Les Tragiques. Livre premier : Misères/Introduction II

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Texte établi par H. BourginArmand Colin et Cie, éditeurs (p. 18-33).

II

Les Tragiques.


Tout inspirés de l’esprit et des passions du xvie siècle, écrits dans une langue qui devait paraître bien archaïque, les Tragiques passèrent presque inaperçus en 1616 : ils ne répondaient plus aux préoccupations politiques ni aux idées poétiques du temps. Mais ce serait une grave erreur que d’y voir une œuvre appartenant tout entière à l’école de la Pléiade.

Sans doute d’Aubigné s’est réclamé volontiers de Ronsard : il a subi comme tous ses contemporains le prestige de cette éclatante renommée, et jusque dans l’Épître aux Lecteurs de ses Tragiques, jusque dans des lettres de sa vieillesse (cf. I, 457), il met Ronsard au-dessus de tous les autres poètes français. Le Printemps n’est même qu’une pâle et trop fidèle imitation des procédés poétiques de la Pléiade[1]. — Mais précisément la distance est immense du Printemps aux Tragiques. Une conception de la poésie très différente de celle de la Pléiade est réalisée dans ce grand ouvrage, et l’inspiration poétique, puisée à des sources nouvelles, y a pris des caractères tout nouveaux.

I

À vrai dire, cette conception nouvelle de la poésie n’appartient pas en propre à d’Aubigné : elle est étroitement liée aux circonstances historiques et à l’évolution générale de la poésie à cette époque. Cherchant ses modèles et son idéal dans l’antiquité païenne, indifférente aux passions et aux événements contemporains, dédaigneuse même de l’applaudissement du vulgaire, la poésie de la Pléiade avait été surtout un divertissement d’ordre supérieur réservé aux doctes et aux délicats. Mais à l’époque où d’Aubigné commence ses Tragiques (1577), près de trente années après les débuts de Ronsard et de ses amis, les circonstances sont devenues trop graves ; et, dans le déchaînement des passions religieuses et politiques qui ensanglantent la France, les esprits n’ont plus assez de liberté pour goûter les pures jouissances de l’art. Manifestement, l’intérêt est ailleurs, et si elle veut vivre encore, la poésie doit changer de caractère et se jeter, elle aussi, dans la bataille. La poésie de cour, forme dégénérée de la poésie aimable et gracieuse de la Pléiade, s’étiole et se meurt dans l’indifférence[2]. Ses derniers représentants, Bertaut et Du Perron, abandonnent peu à peu la poésie légère et se résignent à ne plus chanter que les grands événements du temps. Les poètes de la nouvelle génération, Du Bartas du côté des protestants, Guy le Fèvre de la Boderie et Vauquelin de la Fresnaye du côté des catholiques, condamnent avec force la frivolité de la poésie païenne et courtisanesque, et Henri III lui-même, si nous en croyons d’Aubigné (I, 459, Lettres), la prend en dégoût. Que sera donc la nouvelle poésie ?

Précisément le contraire de celle qui l’a précédée. Elle se proposera d’enseigner et cherchera, avant l’agrément de l’esprit, le profit de l’âme. Elle aura donc tout d’abord un caractère moral et religieux. Ce caractère, qui se marque déjà dans les Discours de Ronsard, devient dominant dans l’Encyclie de Guy le Fèvre, dans les Quatrains de Pibrac, dans les Satires de Vauquelin. Mais c’est le protestant Du Bartas qui dans sa Semaine (1579) affirme avec le succès le plus éclatant les tendances nouvelles : poète religieux et didactique, il répudie l’inspiration païenne, recommande la chasteté de la pensée et de l’expression et adopte un ton de prédication grave[3]. Mais à côté de ce courant moral et religieux s’en dessine un autre, qui prend bientôt une violence extrême : le courant polémique et satirique. Obligée de demander ses inspirations aux besoins de l’heure présente, la poésie ne se borne pas toujours à les exprimer et à les diriger de haut : elle prend un caractère militant, elle devient un instrument aux mains des partis. Il n’était pas impossible qu’un homme se rencontrât, d’âme haute et fière, mais en même temps ardente et passionnée, en qui vinssent s’unir ces deux tendances en apparence si contraires. Cet homme fut Agrippa d’Aubigné.

Protestant convaincu et inflexible, d’Aubigné se plaisait à prêcher, à enseigner, à sermonner. Il aimait à diriger les âmes[4] et c’est lui qui réconfortait Henri IV dans ses défaillances. Il aimait aussi à briller dans les assemblées protestantes ou dans les discussions avec les prélats catholiques par son éloquence et par son érudition théologique (cf. I, 386, 390, Lettres), Il consacre sa vieillesse studieuse à l’étude des livres saints (cf. I, 473, Lettres) et à la publication d’ouvrages de controverse religieuse et de piété[5]. Mais s’il est moraliste et prédicateur, ce n’est là qu’un aspect de son génie, et il est aussi, et au même degré, polémiste et pamphlétaire. Soldat aventureux et téméraire, mêlé à tous les événements et agité de toutes les passions de son temps, il serait incapable de conserver le calme et la sérénité de Du Bartas. Il aime la lutte, et il est l’auteur de ces deux mordantes satires : le Baron de Fæneste et la Confession de Sancy. Il se fait craindre à la cour par ses bons mots, qui sont souvent de gros mots : sa verve franche et libre ne connaît point les ménagements ni les fausses délicatesses. Nul donc n’était mieux préparé à réunir les tendances nouvelles de la poésie et à leur donner leur expression la plus complète et la plus parfaite.

Au reste, pour s’en convaincre, il suffit de recueillir ses propres déclarations, car il s’est parfaitement rendu compte de la signification de son œuvre et de sa nouveauté. Il déplore et condamne (cf. Misères, v. 55 ; et IV, 72, Princes, etc.) les poésies amoureuses et légères de sa « folle jeunesse », et ne les publie point, sans doute par esprit de mortification. Plus sévère encore que du Bartas et Vauquelin de la Fresnaye, il n’a pas assez d’injures pour ces poètes courtisans et frivoles, au nombre desquels il a mérité d’être compté un moment (cf. IV, 73, Princes), Le temps est passé des amusements stériles : le poète n’a plus le droit de se désintéresser des périls et des tristesses de l’heure présente, il a au contraire la noble mission d’en flétrir les misères et d’éclairer les âmes :

Ce siècle autre en ses mœurs demande un autre style !
Cueillons des fruits amers desquels il est fertile…

Ainsi d’Aubigné exprime avec une netteté parfaite le principe directeur de la poétique nouvelle : il l’applique aussi avec une parfaite rigueur. Il ne perd jamais de vue son but, qui est de découvrir et de montrer aux hommes la vérité et la justice. À chaque instant il adresse à Dieu de vives prières, lui demandant de le rendre « propre à sa vérité « (cf. Misères, v. 30 ; et IV, 241, Veng,) et faisant vœu en retour de n’écrire qu’à sa gloire. Mais si l’inspiration du poème est hautement morale et religieuse, c’est avant tout la satire que d’Aubigné fera servir à la morale et à la religion, et la satire de l’espèce la plus violente et la plus âpre (IV, 71, Princes) :

En bouchant les naseauxCeux qui verront cecy,
En bouchant les naseaux, fronceront le sourcy.

C’est donc de propos délibéré que d’Aubigné donne à un ouvrage d’édification l’allure d’un pamphlet : et c’est le mélange intime de ces deux éléments si divers qui fait pour une bonne part l’intérêt et la nouveauté de cet étrange poème. Les Tragiques sont comme l’immense geste huguenote, où toutes les chansons et tous les pamphlets réformés sont venus prendre leur place naturelle, transformés et épurés par la flamme d’une inspiration plus haute. Commencés en pamphlet, ils continuent en histoire et s’achèvent en prophétie. Après avoir rassemblé dans les Misères toutes les iniquités et toutes les tristesses du temps, après avoir flétri dans les Princes les débauches et les crimes de la cour et dans la Chambre dorée le trafic éhonté de la justice, d’Aubigné retrace dans les Feux l’ère douloureuse du martyrologe protestant et dans les Fers l’ère tragique des guerres fratricides : puis dans les Vengeances il accable les persécuteurs de l’Église réformée par l’énumération des terribles représailles qui ont toujours atteint dans le passé les oppresseurs de la foi, et dans le Jugement nous transporte au jour suprême « des divines justices », où tous, vainqueurs et vaincus, bourreaux et victimes comparaîtront devant Dieu. — Ainsi l’ordonnance de ce poème, formé pourtant d’éléments si divers, est remarquable : et le reproche que l’on a fait si souvent à d’Aubigné d’ignorer l’art de la composition est peut-être vrai de tel livre pris en particulier, le premier par exemple, il est faux de l’ensemble du poème qui est d’une belle unité.


II

Mais la nouveauté des Tragiques n’est pas seulement dans la conception : elle est aussi dans le caractère même de la poésie, et, tout d’abord, dans le choix des modèles dont d’Aubigné s’est inspiré.

La poésie de la Pléiade s’était formée surtout sous deux influences : l’influence grecque et l’influence italienne. Ronsard et ses émules doivent peu aux Latins, ou, plus exactement, ils n’ont pratiqué et imité que ceux des poètes latins qui sont tout imprégnés de culture hellénique. Or, sur ces différents points, d’Aubigné s’oppose complètement à eux.

Contre l’italianisme d’abord, il partage toutes les préventions de ses coreligionnaires, exprimées avec tant de violence par Henri Estienne dans ses célèbres traités. La haine que les huguenots portaient à tout ce qui venait de la patrie du papisme s’étendait nécessairement et à la langue de ce pays et à sa littérature. Comment d’ailleurs l’austérité protestante se fût-elle accommodée des raffinements des poètes italiens et de leur subtile métaphysique amoureuse ? Sans doute, d’Aubigné a pétrarquisé, et de la pire façon, dans son Printemps : mais il semble bien qu’il ne l’a fait qu’à travers ses maîtres français, car, dans ce recueil même, il se raille de Pétrarque (III, 141). En tous cas, il n’y a plus dans les Tragiques aucune trace de l’influence italienne.

Les études grecques n’ont pas eu non plus, semble-t-il, d’influence réelle sur la formation de son génie poétique. Certes il savait le grec. Il nous affirme même (I, 6, Vie) qu’à sept ans et demi il traduisit « le Crito de Platon », et s’il est bon de noter qu’il ajoute que ce fut « avec quelque aide des leçons » de son précepteur, il n’en faut point conclure qu’il ne savait le grec que fort médiocrement. Mais ce qui est incontestable, — et ce qui seul importe —, c’est qu’il ne l’a jamais étudié qu’avec une certaine répugnance. Les études supplémentaires de grec que son curateur l’envoya faire à Genève, comme il avait déjà treize ans, lui furent tellement « à charge » qu’il finit par s’enfuir à Lyon (I, 13, Vie) ; et il avoue que s’il n’avait tenu à complaire à Loyse Sarrazin, la docte fille du syndic chez lequel il était logé à Genève, il aurait été « entièrement destourné de la (langue) grecque » (I, 448, Lettres), Comme nous sommes loin de ces studieux élèves du collège de Coqueret qui, au témoignage de Binet, passaient leurs nuits à lire Homère et Pindare ! Génie réaliste et tourmenté, d’Aubigné ne pouvait guère comprendre l’idéal serein et pur de la poésie grecque ; et c’est pour la même raison qu’il doit si peu à ceux des poètes latins qu’avaient chéris la Pléiade, à peine quelques vers, empreints d’une douce mélancolie, où l’on reconnaît un souvenir de Virgile.

En revanche, il est tout imprégné des auteurs latins du 1er siècle, chez qui le génie romain s’accuse avec le plus de force. Lucain et Sénèque, Tacite et Juvénal, voilà ses véritables maîtres. L’époque où ils avaient vécu paraissait à d’Aubigné très comparable, par ses tristesses et ses hontes, à celle où il vivait lui-même, et il trouvait chez eux certaines tendances, certaines aspirations analogues à celles des hommes de son temps : le souci des misères de l’heure présente, le besoin d’enseigner et de moraliser, l’amour ardent de la satire militante. Dans les Tragiques, il aimera à développer les lieux communs de cette morale stoïcienne dont l’esprit semble avoir passé dans la morale protestante (cf. IV, 175, Feux), Ou bien il se plaira à identifier Néron avec le pape, cet autre Antéchrist (cf. Misères, v. 1215), et à confondre dans sa haine la Rome des Césars et celle des Pontifes. C’est ainsi encore que ses virulentes peintures associeront constamment la cour dégénérée des empereurs à la cour débauchée des Valois. D’Aubigné est tout plein de ses maîtres latins : souvent, et jusque dans ses inspirations les plus spontanées, un souvenir de Lucain ou de Juvénal vient s’interposer entre sa pensée et l’expression, et s’y fond si intimement qu’on y soupçonnerait difficilement l’imitation. Ainsi en est-il, au premier livre, de la grande scène de magie, si curieusement empruntée à Lucain ; ainsi en est-il encore du second livre entier, tout inspiré de Juvénal. Toutefois d’Aubigné ne doit pas seulement à ses maîtres latins quelques imitations directes : il leur doit aussi, pour une bonne part, quelques-uns des caractères les plus remarquables et les plus nouveaux de sa poésie.

C’est d’abord le goût des expressions saisissantes, qui frappent vivement l’imagination et se gravent aisément dans la mémoire. Avant Corneille, il aime ces vers à la Sénèque[6] où une vérité morale est condensée sous une forme brève et volontiers antithétique :

Toujours reigle à sa fin de ton vivre le cours.

Chacun de tes jours tende au dernier de tes jours.
De qui veut vivre au ciel l’aise soit la souffrance,

Et le jour de la mort celuy de la naissance…[7]

Et c’est sans doute le commerce assidu de Juvénal et de Tacite qui a fortifié son goût naturel des mots qui peignent et sa tendance à substituer sans cesse l’image concrète à l’idée abstraite. En voici quelques exemples :

Non que son cœur voguast aux flots de vanité (IV, 160, Feux).

Car de cette tourmente il n’y a plus de port
Que les bras estendus du havre de la mort (IV, 171, Feux).
À l’heure que le Ciel fume de sang et d’ames (IV, 220, Fers).
En tel estat la Cour, au jour d’esjouissance,
Se pourmeine au travers des entrailles de France (IV, 220, Fers).
Je vous en veux à vous, apostats degeneres,
Qui lechez le sang frais tout fumant de voz peres

Sur les pieds des tueurs… (IV, 276, Jugem.)

Un second trait, non moins important, c’est l’introduction de l’éloquence dans la poésie. Ronsard avait déjà donné, dans ses Discours, de beaux modèles de poésie oratoire : mais dans les Tragiques, le tour oratoire n’est plus accidentel, il est caractéristique. Notons d’abord que d’Aubigné multiplie les harangues : il en prête continuellement à ses personnages, même allégoriques, et il n’est pas un des martyrs du protestantisme qu’il énumère dans le livre des Feux, qui avant de mourir ne fasse un discours. Il multiplie aussi les apostrophes, qui ne sont pas autre chose que des discours où il prend lui-même la parole : et ces interventions si fréquentes de l’auteur donnent aux Tragiques l’allure d’un violent réquisitoire. Il recherche les oppositions oratoires et en tire parfois un merveilleux parti, comme dans ces vers du Jugement, où il nous montre les damnés impuissants même à se donner la mort (IV, 303) :

Voulez-vous du poizon ? en vain cest artifice.

Vous vous précipitez ? en vain le précipice.
Courez au feu brusler ? le feu vous gèlera ;
Noyez-vous ? l’eau est feu, l’eau vous embrazera ;
La Peste n’aura plus de vous miséricorde.
Estranglez-vous ? en vain vous tordez une corde ;
Criez après l’Enfer ? de l’Enfer il ne sort

Que l’éternelle soif de l’impossible mort.

Enfin d’Aubigné a essayé souvent d’adapter à ses développements oratoires la forme qui leur convient le mieux, c’est-à-dire la forme périodique. Il est l’un des créateurs chez nous de la période poétique, et il en a laissé de remarquables exemples (cf. Miseres, v. 36 ; IV, 189, Fers).

Malheureusement, avec l’éloquence, la rhétorique s’introduit aussi dans la poésie. Elle supplée commodément à l’inspiration, et trop souvent d’Aubigné en abuse, lorsqu’il est un peu à court d’haleine. L’apostrophe, qui n’est à sa place que lorsqu’elle exprime un mouvement naturel de colère ou d’indignation, est fréquemment chez lui un pur procédé (cf. IV, 247 sqq., Veng.), On peut lui reprocher encore bien des énumérations fastidieuses, notamment au livre des Vengeances, cette interminable liste des persécuteurs de l’Église primitive, dont il finit par sentir lui-même la monotonie (IV, 266) :

Ils poursuivent mes… Ces exemples m’ennuient :
Ils poursuivent mes vers et mes yeux qui les fuient.
Lorsqu’une comparaison lui plaît, il lui arrive de la répéter plusieurs fois de suite sous des formes différentes (cf.

Miseres, v. 609) ou de la poursuivre dans les moindres détails avec un soin puéril (cf. Miseres, v. 135). Parfois même il en accumule plusieurs, à propos d’un même objet : c’est ainsi que, dans le premier livre, il compare successivement la France à une mère dont les deux enfants s’entre-déchirent, à un géant hydropique et à un vaisseau qui sombre ; et plus loin il la compare encore à un mourant. Si par le caractère oratoire et sentencieux de sa poésie d’Aubigné peut, dans une certaine mesure, être considéré comme un précurseur des poètes du dix-septième siècle, il lui a manqué, pour être véritablement le premier de la lignée glorieuse, une qualité ou plutôt un sens qui naissait alors dans les salons et que Malherbe introduisait déjà dans la poésie : le goût.

III

Cependant, la grande originalité de d’Aubigné n’est pas encore dans ces traits qu’il doit à ses maîtres latins, et il nous reste à mettre en lumière l’élément le plus caractéristique, et, par rapport à la poésie de la Pléiade, le plus nouveau de sa poésie : l’inspiration biblique. Sa religion lui faisait un devoir et son goût de la controverse une nécessité de lire sans cesse la Bible ; aussi la connaissait-il admirablement. Dans sa vieillesse surtout, il en fait le sujet de ses méditations quotidiennes (cf. I, 473, Lettres). C’est ce qui explique que sa poésie soit toute remplie de souvenirs et d’images bibliques. Dans les premiers livres mêmes, où l’inspiration est moins constamment religieuse que dans les derniers, on est surpris du nombre des réminiscences de la Bible qu’une étude attentive découvre : c’est ainsi que la grande prière qui termine les Misères ne renferme pour ainsi dire pas un vers qui ne soit inspiré d’un texte sacré. D’Aubigné identifie sans cesse les personnages contemporains avec ceux de l’histoire sainte, comme avec ceux de l’époque impériale : Catherine de Médicis est pour lui une Jézabel « altérée de sang » et le cardinal de Lorraine un Achitophel, tandis que Jeanne d’Albret (cf. IV, 214, Fers) devient la Déborah du parti réformé, et que lui-même, osant s’attaquer aux puissants de la terre, il se compare à David saisissant sa fronde pour frapper Goliath au front (IV, 72, Princes). Or c’est surtout, croyons-nous, à l’influence biblique qu’il faut attribuer deux traits de la poésie de d’Aubigné : une veine mystique, et naturellement lyrique, — une imagination mythologique, et naturellement épique.

La veine mystique est tout à fait opposée à l’imagination purement plastique des poètes de la Pléiade, et son apparition dans la poésie est sans doute un fait digne de remarque, s’il est vrai que la grande différence de l’esprit chrétien et de l’esprit païen, et par suite de la poésie chrétienne et de la poésie païenne, c’est précisément la mysticité. À chaque moment, lorsque son cœur se soulève de dégoût ou d’indignation, d’Aubigné tourne ses regards vers Dieu et se répand en de lyriques effusions. Il est à remarquer que ces effusions prennent presque toujours un caractère prophétique. Dans les derniers livres surtout, d’Aubigné retrouve les accents des prophètes hébreux et parle comme si Dieu lui-même l’inspirait :

Il n’y a rien du mien, ni de l’homme en ce lieu :
Voicy les propres mots des organes de Dieu (IV, 279, Jugem.).

Il faut noter aussi l’allure toute biblique du lyrisme qui éclate dans ces élévations :

Tu m’as montré, o Dieu, que celuy qui te sert

Sauve sa vie alors que pour toy il la perd :
Ta main m’a delivré, je te sacre la mienne ;
Je remets en ton sein cette ame qui est tienne :
Tu m’as donné la voix, je te loueray, mon Dieu !
Je chanteray ton los et ta force, au milieu
De tes sacrez parvis ; je feray tes merveilles,
Ta deffence et tes coups retentir aux oreilles
Des Princes de la terre, et si le peuple bas

Sçaura par moy comment les Tyrans tu abbats (IV, 234, Fers).

Parfois même ces prières (ainsi celles qui terminent les Miseres et la Chambre dorée) prennent tout naturellement la forme de stances, on pourrait dire de versets. Elles sont presque toujours divisées comme le verset en deux parties symétriques. Surtout elles ne sont pas liées logiquement entre elles comme les différents moments d’une pensée progressive : elles sont indépendantes les unes des autres, chacune reprend intégralement l’idée ou le sentiment qu’exprime déjà la précédente et le revêt d’une image nouvelle ; et c’est bien là ce qui caractérise la poésie du Psalmiste. D’autres fois d’Aubigné s’élève jusqu’à l’extase, ce sentiment mystique entre tous qu’il a si magnifiquement décrit dans un sonnet (III, 257) et dans la Lettre à la duchesse de Bar (I, 550). C’est dans une extase que s’achèvent les Tragiques : la vision des félicités ineffables qui attendent les élus ravit le poète et lui enlève la parole (IV, 309, Jugem.) :

Mes sens n’ont plus de sens, l’esprit de moy s’envole,

Le cœur ravy se taist, ma bouche est sans parole :
Tout meurt, l’ame s’enfuit, et reprenant son lieu,

Extaticque se pasme au giron de son Dieu.

Si les poètes de la Pléiade ont renouvelé en France la poésie plastique et la poésie sentimentale, c’est d’Aubigné qui a été le véritable initiateur du lyrisme religieux. Mais ce n’est pas tout. Il a aussi, dans une certaine mesure, créé une forme de l’épopée religieuse qui place les Tragiques, sinon sur la même ligne, du moins dans le même groupe que la Divine Comédie et le Paradis perdu.

D’Aubigné avait à un très haut degré cette faculté d’exprimer les idées par de vivants symboles que M. Renouvier, dans son étude sur Victor Hugo, a appelée le « génie mythologique ». Il la devait au caractère visionnaire de son imagination. Non seulement, en effet, il croyait aux pratiques magiques et aux présages célestes ; non seulement il était lui-même quelque peu devin et avait une foi absolue dans ses pressentiments, mais il était sujet à des hallucinations d’une nature morbide qu’il nous a racontées lui-même [8]. Toute sa vie, il conserva le souvenir d’une vision bizarre qu’il eut à six ans, un jour qu’il attendait son précepteur : « Il ouït entrer dans la chambre, et puis en la ruelle de son lict… une femme fort blanche, qui lui ayant donné un baiser froit comme glace, se disparut. » (I, 6, Vie.) Dans les Tragiques, il nous rapporte une autre vision qu’il eut, lorsque criblé de blessures et laissé pour mort au château de Talcy, il fut visité par « l’ange consolant des amères blessures » et emporté par lui « au céleste pourpris » (IV, 227, Fers), Il était sujet même à ces hallucinations dites télépathiques qu’on a étudiées récemment et dont on ne conteste guère aujourd’hui la réalité. Cette imagination ardente devait le rendre propre à bien comprendre les grands Prophètes hébreux : aussi a-t-il subi profondément leur influence. Par là s’explique ce qu’il y a de visionnaire et parfois d’un peu apocalyptique dans les Tragiques ; par là s’explique la rare faculté d’invention mythologique qu’on y remarque.

Elle éclate même dans la conception de la nature que se fait d’Aubigné. Pour les poètes de l’école de Ronsard, qui ont eu d’ailleurs de la nature un sentiment exquis, elle n’est qu’un ensemble de sensations fraîches et douces : fleurs brillantes, champs d’épis dorés, riantes prairies, ruisseaux murmurants, oiseaux chanteurs, forêts profondes qui retentissent des plaintes des amants et les consolent. Cette nature, ils l’ont peuplée des divinités de la fable : Dryades et Sylvains, couronnés de feuillages, qui se poursuivent à travers les bois pleins d’ombre. Naïades qui s’ébattent rieuses dans l’eau des fleuves. Il n’en est plus ainsi chez d’Aubigné. Et d’abord toutes les divinités païennes ont disparu. En revanche, la nature s’est animée : elle a pris une sorte de personnalité consciente. Au premier livre, d’Aubigné nous montre la terre « pleurante de souci » et consolant les paysans opprimés avec de douces paroles (v. 275 sqq.). Ailleurs c’est encore à la terre qu’il s’adresse pour lui demander de tirer vengeance des crimes du siècle (IV, 247, Veng.), La nature compatit aux misères des hommes et s’associe à leurs tristesses. Parlant des hivers, d’Aubigné dit : « Les durs hivers noirs d’orage et de pleurs » (IV, 136, Ch. dorée), et les pluies abondantes qui tombent à la mort du Cardinal sanglant, ce sont (IV, 270, Veng.)

Les déluges espaiz des larmes de la France.

Au jour de la Saint-Barthélémy, la nature entière est plongée dans la tristesse :

Et le Soleil, voyant le spectacle nouveau,

À regret esleva son pasle front des ondes,
Transy de se mirer en noz larmes profondes,

D’y baigner ses rayons… (IV, 215, Fers.)

Mais le plus saisissant exemple de ces personnifications est cet admirable passage du dernier livre (IV, 296) où d’Aubigné nous montre tous les éléments s’élevant contre les réprouvés qui cherchent à fuir la vengeance divine, et leur reprochant les crimes dont ils les ont souillés.

Une autre marque de l’imagination mythologique de d’Aubigné, c’est l’emploi résolu et constant du merveilleux, D’Aubigné croit devoir le justifier, dans l’Épître aux Lecteurs, par l’exemple d’Homère, de Virgile et du Tasse. En réalité le merveilleux qu’il a créé n’a rien de commun avec celui de ces poètes : car il est vraiment chrétien. Il lui arrive sans doute d’y mêler involontairement des souvenirs de la fable païenne (cf. IV, 137, Ch. dorée, et 202, Fers) : mais il a su donner à Dieu un caractère auguste et terrible qui est bien chrétien et qui ne rappelle guère le Jupiter antique. Il domine tout le poème, invisible et présent, et à chaque instant d’Aubigné nous ramène à lui par les appels qu’il lui adresse. Il ne se mêle point aux hommes comme les Dieux païens ; il les dirige du haut du Ciel et les juge. C’est là-haut que d’Aubigné nous le montre, en de magnifiques descriptions, environné des anges et des séraphins qui le contemplent en extase :

Au palais flamboiant du haut Ciel empiree

Reluit l’Eternité en présence adorée

Par les Anges heureux… (IV, 117, Ch. dorée.)

Les scènes qui se passent dans ce cadre divin sont simples et graves : c’est Satan que Dieu confond (IV, 193, Fers), ou ce sont la Justice et la Piété qui viennent se plaindre à Dieu d’être insultées sur terre (IV, 1 18, Ch. dorée) ; ou bien c’est encore la procession triomphale des élus entrant dans la Jérusalem céleste après le martyre qui les a sanctifiés (IV, 140, Feux). Le Dieu de d’Aubigné est bien le Jéhovah biblique, étranger à nos passions, mais terrible dans sa justice ; et rien n’égale la profondeur du sentiment chrétien qui anime le dernier livre des Tragiques. Ni Dante ni Milton n’ont eu une conception plus nette de ce que pouvait être le merveilleux du christianisme.

Cependant ce merveilleux ne suffit pas encore à d’Aubigné ; et à côté des images chrétiennes, il crée, par le seul effort de son imagination puissante, des mythes du symbolisme le plus saisissant et le plus hardi. La Chambre dorée, symbole de la justice humaine, en est un remarquable exemple (IV, 122). Dieu, en abaissant ses regards sur la terre, voit se dresser un monstrueux palais, tout flambant d’or, dont les pavillons percent les nues, monument de l’orgueil des hommes : mais lorsqu’il s’en approche, il s’aperçoit avec horreur que cette demeure superbe est faite de la chair, du sang et des os des victimes.

Mais Dieu trouva l’estoffe et les durs fondements

Et la pierre commune à ces fiers bastiments
D’os de testes de morts ; au mortier exécrable
Les cendres des bruslez avoient servi de sable,
L’eau qui les destrempoit estoit du sang versé ;
La chaux vive dont fut l’édifice enlacé
Qui blanchit ces tombeaux et les salles si belles,

C’est le meslange cher de nos tristes moelles.

Comment ne pas citer encore le célèbre mythe du vieillard Océan (IV, 235, Fers) ? Le Vieillard repose dans les eaux, sur un lit

Marqueté de coral et d’unions[9] exquises.

La mer jusqu’ici est calme :

La lame de la mer estant comme du laict,
Les nids des Alcyons y nageoient à souhait.

Réveillé soudain par le bruit « d’une subtile guerre », le Vieillard élève sa tête vénérable hors des flots, et voit avec horreur qu’ils sont rouges de sang et pleins de cadavres. Courroucé, il veut rejeter sur la rive ces corps qui souillent la mer : mais à ce moment, par la nue entr’ouverte, des anges radieux descendent du ciel et viennent recueillir dans des coupes de rubis le sang précieux des martyrs pour l’emporter aux demeures célestes. Alors le Vieillard comprend ; et avec un soin pieux il donne la sépulture aux chers cadavres. — Peut-être dans ce passage, comme dans d’autres, l’exécution n’est-elle pas toujours à la hauteur de la conception : du moins faut-il reconnaître que la conception est vraiment grandiose et d’un très rare poète.

Mais, comme conception et comme exécution, rien n’égale chez d’Aubigné, et rien ne surpasse chez aucun poète la splendide et apocalyptique vision qui termine les Tragiques (IV, 292 sqq., Jugement). La résurrection de tous les hommes « sortant de la mort comme l’on sort d’un songe » ; la brusque apparition de Dieu à travers la nue déchirée ; l’immense assemblée des âmes, anxieuses du jugement futur, autour du trône divin ; la terreur des méchants devant celui qu’ils ont jadis crucifié et qu’ils voient maintenant « les mains hautes » ; leur fuite éperdue à travers le monde qui les repousse ; la comparution de tous devant le Souverain Juge ; la sentence décisive qui remplit les justes d’extase et les coupables d’effroi ; l’effondrement final de tout l’Univers engloutissant avec lui les réprouvés ; ce dialogue étrange et terrible où d’Aubigné, parlant au nom de Dieu, leur arrache toute espérance, même celle de mourir ; au Paradis, la félicité indicible des élus « vestus de splendeur eternelle » et chantant « en douces unissons » les louanges du Seigneur ; enfin le ravissement qui s’empare de l’âme du poète à contempler de si beaux spectacles : tout cela fait de cette fin des Tragiques comme le sublime fragment d’une Divine Comédie française, et d’Aubigné a trouvé pour exprimer cette superbe conception des vers d’une largeur infinie et d’un éclat incomparable, tels qu’on n’en rencontrera plus dans notre langue jusqu’à la Légende des siècles.

Tel nous apparaît ce singulier poème des Tragiques, sans analogue dans l’histoire de notre littérature. S’il est impossible de le ranger au nombre des œuvres dont la doctrine et la pratique des ronsardisants suffisent à rendre compte, on ne saurait dire non plus qu’il annonce et prépare la poésie nouvelle. D’Aubigné ne fait penser à Corneille et à ses contemporains que par son goût des vers sentencieux et des développements oratoires. Mais une conception de l’art toute différente de celle à laquelle répondaient les Tragiques naît avec le xviie siècle, et déjà Malherbe déclare que le poète n’a aucun rôle à remplir ici-bas et qu’il n’est pas plus utile à l’État « qu’un bon joueur de quilles ». En même temps l’esprit rationaliste fait son apparition et commence à tout envahir. Bientôt des théoriciens viendront qui se proposeront de tout asservir, même l’inspiration, aux règles sévères et étroites de la raison et du bon goût. Au xviie siècle il n’y aura plus place pour une poésie aussi étrange et aussi primesautière que celle des Tragiques. D’Aubigné sera oublié. On peut le regretter : car nos poètes classiques auraient trouvé chez lui ce qui leur a le plus manqué : un lyrisme vraiment religieux, et la formule, incomplète peut-être, mais singulièrement juste, de l’épopée moderne.

  1. Il n’est pas sans intérêt non plus de remarquer que les premiers vers que publia d’Aubigné furent des Vers funèbres en l’honneur d’Estienne Jodelle (1574), et qu’à l’imitation des plus hardis novateurs il fit des Vers mesurés.
  2. Cf. G. Allais : Malherbe et la poésie française à la fin du xvie siècle (1585-1600). E. Thorin, 1891, in-8o.
  3. Cf. G. Pellissier : La Vie et les Œuvres de Du Bartas. Hachette, 1882, in-8o.
  4. Voyez la Lettre à M. de Rohan sur la mort de son fils (I, 403) et la Lettre à Madame, sœur unique du Roy, sur la douceur des afflictions (I, 531) : ce sont les lettres d’un véritable directeur de conscience.
  5. Notamment le De dissidiis Patrum, aujourd’hui perdu, et les Méditations sur les Pseaumes.
  6. Ce goût des sentences n’était sans doute pas absolument nouveau : il se trouvait déjà chez les poètes tragiques qui s’inspiraient de Sénèque, et même chez la plupart des ronsardisants. Mais c’est chez d’Aubigné qu’il devient caractéristique.

  7. IV, 156, Feux ; cf. Miseres, v. 1262 ; et IV, 172, Feux, etc.
  8. Voyez au tome V de l’édition Réaume et de Caussade, dans la Notice littéraire, le chapitre consacré à d’Aubigné superstitieux (p. 117, sqq.).
  9. Perles (lat. unio).