Les Tribulations d’un Chinois en Chine/Chapitre 10

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CHAPITRE X

dans lequel craig et fry sont officiellement présentés au nouveau client de la « centenaire ».


« Oui, monsieur Bidulph, un simple coup de Bourse, un coup à l’américaine ! » dit Kin-Fo à l’agent principal de la compagnie d’assurances.

L’honorable William J. Bidulph sourit en connaisseur.

« Bien joué, en effet, car tout le monde y a été pris, dit-il.

— Même mon correspondant ! répondit Kin-Fo. Fausse cessation de paiements, monsieur, fausse faillite, fausse nouvelle ! Huit jours après, on payait à guichets ouverts. L’affaire était faite. Les actions, dépréciées de quatre-vingts pour cent, avaient été rachetées au plus bas par la Centrale Banque, et, lorsqu’on vint demander au directeur ce que donnerait la faillite : — « Cent soixante-quinze pour cent ! » répondit-il d’un air aimable. Voilà ce que m’a écrit mon correspondant dans cette lettre arrivée ce matin même, au moment où, me croyant absolument ruiné…

— Vous alliez attenter à votre vie ? s’écria William J. Bidulph.

— Non, répondit Kin-Fo, au moment où j’allais être probablement assassiné.

— Assassiné !

— Avec mon autorisation écrite, assassinat convenu, juré, qui vous eût coûté…

— Deux cent mille dollars, répondit William J. Bidulph, puisque tous les cas de mort étaient assurés. Ah ! nous vous aurions bien regretté, cher monsieur…

— Pour le montant de la somme ?…

— Et les intérêts ! »

William J. Bidulph prit la main de son client et la secoua cordialement, à l’américaine.

« Mais je ne comprends pas… ajouta-t-il.

— Vous allez comprendre », répondit Kin-Fo.

Et il fit connaître la nature des engagements pris envers lui par un homme en qui il devait avoir toute confiance. Il cita même les termes de la lettre que cet homme avait en poche, lettre qui le déchargeait de toute poursuite et lui garantissait toute impunité. Mais, chose très grave, la promesse faite serait accomplie, la parole donnée serait tenue, nul doute à cet égard.

« Cet homme est un ami ? demanda l’agent principal.

— Un ami, répondit Kin-Fo.

— Et alors, par amitié ?…

— Par amitié et, qui sait ? peut-être aussi par calcul ! Je lui ai fait assurer cinquante mille dollars sur ma tête.

— Cinquante mille dollars ! s’écria William J. Bidulph. C’est donc le sieur Wang ?

— Lui-même.

— Un philosophe ! jamais il ne consentira… »

Kin-Fo allait répondre : « Ce philosophe est un ancien Taï-ping. Pendant la moitié de sa vie, il a commis plus de meurtres qu’il n’en faudrait pour ruiner la Centenaire, si tous ceux qu’il a frappés avaient été ses clients ! Depuis dix-huit ans, il a su mettre un frein à ses instincts farouches ; mais, aujourd’hui que l’occasion lui est offerte, qu’il me croit ruiné, décidé à mourir, qu’il sait, d’autre part, devoir gagner à ma mort une petite fortune, il n’hésitera pas… ».

Mais Kin-Fo ne dit rien de tout cela. C’eût été compromettre Wang, que William J. Bidulph n’aurait peut-être pas hésité à dénoncer au gouverneur de la province comme un ancien Taï-ping. Cela sauvait Kin-Fo, sans doute, mais c’était perdre le philosophe.

« Eh bien, dit alors l’agent de la compagnie d’assurances, il y a une chose très simple à faire !

— Laquelle ?

— Il faut prévenir le sieur Wang que tout est rompu et lui reprendre cette lettre compromettante qui…

— C’est plus aisé à dire qu’à faire, répliqua Kin-Fo. Wang a disparu depuis hier, et nul ne sait où il est allé.

— Humph ! » fit l’agent principal, dont cette interjection dénotait l’état perplexe.

Il regardait attentivement son client.

« Et maintenant, cher monsieur, vous n’avez plus aucune envie de mourir ? lui demanda-t-il.

— Ma foi, non, répondit Kin-Fo. Le coup de la Centrale Banque Californienne a presque doublé ma fortune, et je vais tout bonnement me marier ! Mais je ne le ferai qu’après avoir retrouvé Wang, ou lorsque le délai convenu sera bel et bien expiré.

— Et il expire ?…

— Le 25 juin de la présente année. Pendant ce laps de temps, la Centenaire court des risques considérables. C’est donc à elle de prendre ses mesures en conséquence.

— Et à retrouver le philosophe », répondit l’honorable William J. Bidulph.

L’agent se promena pendant quelques instants, les mains derrière le dos ; puis :

« Eh bien, dit-il, nous le retrouverons, cet ami à tout faire, fût-il caché dans les entrailles du globe ! Mais, jusque-là, monsieur, nous vous défendrons contre toute tentative d’assassinat, comme nous vous défendions déjà contre toute tentative de suicide !

— Que voulez-vous dire ? demanda Kin-Fo.

— Que, depuis le 30 avril dernier, jour où vous avez signé votre police d’assurance, deux de mes agents ont suivi vos pas, observé vos démarches, épié vos actions !

— Je n’ai point remarqué…

— Oh ! ce sont des gens discrets ! Je vous demande la permission de vous les présenter, maintenant qu’ils n’auront plus à cacher leurs agissements, si ce n’est vis-à-vis du sieur Wang.

— Volontiers, répondit Kin-Fo.

— Craig-Fry doivent être là, puisque vous êtes ici ! »

Et William J. Bidulph de crier :

« Craig-Fry ? »

Craig et Fry étaient, en effet, derrière la porte du cabinet particulier. Ils avaient « filé » le client de la Centenaire jusqu’à son entrée dans les bureaux, et ils l’attendaient à la sortie.

« Craig-Fry, dit alors l’agent principal, pendant toute la durée de sa police d’assurance, vous n’aurez plus à défendre notre précieux client contre lui-même, mais contre un de ses propres amis, le philosophe Wang, qui s’est engagé à l’assassiner ! »

Et les deux inséparables furent mis au courant de la situation. Ils la comprirent, ils l’acceptèrent. Le riche Kin-Fo leur appartenait. Il n’aurait pas de serviteurs plus fidèles.

Maintenant, quel parti prendre ?

Il y en avait deux, ainsi que le fit observer l’agent principal ; ou se garder très soigneusement dans la maison de Shang-Haï, de telle façon que Wang n’y pût rentrer sans être signalé à Fry-Craig, ou faire toute diligence pour savoir où se trouvait ledit Wang, et lui reprendre la lettre, qui devait être tenue pour nulle et de nul effet.

« Le premier parti ne vaut rien, répondit Kin-Fo. Wang saurait bien arriver jusqu’à moi sans se laisser voir, puisque ma maison est la sienne. Il faut donc le retrouver à tout prix.

— Vous avez raison, monsieur, répondit William J. Bidulph. Le plus sûr est de retrouver ledit Wang, et nous le retrouverons !

— Mort ou… dit Craig.

— Vif ! répondit Fry.

— Non ! vivant ! s’écria Kin-Fo. Je n’entends pas que Wang soit un instant en danger par ma faute !

— Craig et Fry, ajouta William J. Bidulph, vous répondez de notre client pendant soixante-dix sept jours encore. Jusqu’au 30 juin prochain, monsieur vaut pour nous deux cent mille dollars. »

Là-dessus, le client et l’agent principal de la Centenaire prirent congé l’un de l’autre. Dix minutes après, Kin-Fo, escorté de ses deux gardes du corps, qui ne devaient plus le quitter, était rentré dans le yamen.

Lorsque Soun vit Craig et Fry officiellement installés dans la maison, il ne laissa pas d’en éprouver quelque regret. Plus de demandes, plus de réponses, partant plus de taëls ! En outre, son maître, en se reprenant à vivre, s’était repris à malmener le maladroit et paresseux valet. Infortuné Soun ! Qu’aurait-il dit s’il eût su ce que lui réservait l’avenir !

Le premier soin de Kin-Fo fut de « phonographier » à Péking, avenue de Cha-Coua, le changement de fortune qui le faisait plus riche qu’avant. La jeune femme entendit la voix de celui qu’elle croyait à jamais perdu, lui redire ses meilleures tendresses. Il reverrait sa petite sœur cadette. La septième lune ne se passerait pas sans qu’il fût accouru près d’elle pour ne la plus quitter. Mais, après avoir refusé de la rendre misérable, il ne voulait pas risquer de la rendre veuve.

Lé-ou ne comprit pas trop ce que signifiait cette dernière phrase ; elle n’entendait qu’une chose, c’est que son fiancé lui revenait, c’est qu’avant deux mois, il serait près d’elle.

Et, ce jour-là, il n’y eut pas une femme plus heureuse que la jeune veuve dans tout le Céleste Empire.

En effet, une complète réaction s’était faite dans les idées de Kin-Fo, devenu quatre fois millionnaire, grâce à la fructueuse opération de la Centrale Banque Californienne. Il tenait à vivre et à bien vivre. Vingt jours d’émotions l’avaient métamorphosé. Ni le mandarin Pao-Shen, ni le négociant Yin-Pang, ni Tim le viveur, ni Houal le lettré n’auraient reconnu en lui l’indifférent amphitryon, qui leur avait fait ses adieux sur un des bateaux-fleurs de la rivière des Perles. Wang n’en aurait pas cru ses propres yeux, s’il eût été là. Mais il avait disparu sans laisser aucune trace. Il ne revenait pas à la maison de Shang-Haï. De là, un gros souci pour Kin-Fo, et des transes de tous les instants pour ses deux gardes du corps.

Huit jours plus tard, le 24 mai, aucune nouvelle du philosophe, et, conséquemment, nulle possibilité de se mettre à sa recherche. Vainement Kin-Fo, Craig et Fry avaient-ils fouillé les territoires concessionnés, les bazars, les quartiers suspects, les environs de Shang-Haï. Vainement les plus habiles tipaos de la police s’étaient-ils mis en campagne. Le philosophe était introuvable.

Cependant, Craig et Fry, de plus en plus inquiets, multipliaient les précautions. Ni de jour, ni de nuit, ils ne quittaient leur client, mangeant à sa table, couchant dans sa chambre. Ils voulurent même l’engager à porter une cotte d’acier, pour se mettre à l’abri d’un coup de poignard, et à ne manger que des œufs à la coque, qui ne pouvaient être empoisonnés !

Kin-Fo, il faut le dire, les envoya promener. Pourquoi pas l’enfermer pendant deux mois dans la caisse à secret de la Centenaire, sous prétexte qu’il valait deux cent mille dollars !

Alors, William J. Bidulph, toujours pratique, proposa à son client de lui restituer la prime versée et de déchirer la police d’assurance.

« Désolé, répondit nettement Kin-Fo, mais l’affaire est faite, et vous en subirez les conséquences.

— Soit, répliqua l’agent principal, qui prit son parti de ce qu’il ne pouvait empêcher, soit ! Vous avez raison ! Vous ne serez jamais mieux gardé que par nous !

— Ni à meilleur compte ! » répondit Kin-Fo.