Les Trois Correspondants

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Les Trois Correspondants


UNE PROFESSION DE FOI JOURNALISTIQUE DANS LE DÉSERT
— Peut-être, plus tard, notre profession sera-t-elle réglementée, mais pour l’instant, elle ne l’est pas. Faites ce que vous pourrez, mais surtout soyez le premier au bureau télégraphique.


Les Trois Correspondants

Nouvelle inédite PAR CONAN DOYLE


C’est une anecdote à la fois tragique et amusante que Conan Doyle, avec son art suprême de conteur, a puisée dans les récentes campagnes où les représentants de la presse, en payant de leur personne sur le terrain des opérations, ont Joué un rôle si considérable. L’action de cette nouvelle passionnante se déroule au Soudan, lors d’une expédition anglaise contre les Derviches.



Quelle chaleur ! s’écria Mortimer en s’épongeant le front. Et dire qu’on paierait cinq shillings pour avoir une pareille température dans un hammam !

— Oui, répondit Scott, mais dans un hammam on ne parcourrait pas à cheval un trajet de vingt milles… Pour moi, je serais d’avis de nous arrêter dans ce bosquet de palmiers et d’y faire halte jusqu’à ce soir…

Les trois hommes arrêtèrent leurs montures et mirent pied à terre. Le premier, Mortimer, représentait le journal l’Intelligence sur le théâtre de l’expédition qu’il était chargé de suivre. Il était vêtu d’une vareuse khaki, portait des culottes de cheval en drap mastic et une ceinture écarlate : sa peau était rougie par le soleil du désert.

Le second, petit, mais vif et alerte, avec une barbe et des cheveux de jais, s’appelait Scott ; il avait traversé plus de périls et accompli plus d’exploits qu’aucun autre correspondant de guerre, sauf l’illustre Chandler dont la gloire n’avait jamais été surpassée, mais que l’âge contraignait à prendre un repos bien mérité.

Scott avait « fait » Plevna, les campagnes du Shipka, du Zoulouland, d’Égypte, de Souakim ; Mortimer avait vu la guerre boër, les campagnes du Chili, de Bulgarie, de Serbie, l’expédition de Gordon, celle de la frontière des Indes, la révolution du Brésil et la conquête de Madagascar. Les deux hommes étaient liés par une amitié sincère et séparés par un vif sentiment de rivalité professionnelle. Chacun d’eux eût risqué sa vie pour son ami ; ni l’un ni l’autre n’eût sacrifié les intérêts de son journal pour venir en aide à son confrère.

Le troisième correspondant s’appelait Anesley et représentait la Gazette. Il était jeune et d’une inexpérience qui confinait à la naïveté. Ses descriptions de grandes manœuvres, assez réussies, avaient donné à son directeur l’idée de lui confier, pour la première fois, le compte rendu d’une expédition de guerre.

Le reporter de l’agence Reuter se trouvait à vingt milles en avant et, en arrière, à vingt milles, suivaient, montés sur des chameaux, deux reporters de journaux du soir.

Mortimer et Scott considéraient leur compagnon avec une sympathie un peu dédaigneuse. Ils se rendaient compte de la supériorité que leur donnait sur leur jeune émule, d’abord leur expérience, puis leurs magnifiques chevaux, aussi rapides que vigoureux, tandis que le correspondant de la Gazette était monté sur un pauvre petit cheval de Syrie, acheté bon marché.

Les trois journalistes conduisirent leurs montures à l’ombre bienfaisante des palmiers qui se détachait avec une netteté stupéfiante sur le sable en feu du désert,

— Nos bagages arrivent-ils, Anesley ? demanda Scott.

— Oui, ils seront ici dans cinq minutes. Au milieu du sentier qui serpentait à travers les rochers, une petite caravane de chameaux portant des bagages s’avançait lentement ; en avant trois domestiques berbères étaient montés sur des ânes ; derrière marchaient les chameliers arabes. En quelques minutes les bagages furent déchargés, les animaux mis au piquet et le feu allumé. Scott s’était mis en devoir de casser des œufs dans un plat tout en chantant un vieux refrain, d’une voix sentimentale et profonde. Anesley, perdu dans une immense caisse d’emballage, se frayait un chemin au milieu des boîtes de conserves, de bouillon concentré, de corned-beef, de poulets et de sardines pour retirer un pot de confiture. Mortimer, toujours consciencieux, prenait des notes sur la conversation qu’il avait eue la veille avec un ingénieur des chemins de fer quand, levant les yeux, il aperçut cet ingénieur lui-même, M. Merryweather qui, au trot de son poney alezan, se dirigeait vers leur groupe. — Pour l’amour de Dieu, gémit-il, donnez-moi à boire ! J’ai la langue collée au palais !

Il but à longs traits dans une timbale que les journalistes avaient remplie d’eau et de whisky.

— Maintenant il faut se remettre en route.

— Rien de nouveau ?

— Je vous dirai peut-être quelque chose après avoir vu le général.

— Pas de Derviches, de ce côté.

— Rien de particulier… Allons, hop, Jinny ! Au revoir !

Scott rédigea une dépêche dont Anesley lui demanda communication, n’ayant point saisi en quoi la conversation échangée avec l’ingénieur pouvait être présentée de manière à intéresser le public. Le journaliste y consentit en souriant, non sans faire cette remarque :

— Quand notre travail deviendra sérieux, alors ce sera chacun pour soi…

— Croyez-vous que ce soit indispensable ? interrogea Anesley.

— Certes.

— Il me semble pourtant que si trois hommes s’arrangeaient pour concentrer leurs efforts et partager les nouvelles que chacun d’eux pourrait recueillir, ils arriveraient avec moins de fatigue à un meilleur résultat.

Mortimer et Scott, de stupéfaction, s’arrêtèrent de manger leur confiture.

— Nous ne sommes pas ici pour nous amuser, dit Mortimer, mais pour agir au mieux de nos journaux respectifs. Comment la concurrence se maintiendrait-elle entre eux si nous la supprimions entre nous ? Il leur serait plus simple alors de se confier à la seule agence Reuter. À l’heure actuelle, continua-t-il, c’est le correspondant le mieux monté qui a le plus de chances. Chacun pour soi et la gloire au plus digne ! Voyez le fameux Chandler. Jamais il n’aurait acquis sa célébrité, s’il n’avait pas tenu à agir seul. Il a conçu des tours impayables ! Un jour il fit croire à l’un de ses confrères qu’il s’était cassé la jambe et dès que l’autre fut parti pour aller chercher un médecin, Chandler alerte et ingambe, se précipita au télégraphe…

— Et vous trouvez cela de bonne guerre ? protesta Anesley.

— Tout est de bonne guerre. On joue l’un contre l’autre ; voilà tout.

— Jouer n’est pas tricher.

— Pensez ce que vous voudrez ; toujours est-il que le journal de Chandler donna le résultat de la bataille alors que les autres n’en soufflèrent pas mot.

— Tenez, prenons encore Westlake comme exemple, dit Mortimer en bourrant sa pipe… Hé ! là-bas ! Abdul ! Vous pouvez desservir !… Westlake, dans le but d’arriver le premier à fournir des nouvelles, n’hésita pas à se faire passer pour un courrier officiel ; il arriva à se faire conduire en utilisant les relais qui avaient été utilisés par le titulaire réel. Le journal qu’il représentait gagna de ce fait un demi-million.

— Vous trouvez cette manœuvre loyale ?

— Pourquoi pas ?

— Il me semble qu’elle frise, de très près, le vol.

— Eh bien, moi qui vous parle, je n’hésiterais pas à en faire autant. Qu’est-ce que vous en dites, Scott ?

— Pour ma part, je ne reculerais que devant un assassinat.

— Penh ! Vous en seriez bien capable…

— Non, réellement, je n’irais pas jusque-là… Ce serait contraire au devoir professionnel. Toutefois si un étranger venait à se trouver entre un bureau télégraphique et un correspondant de presse surchargé de notes et de travail, ce serait évidemment aux risques et périls de l’étranger. Mon cher Anesley, très franchement, si vous êtes venu au Soudan embarrassé de pareils scrupules, vous auriez mieux fait de rester à Fleet street. Notre vie est remplie d’imprévu et notre labeur n’est assujetti à aucune règle fixe. Peut-être, plus tard, notre profession sera-t-elle réglementée, mais pour l’instant elle ne l’est pas. Faites ce que vous pourrez, employez les moyens qui vous plairont, mais surtout soyez le premier au bureau télégraphique. J’ajouterai que vous ferez bien, quand vous aurez à entreprendre une nouvelle campagne, d’amener avec vous le meilleur cheval que vous pourrez trouver, dût-il vous coûter la forte somme. Nous ne savons lequel des deux, de Mortimer ou de moi, l’emportera sur l’autre, mais, nous avons les montures les plus rapides du pays, nous n’avons négligé aucune chance de succès…

— Je n’en suis pas aussi sûr que vous, protesta Mortimer, car vous savez que si un cheval gagne de vitesse un chameau sur un parcours de vingt milles, le contraire se produit quand le trajet est de trente.

— Comment, un des chameaux que voici, l’emporterait de vitesse sur un cheval ? demanda Anesley étonné.

Les deux compères se mirent à rire.

— Non ! Non ! Mais un chameau de courses, l’animal que montent les Derviches quand il leur faut parcourir avec rapidité des distances considérables.

— Et ces animaux vont plus vite qu’un cheval au galop ?

— Parfaitement. Un cheval ne pourrait les suivre, car leur allure est la même pendant tout le trajet ; de plus, ils n’ont pas besoin de s’arrêter pour manger ou boire et la sûreté de leur pied est infaillible. Autrefois dans les courses qui se donnaient à Halfa, entre chevaux et chameaux, la victoire revenait toujours à ces derniers sur une longue distance.

— En tous cas, nous n’avons pas de reproches à nous adresser, dit Mortimer, car il me parait peu probable que nous avions à nous éloigner de trente milles d’une station télégraphique et le fil sera rétabli à notre suite la semaine prochaine.

— C’est certain ; pour le moment reposons-nous.


SURPRIS PAR LES DERVICHES.


Scott et Mortimer s’installèrent sous leur moustiquaire et, quelques instants après, ils dormaient l’un et l’autre d’un profond sommeil, en gens habitués à vivre au grand air.

Le jeune Anesley, le cigare entre les dents, s’était adossé à un palmier et il réfléchissait aux conseils qu’il venait de recevoir. Il avait pris la détermination de les suivre et il allait lui-même s’étendre sur le sol quand il vit quelque chose bouger dans la direction du Sud. C’était un cavalier, l’ingénieur Merryweather qui revenait. À un moment, cheval et cavalier disparurent dans un repli de terrain. Tout à coup, il aperçut un nuage de fumée blanche qui s’élevait au milieu des rochers et s’allongeait comme un fin brouillard dans le désert. Il réveilla Scott et Mortimer en criant :

— Levez-vous ! Je crois que Merryweather vient d’être fusillé par les Derviches !

— Et l’agent de Reuter n’est pas ici ! exultèrent ensemble les deux journalistes. Comment cela s’est-il passé ?

En quelques mots, il les mit au courant.

— Vous n’avez rien entendu ? demanda Scott.

— Non.

— Il est vrai que le bruit d’un coup de feu peut être amorti par les rochers !

— Allons, ça marche, dit Mortimer, le nez enfoui dans son carnet de notes. « Merry-weather route coupée par Derviches, retourné en arrière, tué coup de feu, mutilé, communications coupées par raid Derviches ». Est-ce clair ?

— Vous croyez qu’on lui a coupé la route ?

— Naturellement. Pourquoi serait-il retourné sur ses pas ?

— Dans ce cas, il doit y avoir plusieurs reconnaissances d’ennemis !

— Cela me parait prouvé.

— Pourquoi dites-vous qu’il a été mutilé ?

— Ce n’est pas la première fois que je me rencontre avec les Arabes.

— Où allez-vous donc ?

— À Sarras.

— Moi aussi. Nous allons lutter de vitesse.

Leur désir d’expédier des nouvelles était si violent qu’ils ne semblaient pas même se rendre compte que leur camp, leurs domestiques et eux-mêmes se trouvaient pour ainsi dire dans la gueule du loup. Pendant qu’ils parlaient, on entendait le crépitement de la fusillade et, au-dessus de leur tête le sifflement des balles. Une branche de palmier tomba à leurs pieds et au même instant les six domestiques se précipitèrent au-devant d’eux, affolés, implorant leur protection.

Ce fut Mortimer qui organisa la défense.

— Tali, Henna… Essi ! Pourquoi diable êtes-vous aussi effrayés. Abritez les chameaux derrière les troncs des palmiers… et maintenant attachez-les solidement.Vous n’avez donc jamais entendu siffler les balles ? Allons, couchez vos ânes de ce côté… Mais non, ne mettez pas là mon poney… Vous en faites une cible ! Placez-le avec les deux autres chevaux, derrière le bouquet d’arbres. Ces gaillards-là semblent tirer encore plus haut qu’en 1885.

— Voilà cependant une balle qui a touché, s’écria Scott en entendant un bruit mat, semblable à celui que produirait une pierre sur un tas de bouc.

— Qui a-t-elle atteint cette balle ?

— Le chameau brun qui rumine là-bas… La pauvre bête s’allongeait à terre, la langue pendante et fermait ses grands yeux sombres.

— Voilà un coup de fusil qui me coûte quinze livres sterlings, dit Mortimer furieux. Combien croyez-vous qu’ils soient, ces gredins ?

— Je crois bien qu’ils sont quatre seulement.

— Quatre armés de fusils, c’est certain, mais il peut y en avoir d’autres avec des armes blanches.

— Je ne crois pas ; c’est un petit groupe de cavalerie montée qui a fourni un raid dans ces parages. À propos, Anesley, c’est la première fois que vous voyez le feu ?

— Oui, avoua le jeune reporter qui éprouvait à ce moment un sentiment indéfinissable où se mêlaient la curiosité, le courage et l’émotion.

— L’amour, la pauvreté et la guerre sont trois choses dont il est nécessaire d’avoir fait l’expérience si l’on veut se flatter d’avoir eu une vie complète. Passez-moi donc les cartouches… Vous savez, mon jeune ami, c’est un tout petit baptême de feu que cet incident : derrière les chameaux vous êtes aussi en sûreté que dans une salle du club des Auteurs à Londres.

— Aussi en sûreté, c’est possible, mais moins confortablement, s’écria Scott. Cependant, Mortimer, nous pouvons nous vanter d’avoir une fameuse veine. Vous voyez d’ici la tête du général quand il apprendra que la première escarmouche a eu lieu… contre la colonne de la presse ! Pensez à l’agent de Reuter qui grille au soleil depuis huit jours, avec le gros des troupes… Et les journaux du soir !… Tiens ! Une autre balle qui vient de traverser ma moustiquaire… je l’ai échappé belle !

— C’est un des ânes qui l’a reçue.

— Si cela continue nous nous verrons dans l’obligation de porter nos bagages sur notre dos jusqu’à Khartoum.

— Qu’importe, mon cher ; tout cela nous donne de la copie. Je vois d’ici les « manchettes » Raid sur la ligne des communications. — Assassinat d’un ingénieur anglais. — La colonne de la presse attaquée.

— Très joli… mais je me demande quelle sera la fin de l’article, répondit Anesley.

Notre correspondant particulier blessé, s’écria Scott en roulant à terre. Pas trop de mal pourtant, fit-il en se relevant, une égratignure au genou.

— J’ai du diachylum à votre disposition.

— Tout à l’heure. C’est égal, c’est ennuyeux d’être fusillé à distance. Je voudrais bien les voir sortir de leur cachette.

—Vous allez être satisfait, ils approchent…

— Sapristi ! Notre bouilloire est cassée ! Avec le fracas d’un gong, une balle tirée par un Remington avait traversé la bouilloire de part en part et un nuage de vapeur s’était élevé au-dessus du feu. Des cris
L’Assaut. Le dernier appartient à la tribu des Baggaras, voici encore un nègre… un autre. (Page 676, col. 1)
L’Assaut. Le dernier appartient à la tribu des Baggaras, voici encore un nègre… un autre. (Page 676, col. 1)
sauvages se firent entendre dans les rochers.

— Ces idiots se figurent que nous avons tous sauté. Ils vont maintenant se précipiter sur nous, aussi sûr que je suis ici. À notre tour, maintenant, de leur tirer dessus. Avez-vous votre revolver. Anesley ?

— J’ai cet excellent fusil de chasse à deux coups.

— Parfait. Quelles cartouches ?

— Des cartouches de gros plomb de chasse.

— Bien. Moi j’ai mon revolver chargé de chevrotines, car un revolver d’ordonnance n’arrêterait pas plus ces gaillards-là qu’une simple sarbacane.

— Un instant, continua Mortimer en assujettissant solidement ses lunettes sur son nez ; je crois qu’ils vont nous tomber dessus !…

— Il est exactement, fit remarquer Scott, quatre heures dix-sept minutes.


ANESLEY REÇOIT LE BAPTÊME DU FEU.


Anesley s’était étendu à l’abri des balles derrière un chameau. Il regardait avec une curiosité avide les rochers qui se dressaient en face. De temps en temps de légers nuages de fumée blanche s’élevaient, mais on ne pouvait distinguer les assaillants. Le jeune reporter ressentait une émotion indicible à la pensée de ces ennemis qui, minute par minute, instant par instant, se rapprochaient de lui. Au moment où la bouilloire avait volé en éclats il avait entendu leurs cris de joie et, presque simultanément, une voix puissante avait proféré des paroles dont il n’avait point compris le sens, mais qui avaient provoqué un haussement d’épaules de Scott.

— Il faut d’abord qu’ils viennent nous prendre, avait murmuré ce dernier.

La fusillade avait commencé à une distance de quelques centaines de yards et, en raison de la faible portée de leurs armes, les correspondants de presse se trouvaient dans l’impossibilité de répondre. Heureusement l’Africain n’a jamais accordé pleine et entière confiance à son fusil et ses instincts primitifs qui l’entraînent à engager un corps à corps avec son ennemi sont encore trop puissants pour lui faire admettre une autre stratégie. L’ennemi s’approcha donc de plus en plus et bientôt Anesley put distinguer une tête au-dessus des rochers, une tête énorme, aux cheveux crépus, à la mâchoire proéminente, à l’expression féroce. Cet homme brandit au bout de son long bras un fusil Hemington et le tendit dans leur direction comme pour les désigner.

— Faut-il tirer ? demanda Anesley.

— Non. Il n’est pas à portée et votre charge de plomb ne ferait que s’éparpiller.

— Avez-vous votre appareil de photographie, demanda Scott, ce serait le moment de l’utiliser…

Un autre Arabe aux traits fins, à la barbe noire coupée en pointe, s’était montré derrière une autre roche. Sa tête était couverte d’un turban vert, insigne de chef.

— C’est une foule bigarrée, dit Scott.

— Le dernier appartient à la tribu des Baggaras répondit Mortimer… voici encore un nègre… un autre…

— Et deux de plus… Des Dimgas, de cette peuplade batailleuse qui ne se plaît que dans les combats, peu importe pour qui et contre qui !

— Quand ils approcheront, je leur donnerai une explication… aux chevrotines ! Tenez-vous bien Anesley, ils arrivent…

C’était vrai. Ils se précipitaient sous la conduite de l’Arabe au turban vert. Derrière lui courait le nègre aux boucles d’oreille d’argent. C’était un véritable géant ; il dépassait de la tête les deux autres noirs qui le suivaient.

— Allons ! Anesley ! Visez l’Arabe.

Il épaula son fusil, vit le visage grimaçant au bout de la ligne de mire, et appuya à deux reprises sur la détente, inutilement. Deux coups de revolver se firent entendre à ses côtés et il vit une tache rouge qui empourprait la poitrine de l’Arabe.

— Tirez, mais tirez donc, imbécile, s’écria Scott.

Il appuya sur la gâchette sans penser à armer son fusil ; mais deux nouveaux coups de feu éclatèrent près de lui et le nègre gigantesque s’abattit pour se relever et retomber ensuite, définitivement.

— Armez donc votre fusil, idiot, cria une voix furieuse. Au même instant, l’Arabe bondit par-dessus le chameau étendu et Anesley reçut sur la poitrine les deux pieds nus de son adversaire ; en même temps il entendit tout près de sa tête une formidable explosion…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Au revoir, mon vieux ! Vous serez très vite remis. Prenez patience.

C’était la voix de Mortimer.

— Désolés de vous abandonner, mais nous aurons de la chance si nous pouvons envoyer nos dépêches à temps.

Et Scott serrait les sangles de son cheval.

— Nous aurons soin de mettre dans nos dépêches que vous avez été blessé ; cela fera comprendre à votre directeur pourquoi vous n’avez pas câblé. Si par hasard vous rencontrez les correspondants de Router ou des journaux du soir, pas un mot n’est-ce pas ? Abbas vous gardera. Nous serons de retour demain après-midi. Au revoir et bonne chance !

Anesley n’eut pas la force de répondre, mais il se rendit compte que la chance lui avait été offerte de se créer un nom parmi les plus grands reporters et que cette chance lui échappait. En réalité il avait assisté à une simple escarmouche, mais c’était la première de la guerre. Le public de la métropole attendait les nouvelles avec une impatience fébrile ; les lecteurs du Courrier, de l’Intelligence seraient donc les premiers à les recevoir et les colonnes de la Gazette resteraient vides !

Cette pensée lui donna l’énergie de se relever ce qu’il fit à grand’peine.

De suite son regard fut attiré par le cadavre du géant noir étendu sur le sol, la poitrine trouée ; les mouches du désert étaient déjà venues en masses profondes s’abattre sur les plaies. À quelques yards plus loin gisait le corps de l’Arabe, les deux mains encore croisées sur un amas informe et sanglant qui avait été sa tête, tandis que sa poitrine supportait le poids du fusil d’Anesley.


MALGRÉ SA BLESSURE, ANESLEY VEUT ACCOMPLIR SON DEVOIR.


— Sidi Scott, fusillé lui avec fusil de vous !… fit la voix d’Abba.

Portant la main à sa tête, Anesley sentit un mouchoir humide qui lui serrait le front.

— Où sont donc les deux autres derviches, demanda-t-il.

— Ils se sont enfuis. Il y en a un dont le bras a été cassé par un coup de feu.

— Et à moi, que m’est-il arrivé ?

— Sidi a reçu coup couteau tête. Sidi a pris le méchant homme par le bras, et Sidi Scott a fait feu ; Sidi a visage très brûlé.

Anesley éprouvait sur la peau une sensation de brûlure en même temps que son odorat était frappé par l’odeur de cheveux roussis. Il porta la main à sa moustache ; elle n’existait plus. Ses sourcils avaient également disparu. Sans doute au moment où il roulait à terre avec le derviche, son visage s’était trouvé très près de la tête de celui-ci.

Il s’avoua que sa situation était bien précaire. Il ne lui restait que son méchant petit poney gris de Syrie qui se tenait la tête basse. Quel espoir pouvait lui rester d’accomplir un trajet, de trente-cinq milles, qui devait être parcouru à grande vitesse, sur une monture en pareil état ? Mais, au fait, pensa-t-il, il connaissait des animaux, qui valaient encore mieux à son point de vue ; c’étaient les chameaux de course. Il se rappela l’affirmation de Mortimer que, pour une distance supérieure à trente milles, les chameaux valaient infiniment mieux que tous les chevaux. Si seulement il pouvait trouver un chameau de course !

Tout à coup, une nouvelle phrase de Mortimer lui revint à la mémoire ; oui, les derviches, quand ils ont des raids à accomplir, sont toujours montés sur des chameaux de courses !

Quelles étaient donc les montures dont s’étaient servis les derviches dont les cadavres étaient là étendus ? En un instant il avait escaladé les roches malgré les protestations d’Abbas qui le suivait sur les talons. Quelle fut sa joie, quand il vit se lever le cou blanc et allongé, la tête élégante d’un chameau tel qu’il n’en avait jamais vu auparavant.

La bête était agenouillée auprès des rochers, ayant encore sur les épaules son outre d’eau d’un côté et de l’autre son sac de provende ; ses genoux, suivant la mode arabe, étaient liés par une corde. Anesley, sans hésiter, sautait en selle, tandis qu’Abbas faisait glisser la corde. Le jeune homme après avoir été projeté successivement en avant et en arrière, s’être raccroché du mieux qu’il pouvait à sa monture, recouvra son assiette dès que le chameau se fut levé ; enfin il était solidement assis sur le coursier le plus rapide du désert. Il resta sur place pendant quelques instants : la bête était aussi douce que rapide. Enfin de son bâton, il toucha l’encolure oscillante, et un instant après il entendit les adieux d’Abbas qui semblaient venir de très loin en arrière.

C’était sa première expérience du chameau de course, et les réactions, bien que brusques et irrégulières, n’eurent, au début rien de désagréable. N’ayant ni étriers, ni aucun point fixe pour appuyer ses pieds, il ne pouvait suivre les réactions, mais il serrait sa monture de toutes les forces de ses genoux, penchant le corps successivement en avant et en arrière comme il l’avait souvent vu faire aux Arabes.

Le chameau avait, dès le début, pris son allure rapide et onduleuse, et les larges enjambées de ses sabots ne faisaient aucun bruit sur le sable du désert.

Malgré la douleur que lui causait sa blessure à la tête, Anesley se tenait pour ne pas crier la joie physique qu’il ressentait, en fendant sur le dos de cette bête rapide l’air frais et parfumé, le vent du Nord qui venait fouetter son visage.

Il consulta l’heure à sa montre et fit mentalement un rapide calcul du temps écoulé et des distances parcourues. Si toutes les chances le favorisaient, il n’espérait pas que ses dépêches pussent parvenir à Fleet street avant deux ou trois heures du matin. Peut-être réussirait-il, mais les circonstances semblaient lui être absolument contraires.

Anesley avait entendu dire que parfois le ventre des hommes voyageant sur des chameaux rapides éclatait, et que les Arabes avaient coutume quand ils entreprenaient un long parcours de se bander fortement l’abdomen avec une toile solide. Cette précaution lui avait paru tout d’abord superflue. Maintenant que le sol devenait plus rocailleux il en comprenait l’utilité. Tantôt projeté en avant, tantôt en arrière, puis sur les flancs, chacune des réactions le secouait à tel point qu’il se sentait endolori du sommet de la tête jusqu’aux genoux. Parfois il essayait en vain de s’accrocher à l’aide des mains au pommeau de la selle, afin de pouvoir amortir quelque peu les chocs, il relevait ses genoux, changeait de position, tout en serrant les dents, dans la ferme volonté de réussir ou de mourir à la tâche. Il lui semblait que sa tête était prête à sauter ; toutes les articulations de ses membres étaient comme disloquées.

Et pourtant il oublia ses souffrances quand, au lever de la lune, il entendit près de la rivière le bruit de sabots de chevaux et qu’il constata qu’il avait déjà gagné sur ses rivaux une certaine distance. Mais il n’avait pas encore effectué la moitié du trajet et il était déjà onze heures.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant toute la journée le manipulateur du télégraphe avait fait entendre son cliquetis saccadé dans la petite cabine en fer côtelé qui servait de station télégraphique à Sarras. Les dépêches chiffrées avaient rendu l’employé à moitié fou.

Enfin, vers deux heures du matin, celui-ci à bout de forces avait ouvert sa porte et allumait sa pipe, heureux de respirer un peu, quand il distingua dans l’obscurité un chameau qui venait de s’arrêter, et un homme paraissant en état complet d’ivresse qui s’avançait vers lui en titubant.

— Quelle heure est-il ? s’écria cet homme d’une voix qui ne semblait nullement avinée.

L’employé se borna à répondre qu’il était plus de deux heures.

La voix de son interlocuteur devint rauque et il dut saisir un des côtés de la porte pour ne pas tomber.

— Deux heures, s’écria-t-il. Allons, j’ai perdu !

La tête du malheureux était entourée d’un mouchoir taché de sang, et il se tenait là, les jambes arquées comme s’il n’avait plus la force de se tenir.

— Combien faut-il de temps pour transmettre un télégramme à Londres ?

— Environ deux heures.

— Et il est deux heures maintenant… par conséquent il ne pourrait arriver avant quatre heures.

— Avant trois heures.

— Quatre.

— Non… trois.

— Vous dites qu’il faut deux heures.

— Oui, mais il y a une différence de plus d’une heure de longitude.

— Pardieu ! j’arriverai à temps ! s’écria Anesley et, tout en trébuchant, il parvint à s’asseoir sur une caisse et commença à dicter son fameux télégramme.

C’est ainsi que la Gazette put, sous une manchette énorme, publier une longue et palpitante colonne, tandis que l’Intelligence et le Courrier étaient vides de nouvelles.

…Et quand, à quatre heures du matin, arrivèrent au bureau télégraphique de Sarras deux hommes éreintés sur deux chevaux fourbus, ces deux hommes, après avoir appris que leur jeune compagnon les avait précédés, se regardèrent en silence et repartirent sans bruit, sans échanger aucune impression, persuadés qu’il y a certaines situations qu’aucune langue au monde ne saurait dépeindre !


CONAN DOYLE.