Les Tremblements de terre/II/05

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J.-B. Baillière et Fils (p. 308-326).


CHAPITRE V


TREMBLEMENT DE TERRE DE NICE, MENTON
DIANO MARINA
― 23 février 1887 ―


Dans une conférence faite à Turin peu de jours après la catastrophe qui venait de désoler les côtes de Ligurie, le professeur Uzielli montrait à ses auditeurs que le Piémont et la Lombardie constituaient une région privilégiée, peu sujette aux tremblements de terre. Il leur exposait que le bassin du Pô était rempli par une masse épaisse de dépôt sédimentaire continue et régulièrement stratifiée, dans laquelle les mouvements séismiques s’éteignaient aisément. Turin, Milan se trouvaient, par exemple, bâties sur une sorte de coussin protecteur. Comme confirmation des ses idées théoriques, il montrait que la statistique des phénomènes géo-dynamiques en Piémont y attestait la rareté des commotions du sol d’origine souterraine. Et de plus, il faisait voir que Turin, plus rapproché que Genève du théâtre du récent cataclysme, avait paru moins directement atteint, comme si la masse sédimentaire sur laquelle repose la région avait été contournée par les secousses.

Si la conférence du savant professeur pouvait pleinement rassurer les habitants de la capitale du Piémont, en revanche, elle devait singulièrement inquiéter ceux des régions montagneuses qui bordent la plaine du Pô. En effet, aucune des conditions capables d’assurer la stabilité d’un pays ne s’y trouve réalisée ; le sol y porte partout la trace de bouleversements géologiques considérables, et les annales de chacune des provinces traversées par les Alpes ou les Apennins sont pleines du récit des désastres occasionnés par les tremblements de terre. La Ligurie, en particulier, est sujette aux ébranlements souterrains ; mais nous devons reconnaître qu’ils y affectent rarement une grande intensité, et les intervalles de temps qui s’écoulent entre deux tremblements de terre violents y sont d’assez longue durée pour que l’on n’ait guère à redouter les effets des commotions séismiques. C’est ainsi, par exemple, que, depuis le xvie siècle, Nice a souvent ressenti des ébranlements souterrains, mais les commotions y ont toujours été assez faibles pour n’y produire que de médiocres dégâts. Tout s’est borné presque toujours à des dommages matériels. Le tremblement de terre de cette année est un des plus violents qui aient été ressentis. Les accidents de personnes très peu nombreux qui y ont été signalés sont tout à fait exceptionnels et les dégradations subies sont dues surtout au mauvais état ou à la mauvaise construction de quelques habitations. Il est vrai cependant que, dans certaines localités, comme Bajardo et Diano Marina, aux environs de San Remo, on a eu cette année à déplorer de graves désastres ; mais, dans l’une et l’autre de ces localités, des circonstances particulières ont aggravé le fléau.

Parmi les séismes de quelque importance qui, antérieurement à cette année, ont agité le sol de la Ligurie, il faut citer celui du 20 juillet 1564 et celui du 16 février 1752.

Si l’on s’en rapporte aux récits des historiens contemporains, ces séismes auraient été formidables ; le premier aurait ravagé Nice et toutes les campagnes avoisinantes, et se serait étendu dans la direction de Villefranche et de l’Escarène. On raconte qu’il aurait presque entièrement détruit la Bollène et Belvédère et fait périr une grande partie de la population. Il aurait pendant une demi-heure arrêté le cours très rapide de la Vésubie, coupé des montagnes en deux et fait sortir des crevasses de puissants jets de flamme et une épaisse fumée. On assure que la nuit les environs étaient éclairés par ces feux comme par un vaste incendie. À Antibes, la mer aurait envahi les maisons en bordure sur le rivage pour reculer ensuite avec force en laissant le port presque à sec. La même chose se serait passée à Villefranche et, sur le fond du port laissé à découvert, on aurait vu des poissons jusqu’alors inconnus et des monstres effroyables. Il n’est pas besoin d’insister pour faire ressortir tout ce que de pareils récits ont d’exagéré.

Le tremblement de terre de 1752 paraît avoir été en réalité très peu intense. Il eut lieu le premier jour du carême à 4h 45min du matin. À Nice, les fêtes de la dernière nuit de carnaval s’étaient prolongées et l’on dansait encore dans un grand nombre de maisons, lorsque tout à coup l’on entendit un bruit souterrain comparable aux grondements du tonnerre. Immédiatement après, les secousses commencèrent et chacun chercha son salut dans la fuite. Un quart d’heure après, il y eut deux autres secousses qui augmentèrent encore l’épouvante, mais il n’y eut, dit-on, qu’une seule victime et tout se borna à des dégâts matériels.

En somme, on voit qu’il n’y a guère eu à Nice, depuis la Renaissance, qu’un seul tremblement de terre de quelque importance, par siècle.

Lors du tremblement de terre du 23 février 1886, on a ressenti, dans toutes les localités de la zone centrale, trois secousses distinctes ou plutôt trois séries de secousses. La première a été la plus violente. L’heure la plus matinale à laquelle elle a été constatée a été 5h 38min du matin ; elle a duré environ 1min 30s ; la seconde a débuté 10 minutes après la fin de celle-ci, c’est-à-dire vers 5h 49min 30s. Enfin, la troisième, beaucoup plus faible, a été ressentie vers 8h 15min. Dans la première série, les oscillations se succédaient très rapidement, au plus à 2 ou 3 dixièmes de seconde d’intervalle.

Dans la plupart des observations de l’Italie septentrionale, les séismographes ont indiqué plus ou moins exactement les détails du phénomène.
Noms des
observateurs
Localités. Distance
kilométrique
à
l’épicentre.
I
Heures
fournies
par les
sismo-
graphes
ou les
obser-
vations
directes
II
Heures
d’horloges
arrêtées.
III
Vitesse
moyenne
superficielle
IV
Erreur
possible
provenant
d’une
erreur
d’une
minute
mm km h . m . s h . m . s m m
Lasagna Gênes 100 5.41.25 » 500 130
Monte Livourne 190 5.42.25 » 710 130
Cecchi Florence 270 5.45.25 » 610 90
Bertelli Florence 270 5.44.25 » 700 90
Bertelli (G.) Varlungo 270 5.44.17 » 710 90
Denza Moncalieri 75 5.41.15 » 450 120
Schiaparelli Milan 205 » 5.43.   4 670 (min.) 110
D’après M. Denza Crémone 220 5.42.25 » 770 130
Id Plaisance 190 5.42.25 » 670 100
Pigorini Parme 210 5.43.   1 » 700 100
Caturegli Bologne 280 5.42.15 » 1100 180
Mugna Forli 330 5.44.25 » 850 110
Goiran Vérone 300 » 5.43.25 920 100
Bellatti Spinea di Mestre 400 5.43.37 » 840 100
Tono Venise 400 5.44.25 »    1040 140
Caraly,
employé
de la maison
P. Garnier
à Grenoble
Grenoble (gare) 220 » 5.42.   0 920 (max.) 180
Côte Saint-André (gare) 260 » 5.42.   0 1083 (max.) 210
Voiron (gare) 240 » 5.42.   0 1000 (max.) 200
Saint-Maurice (gare) 200 » 5.42.   0 830 (max.) 170
Saint-Julien (gare) 190 » 5.42.   0 790 (max.) 160
Soret Genève 300 5.42.45 » 1050 180
Ekegren Genève 300 » 5.42.57 1110 180
Forel Morges 320 5.44.11(1) » 870 (min.) 130
D’après
M. Forel
Le Locle 360 » 5.44.   0 1000 (min.) 140
Le Locle 360 5.42.   9(2) » 1440 (max.) 280
Chaux-de-Fonds 360 » 5.44.   3 990 (min.) 140
Sonceboz 360 » 5.43.   0 1200 200
Meyringen 310 5.43.   5 » 1010 160
Zurich 400 » 5.45.   0 950 (min.) 140
Bâle 400 » 5.43.52 1190 (min.) 180
Forster Berne 340 5.43.50 » 970 140
1 Fin de la secousse. ― 2 Commencement des craquements.

La colonne I renferme les heures fournies par les séismographes ou les observations directes. — La colonne II renferme les heures des horloges arrêtées par la secousse. — Toutes ces heures peuvent être considérées comme exactes à 1min près, car elles proviennent d’horloges astronomiques ou de régulateurs soigneusement comparés. — La colonne III contient les vitesses de propagation superficielle déduite pour chaque point de sa distance à la partie moyenne de l’épicentre et du temps écoulé entre l’instant d’arrivée de la secousse en ce point et à Menton, 5h 38min. — La colonne IV renferme l’erreur que produit en chaque cas une différence de 1min dans la détermination de la différence des heures.

Le résultat le plus net a été fourni par le séismographe de M. Denza à Moncalieri, près de Turin. Au moment de la première secousse une caisse en bois à section rectangulaire, enduite sur ses parois de noir de fumée, s’est détachée automatiquement et est descendue d’un mouvement régulier en face d’un pendule mis en branle par le tremblement de terre. Un style fin attaché à la masse pendulaire a tracé sur le noir de fumée une courbe dont les sinuosités donnent une idée du mouvement du sol et représentent les phases successives de la commotion.

Les points les plus éprouvés se trouvent renfermés dans l’intervalle compris entre San Remo et Alassio.

Ils peuvent être considérés comme situés aux extrémités du grand axe de l’épicentre, mais des désastres sérieux ont été observés dans une zone plus étendue dont les limites s’étendent d’une part jusqu’à Albissola et Savone, et d’autre part, jusqu’à Monaco et Menton. L’épicentre, comme nous l’avons vu (p. 30), est allongé parallèlement à la côte. La localité la plus maltraitée, toutes choses égales d’ailleurs, a été Diano Marina.

Des renseignements très intéressants ont été publiés par plusieurs observateurs sur le caractère des secousses en différentes localités. Quelques-uns de ces récits méritent d’être cités pour donner au lecteur une image de l’impression produite par un tremblement de terre sur les hommes capables de se rendre compte du phénomène et d’analyser les faits dont ils sont témoins.

« Au moment du tremblement de terre, dit M. Stanislas Meunier, je me trouvais à Nice, rue Delille, à la station agronomique des Alpes-Maritimes. Déjà réveillé et encore couché, j’entendis d’abord, à 6h 43min, comme un frémissement venant de loin, auquel je n’attachai pas d’importance ; il grandit rapidement, prit les proportions du roulement d’une brouette, puis d’une voiture lancée avec une vitesse de plus en plus grande ; il acquit bientôt une intensité épouvantable, rappelant les éclats du tonnerre. En même temps, toute la chambre se mit à vibrer ; les vitres, les portes, ajoutèrent leur note au concert, et sans confusion avec le premier bruit, il y eut quelque chose d’analogue à l’assourdissant vacarme qu’on entend dans un omnibus presque vide. Subitement, mon lit se mit en mouvement, d’abord des pieds vers la tête, puis transversalement, de mon pied droit à mon épaule gauche, et je ressentis une quinzaine au moins de chocs rapides donnés comme avec fureur, alternativement dans deux sens opposés. C’est seulement à ce moment que je me rendis compte de la cause du phénomène ; j’entendis ensemble les cris de la rue, les hurlements des nombreux chiens, la chute des lourds matériaux et le frôlement contre les fenêtres des bambous du jardin, bien qu’il n’y eût pas de vent. Le temps était admirablement pur, la température et la pression élevées, la mer absolument calme. »

M. Perrotin, directeur de l’Observatoire de Nice, décrit comme il suit les sensations qu’il éprouvait au même instant :

« J’étais éveillé avant le commencement de la secousse et j’ai pu en observer toutes les péripéties. D’abord faible, elle a été en augmentant avec une étonnante rapidité. Dès l’origine, j’ai voulu me lever, mais je ne pouvais pas me tenir debout ; le plancher oscillait de l’est à l’ouest d’une façon extraordinaire. Ces oscillations, à assez longue période, étaient accompagnées de trépidations d’une violence inouïe, de très courte durée, mais néanmoins d’une amplitude assez grande. Le tout était accompagné d’un bruit continu très intense, pareil à celui que produit le passage d’un train sur un pont de fer. Il y avait dans tout cela des craquements provenant sans doute de la désagrégation des matériaux du sol et des murs des habitations, ainsi que des bruits métalliques très caractérisés. La secousse a duré certainement près d’une minute[1]. »

Malgré les circonstances favorables dans lesquelles on se trouvait pour déterminer l’heure exactement, à cause des observatoires astronomiques ou météorologiques établis dans la région et à cause des chemins de fer qui la sillonnent, cette détermination a présenté de grandes incertitudes (voir p. 97). Cependant, quand on jette les yeux sur les tableaux ci-après, qui ont été publiés par M. Offret (voir pages 312, 313, 314 et 318), on voit d’une façon générale comment le mouvement s’est propagé et quel est à peu près le tracé des courbes homoséistes.
FRANCE.
Dist. Localités Arrêts
d’horloge
I.
Observations
du
chef de gare
II.
Observatoires.
III.
km h m h m h m s
0. Marseille » » 5.41.16 (St)
5.41 (G)
16. Aubagne » 5.42 »
67. Toulon 5.50 » »
77. La Pauline » 5.40 »
109. Gonfaron » 5.40 »
120. Le Luc et le Canet » 5.42 »
130. Vidauban » 5.40 »
158. Fréjus » 5.43 »
161. Saint-Raphael » 5.42 »
180. Le Trayas 5.42 » »
193. Cannes la Bocca 5.44 » »
(horloge non réglée)
Cannes » 5.40 »
199. Golfe Juan » 5.44 »
202. Juan-les-Pins » 5.43 »
204. Antibes » 5.42 »
212. Vence-Cagnes 5.42 » »
220. Var » 5.40 »
224. Nice 5.42.20 » 5.39
235. Eza 5.42 » »
239. Monaco » 5.40 »
241. Monte Carlo 5.42 » »
245. Cabbe Roquebrune 5.42 » »
248. Menton » 5.38 »
ITALIE.
Dist. Localités Arrêts
d’horloge
I.
Observations
du
chef de gare
II.
Observatoires.
III.
km h m s h m s h m s
255. Vintimille 5.44.30 » »
276. San-Remo 5.44.30 » »
299. Porto-Maurizio 5.45.30 » »
304. Oneglia » 5.40.30 »
306. Diano Marina (gare en ruines)
314. Andora 5.44.30 » »
321. Alassio » 5.40.30 5.41
333. Ceriale 5.44.30 » »
335. Borghetto » 5.47.30 »
336. Loano 5.39.30 » »
345. Final Marina » 5.42.30 »
368. Savone » 5.42.30 »
411. Gênes » 5.42.30 5.41.30
APPAREILS MAGNÉTIQUES
Noms
des
observateurs.
Localités. Distance
kilométrique
à l’épicentre.
Heure
des
perturbat.
Vitesse
moyenne
superficielle.
Erreur possible
provenant
d’une différence
de 2 minutes.
MM. km h m s m m
André Lyon 320 4.45.   0 760 170
Fines Perpignan 350 5.45.   0 1070 240
Moureaux Parc Saint-Maur 720 5.45.   0 1710 380
Descroix Montsouris 720 5.45.   0 1710 380
Lancaster Bruxelles 800 5.49.   0 1210 210
Buys-Ballot Utrecht 920 5.48.30 1460 240
Whipple Kew 1020 5.47.21 1820 170
Eschenhagen Wilhemshafen 1000 5.50.   0 1390 200
Hann Vienne (Autriche) 800 5.50.   0 1110 160
Muller Pola (Istrie) 490 5.48.   0 810 130
Joao Capeilo Lisbonne 1500 5.49.30 2070 220

Le tracé des courbes isoséistes ne peut se faire aisément malgré les détails fournis par les commissions scientifiques italiennes et françaises, qui ont visité les diverses localités de la région ébranlée. Le tracé de ces courbes présente des irrégularités dues à des conditions accidentelles. La constitution géologique du sol en chaque point, son orographie, le mode de construction employé, enfin, des circonstances plus spéciales encore ont tantôt aggravé le désastre et tantôt l’ont atténué, de telle sorte, qu’en l’absence d’instruments enregistreurs permettant d’apprécier exactement les intensités, on est infailliblement sujet à de nombreuses erreurs. Une discussion attentive sera nécessaire. Dès maintenant, avec les données que l’on possède, nous pouvons signaler l’extension des secousses sensibles à l’observation directe, du côté de l’est, jusqu’à Vérone et Venise, à l’ouest, jusqu’à Privas et Valence, au nord jusqu’à Zurich, au sud jusqu’à Ajaccio.



Fig. 41. — Vue prise à Diano Marina.

Les villes du littoral comprises dans l’épicentre ont été particulièrement maltraitées quand elles étaient bâties sur un sol alluvial de faible épaisseur, reposant sur un terrain ancien. Cette circonstance paraît en particulier avoir contribué beaucoup au désastre de Diano Marina (fig. 41 et 42), où, non seulement les maisons anciennes ou mal construites ont été renversées, mais où les édifices bien établis ont été jetés par terre. À Nice, on a pu voir la même cause manifester son action en pleine évidence, la partie de la ville bâtie sur alluvion ayant beaucoup souffert, tandis que celle qui était établie sur des roches solides présentait à peine quelques indications du mouvement éprouvé. L’Observatoire de Nice, bâti dans ces dernières conditions, n’a offert qu’une lézarde peu importante.

À côté de la ville neuve de Nice, où il y a tant de crevasses et d’effondrements, la vieille ville et les hauteurs de Cimiez sont presque intactes.

À Menton, dès qu’on passe des bords du Caréi à la vieille ville, les maisons en parfait état succèdent aux décombres.

Près d’Albissola, qui est fort éprouvée, et où la voie du chemin comme la route de terre sont traversées de crevasses ouvertes qui ont amené l’écroulement du pont, on voit les ruines disparaître en même temps que le sol s’élève. M. Stanislas Meunier, auquel nous empruntons ces détails, ajoute que dans la zone même du maximum principal, Diano Castello, qui domine Diano Marina, est déjà sensiblement moins ravagé que ce dernier, et plus haut encore, vers Cerno, le dommage est relativement faible.

Il ne faudrait pas croire toutefois d’après ces faits que dans une région ébranlée par un tremblement de terre,



Fig. 42. — Vue prise à Diano Marina.


les points situés à l’altitude la plus grande sont par cela même à l’abri des effets destructeurs du fléau. L’exemple du tremblement de terre de l’Andalousie, précédemment décrit, suffit pour prouver que des villages bâtis presque au sommet d’une chaîne montagneuse élevée peuvent cependant être le théâtre d’épouvantables désastres. Cependant il est évident que les sols meubles favorisent le développement du fléau, et comme ils sont général plus fréquents dans les bas-fonds que sur les hauteurs, il y a lieu de penser qu’il faut rapporter à leur présence l’accumulation habituelle des ruines dans les lieux de moindre altitude relative. C’est peut être aussi à cette cause qu’il faut attribuer les maxima et minima successifs de désastres observés par M. Stanislas Meunier, à partir de la zone centrale. Une série de collines perpendiculaires au rivage se détachent tout le long de la Ligurie de la crête des Alpes, comme des contreforts, et offrent ainsi des saillies et des dépressions du sol qui se succèdent en rapport avec la constitution géologique du pays. On passe ainsi alternativement d’une crête composée de roches solides à un vallon où de temps immémorial se sont accumulés des détritus de toute sorte. Il n’est donc pas étonnant qu’un tremblement de terre y manifeste son action avec des intensités inégales.

Le désastre le plus épouvantable qui ait été signalé est dû à une cause toute locale. La bourgade de Bajardo, située dans la montagne de San Remo, à quelques kilomètres de la côte et à une altitude de 900 mètres, semblait par sa position et la nature de son sol devoir échapper en grande partie à l’action du fléau destructeur. Le mauvais état des constructions, joint à la réunion accidentelle des habitants dans l’église, y a causé un véritable



Fig. 43. — Vue prise à Menton.


massacre. Ce dernier édifice, bâti assez solidement dans la partie correspondant au chœur, était aussi mal bâti que possible dans la portion constituant la nef. Des murs, composés de mauvais matériaux, mal taillés, mal cimentés, qu’on avait été obligé de relier par des traverses en fer, supportaient une lourde voûte. Trois cents personnes environ s’y trouvaient réunies pour la cérémonie des cendres. Au moment de la première secousse, la commotion souterraine se produit, les murailles de la nef se disloquent et la voûte s’effondre. Le chœur, mieux construit, résiste, le clergé et les officiants qui s’y trouvent restent sains et saufs, mais, sous les ruines de la voûte de l’église, deux cent vingt-quatre malheureux sont écrasés. Les localités où la mortalité est signalée comme ayant été la plus grande sont Bajardo, Castellaro, Diano Marina, Diano Castello, Taggia, Bassano, Albinga, Noli.

Dans chacun de ces centres de population, le tremblement de terre a donné lieu aux scènes les plus émouvantes ; un grand nombre de blessés sont restés jusqu’à quarante-huit heures ensevelis sous les ruines et n’ont dû leur salut qu’aux secours organisés pour les dégager. Quelques-uns ont été sauvés ainsi après avoir séjourné pendant plusieurs heures en contact avec des membres de leur famille écrasés ou mourants.

À côté de ces terribles scènes, le tremblement de terre a donné lieu comme d’habitude à des accidents plus ou moins burlesques. À Nice, par exemple, la population effrayée s’est précipitée à peine vêtue hors des maisons, et des campements improvisés se sont établis sur la place publique ; les fiacres sont devenus des habitations ; les débris des fêtes du carnaval ont servi à construire des



Fig. 44. — Vue prise à Menton.


huttes. Les gares ont été prises d’assaut par les étrangers cherchant à fuir ; en un mot, la peur a conduit à toutes les excentricités. Quelques jours après, le 23 février, le tribunal de simple police de Savone était en train de juger quelques vagabonds des deux sexes, lorsque tout à coup survient une légère secousse ; aussitôt, l’auditoire, les juges, les accusés, les gendarmes, s’élancent vers la porte et sortent en tumulte.

Le grand intérêt du tremblement de terre du 23 février 1887 gît dans la constatation des perturbations magnétiques qui ont accompagné la transmission du choc à des distances considérables. On savait déjà que les secousses du tremblement de terre d’Andalousie du 25 décembre 1884 avaient donné lieu à des faits de ce genre, mais il était réservé aux observations faites à l’occasion du tremblement de terre du 23 février 1887, de démontrer la généralité du phénomène.

Ce séisme a permis aussi de constater les progrès considérables qu’avaient faits depuis un petit nombre d’années l’étude des tremblements de terre ; elle a montré les résultats donnés par les séismographes, révélé leurs imperfections et fourni, par conséquent, des documents extrêmement utiles pour arriver à les perfectionner et à assurer leur bon fonctionnement. Elle a encore eu pour conséquence d’encourager puissamment les personnes qui s’intéressent aux questions de physique terrestre, en leur prouvant que le problème des tremblements de terre pouvait être sérieusement abordé par l’observation et par l’expérimentation.


FIN


  1. Les renseignements de ce genre, malgré l’intérêt qu’ils présentent, sont au point de vue scientifique d’une insuffisance manifeste. Ils font ressortir la nécessité d’observations faites avec des instruments appropriés, indépendants des impressions personnelles auxquelles se laissent aller les meilleurs observateurs.