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Les Tombeaux de Corneto

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Les Tombeaux de Corneto
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 996-1004).


LES TOMBEAUX

DE CORNETO.

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Les personnes qui préfèrent à toutes choses les agrémens d’un dîner au Café de Paris, et la promenade sur le boulevard, ne devraient jamais voyager. Elles trouveront pis partout. En aucun lieu du monde, elles ne pourront échanger quelques pièces de monnaie contre des plaisirs aussi bien arrangés et aussi dépouillés de tout inconvénient. À la vérité, quels sont ces plaisirs ? Ceux que peuvent goûter les âmes les plus vulgaires, ceux qui se fondent sur la vanité et sur les penchans les plus communs. C’est la connaissance de cette grande vérité qui vaut à Paris et à ses environs la présence de vingt mille Anglais, et c’est l’ignorance de cette même vérité qui fait tant de voyageurs mécontens et donnant au diable de grand cœur le caprice qui les a poussés - en Italie par exemple.

Il faudrait, avant de monter en malle-poste ; rendre justice à son âme et se demander fort sérieusement si l’on ne préfère pas à tout un déjeuner servi par des garçons bien vêtus et répondant a des impatiences de bon ton exactement comme ceux du Café de Paris.

Parmi ces voyageurs qui n’ont pas fait bien exactement leur examen de conscience, un des plus plaisans est peut-être celui que je rencontrai, il y a quelque temps, à Corneto, où il était allé visiter la nécropole de l’ancienne ville de Tarquinies, celle-là précisément qui fut la patrie des deux Tarquins, rois de Rome. On voit qu’il ne s’agit pas de choses d’hier. En effet, la curiosité qui depuis quelques années seulement attire les voyageurs à Corneto et à Civita-Vecchia a pour objet des tombeaux qui remontent à deux mille ans au moins, et peut-être à quatre mille ; rien ne saurait arrêter les conjectures.

Seulement il me semble suffisamment prouvé que la curiosité romaine n’a eu aucune connaissance de ces tombeaux, qui, en effet, sont soigneusement cachés sous trois pieds de terre. Mon voyageur parisien s’attendait apparemment à trouver de jolies petites statues dorées et posées sous de belles glaces, dans des armoires de palissandre. Au lieu de cela, un guide vêtu en paysan lui offrit de descendre dans des tombeaux terreux à peine fermés par des portes grossières, qui s’ouvrent sous l’effort de grosses clés d’un pied de long, et, pour arriver à ces portes, il faut passer par des fossés rapides et glissans, où il est très facile de se casser le cou, surtout lorsqu’il a plu. Jamais je ne vis d’homme aussi furieux que mon voyageur et aussi plaisant dans sa colère contre l’Italie. — Monsieur, répétait-il souvent, je puis vous le jurer, depuis Marseille je n’ai pas dîné ! Et tout cela pour voir de pareilles horreurs !

Les voyageurs qui d’avance ont pris leur parti sur ces petits inconvéniens viennent de Rome à Cometo rechercher des produits de l’art qui déjà auraient été des antiquités du temps des Tarquins, si alors ils eussent été connus ; mais très probablement ces tombeaux n’ont été dépouillés pour la première fois que dans le bas-empire. Oubliés depuis, ils ne furent découverts de nouveau que vers 1814, et cela par un accident arrivé à une charrue. Un fermier de M. le prince de Canino labourait son champ près de Canino, gros bourg qui a donné son titre à M. Lucien Bonaparte, frère de l’empereur Napoléon. Ce joli bourg est situé dans les terres, à cinq ou six lieues de Corneto et de la mer, près de la Fiora, et à peu près au centre de l’ancienne Etrurie. Le bœuf du paysan qui labourait tomba dans un trou de douze ou quinze pieds de profondeur ; on reconnut bientôt qu’il était dans une sorte de cave assez spacieuse, et il fallut pratiquer une rampe jusqu’au fond de cette cave pour en retirer le bœuf. Les paysans s’aperçurent que les parois intérieures de la cave étaient revêtues des couleurs les plus brillantes.

Aussitôt leur imagination italienne conclut de l’éclat singulier de ces couleurs qu’elles avaient été appliquées depuis peu, et comme ils étaient bien sûrs que de mémoire d’homme personne n’avait travaillé dans leur champ, ils crurent fermement que quelque magicien était venu construire chez eux ce palais souterrain. Ils y avaient trouvé huit ou dix vases d’une belle couleur orange, ornés de peintures représentant en noir des hommes et des chevaux. Ces paysans n’ignoraient pas tout à fait le prix des vases antiques ; ils portèrent ceux-ci à Rome, et comme l’exagération n’est pas ce qui manque au caractère italien, ils demandèrent 1,400 francs de leurs vases au premier marchand d’antiquités chez lequel ils entrèrent, et leur étonnement fut grand de se voir prendre au mot ; mais ils n’eurent pas la prudence de se taire. À peine de retour au pays, ils se vantèrent de leur bonne fortune, et M. le prince de Canino, propriétaire du champ, leur intenta un procès en restitution.

Je ne sais si le prince gagna ce procès, mais il se mit à faire des fouilles et trouva des vases qu’il vendit 700,000 francs. Les principales découvertes eurent lieu sur les bords de la Fiora, petit fleuve en miniature qui sépare l’État Romain de la Toscane, et qui, après avoir coulé dans un lit de rochers calcaires, va se jeter à la mer sous Montalto. On trouva surtout beaucoup de vases et de bronzes dans une colline factice nommée la Cucumella par les gens du pays, et dans l’espace situé entre la Cucumella et la Fiora. En 1835, on fouilla dans la ville même de l’ancienne Vulci, sur la rive droite de la Fiora, et on y trouva, entre autres objets précieux, une magnifique statue de bronze qui fut achetée par le roi de Bavière.

Mais pour en revenir aux 700,000 francs reçus par le prince en échange de ses vases, ce furent l’Angleterre et l’Allemagne qui payèrent avec plaisir cette somme énorme ; la France n’y participa que pour 5,000 francs, tant le goût des arts est encore incertain chez nous lorsqu’il n’est pas fortifié par la mode. Or comment les pauvres vases de Corneto auraient-ils été à la mode ? Ils n’étaient protégés par personne. Un savant étranger m’a appris que le numéro du Moniteur du 28 juillet 1830, le dernier Moniteur du règne de Charles X, imprimé au milieu de la bataille et qui, comme de raison, n’en dit mot, contient une longue lettre qui explique assez bien ce que c’est que les vases de Corneto, comme quoi il y en a de tout noirs, d’autres qui présentent des figures noires sur un fond orange, d’autres enfin qui ont des figures oranges sur un fond noir. J’ai scandalisé le savant étranger en lui disant qu’on ne lit jamais dans le Moniteur que les ordonnances qui nomment les ministres ; que, quant aux articles littéraires, on leur trouve je ne sais quoi d’officiel et d’illisible. J’ai ajouté que les antiquités ne seront jamais à la mode en France, par la raison que certains charlatans trop connus s’en sont emparés comme de leur domaine. En France, pays du charlatanisme et de la camaraderie, personne ne veut être dupe des charlatans trop connus.

Il y a une raison plus invincible pour que les antiquités ne soient jamais véritablement à la mode à Paris : il faut une certaine attention pour les comprendre. Cette attention profonde qui nous manque fait le grand mérite des Anglais et l’unique mérite des Allemands : ces peuples-là, pour se venger de notre esprit et se consoler de ce que depuis dix ans leurs théâtres nationaux ne jouent que des pièces de M. Scribe, nous appellent légers.

Je ne serai point injuste envers ces messieurs ; je ne leur disputerai point leur goût véritable pour les antiquités. Le roi de Bavière, après avoir fait acheter des vases de Corneto et de Canino pour plusieurs centaines de mille francs, est venu lui-même visiter les six tombeaux ouverts à Corneto. Il a voulu se les faire expliquer dans le plus grand détail par le célèbre chevalier Manzi, qui a écrit de très bonnes dissertations sur l’origine de ces tombeaux, et par le savant M. Acolti de Corneto. Le roi est descendu dans tous les tombeaux, et comme le contact de l’air altère pratiquement les couleurs brillantes dont leurs parois intérieures sont revêtues, sa majesté a fait venir de Rome M. Ruspi, peintre fort distingué et surtout fort consciencieux ; elle lui a ordonné de s’établir pour quinze jours dans cette nécropole et de faire des copies exactes des quatre côtés et du plafond de chacun de ces tombeaux.

Vingt-deux de ces tableaux, de la grandeur des originaux, sont exposés dans deux salles du musée de Munich et offrent la réunion de la couleur la plus brillante, si ce n’est la plus vraie, et du dessin le plus sublime. La manière dont les torses sont dessinés rappelle ce qu’il y a de plus beau dans les figures du Parthénon ; mais ce qui est fort singulier, les mains ont à peine la forme humaine.

Nous avons eu occasion, il y a trois ans, de voir M. Ruspi travailler à de nouvelles copies de ces peintures singulières : elles représentent en général des cérémonies funèbres ou des combats ; les figures ont de deux à quatre pieds de proportion. Nous nous sommes assuré que M. Ruspi n’ajoutait rien au dessin vraiment sublime et aux brillantes couleurs des originaux. Jamais, par exemple, il n’a voulu corriger les mains, qui ressemblent tout à fait à des pattes de renoncules. Mais nous apprenons que depuis trois ans les couleurs de ces fresques ont bien changé. Un chien lupo placé au pied d’une des tables, dans un des tableaux représentant une cérémonie funèbre, et dont on admirait, la vérité et l’esprit, a disparu entièrement.

Les vases de Corneto n’ont été un peu connus à Paris que par la vente du cabinet de M. Durand, l’homme de ces derniers temps qui a le mieux connu la valeur vénale des objets d’art. M. Durand racontait que dès 1792 il avait parcouru la côte d’Etrurie, de Pise jusqu’à Civita-Vecchia et Cervetri, trouvant dans chaque village huit ou dix vases à vendre ; mais jamais il ne put savoir des paysans comment ils s’étaient procuré ces vases. Il est vrai que cette ignorance était compensée par la modicité de leurs prétentions. M. Durand obtenait pour 2 écus pièce (11 francs) des vases qui valaient 2 louis à Rome et 6 louis à Londres.

Vers 1802, des Anglais, amis du célèbre John Forsyth, qui étaient venus à Civita-Vecchia pour la chasse du sanglier, ayant été conduits tout à fait sur le bord de la mer, vers Montalto, trouvèrent les soldats chargés de garder les tours placées le long du rivage qui, pour se désennuyer, tiraient à la cible avec leurs fusils de munition sur de beaux vases peints de deux pieds de haut. Ces vases, quoique atteints déjà de plusieurs balles, furent payès fort cher par les Anglais. Plusieurs hasards du même genre ont mis les vases en grand honneur parmi les paysans des environs de Canino, Montalto, Corneto, Civita-Vecchia et Cervetri.

M. Donato Bucci, amateur passionné, ancien négociant en draps, commerce qu’il a abandonné pour celui des vases, a acquis des possesseurs du terrain le droit de fouiller dans de vastes localités. Comme les tombeaux étrusques sont de petites caves soigneusement recouvertes de trois ou quatre pieds de terre, rien ne parait à l’extérieur ; il faut aller à la découverte. À cet effet, M. Bucci fit creuser tout au travers de la plaine des fossés fort étroits, de six pieds de profondeur, et qui avaient quelquefois quatre ou cinq cents pas de long. Si, sur cent tombeaux que l’on rencontre, on en trouve un seul qui n’ait pas été dévalisé anciennement, la spéculation est excellente. Les ouvriers que l’on emploie et qui viennent d’Aquila, dans le royaume de Naples, sont payés à raison de 23 bajocchi (25 sous) par jour ; ils sont d’une probité parfaite et remettent fidèlement à la personne qui les fait travailler les pierres gravées, les as romains et autres médailles que l’on trouve, en assez grande quantité, dans cette antique patrie de la civilisation, maintenant inculte et presque déserte. Ces ouvriers d’Aquila reconnaissent au premier coup de bêche la terre qui n’a pas été ouverte depuis huit ou dix siècles. Il paraît que vers l’an 800 ou 1000, les tombeaux de Corneto ont été visités par deux genres de curieux : les uns cherchaient des métaux et laissaient les vases, ou quelquefois les brisaient de colère, apparemment ; d’autres avaient pour but la recherche des vases.

Mais je m’aperçois qu’il est temps de décrire les tombeaux où l’on trouve les vases peints et les vases noirs. Un tombeau étrusque est une petite chambre de douze à quinze pieds de long, sur huit ou dix de large, haute de huit pieds et revêtue ordinairement de peintures à fresque, fort bien conservées et fort brillantes au moment où l’on ouvre le tombeau. Ces tombeaux, tous également recouverts de quelques pieds de terre, sont pour la plupart creusés dans le nenfro, pierre tendre du pays.

Dans des niches creusées ou construites tout autour du tombeau, comme les étagères d’une armoire, sont déposés les corps, dans des caisses basses de nenfro. Quelquefois, au lieu de squelettes, on ne trouve que des débris d’os bridés. Il parait que le tombeau terminé, on comblait le trou où il avait été construit ; du moins aujourd’hui, rien absolument n’indique à l’extérieur l’existence d’un tombeau. En général, trois ou quatre pieds de terre recouvrent la partie supérieure, et pour parvenir à la très petite porte, il faut descendre à douze et même quinze pieds au-dessous du niveau général du plateau élevé où se trouve la nécropole de Tarquinies.

Je me hâte d’ajouter qu’il y a des tombeaux, peut-être d’une autre époque, qui sont annoncés par un monticule en terre de quinze à vingt pieds d’élévation. On trouve dans les pentes très adoucies de la suite de collines désertes qui avoisinent la cote, de Montalto à Cervetri, des cassures de rocher de quinze à vingt pieds de haut. On a souvent creusé des tombeaux dans ces rochers, en général fort tendres ; mais je ne les crois pas de la même époque ou peut-être du même peuple que les tombeaux de Corneto, qui consistent dans une petite cave recouverte de trois pieds de terre.

Je pars de cette idée : — les Romains cherchaient à montrer leurs tombeaux, les Étrusques à les cacher. Un tombeau, chez les Romains, était une affaire de gloire mondaine ; chez les Étrusques, c’était peut-être l’accomplissement d’un rite prescrit par une religion sombre et jalouse de son empire. Sans ajouter foi à toutes les imaginations dénuées de preuves du célèbre Niebuhr, il reste suffisamment prouvé que vers le temps de la fondation de Rome, l’Étrurie était gouvernée par des prêtres fort jaloux de la petite partie d’autorité qu’ils ne pouvaient se dispenser de laisser aux chefs civils de la nation (les lucumons). Les prêtres étrusques, par exemple, retardèrent beaucoup trop la guerre indispensable que les lucumons voulaient faire à Rome envahissante. Les Romains plaçaient leurs tombeaux le long des grands chemins ; un tombeau romain vise toujours à être un édifice remarquable ; on y mettait une inscription indiquant les choses louables qu’avait faites pour l’utilité de sa patrie le personnage qui y était déposé. Probablement les prêtres étrusques n’admettaient point cette idée mondaine et basse d’utilité ; il fallait obéir aux dieux avant tout.

La plupart des voyageurs ont vu dans les salles du Vatican, et j’ose le dire, avec une sorte de respect, le tombeau de cet ancien Scipion, qui fut consul, censeur, et qui mérita bien de sa patrie. L’inscription qui nous apprend ces choses est tracée en lettres irrégulières et mal formées ; l’orthographe est antérieure à celle de Cicéron, ce qui n’empêche pas un jeune savant français de prétendre que cette inscription a été renouvelée dans les temps du bas-empire ; il est vrai que ce jeune savant, qui sera de l’Institut, n’a jamais vu le Vatican. On voit, par l’exemple de ce tombeau de Scipion et par celui de cent autres moins connus, qu’un tombeau romain fut toujours, même dans les temps les plus voisins de la fondation de la ville, un monument élevé à la gloire toute mondaine d’un personnage plus ou moins marquant par ses exploits ou par ses dignités.

En général, on ne trouve point de tombeaux étrusques au midi du Tibre et point de tombeaux romains au nord de ce fleuve. Un tombeau romain est ordinairement un édifice isolé, haut de vingt, trente ou même soixante pieds, et placé sur le côté d’une voie consulaire, dans une situation apparente. Un Etrusque croyait, au contraire, ne pouvoir trop cacher le tombeau d’un être qui lui fut cher. Cette coutume lui venait-elle de l’Égypte ?

Le cimetière antique de Tarquinies est celui que les étrangers visitent le plus ordinairement, par la raison que l’on peut y aller de Rome en neuf heures. Cette nécropole est à un mille de Corneto, jolie petite ville remarquable par des édifices remplis de caractère et située elle-même à dix-neuf lieues de Rome. La nécropole de Tarquinies était vingt fois grande comme la ville, ce qui est fort naturel, quand on bâtit des cimetières éternels. C’est dans cette nécropole que MM. Bucci et Manzi de Civita-Vecchia ont pratiqué des fouilles étendues. Ce cimetière a une lieue et demie de long sur trois quarts de lieue de large.

À l’exception de quelques petits monticules, rien ne parait à l’extérieur ; on ne voit qu’une plaine nue, garnie de broussailles et presque de niveau avec le coteau sur lequel Corneto est bâtie ; on domine la mer, qui n’est qu’à une petite lieue de distance. L’amour de la culture, qui commence à renaître dans les environs de Rome, a profité, pour planter des oliviers, des longs fossés creusés pour aller à la recherche des tombeaux. La magnifique route due à la munificence du pape Grégoire XVI, et qui de Rome conduit à Pise, en suivant toujours le bord de la mer, passe à dix minutes de la nécropole de Tarquinies et tout près de la petite nécropole de Montalto, où M. Manzi vient de découvrir un vase peint estimé quatre-vingts louis. Les ouvriers d’Aquila, en approchant de la petite porte du tombeau qui contenait ce magnifique vase, trouvèrent des morceaux de charbon et deux cercles de roues en fer ; ils en conclurent que le personnage placé dans ce tombeau était un guerrier célèbre, et qu’on avait brûlé son char de guerre à la porte de son tombeau.

Les vases se trouvent, dans ces petites chambres souterraines, placés dans toute sorte de positions, tantôt sur les étagères ou plutôt dans les niches creusées le long des murs, tantôt suspendus à des clous fixés à ces murs. M. Donato Bucci avait dans ses magasins, à Civita-Vecchia, des coupes qui, après avoir été suspendues à des clous pendant une longue suite de siècles, ont fini par y adhérer, et ont emporté, fixée à une de leurs anses, une partie du clou oxydé auquel elles étaient attachées.

Une société d’amateurs des arts écrit de Rome à Civita-Vecchia ; on lui procure une permission de fouiller dans une des nécropoles environnantes ; on engage pour elle une compagnie de neuf ouvriers d’Aquila, qui, à 25 sous par tête, coûte 11 francs 5 sous par jour, et en dix journées, c’est-à-dire pour 112 francs 50 centimes, on peut voir exécuter sous ses yeux une fort jolie fouille. On trouve là le même genre de plaisir qu’à la chasse. Il est fort rare qu’en dix jours on ne découvre pas pour une centaine de francs de vases. Si l’on rencontre un tombeau non encore exploré, on trouve des sièges et des flambeaux de bronze, souvent des pendans d’oreilles, des diadèmes et des bracelets élastiques fort légers, mais admirablement travaillés, et de l’or le plus pur. En général, un tombeau non encore exploré vaut 5 ou 600 francs.

Don Alessandro Torlonia, qui a consacré une partie de son immense fortune à protéger les arts, a fait faire des fouilles l’année dernière dans différentes parties de son duché de Ceri. Ses ouvriers ont trouvé dans un seul tombeau des bracelets et des bagues qui, après tant de siècles, avaient encore conservé une élasticité parfaite. Un seul de ces bracelets, qui pouvait ainsi s’adapter également à tous les bras, et qui s’est trouvé d’un or beaucoup plus pur que celui des napoléons, pesait quatre-vingt-quatre napoléons d’or.

J’ai remarqué que, lorsqu’on va visiter une fouille, après avoir admiré la forme élégante des vases, des trépieds d’airain et autres objets découverts, la curiosité humaine se trahit constamment par une dernière discussion ; on se demande toujours : Dans quel temps ces tombeaux ont-ils été construits ?

On vient d’élever à Paris, dans la rue d’Anjou Saint-Honoré, une jolie petite église gothique. La postérité croira-t-elle que cette construction est du XIIe siècle ? À Rome, l’extrême civilisation du siècle d’Auguste et le dégoût de la guerre amenèrent le dégoût des choses utiles, bientôt même on cessa d’aimer le beau ; tous les arts cherchèrent à surprendre par quelque chose de nouveau, par quelque chose de bizarre. La bonne compagnie fut travaillée par une sorte de maladie semblable à notre goût pour l’architecture de la renaissance et pour les meubles du moyen âge. Quelques seigneurs romains eurent la fantaisie de se placer dans des tombeaux étrusques. J’ai vu dans un de ces tombeaux une peinture évidemment romaine. Dans un autre, on m’a montré les croix du christianisme. En conclurons-nous que ces tombeaux ont été bâtis sous Constantin et ses successeurs ?

Pour être admis dans le corps d’ailleurs si respectable des archéologues, il faut savoir par cœur Diodore de Sicile, Pline et une douzaine d’autres historiens ; de plus, il faut avoir abjuré tout respect pour la logique. Cet art importun est l’ennemi acharné de tous les systèmes ; or comment un livre d’archéologie peut-il attirer l’attention du monde, même légèrement, sans le secours d’un système un peu singulier ? Je connais onze systèmes sur l’origine des vases peints et des tombeaux étrusques cachés sous terre. Le plus absurde est, ce me semble, celui qui suppose que tout cela a été fait sous Constantin et ses successeurs. Le système que j’adopterais volontiers et que je proposerais au lecteur, tout en convenant qu’il est malheureusement dénué de preuves suffisantes, est celui qui m’a été enseigné par le vénérable père Maurice, lequel, pendant dix ans, a dirigé de nombreuses et importantes fouilles. Cet homme vénérable, d’une amabilité parfaite et qui connaît tous les historiens de l’antiquité, comme nous Français nous connaissons Voltaire, pense que les tombeaux que nous déterrons appartiennent à un peuple fort antérieur aux Étrusques, peut-être contemporain des premiers Égyptiens, et que comme aujourd’hui notre religion nous enseigne à placer des crucifix auprès de la dernière demeure des personnes qui nous ont été chères, de même chez ce peuple primitif on plaçait des vases ou au moins des coupes dans le tombeau de ceux qu’on voulait honorer.

Un M. Dempstev, savant archéologue de Florence, a publié, il y a plusieurs années, en dix volumes in-folio, l’histoire des systèmes inventés de son temps. Je connais six ou huit volumes in-8o allemands, dont chacun prétend résoudre définitivement la question qui nous occupe. Plusieurs de ces ouvrages sont écrits avec beaucoup de science ; tous se moquent fort de la logique et admettent comme preuve irréfragable de belles phrases pompeuses, ou bien, comme Niebuhr, prouvent une certaine chose, ajoutent une supposition à la chose prouvée, et, deux pages après, parlent de la supposition comme d’un fait incontestable ; c’est ainsi que l’on est un grand homme au-delà du Rhin. Tout ce que l’on peut accorder à ces messieurs, qui se moquent de notre légèreté, c’est qu’ils savent par cœur quinze historiens ou poètes anciens. Ce n’est pas peu ; une tête qui contient cela peut-elle contenir autre chose ?

Je n’ai retenu que deux faits suffisamment prouvés de tous ces ouvrages allemands.

Les vases découverts dans les tombeaux de Tarquinies, situés à neuf heures de Rome, n’ont pas été connus des Romains et leur sont antérieurs. Pline fut un homme exact, genre de mérite fort rare dans l’antiquité ; comme tous les Romains, il était avant tout citoyen de sa république, et a cherché dans son histoire naturelle à exalter son pays. Comme tout bon Romain, il était fort jaloux des arts et de l’élégance de la Grèce : aurait-il négligé de parler des figures admirablement dessinées et des vases que, l’on trouvait enfouis sous terre, à neuf heures de Rome ?

Cicéron, si je ne me trompe, raconte que des vétérans appartenant à une légion de César, ayant obtenu des terres dans le voisinage de Capoue, trouvèrent, en cultivant ces terres, des vases antiques ; mais le peu que Cicéron dit de ces vases ne se rapporte nullement à l’espèce de ceux que l’on trouve dans les tombeaux de Tarquinies. Je pense que ces tombeaux seront fort connus dans une dizaine d’années.

Henri Beyle.
Mars 1837.