergique, je fis appel à toute ma volonté. Une réflexion me décida tout à fait. Qu’aurait fait Goethe à ma place? Il aurait parlé : je parlerai donc. Je me coupai la retraite à moi-même par une sorte d’engagement écrit que je pris sur mon journal. Juste au moment où je finissais de l’écrire, ma porte s’ouvrit. Dans l’entre-bâillement, j’aperçus l’œil mutin et le petit nez retroussé de Marguerite. — Maman m’envoie te prévenir qu’il est en bas.

Je tressaillis, puis, jetant un regard effaré sur les quelques lignes de mon journal qui liaient ma volonté, je me précipitai dans l’ombre de l’escalier, comme Curtius dans le gouffre classique.


II.

M. le professeur Würtz était assis à sa place habituelle, feuilletant le grand atlas botanique de Rosenkranz, et donnant des conseils à Mme Beckhaus sur la dentition de la petite Martha, tandis que la pauvre enfant poussait des cris aigus en se fourrant son petit poing dans la bouche, et bavait à faire frémir.

Je m’avançai de trois pas vers le docteur et le saluai profondément. — S’il vous plaît, monsieur le professeur Würtz.

— S’il vous plaît, monsieur l’étudiant. — Je voudrais bien,... c’est-à-dire, si j’osais... ou plutôt si ce n’était abuser de votre bienveillance...

Je crois que j’en serais resté là de mon discours, s’il ne m’avait tendu la main avec bonté. Il me fit asseoir à côté de lui, puis il m’examina de ses bons yeux ronds, qui me parurent encore plus ronds à travers le cristal bombé de ses lunettes. — Eh bien! d’abord dites-moi votre nom. Hein? voulez-vous?

— S’il vous plaît, monsieur le professeur, je m’appelle Hans Gellert.

— Cela me plaît beaucoup, dit-il d’un ton de bonne humeur, car Gellert se trouve être le nom d’un de mes anciens amis. Est-ce que?...

— Précisément, répondis-je; je suis le fils de l’ingénieur Siegfried Gellert, qui a été votre camarade à l’université. Si je ne vous ai pas plus tôt présenté mes devoirs, c’est que... — Ici je rougis malgré moi, et j’eus quelques secondes d’hésitation.

— C’est que,... répéta le docteur attendant ma réponse, et il souriait comme pour m’encourager à parler.

— C’est qu’après tant d’années mon père ne me semble pas avoir conservé de vous un souvenir parfaitement exact. Il m’avait dit...; mais c’est justement là-dessus que je voudrais, si vous le trouvez bon, avoir l’honneur de vous demander quelques éclaircissemens.

Plus je m’embrouillais dans mes explications, plus l’excellant homme souriait avec une bonhomie un peu narquoise. — Allons, dit-il, je parie que votre père vous a dit que son ancien camarade était une espèce d’original, de misanthrope,... il a peut-être même dit un ours?

Assurément il l’avait dit; c’est bien cela qui fit que je rougis encore plus que la première fois, et j’avouai que je croyais bien que c’était quelque chose comme cela.

— Il ne faut pas dire « je crois, » il faut dire tout simplement « oui, » car c’est la vérité, ou plutôt c’était la vérité du temps qu’il m’a connu ; mais il y a plus de vingt ans que je n’ai vu mon camarade Siegfried. Vous remarquerez, Beckhaus, dit-il en s’adressant à mon hôte, que c’est le troisième étudiant qui, devant témoins, atteste avec naïveté et avec franchise combien la réputation du docteur Würtz a jadis été mauvaise. Vous qui n’êtes ici que depuis dix ans, vous ne vouliez pas me croire. Vous voilà convaincu, je l’espère; cette épreuve est décisive, elle sera la dernière. Je me crois scientifiquement autorisé à dire que l’homme se transforme par l’effort de sa volonté et à publier mon grand ouvrage sur la Plastique de l’âme. Je vous remercie toujours de n’avoir pas prévenu ce brave garçon et de l’avoir laissé tomber dans le piège innocent que je lui ai tendu. Alors, se tournant vers moi : — On pourrait justement, dit-il, m’appeler l’homme aux deux réputations. Mon histoire d’ailleurs est fort simple; mais elle vaut peut-être la peine d’être racontée à un jeune homme de bonne volonté comme vous.

Vous avez lu que la conversion de saint Paul date de sa chute de cheval sur le chemin de Damas. Eh bien ! la mienne date d’une averse qui me surprit un jour que j’avais oublié mon parapluie. Pour me mettre provisoirement à l’abri, je me réfugiai, faute de mieux, au cours de mécanique. Le professeur fit une foule de démonstrations auxquelles je ne compris rien du tout, sans doute parce que je n’étais pas suffisamment préparé. Mon attention d’ailleurs allait flottant du tableau où s’accumulaient les chiffres à la fenêtre de la salle, fouettée et lavée par de bruyantes rafales. Je prenais donc de mon mieux la mécanique en patience lorsque le professeur, résumant la leçon, prononça ces paroles : « Ainsi, messieurs, vous le voyez clairement, en mécanique il est démontré qu’aucun mouvement ne se perd; si minime qu’il soit, il a dans l’espace indéfini un retentissement et des échos sans limites. Songez qu’il en est de même des mouvemens de votre âme : toutes vos volontés, toutes vos actions, bonnes ou mauvaises, ont, dans tout le cours de votre vie, un retentissement nécessaire. »

Il ne voulut pas développer cette pensée, n’étant point professeur de philosophie, et il passa à d’autres démonstrations.

Je ne puis dire quel effet produisit cette simple remarque sur le reste de l’auditoire. Quant à moi, elle me frappa comme un trait de lumière. Je l’emportai dans ma mémoire, je la ruminai dans ma tête, la développant et la commentant à l’infini. Elle conclut en somme à la nécessité de faire le bien et d’éviter le mal. Je n’avais pas besoin d’aller au cours de mécanique pour apprendre cela. Sans doute, mais toute pensée, si vraie qu’elle soit, gagne à être présentée sous une forme plus nouvelle et plus saisissante, et celle-ci, à mes yeux, avait ce double mérite. Je fis plusieurs fois le tour des remparts, étonné au dernier point qu’une forme nouvelle eût suffi pour rendre cette vérité si présente à mon esprit et si impérieuse à ma volonté. Quand je fus rentré, j’endossai ma robe de chambre, le vêtement philosophique par excellence, et je méditai longtemps, laissant par trois fois s’éteindre ma pipe, ce qui, comme tout le monde le sait, est un signe manifeste de grave préoccupation.

Quand je me levai le lendemain, la nuit et le sommeil avaient apaisé le mouvement un peu confus de mes pensées : deux idées se montraient clairement à mon esprit. Je les notai toutes les deux sous forme de maximes. La première de ces maximes a fait de moi un professeur utile, et la seconde un voisin supportable. — N’est-il pas vrai, Beckhaus? Ici mon hôte sourit et secoua la tête de l’air de quelqu’un qui dit : Je ne veux pas vous interrompre; mais entre nous vous êtes beaucoup trop modeste.


M. le professeur Würtz continua ainsi :

Frappé de l’effet qu’avait produit sur moi la simple phrase du professeur de mécanique, je pris la ferme résolution de chercher dans mon enseignement, entre toutes les formes de la vérité, celle qui doit le plus frapper et le mieux convaincre les esprits. C’est sûrement moins commode de se contraindre à chercher cette forme si précise que d’adopter une de celles qui s’en rapprochent suffisamment; mais, quand on est professeur, il faut être bon professeur. Il faut chercher non pas sa convenance, mais l’avantage et l’avancement moral de ceux qui vous écoutent. Notez cela sur vos tablettes, mon cher Gellert, car, sans être professeur, il y a toujours dans la vie un moment où tout homme se trouve mis en demeure d’en instruire un autre et de le rendre meilleur. La seconde idée est celle-ci : les moralistes, au lieu de répéter sans cesse qu’il faut éviter le mal et pratiquer le bien, devraient de temps en temps préciser quel est le devoir de chacun de nous, et dire quels sont les moyens les plus simples et les plus pratiques de l’accomplir.

Pendant plusieurs jours, je fus poursuivi de cette idée, qu’aucun mouvement de l’âme ne se perd, et que le plus indifférent a son écho dans toute la suite de la vie. Je songeais que, si le professeur Würtz, par exemple, était ce personnage épineux, bourru et malveillant que tout le monde détestait, c’était la faute de l’étudiant Würtz, de l’écolier Würtz, qui n’avait jamais eu aucun souci de travailler son âme. Et il me semblait clair comme le jour que, si ledit Würtz avait un peu de courage, il se mettrait à l’œuvre, non pas demain, mais tout de suite, pour transformer son âme, comme les modeleurs transforment une masse d’argile en une belle statue.

Je dois l’avouer franchement, il y avait dans mon enthousiasme et dans mon désir d’essayer une transformation beaucoup plus de curiosité scientifique que d’aspiration sincère vers une régénération morale. J’étais si habitué à être ce que j’étais, que je n’entrevoyais pas bien ce que je pouvais gagner à un changement. C’est une force si terrible que celle de l’habitude! Je résolus donc, comme essai, de combattre une habitude par une autre. Or tous les griefs que l’on avait contre moi et tous les reproches que l’on m’adressait avaient leur origine dans l’égoïsme, qui avait trouvé commode, pour écarter les fâcheux, de s’envelopper de misanthropie et de rudesse. Je résolus donc de porter d’abord toute mon attention de ce côté : mais par où commencer?

III.

J’en étais à me creuser la tête pour trouver un bon commencement, lorsque mon valet de chambre, le vieil Ivan, entre-bâilla la porte de mon cabinet. Je me retournai brusquement : — Pourquoi me déranger quand je travaille? lui dis-je avec colère.

— S’il vous plaît, monsieur le professeur, reprit Ivan de sa voix douce, c’est un jeune étudiant qui désire vous parler.

— Vous savez bien que je n’y suis pas ! criai-je assez haut pour être entendu de l’importun qui se tenait dans la pièce d’entrée.

— C’est ce que je lui ai répondu; mais il dit que c’est pour affaire grave, et il est déjà venu trois fois.

— Allez au diable ! vous et ce monsieur qui est déjà venu trois fois.

Ivan savait ce que cela voulait dire, et sans insister davantage il referma doucement la porte.

Je cherchai alors à ressaisir le fil de mes idées et à trouver ce fameux commencement d’où daterait la série de mes expériences sur moi-même.

— Eh! parbleu, m’écriai-je, mon commencement! la providence me l’envoyait tout à point, et il descend en ce moment l’escalier; voilà un beau début!

Les étudians me détestaient, et je le leur rendais bien. Je fus curieux de voir la mine que ferait celui-ci au sortir de la « tanière de l’ours, » comme ils appelaient mon logis. Je me mis à la fenêtre; juste à ce moment, mon solliciteur franchissait le seuil de la porte d’entrée. Tout ce que je pus voir d’en haut, c’est que c’était un grand garçon d’une vingtaine d’années. Des boucles soyeuses de beaux cheveux blonds frisés dépassaient de tous côtés sa petite casquette plate. Il eut l’air d’hésiter sur ce qu’il avait à faire; puis, la tête penchée et pliant légèrement les épaules, il tourna à gauche et s’éloigna à pas lents. S’il eût tiré la porte d’en bas avec violence, s’il fût parti la tête haute, s’il eût fait retentir ses talons sur le trottoir comme un homme en colère, cela m’eût paru si naturel que je n’y aurais pas songé seulement un quart de minute. Sa tristesse et sa résignation me firent quelque chose; j’eus comme un mouvement de pitié, et je fus sur le point de le rappeler. Déjà je me penchais, les deux mains appuyées sur la traverse du balcon. Oui! mais que dirait ce mauvais drôle de Schnaps, le cordonnier d’en face, lui qui ricane toujours quand je passe devant son échoppe, s’il voyait M. le professeur Würtz crier par la fenêtre comme une servante qui appelle le marchand d’os et de chiffons ? Eh bien ! tant pis pour ce savetier s’il ricane, je veux rappeler l’étudiant et je le rappellerai; mais, pendant que je délibérais, ce dernier marchait toujours, et il était déjà hors de la portée de la voix. — S’il se retournait seulement, je lui ferais signe de venir en dépit de tous les Schnaps de la terre. Le hasard voulut qu’il se retournât; par un mouvement dont je ne fus pas maître, je rentrai brusquement la tête, comme surpris en flagrant délit d’espionnage. — Décidément, me dis-je, c’est plus difficile que je ne croyais de bien faire quand on n’en a pas l’habitude. Je me tiendrai désormais en garde contre le premier mouvement, car chez moi c’est le mauvais. En attendant, réparons notre faute, si cela est possible. — Je mis donc fièrement la tête à la fenêtre, décidé cette fois à faire des signes à l’étudiant, et même à crier à tue-tête, si cela était nécessaire. L’étudiant tournait le coin de la rue de la Cigogne.

— Eh bien! si je courais après lui? Oui, mais il peut être entré dans une des maisons de la rue de la Gigogne ; il peut avoir pris la ruelle de la Nuée-Bleue; il peut s’être engagé sous la voûte des Brasseurs; alors à quoi bon courir?

Je n’eus pas besoin de réfléchir longtemps pour comprendre que toutes ces objections m’étaient suggérées par l’égoïsme et la paresse, car après tout, si j’avais échoué dans mon entreprise, j’aurais eu du moins le mérite de l’avoir tentée.

Le dernier coup fut porté à mes bonnes résolutions par cette réflexion, assez juste d’ailleurs, que, tandis que je raisonnais au lieu d’agir, l’étudiant avait eu le temps de gagner le Vieux-Pont et de s’engager dans le labyrinthe inextricable des rues du faubourg de Bavière.

Après quelques minutes d’une indécision vraiment pénible, je sonnai Ivan. L’étudiant avait peut-être laissé son nom et son adresse. Ivan entra discrètement. D’habitude, c’était lui qui avait peur de moi, cette fois c’est moi qui avais peur de lui; il m’avait vu commettre une mauvaise action. Il me sembla saisir l’ombre d’un reproche sur l’honnête figure de mon domestique, et son œil bleu me parut avoir comme une expression ironique. Naturellement cela me déplut.

— Les livres de ces deux rayons sont couverts de poussière, lui dis-je d’un ton rogue, pourquoi ne les avez-vous pas époussetés ce matin?

Sans répondre un seul mot, il alla chercher un plumeau et le passa à petits coups méthodiques sur les livres qui n’en avaient pas le moindre besoin. J’étais de plus en plus irrité, car son extrême douceur venait de me mettre une fois de plus dans mon tort.

— Mais faites donc vite et sortez, lui dis-je. On croirait que vous faites exprès d’être d’une lenteur aussi agaçante!

Il jeta un dernier coup d’œil sur les livres, et se dirigea vers la porte; au moment où il allait la refermer sur lui, je fis un effort qui coûta beaucoup à ma vanité, et du ton le plus indifférent qu’il me fut possible de prendre : — Ah ! à propos, comment s’appelle cet individu?

— Le jeune homme a dit qu’il s’appelait Heilig, George Heilig, et qu’il venait...

— C’est bon !

Cela était peut-être dit un peu brusquement; mais aussi de quel droit mon domestique viendrait-il se fourrer dans mes affaires, et me donner des renseignemens que je ne lui demande pas? Ivan disparut, son plumeau sous le bras.

Quant à moi, je me trouvais si sot et si désappointé que j’en aurais volontiers pleuré de dépit. Je ne savais plus ni ce que je voulais, ni ce que je ne voulais pas, ou plutôt je savais bien au fond ce que je voulais, mais je n’avais pas le facile et vulgaire courage de le faire. C’était si simple cependant d’aborder franchement la question et de demander où demeurait ce jeune homme, sauf à faire ensuite ce que j’aurais jugé convenable. Seulement cela ressemblait fort à un aveu, et je n’étais pas disposé à faire amende honorable devant mon valet.

Alors je me levai de mon fauteuil, et je me mis à arpenter mon cabinet dans tous les sens en proie à une agitation nerveuse. — Eh bien! décidément j’irai! me dis-je en prenant ma canne et mon chapeau.

J’irai, c’est bientôt dit; mais encore faut-il savoir où aller. Je ne pus prendre sur moi d’interroger directement Ivan. C’eût été montrer trop d’intérêt pour ce petit Heilig. Voici comment je tournai la question : j’étais à la porte, que je tenais entr’ouverte comme pour sortir; Ivan était devant la cheminée occupé à remettre le globe d’une pendule qu’il venait de remonter. Je saisis ce moment où nous nous tournions le dos pour lui demander par-dessus l’épaule : — N’est-ce pas rue des Tanneurs que demeure ce jeune Liebig?

Je disais rue des Tanneurs comme j’aurais dit rue aux Juifs ou impasse de l’Ours-Noir. Comme cela, ce n’était plus un renseignement que je demandais, mais une simple rectification. Cette fois j’en fus pour mes frais de diplomatie, et franchement c’était bien fait. Ivan, après m’avoir appris (parbleu! je le savais bien) que le nom de l’étudiant était Heilig et non pas Liebig, me déclara qu’il ignorait absolument son adresse.

Là-dessus je sortis, et je me mis à descendre machinalement l’escalier, profondément mystifié, sortant sans aucune raison de sortir et m’arrêtant à chaque marche pour me demander lequel serait le plus ridicule, ou de rentrer sottement, étant à peine sorti, ou de vaguer à l’aventure comme un chien qui a perdu son maître. Je me révoltais à l’idée de faire le pied de grue assez longtemps pour faire croire à mon domestique que j’avais réellement à sortir, et cependant il fallait en passer par là.

Au palier du premier étage, il me vint tout à coup une idée lumineuse. — J’irai, me dis-je, au secrétariat de l’université, et M. le secrétaire Heindrich me donnera l’adresse de l’étudiant Heilig.


IV.

C’était vers la fin de mai. La journée était chaude et brillante. Etait-elle plus brillante que celles qui l’avaient précédée? ou bien la joie d’avoir trouvé une solution, la conscience que ce que je faisais là était décidément bien, lui donnaient-elles à mes yeux un charme nouveau? Ce que je sais bien, c’est qu’il me sembla que je n’avais joui depuis longtemps d’une aussi belle journée.

Les vieilles maisons de Munchausen, sombres d’un côté de la rue, vivement éclairées de l’autre, découpaient leurs pignons aigus et dentelés sur un ciel d’un bleu humide et profond. Sur ce bleu moutonnaient de petits nuages semblables à des flocons d’argent. Des cigognes traversaient l’espace d’un vol rapide, les pattes rejetées en arrière. Les gens que l’on rencontrait avaient l’air heureux de vivre.

Quand j’arrivai au vieil hôtel de l’université, il était trois heures passées. — M. le secrétaire Heindrich est parti pour sa maison de campagne des Tilleuls, me dit le vieux portier, qui prenait un petit air de soleil devant la porte.

— Merci, Schmoll. Un beau temps, Schmoll?

— Un assez beau temps, Dieu merci! répondit Schmoll assez surpris de cet accès de politesse.

Le croiriez-vous? l’idée d’une petite promenade ne m’effraya pas trop, quoique j’eusse éprouvé de tout temps une horreur systématique pour la campagne, sans doute parce que tout le monde l’aime.

Je franchis la porte de Saxe, et me voilà tout de suite dans les champs. Les haies d’aubépine, blanches de fleurs, embaument l’air, les abeilles bourdonnent de tous côtés, et l’on entend au loin le cri des cailles dans les blés verts et dans les petits bois de pins. De la campagne entière se dégage une odeur enivrante de verdure et de pousses nouvelles. Tiens! des primevères! tiens! des violettes! Je me demande, sans pouvoir me répondre, depuis combien d’années je n’ai vu de violettes et de primevères qu’en bouquets. Les voilà vivantes et comme souriantes sur les talus des fossés, à la marge des prés et le long des haies ! Je me sens tout rajeuni ; je crois bien que je chanterais si j’osais, mais je n’ose pas, et alors je fais un bouquet de violettes et de primevères. Mon bouquet est très beau et sent très bon; mais voici un chaudronnier ambulant qui débouche d’un sentier. J’ai honte de mon bouquet, et je le jette dans une haie. puissance de l’opinion publique sur ceux mêmes qui semblent la braver ! Voilà un philosophe tenu en échec par un étameur de casseroles !

Les blés succèdent aux luzernes, les jardins aux prairies; la Munchau, fraîche et transparente, glisse rapidement entre ses berges plantées de saules, d’aunes et de peupliers, tantôt côtoyant la route, tantôt l’abandonnant pour décrire de grandes courbes et pousser une reconnaissance à travers la campagne. J’arrive à une guinguette que je ne connais pas, il y a si longtemps que je ne suis venu par ici ! C’est une toute petite guinguette avec une très grande enseigne qui brille comme un arc-en-ciel. La guinguette est proprette et avenante. L’enseigne étincelle de dorures et de couleurs. Je lis en lettres d’or : Aux armes de Munchausen. En effet, voilà bien l’écusson aux trente-deux quartiers avec tous les animaux de la création héraldique, bleus sur fond d’or, ou dorés sur fond d’azur, et puis en exergue la devise du duc régnant : virtute, non numero. Cela me fait songer à la collection de tulipes de M. le secrétaire Heindrich.

Juste au-dessous de l’enseigne, trois dragons du régiment grand-ducal, attablés devant la porte, trempent silencieusement leurs grosses moustaches blondes dans d’énormes verres à bière. Ils laissent errer leurs yeux sur la campagne fleurie. Ils me regardent passer, et moi, je leur trouve l’air si heureux et si bienveillant, que je leur envoie un sourire en passant, et ils me souhaitent cordialement une bonne promenade.

Mais voici qu’à travers un treillage j’aperçois sous une tonnelle de houblon les casquettes d’un groupe d’étudians. Plus bruyans que les dragons, ils rient aux éclats, ils crient, ils applaudissent quelque facétie universitaire; ils entonnent en chœur les interminables couplets de la chanson populaire :

Bois de la Mère, bonne Lisette!


Sont-ils gais! sont-ils heureux de vivre! s’amusent-ils de peu de chose! Je pense cela en moi-même, et j’en suis presque ému; mais cette émotion ne dura guère.

Au moment où je passe devant la tonnelle, il se fait tout à coup un profond silence, puis j’entends des chuchotemens et des rires étouffés. Il est certain qu’on se moque de moi, et malheureusement il est certain qu’on n’a pas tort, quoiqu’en ce moment je ne puisse me décider à en convenir; car enfin qui sait, parmi ces jeunes garçons, que je suis devenu bon, ou plutôt que j’ai formé le dessein de le devenir, ou plutôt que je fais une expérience sur moi-même?

Tout cela est fort juste, mais ma joie est gâtée, et, comme un malheur ne vient jamais seul, je m’aperçois bientôt que la route se met à longer un mur nouvellement bâti. Il n’en finit pas ce mur, et puis il est tout blanc, exposé en plein midi; il fait de la route une vraie fournaise, sans compter que la Munchau, revenue de son excursion à travers la plaine, s’est rapprochée tout exprès pour resserrer le chemin contre le mur et m’aveugler de ses reflets.

Je ne suis pas bon marcheur; me voilà déjà tout en nage, et j’ai fait à peine la moitié de la course. Continuerai-je ou retournerai-je à Munchausen sans aller plus loin? Après tout, qu’est-ce que cet Heilig pour qui je me donne tant de peine, et qui probablement m’en saura si peu de gré? En somme, je ne lui dois rien. Comme première épreuve de ma force de volonté, c’est assez de peine et de travail. Je vois ce que je puis faire : je ferai plus et mieux la seconde fois. Et puis le mur que voici a bien trois cents pas, oh! oui, trois cents pas au moins. Voilà ce que disait ma lâcheté.

Quelque chose en moi protesta. Le mérite, si mérite il y avait, ne consistait pas à avoir fait, dans une sorte d’ivresse, une joyeuse et charmante promenade; il consistait à surmonter le premier dégoût et à triompher du premier obstacle sérieux. Le désenchantement que m’avaient causé les rires et les chuchotemens des étudians, la fatigue que je commençais à ressentir, la crainte de la chaleur, tout cela additionné ensemble formait une tentation : c’était la première; il était d’autant plus nécessaire d’en triompher dès le début, si je ne voulais être exposé à lâcher pied honteusement devant chaque nouvelle difficulté.

— Point de sotte faiblesse, m’écriai-je pour conclure; il n’est chaleur qui tienne, je veux aller aux Tilleuls, et j’irai, ne t’en déplaise, ô mur blanc ! — J’espérais que ce bon mouvement compenserait la série de petites lâchetés que j’avais commises depuis quelques heures. Hurrah! pour Heilig, et en avant!

Cela dit, je donnai un bon coup de ma canne sur le sol, comme pour confirmer ma résolution, et je partis du pied gauche, marchant au pas et sifflant la marche des dragons. Tout en sifflant, je comptais mes pas; le mur n’en avait que cent vingt. Donc en cette occasion mon imagination, dupe elle-même de la paresse et de la mauvaise humeur, m’avait surfait la difficulté de toute la différence qu’il y a entre trois cents et cent vingt. De ce petit calcul sortit une résolution générale et motivée de me défier de mon imagination et de ses chimères.

Telle est la vertu d’une bonne résolution, que toute ma gaîté me revint aussitôt, et je m’amusai, le reste de la route, comme un écolier qui fait l’école buissonnière, à regarder voler les papillons au-dessus des luzernes en fleur et les libellules au corselet d’acier bruni parmi les joncs et les roseaux.

Enfin j’arrivai en vue des Tilleuls. M’étais-je assez moqué autrefois du nom de la campagne de M. le secrétaire Heindrich ! Quatre méchans tilleuls abritant une toute petite grille d’entrée et deux bancs de pierre grands comme la main, cela valait-il la peine que l’on en fît tant de bruit ? Le nom pompeux de cette petite maison ne laissait-il pas croire que M. Heindrich avait tout un vaste domaine planté d’une forêt de tilleuls ? Voilà ce que je disais autrefois pour faire de la peine à cet excellent homme.

En moi-même, je faisais à cette heure amende honorable de toutes mes railleries d’autrefois. C’est un si joli arbre que le tilleul, son nom est si doux à prononcer. Ces quatre-là surtout m’envoyaient de loin le parfum subtil et pénétrant de leurs fleurs verdâtres, qui m’arrivait, comme un souhait de bienvenue, par bouffées si parfumées et si enivrantes ! Ils avaient un air hospitalier, bon, naïf ; ils étaient là comme pour faire les honneurs de la porte et dire aux gens : Entrez, vous êtes ici chez vous !

Et la collection de tulipes ! quel texte inépuisable de plaisanteries et de quolibets ! Mais j’avais beau faire, M. Heindrich était si doux et si conciliant que je ne pouvais l’amener à une de ces bonnes grosses querelles que j’aimais tant.

Je venais de faire en moi-même amende honorable aux tilleuls ; pendant que j’y étais, je réhabilitai dans mon estime les tulipes, qui sont, après tout, de magnifiques échantillons de couleur. Quant à M. Heindrich, il n’avait pas besoin d’être réhabilité : si hargneux que l’on soit, on ne peut parvenir à cet idéal de misanthropie de ne pas aimer au fond M. notre secrétaire.

C’est sans doute parce que j’avais oublié dans mes actes de contrition mon ancien ennemi Sultan qu’il se montra si revêche. J’allais sonner à la petite grille dans les meilleures dispositions du monde, lorsque je vis apparaître derrière les barreaux la face de barbet la plus irritée et la plus inhospitalière. Sultan aboyait du haut de sa tête et me montrait toutes ses dents, qui me parurent fort pointues. Il n’avait pas oublié, lui, nos vieilles querelles d’autrefois ; pas plus que les étudians des Armes de Munchausen, il ne semblait se douter qu’il eut devant lui un philosophe pratique en train de devenir l’ami de l’homme, et par conséquent celui du chien, selon le proverbe français. J’eus beau prendre une voix douce et l’appeler par son nom, les paroles ne lui suffisaient pas; rendu défiant par l’expérience, il lui fallait des actes. Pendant que nous discutions, chacun en notre langue, M. le secrétaire, attiré par le bruit, apparut en manches de chemise et en chapeau de paille, tenant de chaque main un arrosoir vide qui laissait encore perler quelques gouttes sur le sable fin de l’allée. M. le secrétaire sembla d’abord un peu surpris de me voir, puis, déposant ses arrosoirs et apaisant Sultan, qui tenait à avoir le dernier mot :

— Comme c’est aimable à vous, monsieur le professeur Würtz, de me faire une aussi agréable surprise ! Vous allez d’abord vous rafraîchir, nous causerons ensuite.

Je voulus inutilement protester que je ne faisais qu’entrer et sortir; le brave homme ne voulut rien entendre, et, me prenant des mains ma canne et mon chapeau, il m’introduisit dans une salle basse, où les volets, fermés à cause de la chaleur, ne laissaient pénétrer que quelques rayons d’une vive lumière où dansaient des myriades d’atomes dorés. Il y régnait une fraîcheur délicieuse, la bière était exquise, l’hôte souriant. C’était juste ce que j’aurais pu souhaiter après ma course au soleil, et j’admirai comme toutes choses s’enchaînaient pour me faire en somme un plaisir de ce que j’avais accepté d’avance comme un devoir ennuyeux. C’est moi qui le premier proposai une petite visite à la collection des tulipes. Mon hôte était ravi. Quand je lui dis que les Armes de Munchausen m’avaient fait penser à ses tulipes, il rougit de plaisir, et poussa la familiarité jusqu’à m’appeler « son cher M. Würtz. »

Quand je dis à M. le secrétaire pourquoi j’étais venu :

— George Heilig! dit-il en se frottant le bout du nez avec son index, comme quelqu’un qui fait un effort de mémoire, George Heilig! charmant garçon..., étudiant du cours de théologie..., doit demeurer dans la ruelle des Blancs-Moineaux, au-dessus d’un tonnelier.


V.

Je pris congé et je partis, les jambes un peu raides et légèrement refroidi, sans trop savoir pourquoi, sur mon projet de réforme. Je cherchai, chemin faisant, la cause de cette réaction, lorsque je m’aperçus, à deux bâillemens que je surpris coup sur coup, que je commençais à avoir très grand’faim.

Je tire ma montre, elle marque six heures; or je dîne d’habitude à six heures et demie très précises, et j’avais devant moi pour plus d’une grande heure de marche. Je n’ai pu prévenir Ivan, le gigot aux confitures de groseille sera calciné, et la choucroute ne sera pas mangeable. Je me connais, après un aussi misérable dîner je ne dormirai pas, j’aurai la migraine, et ma leçon de demain sera mauvaise. C’était la gourmandise qui disait cela en moi, la gourmandise, qui est un vice d’égoïste. Je m’en aperçus à temps, et, comprenant que je m’en allais à la dérive sur un courant trop bien connu, je tins tête à l’orage, et je fis bonne résistance.

— Ah! il te faut des gigots cuits à point, et l’idée d’une choucroute manquée suffit pour te mettre de mauvaise humeur! Eh bien ! tu seras puni par où tu as péché !

En disant cela, je pris la ferme résolution de ne pas dîner avant d’avoir vu ce jeune Heilig. Qui sait, pensai-je, si le pauvre garçon n’est pas dans un besoin pressant, et ne compte pas les heures avec angoisse?

Ici, il me vint une idée que je jugeai excellente et qui me fit sourire; je doublai le pas pour la mettre plus tôt à exécution. Alors j’oubliai comme par enchantement ma faim et ma fatigue, et je jetai sur tout ce qui m’entourait des regards satisfaits.

La demie après sept heures sonnait au beffroi de la place d’Armes quand je commençai à gravir l’escalier étroit de l’étudiant. Je comptai d’abord cinq étages, qui m’amenèrent essoufflé et haletant au pied d’une échelle de meunier. L’échelle aboutissait à la porte d’une mansarde. Je frappai. On ouvrit aussitôt, et George Heilig en personne m’introduisit dans un réduit dont la nudité faisait peine à voir. L’étudiant m’offrit poliment son unique chaise, et attendit, debout, ce que je pouvais avoir à lui dire.

J’avais un peu compté le voir surpris et charmé de ma visite et de l’honneur que je lui faisais. Surpris, il l’était, cela se voyait bien; charmé, je n’en suis pas aussi sûr. Cela me piqua un peu, mais je résolus de me contenir. J’avais vraiment trop fait jusque-là pour risquer de tout perdre par un faux mouvement.

Après avoir un peu soufflé, je lui dis : — Vous êtes venu chez moi, c’est sans doute pour affaire.

— En effet, monsieur le professeur, c’est pour une affaire très sérieuse.

— Très bien ! mais nous serons plus à notre aise chez moi. Allons! venez partager mon souper; nous causerons à table.

Il rougit, et je compris, mais trop tard, que j’avais fait une allusion blessante à la pauvreté de son logis. Il déclina, en fort bons termes d’ailleurs, l’honneur que je voulais lui faire, me demandant seulement la permission de me reconduire et de me parler en chemin.

Pour le coup, c’était trop fort! Me refuser! et cela quand je m’étais mis hors d’haleine pour monter ses six étages! J’étais si loin de m’attendre à cette réponse, que je restai un instant à regarder l’étudiant avec des yeux tout interdits. J’ouvrais déjà la bouche pour le remettre à sa place, quand une réflexion me traversa rapidement le cerveau. C’est encore une tentation, me cria une voix intérieure, allons, ferme! un bon mouvement!

Alors je me mis à sourire, et, tendant cordialement ma main au jeune étudiant, qui n’osa pas me refuser la sienne, je lui dis avec une bonhomie qui me surprit moi-même : — Non, non! mon jeune ami, je ne l’entends pas ainsi. Vous m’en voulez, et vous êtes dans votre droit; mais je suis aussi dans le mien en essayant d’obtenir mon pardon. Or je ne croirai l’avoir obtenu que si vous me faites le plaisir de souper avec moi.

Il sourit alors, et s’inclinant avec une grâce courtoise : — Je suis, dit-il, aux ordres de M. le professeur.

Il me plaisait, ce garçon, probablement parce que je m’étais donné quelque mal à son intention, et comme j’étais un peu fatigué d’avoir couru si loin et d’être monté si haut, je m’appuyai sur son bras. Les étudians que nous rencontrions étaient saisis d’une stupeur profonde en voyant le professeur Würtz passer bras dessus bras dessous avec un des leurs. Dans les groupes, on se poussait le coude, on se retournait quand nous étions passés. Quelques mauvais plaisans levèrent même les bras au ciel comme pour le prendre à témoin.

Ivan, qui savait que, sous aucun prétexte, je n’avais jamais retardé d’une minute l’heure de mon dîner, commençait à se demander sérieusement s’il n’irait pas prévenir son excellence M. le directeur de la police grand-ducale. Son inquiétude se transforma en un ahurissement comique quand il fut témoin de ce phénomène étrange : le professeur Würtz amenant un convive, et quel convive! un étudiant! Je fus obligé de lui donner deux fois l’ordre de mettre un second couvert.

Le gigot aux confitures était-il desséché? Je n’en ai nulle souvenance. La choucroute était-elle mangeable? Probablement, puisqu’elle fut mangée, et même d’un assez grand appétit. Quand, à l’exemple des héros d’Homère, « nous eûmes chassé la faim et la soif, » Ivan mit devant nous une vieille fiole de kirsh au ventre rebondi; nous allumâmes nos pipes, et Heilig me raconta son histoire. Il étudiait la théologie avec l’intention d’être pasteur; son père venait de mourir, laissant à sa charge le reste de la famille. Il lui fallait donc renoncer à ses études pour chercher une place de précepteur. Il avait appris que le prince von Stackelbaum cherchait un précepteur. On lui avait dit que je connaissais un peu le prince, et il était venu à tout hasard me demander une lettre de recommandation. La lettre fut écrite séance tenante, et fit si bon effet que mon nouvel ami fut installé dès le surlendemain dans ses fonctions, et partit pour Milan, où le prince avait un haut emploi.

L’aventure cependant fit du bruit. Songez donc, un étudiant avait été vu au bras du docteur Würtz, puis il avait mystérieusement disparu! Ce furent bien d’autres exclamations quand on apprit que ce même étudiant avait dîné en tête-à-tête avec le monstre !

Alors parut, dans une petite Gazette manuscrite que les étudians rédigeaient et s’amusaient à faire circuler, une facétie, imitée de ces articles de journaux français que nos voisins d’outre-Rhin appellent « articles à sensation. » Sous ce titre : Déplorable aventure d’un étudiant dévoré par un ours, — horribles détails, l’auteur racontait que l’infortuné Heilig, attiré traîtreusement jusque dans sa caverne par un ours déguisé en homme, avait été mystérieusement dévoré. On n’avait retrouvé que la petite casquette, la pipe de porcelaine et les grandes bottes dont on donnait le portrait authentique. Cette boutade fit rire toute l’université à mes dépens. Un peu plus tard, lorsque j’en eus connaissance, elle m’amusa beaucoup; c’était bon signe, et je fus content de moi.

Comme je craignais fort les rechutes, je pris la résolution de ne rien négliger de tout ce qui pourrait m’en préserver. Je crus prudent de prendre toutes mes précautions, comme un chimiste qui s’assure avec le plus grand scrupule que rien ne fera manquer ses expériences.

Par exemple, je résolus de ne négliger à l’avenir aucune des formules et des habitudes de politesse que j’avais tenues jusque-là en souverain mépris. Je voulais que ce fussent pour moi des signes extérieurs, des symboles destinés à me rappeler à toute heure et en toute circonstance les résolutions que j’avais prises. Quand un groupe d’étudians me saluait, je n’affectais plus de regarder les affiches de spectacle ou de vente pour éviter de rendre le salut. Quand je rencontrais un de mes collègues, au lieu de l’éviter, je le saluais le premier, autant que possible; je devins respectueux pour les vieillards et les personnes en dignité, et courtois pour les dames.

Cela me fit dans le commencement un effet si singulier que je fus plusieurs fois sur le point de renoncer à ce qui me paraissait souvent une inutile et fatigante comédie; mais, comme cela entrait dans mon système, je ne me décourageai pas malgré les plaisanteries qui pleuvaient de toutes parts. Les étudians s’échelonnaient sur ma route pour me forcer de saluer vingt fois en vingt pas, et je les entendais pouffer de rire lorsque j’avais le dos tourné. Je me sentis bien souvent rougir de colère, et j’eus souvent aussi la tentation de donner une verte leçon aux rieurs; mais je me calmais bien vite en songeant que cela était ainsi parce que je l’avais voulu ainsi, que je payais l’arriéré d’une vieille dette qu’il s’agissait d’éteindre, au lieu de l’accroître. — Tout cela, me disais-je, est le contre-coup de bien des mauvais mouvemens d’autrefois, et je me prépare au milieu de ces épreuves un meilleur avenir.

La Gazette manuscrite publia alors une série de dessins où l’on représentait un ours qui faisait ses études pour passer prochainement ses examens de professeur de maintien et de maître à danser.

Les langues cependant allaient leur train dans la société de Munchausen. L’un disait : Vous savez, le docteur Würtz? il est très malade, on dit que c’est un ramollissement du cerveau; l’autre. C’est une gageure ! — Les fins politiques se demandaient : Quel intérêt a-t-il à être si poli? — Quelqu’un insinua que je voulais sans doute devenir recteur, et que je quêtais des suffrages. Un autre supposa que j’entrevoyais peut-être dans mes rêves la clé de chambellan. L’on alla même jusqu’à faire courir le bruit que j’avais dessein de me marier, et l’on se demandait déjà dans les salons quelle était la malheureuse?

Je laissai dire, suivant de très près les mouvemens de mon âme et m’inquiétant peu provisoirement de ceux de l’opinion publique.

Je constatai facilement qu’il y avait dans l’espèce d’allégresse où me tenait cet état de lutte perpétuelle plus d’orgueil scientifique que de désir d’amendement moral. Quelquefois je ne m’en inquiétais pas trop, parce que, après tout, je ne voulais autre chose que tenter une expérience. D’autres fois j’aurais ardemment souhaité de me voir intérieurement plus changé. Je réfléchissais cependant qu’il fallait laisser agir le temps : vouloir constater une transformation de l’âme au bout de quelques semaines, c’était montrer l’impatience de l’enfant qui va du doigt gratter la terre pour voir si la graine qu’il a semée hier n’a pas encore germé. Nous ensemençons notre âme, c’est Dieu qui fait lever le grain de sénevé. Cette simple réflexion me donna de la force et de la persévérance. Cependant lorsqu’il fut de notoriété publique que mon cerveau n’était pas attaqué, que mes leçons avaient même gagné en clarté et en profondeur, lorsqu’il fut bien constaté que je ne soutenais pas une gageure, que je ne songeais pas le moins du monde à me faire élire recteur, lorsque les chambellans eurent cessé de craindre pour leurs clés, on s’inquiéta moins de mes faits et gestes, l’opinion publique se montra moins malveillante.

Je le reconnus à mille indices auxquels j’étais bien sûr de ne pas me tromper. Les étudians cessèrent de se mettre en espalier pour me forcer à exécuter des saluts ridicules. La Gazette manuscrite, sans renoncer à l’ours qui lui avait valu tant de succès, ne publiait plus de séries sur ce personnage, mais simplement des dessins isolés, toujours amusans, mais de moins en moins blessans pour la victime. On finit par m’accepter tel que j’étais. Les gens se contentaient de dire : C’est un homme qui manque de grâce, mais qui a de la bonne volonté.


VI.

Dix-huit mois environ après le commencement de mon épreuve, M. le conseiller Wentzel, avec qui j’avais causé musique dans les salons de M. le recteur, m’invitait à ses symphonies du vendredi. Cela fit grand bruit dans Munchausen, parce que M. le conseiller était très avare de ses invitations, et il semblait au moins étrange que moi précisément je fusse l’objet d’une pareille préférence.

J’avais, comme tous les Allemands, le goût ou plutôt la passion de la musique; mais jusqu’alors je haïssais trop le contact de la foule pour aller entendre au Thiergarten l’excellente musique des dragons, je me sentais aussi trop déplacé dans un salon pour oser franchir quelques-unes des portes qui, à la rigueur, auraient encore pu s’ouvrir devant moi.

Si vous avez été longtemps sans entendre de bonne musique, vous jugerez de mon ravissement lorsque je fus à même d’en écouter d’excellente au milieu de quelques personnes distinguées, qui, par cela seul que nous nous rencontrions sur un terrain privilégié, ne s’inquiétaient pas de mon passé, et m’accueillaient avec bienveillance.

Ce soir-là, on jouait l’andante de la Symphonie en la de Beethoven. Il me sembla qu’au début le grand artiste avait voulu exprimer l’angoisse et les plaintes d’une âme vaillante écrasée par la douleur; puis tout à coup, au milieu de cette immense douleur, on voit poindre une lueur d’espérance qui peu à peu grandit, éclaire l’âme tout entière, et lui arrache enfin de véritables cris de triomphe. C’était, moins la grandeur et la sublimité du génie, l’image même de la lutte que je soutenais avec bravoure, sinon avec succès, contre les défaillances et les révoltes de mon âme. Voilà du moins ce que je ressentais avec une émotion profonde; cette douleur, je la connaissais, je l’avais éprouvée; seulement le grand maître l’idéalisait et la rendait sublime. Cette espérance, je l’avais éprouvée, je l’éprouvais encore; cette joie, j’espérais bien la ressentir un jour, et qui me dit d’ailleurs que ce jour ne fût pas arrivé? Quels maîtres, mon Dieu ! que ceux dont les chants peuvent ainsi s’emparer d’une âme et l’arracher à son désespoir ou à son abaissement! Pour la première fois depuis vingt ans, je parlai avec une plénitude de cœur et un abandon qui me surprirent moi-même quand j’y repensai. Je vis que j’intéressais les personnes présentes; cela me mit en verve et me fit exprimer sous la forme la plus inattendue et la plus heureuse des idées qui me venaient tout à coup et auxquelles je n’avais jamais songé.

Lorsque je sortis de chez M. le conseiller, je pris par le plus long, c’est-à-dire par les remparts, pour rentrer chez moi. Je me sentais absolument transformé. Pour la première fois, je compris qu’il s’était creusé un abîme entre le passé et le présent. En ce moment, je ne songeais plus à analyser mes sensations, ni à suivre un programme, ni à faire le chimiste; je jouissais par le cœur de la sympathie que j’inspirais et de celle que je ressentais.

Et ce n’est pas seulement le cœur qui s’épanouissait après une contrainte morose de tant d’années, c’est l’esprit qui s’ouvrait à des idées nouvelles, et par-delà les horizons connus entrevoyait des horizons nouveaux. — Je suis heureux ! je suis heureux ! murmurais-je à demi-voix en marchant d’un pas léger sur les gazons des remparts, les yeux perdus dans l’horizon fantastique que la lune argentait de sa lumière tranquille.

Quel charme magique que celui de la sympathie! Quelle merveille que l’attrait mystérieux d’une âme pour une autre âme! Il suffit d’une personne distinguée qui vous écoute avec sympathie pour tirer de votre âme des accens inconnus, pour en faire jaillir des pensées qu’elle ne croyait pas receler. Je reprenais une à une les choses que j’avais dites chez M. le conseiller, et il me semblait que toutes ces pensées fussent venues d’une source où je n’avais jamais puisé de ma vie. C’est alors (il m’en souvient comme si j’y étais encore) que tout à coup, entre le deuxième et le troisième ormeau à partir de la porte Karolus-Magnus, j’eus comme la révélation et l’inspiration de mon livre De la Sympathie. J’ai depuis approfondi et développé le sujet, mais je n’ai rien changé d’essentiel au plan que je jetai sur le papier avec une précipitation fiévreuse en rentrant chez moi.

J’étais si heureux et si troublé que je ne pouvais parvenir à m’endormir. Dans l’engourdissement d’un demi-sommeil, mon imagination, prenant sa volée, se jouait au milieu des idées et des sentimens qui m’avaient possédé toute cette soirée, et en composait les rêves les plus bizarres. J’en vins à me figurer que mon livre De la Sympathie venait de paraître, et qu’il obtenait le plus brillant succès. Alors un de ces terribles savans, comme notre Allemagne en produit tant, analysait devant un public fantastique la vie et les idées de l’auteur. Il se demandait si ce n’était pas un bonheur pour cet homme de génie d’avoir aussi mal débuté dans la vie, et de n’avoir connu la sympathie que par une sorte de révélation tardive, qui en avait fait pour lui une vérité lumineuse et « fulgurante, » et non un lieu-commun banal et «rebattu. » (On applaudit. L’orateur continue.) « L’antithèse entre les deux parties de la vie de l’illustre M. Würtz était peut-être nécessaire pour parfaire l’originalité du moi würtzique... Au fait, quelqu’un de l’honorable assemblée peut-il me faire savoir si l’on doit dire würtzique ou Würtzéien? » Et il me regardait en face, et toute l’assemblée me regardait aussi. L’effort que je fis pour chercher lequel des deux était le plus conforme à l’usage me réveilla. Je me moquai de mon rêve et de moi-même, et sans résoudre la question je me tournai du côté du mur et je m’endormis.

Le lendemain, dès le point du jour, j’étais à l’œuvre. J’écrivis de verve tout le commencement de mon préambule. Ma main se fatigua plus vite d’écrire que mon esprit de concevoir. Pour me reposer les doigts et me rafraîchir la tête, je voulus me donner le plaisir d’une longue course à travers champs. Que la campagne me parut donc belle! et cependant l’hiver finissait à peine. De loin en loin, quelques rares anémones et quelques touffes de perce-neige annonçaient seules la venue prochaine du printemps. Les arbres étaient encore nus; seuls quelques marronniers avaient risqué leurs gros bourgeons vernissés qui reluisaient au soleil. Les arbres sans feuilles dessinaient des réseaux délicats sur le ciel gris, ou bien se groupaient en masses qui, de loin, semblaient d’un violet pâle à travers la brume légère. Je m’étonnais moi-même de remarquer ces choses comme aurait pu le faire notre illustre compatriote le peintre Gulden, puis je faisais cette réflexion, banale, je n’en doute pas, pour bien d’autres, mais qui avait pour moi l’attrait et le charme d’une découverte : quand le bonheur est en notre âme, il y porte la flamme et la foi, et nous trouvons un sens nouveau à tous les objets où s’arrêtent nos regards.

Quand je rentrai au logis, rafraîchi et renouvelé par cette promenade au grand air, je me remis à l’œuvre avec une ardeur invincible.

Quel charme que d’écrire, quand on se sent en possession de la vérité, quand les idées jaillissent des profondeurs de l’âme aussi naturellement qu’une source des flancs d’un rocher! Jadis c’était pour moi un labeur et une gêne, à présent c’était devenu, comme par enchantement, le fond même et l’attrait de ma vie. Autrefois j’avais entrepris un travail sur la nécessité pour l’homme de s’isoler et de concentrer ses forces morales et intellectuelles. Je soutenais simplement une thèse à force de recherches, de citations et de raisonnemens, poussé peut-être en secret par le désir de justifier ma misanthropie, et de lui donner un faux air de profondeur et d’abnégation philosophique. Cette idée, qui m’était venue, m’avait refroidi, la nécessité de soutenir une thèse insoutenable m’avait fatigué, et voilà comment mon livre de la Monade humaine, monument inachevé, gisait au fond d’un tiroir que je n’osais même plus ouvrir.

Au contraire, dès que le sujet de la sympathie m’apparut, tout me sembla facile. Je n’avais qu’à retourner mon ancienne thèse et à en prendre le contre-pied pour me trouver en pleine vérité, c’est-à-dire en pleine lumière. Dans mon défunt ouvrage, j’avais accumulé les recherches et prodigué les citations; dans celui-ci (beaucoup de critiques l’ont remarqué depuis), j’étais si riche de mon propre fonds, que je n’avais appelé personne à mon secours. Certaines pages ont été composées avec cette joie profonde de l’écrivain qui se dit : Qui sait? cette pensée que je viens d’écrire tombera peut-être sous les yeux d’un homme à qui elle fera du bien. Il y a peut-être dans le monde une âme à qui elle inspirera quelque résolution généreuse. Alors je me levais subitement de mon fauteuil, ne pouvant plus tenir en place, et j’arpentais à grands pas mon cabinet en me frottant les mains. J’allais ainsi plein de contentement et d’allégresse, tantôt de la porte au buste de Goethe, tantôt de la cheminée à la fenêtre qui donne sur la rue. J’écartais doucement le rideau, et je regardais en bas les gens qui passaient. Une de ces âmes peut-être serait relevée et consolée par moi. Je me remettais bien vite à l’ouvrage pour avancer mon livre, et j’écrivais ainsi jusqu’à ce que la fatigue me contraignît de m’arrêter.

Alors je recommençais mes longues promenades à travers la campagne, ou bien, si la nuit était venue, je parcourais les rues de la ville, regardant à travers les fenêtres éclairées les gens qui travaillaient à leurs métiers, ou qui causaient autour des comptoirs, ou qui soupaient joyeusement en famille. Tous ces tableaux m’amusaient comme un enfant ou comme un artiste, et s’imprimaient si nettement dans mon souvenir que j’aurais pu fournir des sujets à Ludwig Richter et à Knaus. Sans me contraindre et sans me forcer, j’étais naturellement bon et poli avec tout le monde. Comment aurais-je pu faire autrement, ayant le cœur aussi plein et aussi heureux?


VII.

Le printemps avait succédé à l’hiver, l’été au printemps, l’automne même était écoulé, et nous rentrions dans l’hiver. A force d’accumuler feuillets sur feuillets, j’avais presque terminé mon livre. D’un autre côté, les étudians ne me fuyaient plus, s’ils ne me recherchaient pas encore. Il était évident que la paix était faite entre nous. La Gazette manuscrite avait clos depuis longtemps la série de ses ours, et s’était rejetée sur les trois manteaux du docteur Bœhm, sur les exploits équestres de l’étudiant Hiller, et en dernier lieu sur les vanteries du baron von der Schield, devenu depuis célèbre, non-seulement en Allemagne, mais dans le monde entier, sous le nom de baron de Munchausen.

Un jeune Russe, qui faisait son tour d’Allemagne, s’était arrêté à Munchausen, et suivait les cours de l’université. En sa qualité d’étranger, il n’était pas au courant des anciennes traditions et n’avait par conséquent aucun préjugé contre moi. Il vint un jour me trouver à l’issue de la leçon, pour me demander quelques explications. Comme c’était un garçon d’un esprit vif et curieux, la conversation, commencée au pied de la chaire, continua dans la rue. Sans m’en apercevoir, j’entraînai mon interlocuteur jusqu’à ma porte. Cela fut un exemple et un encouragement pour les autres étudians, la glace fut décidément rompue entre nous. Bientôt, une fois ma leçon finie, je revins toujours escorté d’un groupe de fidèles. Cela me fit le plus grand honneur dans mon quartier; Schnaps lui-même restait le marteau en l’air et comme frappé d’admiration. Sans y songer, il regagna mon estime, puis ma pratique, qui lui revenait de droit, puisqu’il était mon voisin; ses ricanemens seuls l’en avaient privé jusque-là. La première fois que je m’arrêtai pour lui parler, je fus surpris de son bon sens, de sa douceur et de sa politesse. Quant à ses ricanemens, je dois l’avouer à ma confusion, ils n’avaient jamais existé que dans mon imagination. Le pauvre diable avait tout simplement la bouche trop fendue avec les coins relevés; qu’il fût gai ou triste, il montrait toujours toutes ses dents sans le vouloir.

Voilà où en étaient les choses quand l’hiver devint tout à coup très rude. Comme les ruisseaux étaient gelés, les petits garçons du voisinage, le bonnet bien enfoncé par-dessus les oreilles, faisaient pendant des heures des glissades sous mes fenêtres. Je travaillais toute la journée, et leurs cris et leurs rires me tenaient compagnie; puis il vint à neiger, et l’on n’entendit plus aucun des bruits de la rue; les chariots même des paysans et les camions des brasseurs ne produisaient plus qu’un son étouffé. Les petits garçons se battaient à coups de boules de neige : c’était très gai pour moi. Une grande lueur blanche éclairait mon cabinet. J’étais alors si heureux que toute saison m’était bonne, et, comme les petits garçons de la rue, je saluais avec joie la venue de chaque journée, sachant d’avance qu’elle m’apportait de la joie.

Enfin le livre est achevé, je sais qu’il est bon ; me voilà donc au comble de mes vœux! C’est ce que je me disais par une froide matinée de février, en attaquant avec l’ongle les étincelantes feuilles d’acanthe dont la gelée avait brodé mes vitres et qui m’empêchaient de voir dans la rue. Que j’étais loin alors de prévoir ce qui m’attendait ce jour-là même !

Mon manuscrit étant livré à l’imprimeur, j’étais condamné pour quelques jours à l’inaction. Pour tuer le temps, qui me semblait d’une lenteur désespérante jusqu’à l’arrivée des épreuves, j’allai passer une partie de la soirée chez un ami, malgré la neige épaisse et le froid piquant. Il était à peu près onze heures quand je revins. J’avais, pour marcher dans la neige, de bonnes grosses bottes fourrées, chef-d’œuvre de mon voisin Schnaps, et, pour me défendre du froid, une bonne pelisse neuve et un bonnet de fourrure que j’avais tiré sur mes yeux. Je m’avançais en trottant dans la neige épaisse, songeant au bon feu qui m’attendait et au paquet d’épreuves qui serait peut-être arrivé pendant mon absence et que je voyais déjà posé au pied de la lampe. Parvenu dans la rue du Porte-Glaive, à la hauteur de la ruelle de l’Homme-Masqué, j’entrevis un groupe de personnes qui semblaient guetter quelqu’un. De plus près, aux reflets de la neige, je reconnus que c’étaient des étudians. Par un mouvement naturel, je tirai, malgré le froid, ma main droite des profondeurs comfortables de ma pelisse, tout prêt à répondre au salut qu’ils ne manqueraient pas de m’adresser quand je passerais auprès d’eux. Comme je n’étais plus qu’à quelques pas, j’entendis que l’on disait : — C’est lui, attention ! — Aussitôt un bras se leva, armé d’une boule de neige qui me parut énorme. Instinctivement je levai le bras de mon côté; il n’était que temps, j’arrivai tout juste à la parade. Le visage était sauf, mais je reçus au poignet une violente secousse, et je fus aveuglé un instant par les parcelles de neige qui voltigèrent autour de mes lunettes.

L’attaque était si imprévue, si étrange, que je n’en compris pas d’abord toute la gravité. Je continuai ma route, tout étourdi de la secousse. Au moment où je passais sous une lanterne, j’entendis que l’on se disputait, et quelqu’un du groupe appela l’homme à la boule de neige maladroit. — Maladroit ! merci bien ! pensai-je aussitôt, — J’avais tout le poignet engourdi de la violence du coup. Qu’eût-ce donc été si la boule m’avait écrasé le nez ou crevé les yeux du débris de mes lunettes !

J’étais ému du danger que j’avais couru, mais surtout indigné de la déloyauté et de l’hypocrisie de ces jeunes gens. Le côté ridicule de cette aventure me révoltait et me ramenait aux plus mauvais sentimens d’autrefois. Je détestais ces étudians; j’aurais voulu leur nuire et me venger. Ah ! si seulement le jour qui allait suivre eût été un jour d’examens; mais ils n’y perdraient rien !

Voilà ce que je pensais en rentrant chez moi comme un furieux, me traitant d’imbécile pour avoir essayé d’être bon et pour avoir cru à la bonté des autres. Je jetai brutalement ma pelisse à Ivan, qui, me voyant troublé par la colère, n’osa me demander d’où provenait une certaine croûte de neige qu’il avait découverte tout de suite à l’avant-bras de la manche droite. Un paquet d’épreuves m’attendait sur ma table de travail, je le pris sans l’ouvrir et je le jetai avec mépris dans la corbeille aux papiers de rebut. Oh! quand j’y pensais, comme je m’en voulais d’avoir cru à la sympathie, comme je rougissais d’avoir démenti tout le reste de ma vie, comme j’étais humilié d’avoir écrit ce qui était là sous enveloppe, et que pour rien au monde on ne m’aurait fait relire ! Je passai presque toute la nuit sans dormir. Quand mes yeux commençaient à se fermer de lassitude, je revoyais nettement la scène odieuse où j’avais joué le rôle de victime, et de victime ridicule. La bande qui m’avait tendu ce guet-apens était sans doute allée raconter son exploit dans quelque brasserie mal famée, et j’étais redevenu, malgré tous mes efforts, la fable de ce petit peuple moqueur.

Vers la fin de la nuit, mes idées devinrent moins violentes, la haine avait presque disparu; mais la tristesse, mais l’amer découragement avait envahi mon âme tout entière.

Le lendemain matin, lorsque l’homme qui venait me faire la barbe commença de me savonner le menton, il fut frappé de ma pâleur, et me le dit avec un affectueux intérêt. Je lui répondis durement de se mêler de ses affaires. Il se mit à regarder Ivan avec étonnement. Ivan, de son côté, pour ne pas se compromettre, se mit à regarder les toits chargés de neige. Cette pantomime me déplut, et j’ordonnai à Ivan de s’occuper de son service. Il sortit.

Resté seul, je m’assis au coin de la cheminée, le coude sur le marbre, la tête dans la main. Je songeais à l’immensité de ma déception.

Il pouvait être onze heures, lorsque j’entendis comme un bourdonnement de voix confuses sous mes fenêtres. Presque aussitôt la porte d’en bas s’ouvrit, et les dalles du rez-de-chaussée retentirent sous les coups pressés d’une douzaine de paires de bottes qui se débarrassaient de leur neige; puis on commença de monter. La bande était précédée, dans la cage de l’escalier, d’une odeur très prononcée de tabac à fumer. Avant que Ivan eût pu m’avertir, j’avais deviné que c’étaient des étudians.

— Chez moi ! m’écriai-je avec indignation, me braver jusque chez moi! Si ce n’est pas le comble de l’infamie !

J’eus un instant l’idée d’ordonner à mon domestique de les jeter du haut en bas de l’escalier; mais je réfléchis qu’il lui était absolument impossible d’accomplir à lui tout seul cette besogne. Je cherchais encore un autre expédient lorsque Ivan entra avec toute la bande sur ses talons. Un grand garçon avec des cheveux bruns et des yeux malins fit un pas en avant, et après un profond salut :

— Monsieur le professeur, dit-il, c’est moi qui ai eu le malheur, la nuit dernière, de vous lancer cette boule de neige... (Comment, misérable !... et tu oses me le dire en face! — C’est en moi-même que je faisais cette remarque.) Je viens, en présence de mes camarades, vous faire d’abord mes excuses et me soumettre ensuite à telle réparation qu’il vous plaira d’exiger. (Ici, mon cœur battit très fort et s’emplit d’une grande joie, je commençais à comprendre.) Nous attendions une autre personne qui avait mal parlé des étudians, le baron von der Schield; j’avais fait le pari de l’atteindre au nez. (Je ne pus m’empêcher de sourire en songeant comme il avait visé juste.) Nous avons été trompés par votre vêtement. J’en suis désolé, car nous voue aimons et nous vous respectons comme vous le méritez.

J’étais tout troublé, il me semblait que je chanterais volontiers, et en même temps que cela me ferait du bien de pleurer. Je serrais violemment toutes ces mains qu’on me tendait sans savoir que dire; à force de chercher quelque chose qui fût en situation, voici ce que je trouvai :

— C’est égal, mon cher ami, quand c’eût été le baron von der Schield en personne, vous auriez pu frapper moins raide !

Tout le monde se mit à rire, et moi plus fort que les autres, et nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde. A peine les étudians avaient-ils disparu que je tirai vivement le paquet d’épreuves du panier où je l’avais jeté. Je dépliai les feuilles, et, les écartant de mes yeux à la longueur du bras, je regardai d’abord quelle figure faisait ma prose, maintenant qu’elle était imprimée; puis, séance tenante, je commençai la correction.


VIII.

Ce fut là ma dernière tentation sérieuse; depuis ce jour-là, ma vie a toujours été douce et facile. Si jamais dans les hivers qui suivirent il m’était arrivé de recevoir quelque boule de neige sur l’oreille ou sur l’œil, je me serais contenté de panser la partie malade, sûr d’avance que le coup ne m’était pas destiné. C’est bien quelque chose cela !

Les paquets d’épreuves de mon livre se succédèrent si régulièrement et si rapidement que l’ouvrage fut bientôt en état de paraître : il parut. Qu’allait dire la critique, et que penserait le public de mes idées? Il me revenait à l’esprit cent choses à la fois que j’aurais voulues autres ou autrement dites; une pensée me semblait faible, une autre obscure. Les passages qui m’avaient le plus ému quand j’écrivais le livre me paraissaient maintenant ou communs ou déclamatoires. Et je craignais si fort de voir mon jugement confirmée par celui des autres que pendant plusieurs jours je n’osai sortir.

Mes collègues furent en cette circonstance d’une bonté parfaite. Chaque fois que je recevais de quelqu’un d’entre eux une lettre ou un billet, Ivan, sortant de ses habitudes de silencieuse discrétion, me demandait si c’était encore au sujet du livre de « monsieur. » Je lui donnai connaissance de tous ces documens. Je sais que c’est contraire à toutes les prescriptions de l’étiquette, mais le pauvre garçon était si heureux et si fier. Il joignait les mains et se récriait d’admiration, tant le style de ces messieurs lui paraissait beau et savant. Et penser que tout cela retombait en une pluie d’éloges sur « monsieur, » dont on faisait dans un allemand si correct un si touchant panégyrique. — Encore une lettre, disait-il d’un air triomphant chaque fois qu’un nouveau coup de marteau l’appelait brusquement à la porte.

— En voilà une qui vient de Munich! — Elle était de M. le conseiller Wentzel, alors en voyage. La lettre lue, je sentis que ma vue s’obscurcissait, et je fus obligé d’essuyer mes lunettes. Ivan déclara qu’il n’aurait jamais cru qu’une personne aussi maigre que M. le conseiller pût avoir autant de cœur; mais mon livre lui était dédié, je craignais que cette circonstance n’eût fait de lui un juge partial.

— Milan ! Milano, comme ils mettent sur leur timbre, de qui cela peut-il être? se demandait Ivan. — C’était de George Heilig. Quelle lettre charmante! mais il était mon obligé, cela pouvait fausser son jugement, comme la courtoisie avait pu aveugler mes collègues. J’avais si grand’peur d’être dupe de ma vanité que j’allais ainsi récusant un à un tous les témoins qui venaient déposer de mon succès.

Quelques jours après arriva de Milan un assez gros paquet. Il contenait quelques mots seulement du jeune précepteur, et un long article découpé dans le Diritto milanese. L’article le prenait sur un ton peut-être un peu lyrique : il était d’un Italien ! Pour moi, je n’y trouvais pas à redire, ni Ivan non plus, à qui je tra luisais à mesure les passages les plus intéressans. — Ça, c’est imprimé, dit-il sentencieusement, monsieur le professeur sera bien obligé d’y croire!

« Qui eût pu penser, disait le journaliste, qu’une telle lumière pût briller parmi les brumes de la froide Germanie, et que des accens si émus et si pathétiques pussent s’échapper du cœur d’un Tedesco? Nous ferons le plus grand éloge du livre en disant qu’on le croirait l’œuvre d’une plume italienne. »

Un journaliste français, moins lyrique que l’Italien, mais peut-être plus précis, déclarait qu’à part un peu de sentimentalité allemande (d’une expression d’ailleurs assez modérée), le livre était si méthodique et si clair qu’il semblait être l’œuvre non d’un Allemand, mais d’un compatriote de Voltaire.

Ivan, en son âme de bon patriote allemand, était bien un peu choqué de voir l’Italien et le Français revendiquer le monopole du sentiment et de la clarté; mais quand je lui eus fait comprendre que chacun d’eux faisait de mon livre le plus grand éloge qu’il en pût faire, il déclara que les articles étaient très bons.

Cependant le livre de la Sympathie fit petit à petit son tour d’Allemagne, et il en rejaillit une certaine gloire non-seulement sur l’auteur, mais encore sur toute l’université de Munchausen. Un beau jour, une députation d’étudians m’invita à un grand banquet universitaire. Ce banquet, auquel assistaient tous les professeurs et que présidait le recteur, fut « d’une gaîté folle, sans l’ombre de désordre, » ainsi que le constata la Concordia de Munchausen, journal bien renseigné. On chanta beaucoup de chants patriotiques, on but beaucoup de bière « à la grande patrie allemande, aux lettres allemandes, à la langue allemande. » A la fin du banquet, on but à la grande patrie européenne, puis bientôt à l’univers entier.

Un étudiant, aidé de quelques amis complaisans, monta sur la table, et, tenant son verre à la hauteur de ses yeux, se mit à saluer gravement; cela voulait dire qu’il allait parler.

— Je bois, dit-il, à la mise en pratique de cette vertu de sympathie qui a fourni au héros de cette fête le sujet d’un si beau livre. Je bois à la concorde éternelle des étudians de Munchausen.

Tout le monde but à la concorde éternelle des étudians de Munchausen.

— A la bonne harmonie des étudians et des bourgeois de Munchausen, cria l’orateur encouragé par le succès.

Tout le monde but à la bonne harmonie des étudians et des bourgeois de Munchausen. Sur la motion d’un membre de l’assemblée, il fut décidé par acclamation qu’à partir de ce jour on cesserait de donner aux habitans le nom injurieux de philistins.

Alors le jeune homme, se cambrant avec fierté, leva une dernière fois son verre, et vociféra dans un paroxysme d’enthousiasme :

— Au triomphe universel des théories würtziques !

Tous, moins un, burent au triomphe universel des théories würtziques. Cet un, c’était moi. Je ne pouvais décemment boire à ma propre gloire ; mais, tout en me cachant par modestie, le nez dans mon verre, dont je commençais à apercevoir le fond : « Elle est tranchée, me dis-je, la question que j’avais laissée indécise. Le suffrage universel, souverain maître en fait de langage, vient de déclarer que l’on dira théorie würtzique et non pas Würtzéienne. »


IX.

Il y a plus de vingt ans que tout cela s’est passé. Les générations d’étudians se sont transmis fidèlement la tradition de vivre en bonne intelligence entre eux et de ménager les bourgeois. Presque tous ceux d’aujourd’hui ignorent l’origine de cette coutume, si contraire aux usages des universités allemandes. Si je vous l’ai rappelée, ce n’est nullement pour en tirer vanité, mais pour répondre à votre question, et vous expliquer pourquoi et comment j’ai deux réputations, une ici, l’autre dans le Harz. Je vous prie de dire à mon ancien camarade Siegfried que l’autre Würtz est mort, et que celui qui le remplace est ce qu’on appelle un brave homme. Demandez plutôt à Martha.

Il adressait ces mots à la petite Martha, qui avait dormi tout le temps dans les bras de sa mère, et qui venait d’ouvrir les yeux. Martha eut le sourire charmant de l’enfant qui s’éveille, et tendit ses petits bras du côté de son vieil ami. Et comme le vieil ami était ému, et qu’il ne voulait pas qu’on s’en aperçût, il prit dans sa bonne grosse main la menotte potelée de l’enfant, et y posa ses lèvres avec une tendresse touchante.

M. Beckhaus, dans un accès de sensibilité nerveuse, tenait ses deux mains fortement serrées l’une contre l’autre, et froissait horriblement, lui un libraire si soigneux, la dernière livraison du Cosmos. Mme Beckhaus pleurait sans fausse honte. Marguerite avait les joues rouges et les yeux brillans. Quant à moi, je remontai bien vite à ma mansarde pour écrire ces choses pendant qu’elles étaient toutes fraîches dans ma mémoire.

Depuis ce temps, la Plastique de l’âme du docteur Würtz a paru sumptibus et typis Beckhaus.


JULES GIRARDIN.