Les Transformations sociales de la Russie contemporaine

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Les Transformations sociales de la Russie contemporaine
Revue des Deux Mondes4e période, tome 142 (p. 481-506).
LES
TRANSFORMATIONS SOCIALES
DE LA
RUSSIE CONTEMPORAINE


I

Des peuples de même race et de même religion, parvenus à un degré analogue de développement économique, peuvent-ils nous présenter des types de sociétés radicalement différens ? En d’autres termes, la structure sociale des nations n’est-elle pas dans une dépendance forcée de leur développement économique ? Un État, comme la Russie, qui prétend s’approprier, avec les sciences et les inventions de l’Occident, ses industries et ses machines, peut-il le faire sans modifier profondément ses conditions sociales, partant sans se rapprocher, bon gré mal gré, des sociétés occidentales ? Cette question, que nous suggèrent, aujourd’hui, la Russie et le Slave chrétien, il faudra bientôt l’étendre à des peuples d’un autre sang et d’une autre culture ; car, au siècle qui vient, elle se posera pour l’homme jaune, comme pour l’homme blanc, demain pour le Japonais, un jour prochain peut-être pour le Chinois.

Les slavophiles russes et, à l’autre pôle de la pensée moscovite, certains démocrates nous ont répété, durant un demi-siècle, que la Russie possédait, dans ses traditions populaires et ses institutions anciennes, spécialement dans son mir et ses communautés de village, les élémens d’une société et d’une culture supérieures à la culture et aux sociétés occidentales. Quelques-uns ont même osé nous présenter le mir et le collectivisme agraire comme l’unique moyen de rajeunir les peuples décrépits de la vieille Europe. Nous avons montré, plus d’une fois, ici même, au cours de nos longues études sur l’empire des tsars, l’illusion de ces présomptueuses théories[1]. Comment, disions-nous, le mir russe et la propriété collective de la terre pourraient-ils offrir, au monde moderne, une solution rationnelle de ce que le pédantisme pseudo-scientifique de nos contemporains appelle, prétentieusement, le problème social, comme si les sociétés humaines étaient une équation d’algèbre ou un théorème de géométrie ? Le mir et les communautés de village seraient, tout au plus, une solution pour un pays primitif, encore tout rural et agricole, tel que l’était, jadis, la Russie du servage. Ce dont souffre surtout l’Europe occidentale, ce dont souffre presque uniquement la France, c’est un prolétariat manufacturier, urbain ; et ce que les slavophiles ou leurs émules russes préconisent, comme une façon de panacée sociale, n’est qu’une recette villageoise, tout au plus bonne pour les campagnes. Encore, l’exemple même de la Russie, de cette énorme Russie aux plaines sans fin, prouve-t-il combien ce spécifique rural est impropre à garantir à tous, même au village, l’aisance ou le bien-être.

A entendre nombre de ses fils, la Russie n’avait qu’à demeurer fidèle à elle-même, en restant fidèle au mir et au régime des partages périodiques, pour donner naissance à une société moins brillante peut-être, mais autrement saine et autrement robuste que nos riches et maladives sociétés d’Occident, à une société affranchie des luttes de classes et indemne de tous les principes morbides qui, à en croire les devins de Moscou, menacent la vieille Europe d’une prompte décomposition. Est-ce la peine de le rappeler ici ? nous nous sommes, quant à nous, toujours élevés contre cette naïve prétention de fonder, à l’aide d’un autre régime agraire, au siècle de la vapeur et de l’électricité, une civilisation nouvelle, exempte des souffrances et nette des souillures de nos sociétés occidentales[2]. Nous avons toujours maintenu que, sur notre globe vieilli, en cet âge des machines, il ne saurait plus surgir de haute civilisation sans grandes villes et sans grande industrie. Or, voilà que l’utopie patriarcale d’une civilisation essentiellement paysanne et d’une société purement agricole va s’évanouissant au berceau même du romantisme slavophile ; voilà que Moscou, la vieille capitale aux quatre cents églises, s’est entourée d’une noire ceinture d’usines, et que cette Moscou nouvelle commence à éprouver l’insuffisance des recettes agraires pour les maux de nos modernes sociétés industrielles. Le développement même de la Russie et de la civilisation russe tourne contre les oracles et contre les prophéties des apologistes des primitives institutions slaves et des pieux panégyristes de la Russie ancienne. Loin de posséder, en ses communautés de village, un principe de rénovation pour le vieil Occident, le mir russe se montre, déjà, dans les usines moscovites, un préservatif inefficace contre les plaies sociales des sociétés contemporaines. Il y a un quart ou un tiers de siècle, à la veille ou au lendemain de l’émancipation des serfs, les pomechtchiks russes qui, de la véranda de leur maison seigneuriale, contemplaient, en curieux, les lointains éclairs des orages de l’Occident, aimaient à se persuader que, par sa structure intime, leur monde slave devait demeurer à l’abri des révolutions politiques ou des commotions sociales des peuples européens. Pour la plupart des Russes, l’agitation incessante de nos classes moyennes et les violentes convulsions de nos démocraties provenaient, presque uniquement, de notre état social. A les entendre, la propriété collective du mir était un antidote contre le poison du socialisme ou le venin de l’anarchie ; grâce au mir, la Russie était assurée de rester indemne de toutes les épidémies politiques et les fièvres révolutionnaires de l’Europe. Les dernières années de l’empereur Alexandre II, les mines des terroristes et les bombes des vierges du nihilisme n’ont que trop montré, aux plus patriotes, qu’il était imprudent de se fier à cette prétendue immunité de la terre russe. Après l’assassinat du libérateur des serfs, qui viendra soutenir que les troubles périodiques ou les révolutions de l’Occident ont pour unique cause notre mode de propriété ? Comment se persuader que, pour demeurer à l’abri de toute commotion, la Russie n’a qu’à ne point cesser de mettre la terre de ses steppes à la portée de tous ses moujiks ?

Aujourd’hui, grâce à Dieu, plus de bombes qui éclatent devant le traîneau du tsar, plus de lignes de chemin de fer minées sur le passage du train impérial ; les complots, encore fréquens durant les premières années d’Alexandre III, paraissent avoir entièrement pris fin sous Nicolas II. Les révolutionnaires sont découragés ; les ambitions de liberté politique semblent devenues plus patientes ; les vagues aspirations constitutionnelles se taisent ou ne font entendre qu’un sourd murmure. Mais l’évolution sociale se poursuit et s’accélère ; la structure intime du pays se modifie ; et l’exemple d’autres nations nous incline à croire que si jamais la Russie doit passer par des transformations politiques, ce ne sera sans doute qu’après avoir subi des transformations sociales. Sur ce point, les slavophiles pourraient bien avoir raison ; leur erreur est de n’avoir pas senti que pareilles transformations ne pourront être arrêtées par le mir du moujik. Il se peut, — l’histoire est loin d’y contredire, — que l’évolution politique soit plus ou moins, en tout pays, dans la dépendance de l’évolution sociale ; mais l’évolution sociale, à son tour, est dans une dépendance autrement étroite de l’évolution économique. La Russie contemporaine, la Russie de l’empereur Alexandre III et de l’empereur Nicolas II en offre un exemple bien fait pour frapper tous les observateurs. Le grand empire slave est justement fier du rapide essor de son industrie ; mais ni les deux capitales, ni les provinces ne pressentent peut-être combien ce merveilleux développement industriel va modifier les conditions anciennes de leur état social.

Est-il vrai que le mir et les communautés de village sont un rempart contre l’invasion des idées subversives, ce ne peut être que pour la vieille Russie agricole. Eussent-ils tous les mérites que leur ont prêtés les slavophiles et les narodniki[3], le mir et les communautés de village ne pourraient défendre que les paysans et les campagnes ; ils ne sauraient couvrir les villes ; les régions industrielles n’en resteraient pas moins ouvertes à l’irruption des sophismes révolutionnaires.

Or, la Russie de l’empereur Nicolas II n’est plus un État exclusivement agricole ; elle devient, elle aussi, un pays de grande industrie ; elle y a mis sa gloire et ses efforts, et elle y a réussi ; c’est là une évolution, c’est là une transformation dont doivent se ressentir les conditions sociales du vaste empire et le régime du mir et les communautés de village elles-mêmes. Il surgit, en Russie, avec le développement industriel et l’érection de grandes manufactures, d’autres questions sociales, d’autres problèmes économiques que les questions agraires et les partages périodiques du mir. La Russie ne peut plus être considérée comme un immense village, uniquement peuplé de laboureurs, penchés sur le sol et n’ayant d’autre souci que celui de leurs champs et de leurs récoltes.

En face du mir aux coutumes séculaires et aux instincts routiniers, se dresse l’usine, maîtresse de nouveautés, qui menace de révolutionner les habitudes nationales et qui se façonne, peu à peu, un personnel à son image.

Il se crée, en ce moment, au cœur de la Grande-Russie, dans la Moscovie ancienne, par l’effet même de ses progrès économiques et de son développement industriel, une classe de travailleurs urbains, ou mieux, une classe d’ouvriers de fabrique, pour lesquels la question de la terre devient secondaire ou indifférente. Beaucoup d’entre eux, il est vrai, la plupart sans doute, tiennent encore, en fait ou en droit, au mir et à la commune rurale ; mais leur éloignement du village, leur embrigadement en de vastes manufactures leur fait prendre, peu à peu, des habitudes et des idées nouvelles ; ils se détachent lentement de la terre, ils émergent en dehors de la vie rurale et, quoique toujours inscrits, aux yeux de la loi, dans la catégorie des paysans, nombre d’entre eux ont cessé d’être des paysans, des moujiks. On voit grandir, autour des deux capitales, et dans les bourgades industrielles, tout un prolétariat ouvrier, encore en voie de formation, et comme à peine ébauché, encore souvent inconscient de lui-même, mais déjà, par ses besoins et par son genre de vie, analogue au prolétariat ouvrier de l’Occident.

Cette classe ouvrière qui sort peu à peu des masses paysannes, le gouvernement impérial, involontairement sans doute, a tout fait pour la créer et pour la grossir. Elle est, en grande partie, son œuvre ; le pouvoir autocratique, source en Russie de toute initiative, s’est appliqué à la faire naître et à la fortifier. La Russie, en effet, sous l’impulsion toute-puissante de l’autorité souveraine, s’est obstinée à devenir un État industriel<ref> Sur le développement de l’industrie dans l’empire, voyez M. Combes de l’Estrade : la Russie économique et sociale (1896), ouvrage consacré en grande partie à la description des industries russes. Cf. The Industries of Russia (Saint-Pétersbourg, 1893), publication officielle du département du Commerce et des Manufactures, au Ministère des finances ; et aussi The Statesman’s Handbook for Russia, t. II, autre publication du gouvernement impérial (1897). < :ref>. Rien pour cela n’a été négligé ; le développement économique de l’empire russe a été une œuvre systématique, poursuivie avec constance par un pouvoir fort et persévérant. Aussi, quoiqu’en partie artificielle par ses origines, l’évolution industrielle de la Russie est un fait historique qui durera. Déjà, les ministres du tsar, dans leurs rapports à leur jeune maître, se font gloire de ce que la production industrielle de l’empire l’emporte sur sa production agricole[4].

L’industrie a été la favorite du gouvernement impérial ; c’est à elle, à elle seule, que profitent le régime de la protection et les hauts tarifs de douane, obstinément maintenus depuis des années. A l’inverse de ce que nous voyons en France, l’agriculture et, avec elle, les classes agricoles, la noblesse terrienne notamment, ont été, sous ce rapport, sacrifiées aux exigences de l’industrie. Quelque amour que les tsars témoignent, non seulement par des paroles, mais aussi par des actes, à leur « féale » noblesse et à leurs fidèles moujiks, l’autorité impériale, dans sa politique économique, n’a cessé de faire prévaloir les intérêts de l’industrie. C’était, à ses yeux, la meilleure manière de servir la Russie que de faire du vaste empire rural une grande puissance industrielle. Le gouvernement russe y est parvenu ; mais cette transformation, il n’a pu l’accomplir qu’en poussant vers l’usine des milliers de villageois, et en réunissant ainsi, de ses mains, les élémens d’une classe sociale nouvelle. Ron gré, mal gré, en s’ingéniant à devenir un État industriel, la Russie avoué sa population ouvrière à la même vie, aux mêmes conditions d’existence, en un mot à la même évolution sociale que les populations ouvrières de l’occident de l’Europe.

Comme la Russie elle-même et comme l’industrie russe, l’ouvrier moscovite tend, sous cette impulsion, à se moderniser et à s’européaniser. Le principe de la division du travail et la loi économique de la spécialisation des fonctions s’introduisent, peu à peu, dans la vieille Russie, y séparant l’ouvrier du paysan pour faire, des travailleurs de l’industrie et des travailleurs de la terre, deux groupes sociaux distincts.

Ministres ou publicistes, les hommes qui ont poussé la Russie vers la grande industrie, n’épargnant rien pour dresser dans ses plaines de puissantes manufactures, ne semblent pas avoir pressenti toutes les conséquences de leur œuvre. Ils n’ont guère songé qu’à enrichir leur pays et à l’affranchir de la production étrangère, sans prévoir que l’érection de ces grandes usines, de ces filatures et de ces hauts fourneaux, pourrait amener, dans la structure sociale et dans l’organisme national de la vieille Russie des changemens, pour ne pas dire des révolutions, d’une portée incalculable. Ils n’ont pas montré l’égoïste et malfaisante prévoyance des mandarins de la Chine, qui, voulant que la Chine demeure immobile, ont si longtemps repoussé nos inventions et nos voies ferrées. Pour qui se refuse à rien changer de l’ordre ancien, la méthode des Célestes est la seule sûre. L’industrie est une grande révolutionnaire. La houille, la vapeur, l’électricité, sont de redoutables puissances dont l’action ne se borne pas aux effets mécaniques. Les bruyantes machines de l’industrie moderne, ses pistons et ses volans, ses broches et ses navettes sont de grands agens de transformation : et ce qu’elles transforment, ce n’est pas seulement la matière inanimée, les métaux, le coton, la laine, la soie, c’est aussi les sociétés humaines, en rapprochant les hommes en groupemens nouveaux, en les agglomérant en masses compactes au pied des hautes cheminées à vapeur, en suscitant, entre eux, de nouveaux rapports, et, en eux, de nouveaux sentimens, de nouvelles aspirations, de nouveaux besoins. En ce sens, on peut dire que, en modifiant les conditions du travail et de la vie des masses, les révolutions industrielles préparent les révolutions sociales. Certes, la Russie et la Grande-Bretagne seront, longtemps encore, pour la richesse comme pour la politique, aux deux pôles opposés de l’Europe ; mais comment ne pas se rappeler que, même en Angleterre et même en Écosse, les grandes transformations sociales et politiques du XIXe siècle ont été amenées, avant toutes choses, par l’industrie, par les machines, par la houille[5] ?

Le jour où elle a décidé de se donner une industrie pareille à celle de l’Occident, la Russie s’est condamnée à passer par les mêmes phases et peut-être, bientôt, par les mêmes luttes sociales que les peuples d’Occident.


II

À cet égard, comme à bien d’autres, la Russie est en pleine transition. On y peut suivre, selon les diverses industries ou selon les diverses régions, les différentes phases d’une évolution qui se déroule, lentement, sous nos yeux.

Aujourd’hui encore, l’ouvrier russe reste, le plus souvent, lié au mir, attaché à la terre. En droit, sinon toujours en fait, c’est, d’habitude, un paysan, membre de la commune rurale où il est né, où il a laissé derrière lui son izba, où il retournera vieillir et mourir. Il n’est venu à la ville, ou à la fabrique, que pour accroître ses ressources, pour payer, plus facilement, ses impôts et redevances, les lourds impôts dus par le paysan affranchi. Souvent, il retourne à son village, l’été, pour faire la moisson, parfois l’automne, pour préparer les semailles. Le reste de l’année, la besogne des champs est faite par les femmes et par les enfans demeurés au pays. Il y a de ces villages du Nord qui ne sont habités, durant de longs mois, que par des femmes, des enfans ou des vieillards. Cette vie mi-industrielle, mi-agricole est considérée par nombre de Russes, par les vieux slavophiles et par les jeunes narodniki, comme un avantage de la Russie et comme un privilège de l’homme russe. Ils oublient qu’en Occident aussi, jusque dans la vieille Angleterre, il fut un temps, avant l’âge des machines, où filateurs et tisserands étaient des campagnards, vivant dans les villages ou dans les bourgs, à la fois agriculteurs et ouvriers.

Au lieu d’être déraciné du sol et chassé de la campagne pour demeurer enfermé dans les faubourgs malsains des villes, comme les prolétaires urbains de l’Occident, l’ouvrier russe, nous dit-on, peut associer, selon les saisons, le travail de l’usine au travail des champs ; le mir lui conserve au village un lot de terre avec un foyer permanent. Certes, ce serait là un avantage, pour l’individu comme pour la société, si le moujik pouvait, réellement, effectuer à la fois, ou tour à tour, le travail agricole et le travail industriel, ainsi que cela se voit encore, en Russie même, dans les communes où persiste la petite industrie villageoise[6]. Là, en effet, le moujik travaille aux champs l’été, a un métier l’hiver, sans quitter son village et sa famille ; il possède vraiment un foyer où il vit avec les siens et qu’il peut transmettre aux siens. Au point de vue social et au point de vue moral, alors même que son bien-être matériel serait moindre, la vie du koustar, de ce moujik artisan peut être regardée comme préférable, étant plus saine et moins précaire, à celle de beaucoup d’ouvriers de l’Occident. Encore faut-il dire que cette industrie villageoise est souvent exploitée par les courtiers, les intermédiaires, les usuriers ; les paysans y gagnent de bien maigres salaires pour de bien longues journées ; ils v sont victimes des miroiedy, des mangeurs du mir, ou de véritables sweaters, analogues à ceux des pays anglo-saxons.

Le développement de la grande industrie rend, du reste, au moujik, ce genre de vie de plus en plus difficile. La petite industrie villageoise décline ; ses humbles ateliers de famille ont peine à soutenir la concurrence des grandes fabriques[7]. Le paysan ouvrier est obligé de travailler loin de chez lui, contraint de quitter son village et son izba. Si, encore, la fabrique était toujours voisine de sa commune, il pourrait rentrer le soir, ou revenir, au moins, passer le dimanche, chez lui, dans sa maison. L’érection d’usines rurales au milieu de villages qui leur fourniraient la main-d’œuvre serait, assurément, pour le moujik, la solution la meilleure. La possession d’un foyer au village garderait, alors, pour l’ouvrier paysan, tous ses avantages sociaux et moraux. Mais, trop souvent, l’ouvrier est contraint d’aller chercher du travail au loin ; il lui faut s’absenter, pendant des mois, parfois même pendant des années ; il lui faut laisser, derrière lui, sa femme et ses enfans. La femme demeure au village, tandis que le mari vit à la ville ou à l’usine, divorce dangereux pour la moralité des deux époux. La famille au pays est privée de son chef, et l’ouvrier à la fabrique est séparé de sa compagne et de ses enfans. Si la communauté de village garde un foyer à la famille, ce n’est alors qu’en supprimant la vie de famille. Au lieu d’en rapprocher les membres, ce foyer villageois les isole.

L’attache au mir et au sol, qui doit préserver le moujik du prolétariat, risque de devenir, pour l’ouvrier de fabriques, comme un lien de servitude, comme une longe qui le tient artificiellement enchaîné à la terre dont il a cessé de tirer sa subsistance. Le mir lui enlève ou lui dispute la liberté de se fixer dans la région et dans le métier où la vie lui serait le plus facile, et le travail le plus profitable. Au rebours de ce que le mir semblait promettre, le moujik ouvrier, ne pouvant prendre racine nulle part en dehors de son village, s’habitue à une vie instable ; il passe d’une industrie à une autre, sans pouvoir s’arrêter ou se fixer dans aucune. L’attache au mir entretient, chez le moujik, les penchans nomades qu’elle semblait devoir refréner. Le paysan ouvrier du Nord roule, sur la terre russe, de district en district, d’usine en usine, sans pouvoir s’établir à demeure nulle part.

Est-ce la peine de le constater ? l’agriculture et l’industrie n’ont, ni l’une ni l’autre, à se louer de ce personnel intermittent de moujiks, mi-partie paysans, mi-partie ouvriers. C’est là, pour toutes deux, pour l’industrie surtout, une difficulté et une gêne. La propriété collective et la dépendance du mir, qui ne semblaient affecter que les intérêts agricoles, ne mettent guère moins d’obstacles aux progrès de l’industrie qu’aux progrès de l’agriculture.

L’ouvrier paysan qui passe de fabrique en fabrique est généralement dépourvu d’instruction technique, d’habileté professionnelle. Le travail que le moujik apporte aux manufactures est de qualité inférieure, de cette sorte que les Anglais et les Américains appellent, dédaigneusement, unskilled labour. De là, malgré son intelligence native et sa dextérité naturelle, l’infériorité de l’ouvrier russe vis-à-vis de la main-d’œuvre étrangère, et par suite une des causes de l’infériorité de l’industrie russe. Les salaires ont beau être bas, fort au-dessous même de ceux de l’Allemagne, l’inhabileté de la main-d’œuvre élève le coût de la production[8].

Autre inconvénient pour l’industrie : les fabriques sont abandonnées, en été, par un grand nombre de leurs ouvriers ; beaucoup d’usines sont obligées de fermer, entièrement, à Pâques ou à l’époque des moissons. Le coûteux outillage moderne rend ces chômages périodiques onéreux. La production industrielle se trouve dans une dépendance étroite de la production agricole. Elle subit le contre-coup des saisons et des crises de la culture. Lorsque la récolte est abondante, que la terre suffit à le nourrir et à payer ses impositions, le paysan, ne sentant pas le stimulant du besoin, reste au village ; la fabrique a peine à recruter des bras, car le moujik, être primitif, ne va guère à l’usine que contraint par la nécessité. La récolte, au contraire, est-elle mauvaise, et le paysan dénué de ressources, la main-d’œuvre afflue aux usines, les salaires des ouvriers s’avilissent ; et c’est aux époques de disette, quand les besoins des paysans sont le plus pressans, que les salaires tombent le plus bas[9].

L’instabilité du travail industriel nuit peut-être plus encore à l’ouvrier qu’au patron et à 1 industrie. Elle est une des causes du bas prix des salaires et du peu de bien-être des ouvriers, les fabricans ne pouvant rémunérer un travail intermittent aussi bien qu’un travail régulier. Les salaires en effet sont, d’habitude, plus élevés en été qu’en hiver ; autrement dit, les ouvriers permanens, ceux qui ne quittent pas la fabrique, sont mieux payés que les ouvriers de passage. En même temps que son salaire s’abaisse, la journée de travail de l’ouvrier temporaire s’allonge, dépassant souvent douze et quatorze heures, atteignant parfois seize, dix-sept, dix-huit heures. L’ouvrier nomade, pressé de trouver de l’ouvrage, sait mal se défendre contre les prétentions parfois abusives des patrons ; la nécessité le plie à subir les conditions de fabricans encore peu initiés aux prescriptions du devoir social. Le maître, uniquement soucieux de s’enrichir, ne craint pas d’exiger un travail excessif de passans qu’il ne reverra plus au bout de quelques mois. Peu lui importe la santé des moujiks qui traversent son usine ; il ne se fait pas scrupule d’user de son personnel jusqu’à l’extrême limite des forces humaines ; il se dit que ses ouvriers iront se refaire, l’été, au village, et que, à leur défaut, d’autres viendront prendre leur place, l’automne suivant.

Aussi, durant son séjour à l’usine, l’ouvrier temporaire est-il, d’habitude, mal nourri, mal logé, mal chauffé, mal vêtu. Il est souvent entassé, pêle-mêle, dans des baraques infectes dont ne voudraient pas des coolies indiens. Parfois, ces ouvriers paysans n’ont pas de logement où reposer la nuit ; ils dorment là où ils travaillent, dans l’air vicié de l’usine, près de leurs métiers, sur le sol de l’atelier, transformé en dortoir. Là même où l’ouvrier trouve un gîte mieux approprié, il est souvent parqué dans les murs d’une sorte de caserne ouvrière, à peu près comme le Cafre des mines du Transvaal dans son compound. Il lui est défendu de quitter la cour de l’usine ; on se défie de ses goûts nomades, on craint de le voir s’évader. Pour être sûrs de garder leurs ouvriers, les patrons les tiennent enchaînés par des contrats à long terme, pour des mois, pour une saison, parfois pour une année et plus ; le salaire est fixé pour toute la durée du séjour de l’ouvrier à l’usine ; le fabricant, de ce côté, se met à l’abri des fluctuations des prix. Le moujik, il est vrai, a peu le sentiment du respect des contrats ; il ne comprend pas toujours les engagemens qu’il souscrit ou que ses pareils souscrivent pour lui ; mais les contremaîtres et la police sont là pour les lui rappeler. Il reste encore, çà et là, des patrons qui traitent leurs ouvriers en serfs, ne craignant pas, au besoin, d’employer contre eux la force et le fouet. L’ouvrier russe, habitué aux rudesses du village, supporte ce que ne tolérerait pas l’ouvrier d’Occident. Malgré tout, les désertions sont fréquentes ; il n’est pas rare que le moujik s’enfuie de ces bagnes industriels ; parfois même, poussé à bout, il se révolte contre les chefs de fabrique, de même que, ailleurs, il s’insurge contre les intendans des grands propriétaires.

Il s’en faut donc que le mir et les communautés de villages réussissent toujours à élever l’ouvrier russe au-dessus des ouvriers d’Occident. L’attache à la terre et au mir peut devenir, pour l’ouvrier de la Grande-Russie, une cause d’infériorité, à la fois économique et morale. La possession d’un lot de terre, loin d’émanciper l’ouvrier paysan, peut paralyser ses forces, mettre un obstacle de plus à son affranchissement économique. Le champ que leur offre le mir n’a, pour eux, toute sa valeur sociale que là où les moujiks ouvriers trouvent du travail sur place, à côté de leur village, dans quelques distilleries du Sud, par exemple, ou bien dans les contrées du Nord où fleurit la petite industrie villageoise. Dans les grandes manufactures urbaines ou suburbaines, au contraire, l’attache au mir est, pour l’ouvrier, plutôt une gène qu’un avantage ; elle s’oppose au perfectionnement de son habileté professionnelle ; elle l’empêche d’améliorer sa situation, comme ouvrier de fabrique ; elle lui interdit de se créer, auprès de l’usine, un foyer et une famille.

Aussi, ne faut-il pas s’étonner si ce lien, vanté des slavophiles, tend à se relâcher, en attendant qu’il se rompe ou se dénoue. L’ouvrier paysan de la grande industrie est un type social archaïque, dont l’existence ne peut se prolonger indéfiniment, en dehors, au moins, des maigres régions du Nord. Pour les grandes villes et pour les grands centres industriels, c’est déjà une sorte d’anachronisme. En Russie, comme en Occident, s’opère, malgré tout, peu à peu, la séparation du travail agricole et du travail manufacturier. L’ouvrier industriel et le paysan du mir, souvent encore confondus dans le même moujik, tendent à se séparer ; l’ouvrier paysan est en train de se dédoubler. Une classe ouvrière nouvelle se forme au sein de la communauté, en attendant qu’elle coupe le cordon qui l’y attache encore.


III

Déjà, pour nombre d’ouvriers, la communauté dont ils sont les membres actifs, le microcosme social qui enferme et soutient leur chétive existence, est bien moins le mir du village que l’artel de l’usine.

A l’usine, comme au village, le moujik se montre peu individualiste ; sa personnalité s’efface volontiers dans la communauté ; il a peur d’être seul, il a besoin de se sentir uni à ses pareils, de faire corps avec eux. La grande famille patriarcale sous l’autorité du père ou de V ancien, les communautés de village sous l’autorité du mir l’ont, d’avance, façonné à la vie commune, partant à l’association. Dès qu’il entreprend un travail, dès qu’il quitte son village surtout, le moujik se groupe en artel. Ainsi, notamment, de la plupart des ouvriers paysans des grandes fabriques. Ils connaissent la force de l’association et ils forment, entre eux, des artels temporaires qui, loin de leur izba et loin de leur village, leur tiennent lieu de famille et de commune. L’artel est leur refuge et leur appui, durant l’exil à la fabrique ; grâce à l’artel, ils se sentent moins isolés et moins dépaysés. L’artel, avec ses tendances communistes et ses pratiques solidaires, est la forme spontanée, la forme nationale de l’association. Il y a, du reste, des artels de toute sorte, pour tous les métiers et pour tous les besoins de la vie populaire. Elles n’ont souvent pas de caractère légal, elles ne possèdent pas toujours de statuts, elles reposent, le plus souvent, sur la coutume, sur une convention verbale et non sur un contrat écrit. Les artels de paysans ouvriers sont tantôt des associations ambulantes qui portent leurs bras d’une contrée à l’autre, effectuant, à prix convenu, des travaux agricoles ou des travaux industriels, tantôt des coopératives temporaires de production ou de consommation.

L’artel constitue comme une grande famille, ou comme une petite communauté, égalitaire et solidaire, qui transporte à l’usine les relations étroites et les mœurs patriarcales du village. On a parfois comparé ces artels à une sorte de familistère, servant de ménage à l’ouvrier[10]. Souvent la cuisine s’y fait en commun, à l’aide d’immenses marmites ; l’on mange à la même table, parfois à la même gamelle. Ces artels de paysans, tantôt formées spontanément, tantôt recrutées par un entrepreneur, se chargent de travaux de toute sorte, sous la direction d’un ancien, chef élu ou accepté qui perçoit et répartit les salaires. A côté des artels d’hommes, il y a des artels de femmes, voire même d’enfans. L’ouvrier russe a là, semble-t-il, le noyau de syndicats, de trade unions, capables de défendre ses intérêts professionnels. Il se peut, en effet, que de ces rustiques associations, il sorte, un jour, des trade unions ayant un caractère corporatif. Telle n’est pas, d’habitude, aujourd’hui, l’artel russe ; non seulement elle n’a rien encore des prétentions et des ambitions de nos syndicats, elle garde encore une âme primitive et comme enfantine ; mais elle diffère des syndicats ouvriers en ce qu’elle n’a pas toujours de caractère professionnel. Le plus souvent, elle réunit, temporairement, en une collectivité communiste où tout se consomme en commun, des paysans ou des ouvriers sans instruction technique et sans esprit de corporation[11]. C’est moins, d’habitude, un syndicat professionnel qu’une sorte de coopérative aux formes étrangement souples[12].

L’artel semble, du reste, aujourd’hui, en train de se modifier et parfois de se corrompre, perdant sa simplicité patriarcale, avec la transformation du moujik en ouvrier de fabrique. Elle unit parfois les défauts du régime communiste, le paysan ouvrier enrôlé chez elle y perdant son individualité ; et les défauts de l’exploitation égoïste de l’ouvrier au profit d’intérêts personnels, distincts des siens. L’ancien, le chef de l’artel, au lieu de n’être que l’aîné dans une famille de frères, se change souvent en une sorte d’intermédiaire, d’entrepreneur, qui ne poursuit que ses intérêts propres, embauchant des ouvriers à prix réduits, souvent pour un vedro d’eau-de-vie[13], et les louant à une fabrique, pour un temps déterminé, moyennant un salaire dont la meilleure part reste dans ses mains. L’artel ne deviendra une protection efficace pour l’ouvrier qu’en se rapprochant des trade unions ; mais, pour cela, il faut d’abord que l’ouvrier russe se « dépaysanise », et que se relève le niveau intellectuel des moujiks de fabrique.

Le gouvernement, il faut bien le dire, est trop défiant de toutes les associations pour favoriser l’éclosion de trade unions et de syndicats. Il ne tolère rien, déjà, chez les ouvriers, de ce qui peut prêter à l’agitation et affecter un caractère révolutionnaire. Il ne permet, d’habitude, ni coalitions ouvrières, ni grèves. L’intervention des autorités, en pareil cas, ne se fait jamais attendre longtemps ; la police et, au besoin, l’armée sont là pour briser la résistance des récalcitrans. Avec le régime autocratique et les procédés de l’administration russe, ouvriers et patrons se sentent, également, tenus de se soumettre aux injonctions des autorités.

Le pouvoir s’efforce de conserver à la vie industrielle un caractère patriarcal. L’Etat a commencé, sous l’empereur Alexandre III, à intervenir entre les ouvriers et les patrons. En aucun pays, pareille intervention n’est plus naturelle, ni plus excusable. Moujik ouvrier ou moujik paysan, au tsar incombe le soin paternel de la santé et de la liberté de ses humbles enfans des champs ou de l’usine. En Russie, où l’initiative privée est encore peu développée et où elle serait aisément suspecte, c’est aux pouvoirs publics de parer à tous les besoins. Ce devoir, le gouvernement impérial en a pris conscience, comme en témoignent les lois et les règlemens édictés sous Alexandre III et sous Nicolas II. La loi a étendu sa protection sur les femmes et sur les enfans, naguère encore astreints à un labeur meurtrier[14]. La loi vient de limiter la durée de la journée de travail[15]. On a enjoint aux industriels de payer le salaire de leurs ouvriers à époques fixes ; on leur a interdit de s’approprier le montant des amendes infligées à leur personnel. Des inspecteurs de fabriques sont chargés de veiller au respect des lois et à la salubrité des logemens ouvriers.

Par malheur, comme il arrive à bien des lois, ailleurs même qu’en Russie, les prescriptions tutélaires de l’autorité souveraine semblent loin d’être partout strictement obéies. Le pays est trop vaste, les inspecteurs de fabriques sont trop peu nombreux et ils ont trop j)eu de pouvoir pour que leur contrôle soit partout efficace. Telle inspection embrasse une région aussi étendue qu’un royaume[16]. Puis, moujiks ou patrons, les Russes de toutes classes se montrent aussi peu respectueux de la loi qu’ils se montrent déférens envers les autorités. N’importe, toute une législation sociale est en train de s’élaborer. Les questions ouvrières tiennent, déjà, une grande place dans les discussions de la presse et dans les préoccupations du public et du pouvoir.

Rien là qui puisse surprendre ; il ne faudrait pas s’étonner si ce pays, habitué à voir toute initiative descendre d’en haut, rejoignait ou dépassait, un jour, les États les plus démocratiques de l’Europe, dans les voies aventureuses du socialisme d’État. De par son principe, le gouvernement autocratique sera porté à s’arroger la tutelle des ouvriers. La simplicité de la machine législative, dont aucun rouage parlementaire ne complique ou ne retarde la marche, lui rend bien plus facile toute législation ouvrière. L’idée de l’État-providence peut aisément sortir de la notion russe de gouvernement patriarcal : l’obstacle n’est ni dans les traditions, ni dans les mœurs, ni dans les idées ; — les lois agraires de l’émancipation ont montré tout ce que l’autocratie pouvait oser ; — l’obstacle est surtout d’ordre matériel : il est dans la grandeur territoriale de l’État, dans l’insuffisance de ses moyens d’action et de contrôle, dans la modicité relative de ses ressources.


IV

Quels que soient les développemens futurs de sa législation sociale, et si grand que semble le désir du pouvoir de prévenir l’apparition d’un prolétariat industriel, ni lois ni oukazes ne sauraient longtemps retarder la transformation du moujik de fabrique en ouvrier européen, en ouvrier moderne. Malgré les liens du mir et la chaîne des communautés de village, cette transformation va déjà s’opérant, sous nos yeux, à travers différentes phases successives. On peut prévoir que, dans la région industrielle de Moscou, elle sera sans doute achevée avant le milieu du XXe siècle.

Les industries les plus avancées sont celles où l’ouvrier paysan tend, le plus vite, à devenir purement ouvrier. Ainsi va se formant, dans les filatures moscovites, une classe d’ouvriers analogue, par le genre de vie, par les habitudes, par la spécialisation industrielle, si ce n’est encore par les idées et par les aspirations, à nos ouvriers d’Occident. La grande industrie se forge, peu à peu, à près d’un siècle de distance, les mêmes outils vivans, les mêmes organes ouvriers, que dans notre vieille Europe. Cela est une des suites inévitables de l’évolution sociale. L’immense Russie ne saurait devenir un État industriel sans voir grandir, chez elle, des classes industrielles et des populations urbaines, imbues d’un esprit nouveau. A prétendre l’empêcher, la toute-puissance du pouvoir autocratique échouerait. Elle éprouverait, à son tour, que l’évolution des peuples est soumise à des lois historiques, à des lois naturelles contre lesquelles ne sauraient prévaloir ni les rêves des théoriciens, ni la volonté des gouvernemens, ni l’appareil des lois. L’avenir montrera aux Russes que leur moujik n’est pas un homme différent des autres ; le mir n’empêchera pas l’ouvrier de se « dépaysaniser », de se moderniser, de s’européaniser, et, pour cela, de se détacher des groupemens héréditaires du mir, de briser l’antique moule de la collectivité agraire. Transformation redoutable, assurément, autant qu’inévitable, qui, pour la nation et pour l’empire, aura ses souffrances et peut-être ses périls, mais que la Russie ne saurait prévenir qu’en éteignant les fourneaux de ses usines et en démontant les machines de ses fabriques.

C’est par l’industrie, me semble-t-il, plus encore que par la science et par la diffusion de l’instruction populaire, c’est par la formation simultanée de classes nouvelles, ouvrière et bourgeoise, que se prépare, de loin, la transformation sociale du vaste empire et, avec elle, un jour peut-être, l’évolution politique jusqu’ici vainement rêvée par la jeunesse universitaire et par ce que les Russes appellent, emphatiquement, « l’intelligence ». Car, en dépouillant le paysan, l’ouvrier russe pourra prendre, lui aussi, des idées, des notions et comme une âme nouvelles. Les humbles artels de moujiks à l’esprit routinier et à l’horizon borné, comme une cervelle de vieux paysan, se changeront en orgueilleux syndicats, en entreprenans trade unions, avec lesquels les patrons et peut-être l’autorité elle-même devront un jour compter. Quel que soit le secret de ses destinées, il semble bien, en effet, que toute transformation politique de la Russie doive être précédée d’une transformation sociale.

L’apparition d’une classe ouvrière, vouée uniquement au travail industriel, devait commencer par les industries les plus prospères. C’est bien ainsi que les choses se passent sous nos yeux ; on le voit par les filatures de coton de la région de Moscou. Il s’y rencontre, aujourd’hui, nombre d’ouvriers pour qui l’industrie n’est plus seulement un gagne-pain temporaire, qui regardent la fabrique comme le centre de leur existence. Il en est, déjà, qui travaillent à la filature avec leur femme, parfois même avec leurs enfans. A côté de l’ouvrier, se montre, de plus en plus, l’ouvrière qui, elle aussi, a quitté son village natal pour l’usine. Le travail des femmes, jadis presque étranger aux ateliers russes, s’y est beaucoup développé, durant les dernières années. Les deux sexes, que la vie de fabrique séparait, se trouvent ainsi enlevés à la fois aux champs et réunis tous deux autour de l’usine. L’homme et la femme y peuvent rentrer en ménage et reconstituer une famille, au lieu de se contenter de la cantine de l’artel et de sa vie de couvent. A l’ouvrier nomade, célibataire ou veuf temporaire d’une femme abandonnée au village, succède un ouvrier de métier, marié et vivant avec sa femme[17]. L’industrie et l’ouvrier y gagnent également. L’industrie acquiert des ouvriers stables et habiles ; l’ouvrier se dégage, peu à peu, de la communauté et de la promiscuité de l’artel.

Naguère encore, la plupart des moujiks de fabrique étaient obligés de se séparer de leurs enfans, de les faire élever au village auquel l’ouvrier paysan restait attaché par un double lien, pas ses redevances et par le registre des passeports. Quelques-unes de ces grandes fabriques de la région de Moscou, énormes ruches industrielles, qui autour de l’usine, renferment toutes les installations nécessaires à la vie de milliers de travailleurs, non contentes de loger l’ouvrier et sa femme, acceptent aussi les enfans, veillant à leur éducation et à leur instruction. Tels, par exemple, les célèbres établissemens Morozof. Pour les enfans en bas âge, les fabricans ont créé des crèches maternelles ; pour les autres, des écoles, bien supérieures, quant à l’aménagement et quant à l’enseignement, à la plupart des humbles écoles de villages. Quelques-unes de ces écoles de fabrique donnent à leurs élèves, ce qui fait trop souvent défaut à la Russie, un enseignement technique. Ainsi grandissent, autour des manufactures, de nouvelles générations d’ouvriers qui n’ont, avec la vie des champs et avec le mir, qu’un lien de droit que beaucoup d’entre eux seront portés à rompre comme une servitude. Déjà, les filateurs de Moscou préfèrent ces enfans de l’usine ; ils apprécient leur supériorité technique ; ils ont constaté que, pour l’apprentissage, les ouvriers, fils d’ouvriers, l’emportaient sur les nouvelles recrues appelées de la campagne.

A Pétersbourg où les influences occidentales sont plus puissantes et où les réserves de travail paysan sont moins abondantes ou plus éloignées, l’évolution ouvrière, dans le sens européen, est plus avancée qu’à Moscou[18]. Il en est de même en Pologne ; comme l’ouvrier allemand, son voisin, l’ouvrier polonais de Varsovie ou de Lodz vit à la ville, en famille, avec sa femme et ses enfans. Le système du mir étant étranger à la gmina, la commune polonaise, l’ouvrier polonais, n’a plus, d’habitude, de liens qui le retiennent au village ; il s’attache à son métier, il y acquiert une habileté technique qui fait trop souvent défaut à l’ouvrier moscovite. C’est une des causes du succès de l’industrie polonaise dans sa lutte, sur les marchés de l’empire, avec l’industrie moscovite, quoique, en Pologne, les salaires soient plus élevés que dans la région de Moscou.

A Moscou même, il est au moins une industrie, celle de la métallurgie, celle de la construction des machines, dont les ouvriers sont, comme leurs confrères d’Occident, entièrement voués au travail industriel. Ce sont les plus habiles, les mieux payés, les mieux logés et, autant que le bonheur dépend des conditions matérielles, les plus heureux des ouvriers moscovites. Ici, ce que certains Russes appellent, à l’instar de nos socialistes, la « prolétarisation » des travailleurs de l’industrie, au lieu de tourner à l’abaissement et à l’appauvrissement de l’ouvrier, tend plutôt à son relèvement moral et matériel. Le niveau social et intellectuel de l’ouvrier russe semble se relever à mesure qu’il se spécialise, qu’il se « dépaysannise », qu’il s’individualise, en se dégageant des liens séculaires du mir et des étroites lisières de la communauté de village.

Ainsi se modifie, sans révolution et sans secousse brusque, sous l’action lente et continue des agens économiques, la structure intime, avec les conditions sociales, de l’immense empire. Une des grandes différences entre la Russie du XIXe siècle et les nations germano-latines de la vieille Europe, c’est que la Russie demeurait, naguère encore, un pays tout rural, un empire de paysans administré par une bureaucratie nobiliaire. Elle manquait des deux couches sociales, d’origine urbaine, dont l’avènement et les luttes ont rempli l’histoire de l’Occident, depuis la Révolution française. La Russie ne possédait ni classe ouvrière, issue de l’industrie et des métiers de la ville, ni classe bourgeoise, émergée des professions libérales ou du négoce. La Russie avait des paysans et une noblesse, — encore combien différens, ces paysans et cette noblesse, de ce que nous entendions, sous les mêmes noms, en Occident ! — elle n’avait ni peuple, ni classes moyennes. Quoi qu’en aient pu dire ses panégyristes nationaux ou ses détracteurs étrangers, ce n’était pas là, chez elle, un caractère constitutif de la nature russe, un trait de l’esprit moscovite ou du génie slave. La race et la nature n’y étaient pour rien ; c’était un trait de jeunesse, un signe que, chez elle, l’évolution sociale et économique était moins avancée. Cette évolution à l’européenne, à laquelle tant de Russes se promettaient d’échapper, se flattant de ne pas obéir aux mêmes lois sociales que l’Occident décrépit, voilà qu’elle se fait, malgré eux, sous leurs yeux ; et elle tend à s’opérer dans le même sens que chez nos vieilles nations latino-germaniques. La nature et l’histoire ont eu beau marquer la Russie d’une autre empreinte, le servage et le mir ont eu beau lui donner une structure sociale en apparence radicalement différente de la nôtre, le temps approche où ces différences, encore si frappantes, iront s’atténuant pour laisser apercevoir, au-dessous des dissemblances anciennes, des analogies auxquelles n’eussent pas voulu croire les vieux slavophiles. L’industrie est le plus puissant agent de cette évolution. Grâce à elle, le mouvement de différenciation entre le travail agricole et le travail industriel tend à produire, là-bas, les mêmes effets qu’en Occident. L’organisme encore vivace du mir peut retarder, non arrêter l’évolution. Une fois de plus, va se manifester à nos yeux, dans ce nouveau champ d’expériences, un des plus vastes et des plus singuliers du monde, l’unité et l’universalité fondamentales des lois économiques. Ces lois qui régissent le développement des sociétés humaines, nous ne pouvons les modifier à notre gré ; il ne dépend pas de nous de nous en affranchir, et, qu’il s’en félicite ou qu’il s’en indigne, voilà le Slave russe, tout comme le Néo-Latin ou le Germain, obligé, à son tour, d’en reconnaître l’empire.

Et ainsi, par le fait même du développement de sa civilisation, et de ses progrès économiques, la stratification sociale de la Russie se complique et se complète. Les deux classes qui lui avaient si longtemps fait défaut et que de présomptueux patriotes prétendaient ne devoir jamais sortir du sol russe, la bourgeoisie et la classe ouvrière industrielle, émergent, presque simultanément, du fond de la nation, perçant à travers les institutions anciennes et les coutumes séculaires. Le lourd rouleau du mir et des communautés de village qui semblait avoir pour jamais nivelé le sol de la Grande-Russie ne peut empêcher le soulèvement de ces deux couches nouvelles.

Les hautaines prédictions des prophètes slavophiles auront été bien vite démenties. Au sein de la vieille Moscovie qui se vantait de leur demeurer inaccessible, apparaissent ces deux types modernes, honnis de tant de Russes, ces deux produits de la brillante et hâtive culture de l’Occident, longtemps étrangers à la Russie, le bourgeois capitaliste et le prolétaire ouvrier. Tandis que l’un se dégage peu à peu du moujik des campagnes ou du fruste mechtchanine des villes, l’autre naît à la fois des réformes impériales et des transformations économiques, sortant simultanément du vieux marchand russe et de l’ancienne noblesse, — du marchand russe rajeuni et dégrossi à notre contact, européanisé et modernisé par la grande industrie, — de la noblesse ancienne, chassée elle-même de la terre patrimoniale, ruinée par la crise agricole, contrainte, elle aussi, comme ses anciens serfs, de demander à de nouvelles professions, à la vie urbaine, à l’industrie, au travail moderne, les moyens d’existence que ne lui donnent plus ses domaines réduits et appauvris. Car l’évolution est ici parallèle. Aux deux grandes classes rurales historiques, au pomechtchik, à l’ancien seigneur, et au moujik émancipé, la terre, la propriété terrienne ne suffit plus ; ils s’y trouvent mal à l’aise l’un et l’autre ; il leur faut, à tous deux, et plus encore au noble qu’au paysan, de nouveaux débouchés ; tous les efforts des particuliers ou de l’État pour les retenir dans leurs fonctions anciennes et les enfermer dans les vieux cadres sociaux échoueront également. Une partie de la noblesse ira se fondre dans la bourgeoisie nouvelle, pendant que nombre de paysans viendront grossir la classe ouvrière. Aux nouveaux besoins de la Russie moderne, il faut des hommes nouveaux et de nouveaux groupemens sociaux. Les anciens compartimens traditionnels aux cloisons rigides sont devenus trop étroits. C’est ici le cas de se souvenir d’une maxime de l’Évangile, à tort oubliée de trop de Russes : « On ne verse pas le vin nouveau dans de vieilles outres. » L’industrie et les grandes réformes sont les deux forces qui, tôt ou tard, feront éclater les anciennes outres moscovites.

Ils faisaient un rêve naïf, les patriotes de Moscou qui rêvaient, pour la Sainte Russie, d’une puissante industrie sans autres instrumens que de pieux et dociles moujiks, attachés, éternellement, au mir et au village natal. Songe vain, de beaux esprits chimériques, plus difficile peut-être à réaliser que les bucoliques visions des poètes et les mondaines églogues des peintres aux bergers enrubannés I La grande industrie ne se plaît pas aux rustiques idylles. C’est une maîtresse exigeante qui veut un personnel entièrement à elle ; et ce personnel, la fabrique le prend aux champs et au mir.

Le mir, après tout, ne lui en devrait pas savoir mauvais gré. En leur enlevant une partie de leurs membres, il se peut que l’industrie assure aux communautés de village une existence plus facile et plus longue. Déjà, en maintes contrées, nous l’avons dit, le mir doit se reconnaître impuissant à tenir les promesses témérairement faites en son nom. Les communautés de village n’ont pas su garantir, à chaque homme ou à chaque ménage, un lot de terre qui lui permette de vivre sur son propre champ. La fabrique, en prenant à sa charge une partie de la population, mettra le reste plus à l’aise sur les champs de la communauté. Le moujik devenu ouvrier laissera des terres libres pour les futurs partages du mir. Or, nous l’avons montré, les communes russes manquent déjà souvent de terres[19]. Elles pourraient, semble-t-il, recourir à une culture intensive, à une culture au moins plus savante ou plus rationnelle ; mais toute culture intensive est presque impossible avec le manque de capitaux et avec le régime des partages périodiques. La commune peut bien essaimer, le moujik émigré volontiers vers l’Est, il ne redoute pas la Sibérie ; mais la population russe augmente, chaque année, en Europe, de plus d’un million d’âmes, et la colonisation russe ne peut guère pourvoir plus de 150 000 ou de 200 000 moujiks, par an[20]. Que faire du surplus ? où caser les millions de couples qui, chaque décade, arrivent à l’âge adulte ? Déjà, en plus d’une contrée de la Terre noire, les nouveaux arrivans réclament, en vain, leur part du sol ; le mir, qui, à chaque répartition, a dû restreindre ses lots, trouve les champs de ses membres trop petits pour les réduire encore par de nouveaux partages. Ces moujiks sans lot de terre, ces bobyls, vrais prolétaires ruraux, sur un sol que l’on croyait fermé au prolétariat, l’intérêt du mir est de les céder à l’usine.

D’habitude, il est vrai, tout en les laissant partir, le mir garde, sur ces émigrés à la fabrique, une sorte de droit de suzeraineté ; il prétend lever, sur les absens, un tribut annuel, leur faire acquitter une part des impôts ou redevances de leur village natal. Tel est le sort de la plupart des paysans ouvriers, de ceux du moins qui ont reçu, de leur commune d’origine, un lot de terre. Ils sont assujettis à payer les impôts du pays qu’ils ont quitté. Pour tous ceux qui appartiennent à des communes dont les impositions dépassent le revenu de la terre, c’est là, manifestement, une charge pesante que l’ouvrier de fabrique ne saurait supporter, indéfiniment, sans murmurer. Travailler à l’usine pour solder les impôts de son village est une condition qui paraîtrait dure à nos ouvriers français ; c’est celle d’un grand nombre de Russes, dans un pays où la possession d’un champ reste, souvent encore, une charge. Pareille situation, issue du servage, ne peut se prolonger longtemps ; après avoir émancipé le paysan de la servitude seigneuriale, peut-être faudra-t-il affranchir le moujik ouvrier du servage communal. Par bonheur pour la Russie et pour le moujik, les charges des communes semblent devoir aller en diminuant, à mesure qu’approchera la liquidation définitive du servage. Il viendra un jour où les communes ayant entièrement soldé leurs redevances de rachat, le mir sera allégé de la plus lourde des impositions qui pèsent sur ses membres ; ce jour-là, dans vingt ans, dans trente ans, dans quarante ans, selon les villages, les terres communales, affranchies des redevances léguées par le servage, auront cessé d’être une charge, pour personne. Le mir n’aura plus d’intérêt à retenir, par un lien fiscal, les paysans sortis de son sein ; s’ils lui demeurent attachés, ce sera par des liens purement volontaires, parce qu’ils auront un avantage réel à conserver un champ dans la commune, devenue, enfin, vraiment propriétaire de son domaine.

Quoi qu’il en soit, l’usine est en train d’enlever au mir une partie de son personnel. La grande industrie, en modifiant les conditions économiques de la Russie, en transformera la structure sociale. Le temps s’éloigne où les Russes pouvaient affirmer que la Russie et l’Europe occidentale avaient pour fondement deux principes sociaux diamétralement opposés. On ne pourra bientôt plus dire que, en face des sociétés européennes régies par le principe anarchique de la concurrence, la Russie représente le principe organique de la communauté. L’industrie est venue renverser la thèse des slavophiles. L’industrie obéit, dans les plaines russes, aux mêmes lois qu’en Occident ; à Moscou, comme à Lyon ou à Manchester, elle est assujettie aux luttes de la concurrence ; elle crée, avec de nouveaux besoins, de nouvelles mœurs. Si le mir avait pour mission de préserver le grand empire slave des envahissemens de l’individualisme et des compétitions déclasses, le mir est condamné à une prochaine faillite.

Avec l’industrie et la concurrence, s’introduit ou se fortifie, au cœur de la vieille Russie, le sentiment de la personnalité. L’individu s’émancipe des groupemens traditionnels. Si l’ouvrier russe, dégagé peu à peu des lisières du mir, conserve un penchant pour la vie d’artel et pour les pratiques collectivistes, ce penchant prendra, chez lui, une forme nouvelle ; comme chez les ouvriers de l’Occident, il se détournera de la terre pour se concentrer sur la fabrique ; l’ouvrier « dépaysanisé », abandonnant aux moujiks les champs de la commune agraire, rêvera, à son tour, de communisme industriel ou de collectivisme manufacturier. Car, après la transformation économique, risque fort de venir, chez l’ouvrier russe, la transformation morale. L’ouvrier de Moscou et de Pétersbourg garde encore, aujourd’hui, les idées, les sentimens, l’âme du moujik. Déjà, cependant, la fabrique et l’instruction populaire commencent à modifier cette âme paysanne. Je souhaite, sans trop l’espérer, que, en se détachant du mir et de la campagne, l’ouvrier retienne longtemps les naïfs sentimens du moujik, qu’il conserve surtout sa foi en Dieu et au Tsar. Cette double religion est, heureusement, ancrée au cœur de l’homme russe. Mais, là aussi, jusqu’au fond de l’âme, le changement des conditions sociales peut amener, à la longue, des perturbations profondes. L’esprit de l’homme, ses idées, ses affections, ses rêves changent avec ses habitudes et avec ses intérêts. La censure impériale a beau étendre sa vigilante tutelle sur le peuple des villes et des campagnes, surveillant étroitement les feuilles et les bibliothèques populaires ; la censure et la police peuvent bien arrêter l’invasion des doctrines du dehors : elles ne sauraient empêcher l’éclosion des idées, ni la fermentation des sentimens que fait germer l’atmosphère surchauffée de l’usine.

Il n’y a pas de privilège pour la terre russe ; rien ne la garantit à jamais contre les luttes de classes. Naguère encore, la Russie, appuyée sur le mir moscovite, se vantait d’être à l’abri des commotions sociales, aussi bien que des révolutions politiques de l’Occident, prenant volontiers en pitié les nations de la vieille Europe, vouées par leur structure sociale et par leurs constitutions politiques aux guerres de classes et aux révolutions. Ce n’était là qu’une illusion de l’orgueil national ; pour que la Russie fût assurée d’échapper aux luttes de classes et aux conflits d’intérêts de l’Occident, il eût fallu qu’elle n’empruntât à l’Europe ni ses sciences, ni ses machines. En voulant devenir, par son industrie, un État moderne, elle s’expose, sans le vouloir, aux difficultés et aux périls des États modernes. Il est vrai que si la Russie du XXe siècle ne peut se soustraire aux compétitions sociales, elle gardera encore, vis-à-vis des présomptueuses nations de l’Occident, l’avantage de posséder un pouvoir fort, accepté de tous, plus capable peut-être que nos gouvernemens électifs, républiques ou monarchies parlementaires, de remplir la future mission des gouvernemens, de jouer, entre les intérêts en conflit et les classes en lutte, le rôle malaisé d’arbitre et de modérateur. Si, jamais, un jour proche ou lointain, l’autocratie éprouve le besoin de se justifier, aux yeux de ses 130 millions de sujets, peut-être sera-ce en leur prouvant qu’un tsar autocrate est seul de taille à soutenir ce rôle vraiment impérial.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez le tome Ier de l’Empire des Tsars (Hachette), dont la 4e édition est sous presse.
  2. Voyez, outre le tome Ier de l’Empire des Tsars, livre VIII, l’étude intitulée le Socialisme agraire et la propriété foncière en Europe, dans la Revue du Ier mars 1877. Cf. Ibid., n° du 15 juillet, notre polémique avec le défunt prince A. Vassiltchikof.
  3. Narodniki, de narod, peuple.
  4. Ainsi, dans son rapport au tsar Nicolas II, sur le budget de l’année 1897, le ministre des finances, M. Witte, ne craignait pas d’écrire : « La Russie passe, avec rapidité, de la période purement agricole à la période de l’industrie : la valeur annuelle de sa production industrielle dépasse 2 milliards de roubles, tandis que le total général des produits de notre agriculture est de 1 500 millions de roubles. » La valeur du rouble, on le sait, a été fixée par Nicolas II, en 1897, pour la reprise de la circulation métallique, à 2 fr. 66. Il va de soi que nous ne nous portons nullement garant de l’exactitude des évaluations du ministre ; elles montrent seulement, avec l’importance récente prise par l’industrie, la fierté qu’en ressent le gouvernement.
  5. Voyez M. E. Boutmy, le Développement de la Constitution et de la Société politique en Angleterre ; et M. A. Chevrillon, Sydney Smith et la Renaissance des idées libérales en Angleterre au XIXe siècle, p. 100 à 119.
  6. L’industrie appelée par les Russes kousternaïa. Cette industrie villageoise, dont la production reste encore considérable, pratique souvent elle-même la division du travail. Ainsi, pour l’industrie du bois, demeurée la plus prospère, pour la fabrication de ces cuillères ou de ces sébiles russes, bien connues de tous. Un village taille le bois, un autre le tourne, un troisième le peint. Chose pour nous plus singulière, dans la fabrication d’icones, de saintes images du gouvernement de Vladimir, un artisan peint le fond ; un autre, les têtes : un troisième, les mains et les vêtemens : un quatrième trace les inscriptions ; parfois un cinquième ou un sixième pose les ornemens en métal appelés rizy.
  7. En plusieurs provinces, il est vrai, les États provinciaux, les zemtsvos cherchent à soutenir la petite industrie en lui fournissant des matières premières ou en fondant des écoles techniques. M. D. Mendéléef, directeur du département du Commerce et des Manufactures, exprimait l’espoir, dans une publication officielle (The industries of Russia, 1893, Saint-Pétersbourg ; t. Ier, introduct., p. 49, que l’électricité et le transport de la force à distance viendraient bientôt au secours des koustars et de la petite industrie villageoise : mais ce n’est là qu’une espérance, d’une réalisation peut-être plus malaisée encore en Russie qu’en Occident.
  8. Les documens officiels constataient naguère que les ouvriers russes, les mineurs notamment, touchaient à peine la moitié des salaires de l’ouvrier anglais (Industries of Russia ; t. Ier, introd., p. 43, 44). M. Mendéléef, le chef du département du Commerce et des Manufactures, en cela d’accord avec nombre de Russes, semblait regarder le bas prix des salaires comme le principal fondement de la prochaine grandeur industrielle de la Russie. Il reconnaissait dans le mir une des causes de cette faiblesse des salaires. L’ouvrier russe, déclarait-il, grâce à son lot de terre et au bon marché du pain, est porté à regarder tous ses gains en dehors de l’agriculture, tout ce qu’il gagne notamment à l’usine en hiver, comme un profit net pour lui ; et dès qu’il y a la plus légère compétition dans l’offre des bras, le moujik se contente de la rémunération la plus mince, d’autant que, autrement, il ne trouve pas de travail (ibid., p. 43).
  9. Ces faits ont été mis en lumière par les travaux de MM. Erisman, Janjoul, Rosenberg, Schulze Gævemitz ; voyez, notamment, une excellente étude de ce dernier, l’Industrie dans la Russie centrale, circulaire du Musée social, avril 1897.
  10. Ainsi Schulze Gævernitz : l’Industrie dans la Russie centrale.
  11. Catherine II a bien essayé d’introduire dans les villes russes des corps de métiers appelés tsekhs de l’allemand Zeche : mais ces corps de métiers n’ont eu qu’une existence nominale et n’ont guère servi qu’au contrôle de la police. Voyez l’Empire des Tsars et les Russes, t. Ier , p. 314.
  12. L’artel, en effet, se prête à une grande variété de formes, et l’on désigne parfois sous ce nom des associations de caractères fort différens. Voyez par exemple Afanassief : l’Artel russe.
  13. Le vedro russe vaut un peu plus de 12 litres.
  14. Des lois de 1882, 1884, 1890, 1897 interdisent tout travail à l’usine au-dessous de 12 ans. A partir de 12 ans jusqu’à 15, les enfans peuvent travailler huit heures par jour, à condition que les huit heures soient coupées en deux par un intervalle de quatre heures. Dans certaines industries, dans les industries textiles notamment, le travail de nuit est prohibé pour les femmes et pour les jeunes gens de 15 à 17 ans, que la loi assimile aux femmes. Ces lois, assez compliquées, admettent des tempéramens transitoires ou des exceptions qui eq rendent l’application malaisée et quelque peu arbitraire. C’est là, ailleurs aussi, un des défauts de toute législation analogue.
  15. Cette loi, toute récente, limite le travail de nuit des adultes à une durée de dix heures. Quant à la journée de travail pendant le jour, la longueur en est fixée à onze heures et demie au maximum. Encore, le samedi et la veille des principales fêtes, elle ne devra pas dépasser dix heures. Le travail à l’usine est interdit le dimanche.
  16. Schultze Gævernitz affirme que l’inspecteur industriel de Kharkof a, sous sa surveillance, un territoire aussi grand que la Prusse.
  17. Cela oblige parfois les industriels à changer l’aménagement de leurs habitations ouvrières, car, en Russie, les ouvriers sont, presque partout, encore logés par l’usine. Dans les immenses dortoirs à trois ou quatre étages de certaines grandes fabriques, les ouvriers, au lieu d’être tous entassés pêle-mêle, comme jadis, occupent, par couple marié, des couchettes à deux places, parfois séparées les unes des autres par des rideaux ou par des cages de lattes. Quelques industriels ont déjà renoncé aux dortoirs communs et leur ont substitué de vastes casernes divisées en grandes chambres où trois ou quatre couples ouvriers, avec leurs enfans, occupent chacun leur coin (klyn). On cite même des établissemens, tels que ceux de M. Malioutina où, dans ces casernes ouvrières, chaque famille possède sa chambre. Là même, la cuisine reste d’habitude commune. Plus tard, sans doute, viendront les habitations ouvrières à trois pièces avec jardin. (Voyez M. A. Delaire : Réforme sociale, t. 21, p. 184, 185 ; Cf. Schulze Gævernitz.)
  18. Le recensement de 1897 donne à Saint-Pétersbourg, les faubourgs compris, 1 267 000 habitans. Sur ce chiffre, il y a, probablement, dans la capitale, deux ou trois cent mille paysans ; on ne sait encore le chiffre exact ; mais un bon nombre de ces krestianes (paysans), qui demeurent inscrits dans une commune rurale, sont, en fait, devenus des ouvriers urbains ; beaucoup, comme les ouvriers européens, habitent en ville ou dans les faubourgs, aux environs de l’usine.
  19. Voyez l’Empire des Tsars et les Russes, t. Ier, livre VIII, ch. VII.
  20. Jusque vers 1890, l’émigration vers la Sibérie atteignait à peine 40 000 ou 50 000 âmes par an ; elle a beaucoup augmenté, depuis les travaux du Transsibérien. En 1896, le chiffre des émigrans en Sibérie est monté jusqu’à 200 000 âmes. Aussi le gouvernement impérial est-il plus enclin, aujourd’hui, A modérer qu’à stimuler l’émigration en Asie.