Les Trois Fées

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Liévine
(p. 5-8).


LES TROIS FÉES



Les étoiles pâlissent lentement. La forêt s’emplit de bruits mystérieux. Une lumière se fait au qui sème d’or le feuillage. C’est le premier reflet empourpré de l’aube qui se montre à l’horizon et se découpe sur le profil des arbres. Le soleil se lève ! Il lance ses flèches d’or sur le ciel et la terre qu’il embrase. Il monte, dorant les cimes et tirant de chaque goutte de rosée une étincelle de feu. Place au dieu du jour !

Les oiseaux s’éveillent. Avant toute chose, ils chantent l’hymne au matin, tandis que l’angélus sonne à la chapelle voisine. L’eau, courant sur les cailloux, dit sa chanson d’aurore. Les peupliers secouent dans l’azur leurs panaches flexibles, ils soupirent de lentes mélopées et réveillent les moucherons qui s’en vont danser une ronde effrénée dans un gai rayon de soleil.

Tout est lumière, fraîcheur, verdure, parfum. Le tapis de serpolet est émaillé de boutons d’or. La table est mise pour le déjeuner de Jeannot Lapin. Un écureuil saute de branche en branche. Il va se désaltérer à la source limpide et cristalline.

Trois femmes arrivent, par des chemins différents, à la clairière. L’une d’elles est la fée Richesse ; l’autre, la fée Médiocrité ; la troisième, la fée Misère.

Richesse porte un vêtement constellé de pierreries. Les diamants, les saphirs, les émeraudes, les topazes ruissellent sur toute sa personne. Sur sa tête altière, un oiseau au plumage multicolore, aux yeux de rubis, semble prêt à s’envoler pour aller rejoindre ceux qui l’appellent, l’ayant pris pour l’un d’eux. Elle est belle !

La fée Médiocrité est plus modeste dans ses allures. Elle porte une robe de soie grise, ses cheveux lisses ne supportent aucun ornement. Ses bijoux sont en similor. Elle tient à la main un volume dans lequel un poète fait son éloge. Elle est jolie !

Misère est drapée dans des haillons de couleur indécise. Ses cheveux courts tombent en désordre sur son front et voilent ses yeux. Ses mains, qui ont dû être fines et blanches, sont rugueuses et abîmées par le travail. Est-elle bien, est-elle mal ? Elle est pauvre !

Arrivées en même temps au milieu du rond-point, les trois fées jettent chacune un cri de surprise.

— Que fais-tu ici, mignonne ? dit Richesse à Médiocrité.

— Je viens voir passer la chasse. Et toi, Richesse, comment es-tu au point du jour dans la forêt ?

— Pour voir passer le Roi ! Mais toi, Misère, est-ce pour la chasse ou pour le Roi que tu rôdes ainsi dans le bois en cet accoutrement ?

— Ni pour la chasse, ni pour le Roi. Tu as un palais, Richesse ; une maison, Médiocrité. Misère a une cabane, et elle cherche du bois pour se chauffer.

— Pauvre Misère ! exclamèrent les deux fées. Viens avec nous.

— Pas si pauvre que vous le croyez. Cette forêt m’appartient tout entière. J’y trouve l’ombre, la fraîcheur, le repos. Ses bruits mystérieux chantent dans mon cœur. Tout est à moi : l’arbre, la mousse, les fleurs. Les petits musiciens ambulants perchés au-dessus de ma tête me donnent gratuitement des aubades que j’entends enveloppée de mes haillons, mollement couchée sur un lit de bruyères aux fleurs rosées, en cueillant autour de moi des fraises parfumées, jouissant ainsi des sublimes et grandioses beautés que la nature offre au pauvre comme au riche.

— Sois heureuse à ta manière, moi je ne changerais pas mon sort contre le tien, dit Richesse.

— Ni moi non plus, confirma Médiocrité.

— Si tu n’étais pas fée, tu parlerais autrement.

— Eh bien, dit Misère, adoptons chacune une fillette d’une dizaine d’années, élevons-la selon notre condition, et, dans dix ans, nous nous réunirons ici, à pareil jour, avec nos pupilles, et nous verrons laquelle sera la plus satisfaite de son sort.

Les fées acceptèrent cette épreuve et les échos du bois retentirent de frais éclats de rire, provoqués par cette singulière idée. Richesse prit sa baguette d’or ; Médiocrité, sa baguette d’argent ; Misère, sa baguette de frêne, et la dirigeant chacune vers le chemin par lequel elles étaient venues, on vit bientôt paraître dans la clairière, les trois fillettes qu’elles avaient évoquées. Richesse choisit Lucile, la plus belle ; Médiocrité, Léa, la plus jolie ; Misère se contenta de Lucette, la moins agréable.

Le cor retentit, des cris tumultueux s’élèvent de toute part. Les sangliers, les chevreuils affolés quittent les fourrés et se livrent à des courses désordonnées. Les oiseaux volent et se heurtent dans l’air. Les cavaliers, couverts de splendides vêtements ; les nobles dames dans leur costume de brocart, la toque ornée de longues plumes blanches qu’agite le vent, passent rapidement, s’enfoncent dans la forêt, suivis des piqueurs portant la livrée, des veneurs vêtus de cuir, la trompe en sautoir, le fouet à la main, et des chiens, accouplés et hardés en grappes.

Le bois retentit de joyeuses fanfares !

C’est la chasse royale qui passe !

— Au revoir, dit Misère à ses deux sœurs : dans dix ans, jour pour jour, toutes au rendez-vous !

— C’est convenu, répondirent Richesse et Médiocrité.

Et chacune reprit le même chemin qu’en arrivant, accompagnée de sa fillette : Richesse semant la route de ses pierreries, dont les petits oiseaux ne voulaient pas ; Médiocrité, cueillant des fleurs ; Misère, ramassant le bois mort.

Et, la curée finie, le silence se fit dans la forêt !…

Dix ans se sont écoulés. Les trois fées arrivent en même temps à la clairière. Misère seule est accompagnée de sa pupille dont la figure est un peu pâle et maigre. Richesse a vieilli, ses diamants se sont transformés en strass.

Elle craint de perdre ses biens qu’on lui convoite. Médiocrité, parée encore de similor, en est toujours au régime débilitant des poètes chantant ses louanges. Seule, la fée Misère n’a pas changé. Elle dit, s’adressant à Richesse :

— Où est Lucile ?

— Je lui avais tout donné. Sa vie était une fête perpétuelle ; mais blasée de tout, sans plaisir et sans joie, elle s’est éteinte à dix-huit ans.

— Et Léa ?

— L’ingrate m’a abandonnée ; fatiguée du monde, elle s’est retirée dans un cloître. En vain, j’ai cherché à lui démontrer que la forêt avec ses hautes et majestueuses colonnades de chênes et d’ormes, ses voûtes de verdure, ses élégantes arcatures enguirlandées des fleurs d’églantine et de chèvrefeuille, ses chantres ailés comme les anges, les harmonies aériennes pour orgue, se rapprochait bien plus du ciel que les voûtes sombres d’un cloître. Elle m’a quittée sans retour.

Et les deux fées pleurèrent !

— Mais toi, Misère, comment as-tu fait, plus habile que nous, pour garder ta pupille ?

— En la rendant heureuse.

— Heureuse : peut-on l’être dans la pauvreté ?

— Ceux qui n’ont pas de besoins ne sont pas malheureux.

Un vieux bûcheron, couronné de cheveux blancs, appuyé à un tronc d’arbre, avait entendu ses derniers mots. Il s’avança et dit d’un ton prophétique :

— Un temps viendra peut-être où il n’y aura plus de riches, où la médiocrité ne sera plus même vantée dans les livres. Mais il y aura toujours des pauvres en ce monde.

Puis il tira quelques sons aigus d’une trompe suspendue à sa ceinture. Alors apparut un beau et robuste gars bronzé par le hâle, en veste de chasse, la carnassière sur l’épaule, le fusil en bandoulière.

Le vieux fit signe à Lucette d’approcher, mit sa petite main dans celle de l’homme et leur dit :

— Allez ensemble de par le monde ! Il vous appartient.

Caroline Popp.

Bruges, le 7 novembre 1886.