Les Trappeurs de l’Arkansas/I/XIII

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XIII

LA CHASSE AUX ABEILLES.


À peine le soleil se levait à l’horizon que le général, dont le cheval était sellé, sortit de la cabane en roseaux qui lui servait de chambre à coucher et se prépara à partir. Au moment où il mettait le pied à l’étrier, une main mignonne souleva le rideau de la tente et doña Luz parut.

— Oh ! oh ! déjà levée, dit en souriant le général, tant mieux, chère enfant : de cette façon je pourrai vous embrasser avant de partir, cela me portera peut-être bonheur, ajouta-t-il en étouffant un soupir.

— Vous ne partirez pas ainsi, mon oncle, répondit-elle en lui présentant son front sur lequel il déposa un baiser.

— Pourquoi donc cela, mademoiselle ? demanda-t-il gaiement.

— Parce que je vous ai préparé quelque chose que je veux que vous preniez avant de monter à cheval ; vous ne me refuserez pas, n’est-ce pas, mon bon oncle ? fit-elle avec ce sourire câlin des enfants gâtés, qui réjouit le cœur des vieillards.

— Non, sans doute, chère enfant, à condition que le déjeuner que tu m’offres de si bonne grâce ne se fasse pas attendre, je suis pressé.

— Je ne vous demande que quelques minutes, répondit-elle en rentrant dans la tente.

— Va pour quelques minutes, dit-il en la suivant.

La jeune fille frappa dans ses mains avec joie.

En un clin d’œil, le déjeuner fut prêt et le général se mit à table avec sa nièce.

Tout en servant son oncle et en ayant bien soin qu’il ne manquât de rien, la jeune fille le regardait en dessous d’un air embarrassé, et cela avec tant d’affectation, que le vieux soldat finit par s’en apercevoir.

— Voyons, dit-il en s’arrêtant et en la considérant, vous avez quelque chose à me demander, Lucila ; vous savez bien que j’ai l’habitude de ne rien vous refuser.

— C’est vrai, mon oncle ; mais cette fois je crains que vous ne soyez plus difficile à convaincre.

— Ah bah ! fit joyeusement le général, c’est donc une chose bien grave ?

— Au contraire, mon oncle ; cependant je vous avoue que je crains que vous ne me refusiez.

— Va toujours, mon enfant, répondit le vieux soldat, qui ne tutoyait sa nièce que dans ses moments d’épanchement, parle sans crainte ; lorsque tu m’auras dit ce dont il s’agit, je te répondrai.

— Eh bien, mon oncle, fit en rougissant la jeune fille qui prit tout à coup son parti, je vous avoue que le séjour du camp n’a rien de bien agréable.

— Je conçois cela, mon enfant, mais que veux-tu que j’y fasse ?

— Tout.

— Comment cela ?

— Dame ! mon oncle, si vous étiez là, ce ne serait rien, je vous aurais auprès de moi.

— Ce que tu me dis est fort aimable ; mais tu sais que, puisque je m’absente tous les matins, je ne puis y être…

— Voilà justement où est la difficulté.

— C’est vrai.

— Mais, si vous le vouliez, on la lèverait facilement.

— Tu crois ?

— J’en suis sûre.

— Je ne vois pas trop comment. À moins de rester auprès de toi, ce qui est impossible.

— Oh ! il y a un autre moyen qui arrange tout.

— Ah bah !

— Oui, mon oncle, et bien simple, allez.

— Tiens, tiens, tiens, et quel est-il ce moyen, ma mignonne ?

— Vous ne me gronderez pas, mon oncle ?

— Folle ! est-ce que je te gronde jamais ?

— C’est vrai, vous êtes si bon !

— Voyons, parle, petite câline.

— Eh bien, mon oncle, ce moyen…

— Ce moyen ?

— C’est de m’emmener avec vous tous les matins.

— Oh ! oh ! fit le général dont les sourcils froncèrent, que me demandes-tu donc là, chère enfant ?

— Mais, mon oncle, une chose bien naturelle, il me semble.

Le général ne répondit pas, il réfléchissait. La jeune fille suivait avec anxiété sur son visage les traces fugitives de ses pensées.

Au bout de quelques instants, il releva la tête.

— Au fait, murmura-t-il, cela vaudra peut-être mieux ainsi ; et fixant un regard perçant sur la jeune fille : cela te ferait donc bien plaisir de venir avec moi ? dit-il.

— Oui, mon oncle, répondit-elle.

— Eh bien, prépare-toi, chère enfant ; désormais tu m’accompagneras dans mes excursions.

La jeune fille se leva d’un bond, embrassa son oncle avec effusion et donna l’ordre de seller son cheval.

Un quart d’heure plus tard, doña Luz et son oncle, précédés par le Babillard et suivis de deux lanceros, quittaient le camp et s’enfonçaient dans la forêt.

— De quel côté voulez-vous vous diriger aujourd’hui, général ? demanda le guide.

— Conduisez-moi aux huttes de ces trappeurs dont hier vous m’avez parlé.

Le guide s’inclina en signe d’obéissance. La petite troupe s’avançait doucement et avec difficulté dans un sentier à peine tracé où, à chaque pas, les chevaux s’embarrassaient dans les lianes ou butaient contre des racines d’arbres à fleur de terre.

Doña Luz était heureuse. Peut-être, dans ces excursions, rencontrerait-elle le Cœur-Loyal.

Le Babillard, qui marchait à quelques pas en avant, poussa tout à coup un cri.

— Eh ! dit le général, que se passe-t-il donc d’extraordinaire, maître Babillard, que vous jugez convenable de parler ?

— Des abeilles, seigneurie.

— Comment des abeilles ! il y a des abeilles par ici ?

— Oh ! depuis peu seulement.

— Comment depuis peu ?

— Oui. Vous savez que les abeilles ont été apportées en Amérique par les blancs.

— C’est vrai. Mais alors comment se fait-il qu’on en rencontre ici ?

— Rien de plus simple ; les abeilles sont les sentinelles avancées de blancs : au fur et à mesure que les blancs s’enfoncent dans l’intérieur de l’Amérique, les abeilles partent en avant pour leur tracer la route et leur indiquer les défrichements. Leur apparition dans une contrée inhabitée présage toujours l’arrivée d’une colonie de pionniers ou de squatters.

— Voilà qui est étrange, murmura le général, et vous êtes sûr de ce que vous me dites là ?

— Oh ! bien sûr, seigneurie, ce fait est connu de tous les Indiens, ils ne s’y trompent pas, allez, car à mesure qu’ils voient arriver les abeilles, ils se retirent.

— Ceci est véritablement singulier.

— Ce miel doit être bien bon, dit doña Luz.

— Excellent, señorita, et si vous le désirez, rien n’est plus facile que de nous en emparer.

— Faites, dit le général.

Le guide qui depuis quelques instants avait déposé sur les buissons un appât pour les abeilles, dont avec sa vue perçante il avait aperçu plusieurs voler au milieu des broussailles, fit signe à ceux qui le suivaient de s’arrêter.

Les abeilles s’étaient en effet posées sur l’appât et l’exploraient dans tous les sens, lorsqu’elles eurent fait leur provision, elles s’élevèrent très haut dans les airs, puis elles prirent leur vol en ligne droite avec une vélocité égale à celle d’une balle.

Le guide examina attentivement la direction qu’elles prenaient et, faisant signe au général, il se lança sur leurs traces suivi de toute la troupe, en se frayant un chemin à travers les racines entrelacées, les arbres tombés, les buissons et les broussailles, les yeux toujours tournés vers le ciel.

De cette façon, ils ne perdirent pas de vue les abeilles chargées et après une heure d’une poursuite des plus difficiles, ils les virent arriver à leur ruche pratiquée dans le creux d’un ébénier mort ; elles entrèrent après avoir bourdonné un moment, dans un trou situé à plus de quatre-vingts pieds du sol.

Alors le guide après avoir averti ses compagnons de rester à une distance respectueuse, afin d’être à l’abri de la chute de l’arbre et de la vengeance de ses habitants, saisit sa hache et attaqua vigoureusement l’ébénier par la base.

Les abeilles ne semblaient nullement effrayées des coups de hache, elles continuaient à rentrer et à sortir, se livrant en toute sécurité à leurs industrieux travaux. Un violent craquement, qui annonça la rupture du tronc, ne les détourna même pas de leurs occupations.

Enfin l’arbre tomba avec un horrible fracas et s’ouvrit dans toute sa longueur, laissant à découvert les trésors accumulés de la communauté.

Le guide saisit immédiatement un paquet de foin, qu’il avait préparé et qu’il alluma pour se défendre des mouches.

Mais elles n’attaquèrent personne ; elles ne cherchèrent point à se venger. Les pauvres bêtes étaient stupéfaites, elles couraient et voletaient dans tous les sens autour de leur empire détruit, sans songer à autre chose qu’à tâcher de se rendre compte de cette catastrophe.

Alors le guide et les lanceros se mirent à l’œuvre avec des cuillers et des machètes pour retirer les rayons et les renfermer dans des outres.

Plusieurs étaient d’un brun foncé et d’ancienne date, d’autres d’un beau blanc, le miel des cellules était presque limpide.

Pendant qu’on se hâtait de s’emparer des meilleurs rayons, de tous les points de l’horizon arrivèrent à tire d’aile des essaims innombrables de mouches à miel, qui se plongèrent dans les cellules des rayons brisés où elles se chargèrent, tandis que les ex-propriétaires de la ruche, mornes et hébétées, regardaient, sans chercher à en sauver la moindre parcelle, le pillage de leur miel.

L’ébahissement des abeilles absentes au moment de la catastrophe est impossible à décrire, au fur et à mesure qu’elles arrivaient avec leur cargaison ; elles décrivaient des cercles en l’air autour de l’ancienne place de l’arbre, étonnées de la trouver vide, enfin elles semblaient comprendre leur désastre et se rassemblaient en groupes sur une branche desséchée d’un arbre voisin, paraissant de là contempler la ruine gisante et se lamenter de la destruction de leur empire.

Doña Luz se sentit émue malgré elle du chagrin de ces pauvres insectes.

— Allons, dit-elle, je me repens d’avoir désiré du miel, ma gourmandise fait trop de malheureux.

— Partons, dit le général en souriant, laissons-leur ces quelques rayons.

— Oh ! fit le guide en haussant les épaules, ils seront bientôt emportés par la vermine.

— Comment la vermine ? de quelle vermine parlez-vous ? demanda le général.

— Oh ! les racoons, les opossums et surtout les ours.

— Les ours ? dit doña Luz.

— Oh ! señorita, reprit le guide, ce sont les plus adroites vermines du monde, pour découvrir un arbre d’abeilles et en tirer parti.

— Ils aiment donc le miel ? demanda la jeune fille avec curiosité.

— C’est-à-dire qu’ils en sont fous, señorita, reprit le guide qui semblait se dérider, figurez-vous qu’ils sont tellement gourmands qu’ils rongent un arbre pendant des semaines, jusqu’à ce qu’ils parviennent à y faire un trou assez large pour y passer leurs pattes, et alors ils emportent miel et abeilles, sans se donner la peine de choisir.

— Maintenant, dit le général, reprenons notre route et rendons-nous auprès des trappeurs.

— Oh ! nous y serons bientôt, seigneurie, répondit le guide, voici à quelques pas de nous la grande Canadienne, les trappeurs sont établis tout le long de ses affluents.

La petite troupe se remit en marche.

La chasse aux abeilles avait à son insu laissé à la jeune fille une impression de tristesse, qu’elle ne pouvait vaincre ; ces pauvres petits animaux, si doux et si industrieux, attaqués et ruinés pour un caprice, la chagrinaient et malgré elle, la rendaient songeuse.

Son oncle s’aperçut de cette disposition de son esprit.

— Chère enfant, lui dit-il, que se passe-t-il donc en toi ? Tu n’es plus gaie comme au moment du départ, d’où vient ce brusque changement ?

— Mon Dieu, mon oncle, que cela ne vous inquiète pas, je suis comme toutes les jeunes filles, un peu folle et fantasque ; cette chasse dont je me promettais tant de plaisir m’a laissé malgré moi un fonds de tristesse, dont je ne puis me débarrasser.

— Heureuse enfant, murmura le général, qu’une cause aussi futile a encore le pouvoir de chagriner, Dieu veuille, ma mignonne, que tu restes longtemps encore dans cette disposition, et que des douleurs plus grandes et plus vraies ne t’atteignent jamais !

— Mon bon oncle, auprès de vous ne serai-je pas toujours heureuse !

— Hélas ! mon enfant, qui sait si Dieu me permettra de veiller longtemps sur toi ?

— Ne dites pas cela, mon oncle, j’espère que nous avons de longues années à passer ensemble.

Le général ne répondit que par un soupir.

— Mon oncle, reprit la jeune fille au bout d’un instant, ne trouvez-vous pas que l’aspect de la nature grandiose et sublime qui nous environne a quelque chose de saisissant qui ennoblit les idées, élève l’âme et rend l’homme meilleur ? Que ceux qui vivent dans ces solitudes sans bornes doivent être heureux !

Le général la regarda avec étonnement.

— D’où te viennent ces pensées, chère enfant ? lui dit-il.

— Je ne sais, mon oncle, répondit-elle timidement, je ne suis qu’une ignorante jeune fille, dont la vie si courte encore s’est écoulée jusqu’à ce moment douce et paisible auprès de vous, eh bien ! il y a des moments, où il me semble que je serais heureuse de vivre dans ces vastes déserts.

Le général surpris et intérieurement charmé de la naïve franchise de sa nièce se préparait à lui répondre lorsque le guide, se rapprochant tout à coup, fit un signe pour commander le silence en disant d’une voix faible comme un souffle :

— Un homme !…