Les Trois Nuits de Don Juan/2

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Calmann-Lévy (p. 28-48).



II


— Francine ?… C’est une fille charmante, une nature exquise… Ne croyez pas le mal qu’on vous a dit d’elle, monsieur Fargeau !

Thérèse Robert ponctuait ses paroles d’un geste énergique de sa main gauche qui agitait la palette ainsi qu’un grotesque éventail barbouillé de couleurs.

C’était chez la femme peintre, dans son atelier de la rue de Courcelles.

Maxime s’était résigné aux séances de pose : son portrait s’annonçait magnifique.

Or, préoccupé de son pari, obsédé par sa rencontre avec Francine, Fargeau venait de lancer le nom de Clarel au milieu de la conversation, — s’inspirant des commentaires de Lorderie, pour juger la jeune femme. Et voici qu’il éprouvait une stupeur à entendre Thérèse Robert protester :

— Francine est en butte aux médisances parce qu’elle a du talent… Voyez-vous, le talent, c’est un grand seigneur qui sort à pied : alors, les manants s’amusent à jeter de la boue sur son manteau.

— Ah çà !… Vous connaissez donc Clarel ? questionnait Fargeau, intrigué.

— Mais oui… Depuis qu’elle habite dans cette maison. Il y a dix-huit mois, elle a loué l’appartement d’à côté. Des rapports de voisinage se sont établis ; nos positions identiques d’artistes indépendantes, sans famille, nous ont liées très vite et très intimement.

— C’est drôle, ces hasards… Aurais-je pu me douter que vous êtes justement son amie !

— Pourquoi cela vous paraît-il singulier ?

— Parce que…

Fargeau s’arrêta et sourit. Il reprit sur un autre ton :

— Je suis en relations suivies avec un familier de Clarel : le critique Lorderie. Vous ne le fréquentez pas, je crois ?

— Lui ? Ah ! non, par exemple ; un homme qui a le nez retroussé et les joues en poire !

Thérèse ajouta à demi-voix, d’un air discret, informé :

— Certaines femmes ont bien mauvais goût… C’est si délicieux de contempler une créature parfaite… À la place de Francine, je ne me serais éprise que d’un être très beau… Elle possède un charme si original… Je vous assure qu’on l’apprécie sans bienveillance, quand on lui prête une sécheresse, un égoïsme d’arriviste. Mais aurait-elle cette âme froide, qu’il faudrait l’aimer, malgré tout. Lorsqu’une femme est attirante, on ne lui trouve aucun défaut… Et sa grâce lui octroie le privilège de se laisser chérir sans rien faire pour gagner notre cœur.

Maxime examinait Thérèse : avec ses yeux rouges, son petit nez camus aux narines serrées et sa face grêlée, la vieille fille lui semblait hideuse. Il eut un cri sincère :

— Ben ! Vous n’êtes pas jalouse, vous, au moins !

— Je ne me regarde jamais dans la glace… c’est pour ça.

Elle avait riposté avec une bonne humeur affectée que démentait son sourire triste.

Fargeau maudit sa franchise intempestive et voulut réparer la gaffe en détournant l’entretien. Il demanda :

— Est-ce que mademoiselle Clarel vient souvent ici ?

— Oui… Elle me rend visite, le soir… c’est l’heure à laquelle mes amis savent qu’ils ne me dérangeront pas : je travaille rarement à la lumière. J’ai pris l’habitude de recevoir après le crépuscule : au diable les deuxième et quatrième samedis, les premier et troisième mardis !… Mon « jour » à moi, c’est la nuit tombante.

Maxime s’épanouit : une occasion s’offrait de revoir Francine sans avoir besoin de l’entremise de Lorderie ; il résolut d’en profiter. Par coquetterie, il avait refusé l’aide de Jacques : c’eût été si humiliant, pour un séducteur, que d’accepter le concours même du rival complaisant ! Humiliant… et trop facile : aux yeux des maraudeurs raffinés, les fruits des basses branches n’ont aucune saveur.

Thérèse s’était tue, recommençant dépeindre. Et Maxime songeait, avec cette promptitude, cette mobilité nerveuse que donne à la pensée l’attitude immuable de la pose : « Clarel va venir aujourd’hui… Il faut qu’elle vienne… Elle viendra. Parce que la vie n’est qu’un enchaînement de coïncidences inaccessibles au vulgaire… Et le destin qui nous a mis en présence, cinq minutes après la gageure de Lorderie, doit fatalement nous rapprocher de nouveau afin d’obéir à l’inéluctable loi attractive. »

Il s’agissait donc de traîner la séance en longueur. Généralement, Fargeau, qui s’ennuyait chez Thérèse, prenait congé de l’artiste dès qu’elle s’arrêtait de travailler au portrait. Cet après-midi, lorsqu’elle nettoya ses brosses en gémissant : « Le jour baisse déjà, et il n’est pas quatre heures… Oh ! ce ciel de décembre ! » Maxime, au lieu de répliquer suivant sa coutume : « Quatre heures ? Bigre, je file à l’Écho National ! » Maxime s’installa confortablement sur un divan et souleva une discussion interminable concernant l’école hollandaise.

Et tandis qu’il répétait machinalement : « Rembrandt… Ah ! oui, n’est-ce pas, Rembrandt… », il pestait à part soi : « Sapristi ! que je m’embête… Pourvu que je ne perde pas mon temps, encore ! » sans daigner remarquer l’air humblement émerveillé dont Thérèse Robert l’écoutait.

Enfin, le bruit d’un timbre résonna, au dehors.

Fargeau eut l’intuition de sa récompense : quelqu’un entrait ; il devinait la fine silhouette féminine — ombre plus accusée sur l’ombre de la pièce. Une voix cria gaiement :

— Ce qu’il fait sombre ici !… C’est sinistre. J’allume, hein ?

Dans le jaillissement de l’électricité, l’atelier rayonna de l’éclat multiple de ses objets d’art : bronzes clairs, statuettes enchâssées de pierreries, marbres lumineux, toiles dressant çà et là leurs rectangles multicolores. Et sur un fond de tentures bariolées, Francine Clarel apparut — tout en noir, sobre et neutre — comme esquissée au fusain parmi ces peintures à l’huile.

Elle portait une robe de velours ajustée, très simple, et elle avait la tête nue, s’étant habillée, pour venir chez Thérèse, avec sa négligence de voisine et son laisser-aller d’artiste.

À la vue de Fargeau, elle eut un imperceptible mouvement de recul, son sourire s’effaça : geste de femme surprise à l’improviste dans une tenue sans apprêt.

Lui, la trouva plus jolie : son chapeau la vieillissait l’autre jour ; il n’avait pas remarqué ses cheveux, partageant en deux bandeaux l’opulence de leur gerbe noire ; puis, elle avait, à cet instant, un visage moins fermé, moins tourmenté ; son regard était très doux.

Maxime pensa : « À notre première entrevue, elle n’a pas dit trois phrases, quittant Perrault au bout de cinq minutes… Cette fois, par exemple, je vais la faire causer. »

Thérèse se disposait à présenter son hôte ; Francine l’arrêta :

— Oh !… Je connais monsieur Fargeau : Perrault me l’a nommé avant hier ; Lorderie m’en parle depuis deux ans…

Elle acheva, s’adressant à Maxime avec une bonne grâce inattendue :

— Et il y a six ans que je suis votre amie, monsieur.

Fargeau, très étonné, interrogea :

— Comment, six ans ?

— Oui, à peu près… C’est à cette époque-là que j’ai lu pour la première fois un roman de vous : Fillette… J’avais dix-neuf ans, l’âge même de l’héroïne… Et je fus tout à fait emballée par cette histoire d’une gamine naïve et précoce, sentimentale et sceptique, chaste et curieuse — oie blanche qui veut se parer des plumes d’une autre sorte d’oiselle — en qui vous avez si exactement campé le type de la jeune fille du vingtième siècle. Du coup, j’ai voué une grande estime à l’auteur ; vous possédez ainsi un tas d’amis anonymes, monsieur.

Maxime Fargeau s’inclina, visiblement touché : Fillette c’était son roman de début, l’œuvre du jeune inconnu que nul n’a signalée. Or, on flatte beaucoup plus un écrivain en lui vantant celui de ses ouvrages qui passa inaperçu, qu’en le comblant de louanges faciles pour son succès du jour.

Maxime songea : « Décidément, Lorderie n’est qu’un imbécile !… »

Il trouvait Francine délicieuse. La jeune femme continua :

— C’est malheureux : désormais, vos occupations vous empêcheront fatalement de produire… On a grand mérite à devenir critique littéraire : quand on pourrait écrire des œuvres de valeur, c’est beau de sacrifier son talent à servir le talent des autres — et à fustiger les écrivailleurs.

Thérèse Robert se mêla à la conversation :

— Bah ! monsieur Fargeau n’est pas à plaindre… C’est un moissonneur philosophe : s’il fauche l’ivraie des mauvais livres qui se publient, il a la compensation de cueillir les bouquets de belles filles qui s’offrent… il est défendu de regretter quelque chose quand on a reçu le don divin de plaire… La seule infortune dont on souffre sans remède, hélas !… c’est la laideur.

Involontairement, Francine l’enveloppa d’un regard apitoyé. Alors, Thérèse dit vivement :

— Je parle en peintre ; nous, n’est-ce pas, nous vivons par les yeux… Tenez… J’éprouve une vraie joie avec votre portrait, monsieur Fargeau… J’espère que ce sera un bon morceau… Vous avez une tête si intéressante…

La vieille fille s’attardait à contempler Maxime : de taille moyenne, fort, souple, musclé, le jeune homme incarnait le type éminemment français de la beauté masculine ; ses attaches minces, ses pieds étroits, ses mains fuselées, contrastant avec une charpente robuste, glorifiaient la pureté de notre race où le mélange du sang latin affine la vigueur du Gaulois puissant. Il avait une chevelure châtain clair, une belle figure mate aux traits énergiques, aux yeux lumineux d’un gris ardoisé. La grande coquetterie de ce visage mâle, c’était la moustache — blonde, frisée, fournie au-dessus des lèvres roses, effilée, vers les pointes ; — la moustache légère et provocante, qui voltigeait au moindre souffle et se retroussait élégamment dans un sourire, avec une grâce irrésistible de menue chose conquérante.

Qualité suprême : Maxime se vêtait sans recherche et ne s’adonisait point. Bref, c’était un bel homme, mais non pas un bellâtre.

Thérèse Robert termina son examen en s’écriant ingénument :

— Et puis, vous devez avoir un corps superbe !

— Voulez-vous que je me déshabille, mademoiselle ?

Maxime formulait sa proposition d’un ton moqueur, presque insolent. Il trouvait la vieille fille supérieurement ridicule, et son exclamation naïve l’avait irrité à tel point qu’un afflux de sang empourprait ses joues.

Francine remarqua sa rougeur et l’attribua à une autre cause. Elle observa :

— Monsieur Fargeau devient cramoisi, à l’idée qu’il possède une académie probablement impeccable… Les hommes manifestent plus de pudeur que nous, sur ce chapitre… En somme, il n’y a guère que les femmes mal faites qui soient troublées devant leur propre nudité : les autres sourient.

— Et les femmes vertueuses ? objecta Fargeau mi-railleur, mi-convaincu.

— Oh ! monsieur, protesta Francine en badinant. Notre vertu !… Vous y croyez encore ? Seriez-vous contemporain de Joseph Prudhomme, par hasard ? Vous êtes encore vert pour votre âge. La vertu !… C’est un objet de toilette dont la femme se pare ostensiblement aux yeux du monde, mais qu’elle dépose parfois dans un coin — comme un parapluie au vestiaire — ou qu’elle égare par inadvertance — ainsi qu’on oublie ses gants chez le pâtissier. Pourtant, cet objet se porte beaucoup (étant très bien porté) et la mode en varie suivant les âges. À vingt ans, la vertu nous fait l’effet d’une défroque de grand’mère, aussi désuète qu’une crinoline : l’étaler nous semble ridicule. C’est une vieille chose surannée : nous la cachons — comme un cheveu blanc. Seules, les disgraciées s’en taillent un uniforme dès l’adolescence, telles ces blondes qui gardent éternellement le deuil, parce que le noir leur va bien : la vertu est la coquetterie des laides. À trente ans, nous commençons à comprendre son utilité, méconnue durant notre prime jeunesse. Alors, nous la revêtons à la façon de ces combinaisons de dentelle qui dissimulent notre nudité, juste de quoi la rendre plus suggestive : le manteau troué de la vertu nous sert de chemise transparente. C’est l’accessoire qui donne à l’homme l’illusion de nous avoir fait perdre quelque chose ; car la femme tire parti de sa vertu, de même que de son innocence : lorsque l’une et l’autre n’existent plus qu’à l’état de souvenir. La vertu, tout court, serait une chose sublime : mais la vertu féminine n’est qu’une forme de l’hypocrisie. Nous ne nous résignons à la rétablir dans son rôle normal qu’à l’apparition de nos premières rides. À cette époque, elle remplace le fard, le rouge, les pommades inutiles… Et la vertu devient le grain de beauté de notre vieillesse. Quand nous sommes jeunes : attraits piquants d’une fausse austérité ; quand nous sommes mûres : grimaces bien pensantes… En somme… notre vertu : c’est l’art d’accommoder les gestes.

— Signé : Francine Clarel ! applaudit Fargeau. Bravo, mademoiselle !… Vous parlez comme vous écrivez… Et je serais heureux d’écrire comme vous parlez…

— Holà, flagorneur ! Ce madrigal n’est pas de l’homme de lettres : don Juan trahit Maxime Fargeau.

— N’avez-vous jamais reçu les éloges d’un confrère ?

— Si, mais la plupart du temps ses yeux seuls pensaient ce que disaient ses lèvres, répliqua Francine avec un rire de jolie fille.

Thérèse Robert intervint pour déclarer, d’un air réfléchi :

— L’homme admet que nous ayons son talent et sa profession lorsqu’il ne ressent à notre égard qu’une affection fraternelle… Du jour où il tombe amoureux, notre égalité le blesse, le gêne ainsi qu’une anomalie : il éprouve l’illusion choquante d’être épris d’un de ses semblables. Nos efforts intellectuels lui paraissent ridicules ou superflus. Il tente de nous ramener à notre devoir habituel : celui de créer des enfants qui ne soient point conçus exclusivement par notre cerveau… Et Francine a raison de deviner cela, sous l’admiration feinte de ses confrères : son visage est encore trop appétissant pour qu’elle ait des camarades… Il n’y a que les laiderons comme moi qui connaissent la douceur des amitiés masculines.

Fargeau n’écoutait plus. Il regardait Clarel, étonné de l’émotion profonde qui l’étreignait devant cette femme presque étrangère ; de cet élan de sympathie, — sentiment impétueux qui l’emplissait de joie et de tendresse, de fièvre et d’inquiétude, et dont il sentait la force aux battements de ses artères… Diable ! Mais un intérêt aussi vif envers une connaissance de fraîche date, cela ressemblait terriblement à cette forme de démence que le populaire nomme : béguin. Il songea, inquiet : « Est-ce que je serais pincé, par hasard ? »

Depuis une demi-heure, il subissait le charme qui se dégageait de Clarel ; il aimait ses gestes harmonieux, ses yeux expressifs, sa voix vibrante et son esprit prime-sautier, entraîné au jeu des phrases par le travail quotidien. À présent, elle l’effrayait presque.

Il réfléchit : « Pas de bêtises… Je n’ai jamais eu de passion. Ma femme est une innocente : son affection vous berce si tendrement qu’elle endort vos sens ; avec elle, le plaisir a l’air d’un exercice déplacé. Mes maîtresses !… des poupées qui m’offrent un assortiment de désirs de toutes tailles et de toutes nuances ; je feuillette ces petits êtres voluptueux comme de jolis livres d’images dont le texte est insignifiant… Mais Clarel… Celle-là, c’est autre chose… C’est une de ces femmes qui vous feraient prendre l’amour au sérieux. »

Le résultat de cet aparté fut que Maxime, désorienté, invoqua n’importe quel prétexte et se retira soudainement.

Sitôt dehors, il se ressaisit : il était un de ces visiteurs auxquels la vue du palier inspire le regret d’avoir abrégé un entretien essentiel. Il se morigéna : « Pourquoi les ai-je quittées comme si je m’enfuyais ?… Elles doivent se moquer de moi, ou me trouver grossier. Ma conduite est inepte !… Avant-hier, j’enviais le bonheur de Lorderie, aujourd’hui le voici à ma portée… et je me sauve, tel un chien qui a peur de l’os qu’on lui présente… À quoi bon cette crainte ?… Quand je m’éprendrais de Francine Clarel, la belle affaire ! D’après ses discours, elle ne semble guère professer le culte de la vertu… Au surplus, serait-ce une maîtresse si redoutable ? Je lui plais, à cette femme : c’était visible… Elle se mettait en frais pour moi… et elle a lu tous mes livres, puisqu’elle a eu la finesse charmante de me rappeler le moins connu. Alors ?… Je suis certain de garder l’avantage, même si mon caprice s’accentue : au cas où son cœur compte mal en me rendant la monnaie du mien, je doute que cela soit à mon détriment… Allons ! mon petit, tu peux poursuivre l’entreprise : ce n’est pas encore Francine Clarel qui introduira du trémolo dans ton existence ! »

Et Maxime s’en fut par les rues, avec l’allure insouciante des badauds et des conquérants.

Restées seules, Thérèse et Francine se taisaient : l’artiste peintre s’absorbait, songeuse, le regard vague, et Clarel fixait ses yeux sur la toile où la tête de Maxime se profilait, avec cette netteté de dessin qui plaçait Thérèse Robert parmi les grands portraitistes.

À la fin, sortant de son mutisme, Thérèse s’adressa à son amie :

— Seriez-vous assez aimable pour me le prêter ?

— Vous prêter quoi, ma chère Thérèse ?

— Ce roman de Maxime Fargeau : Fillette dont vous avez parlé devant lui.

— Son roman ?… Mais je ne l’ai pas ! Je ne l’ai jamais lu, d’ailleurs.

— Hein ?

Thérèse regardait Francine d’un air interdit. La jeune femme éclata de rire, elle s’expliqua :

— Vous vous demandez comment j’ai pu faire pour l’analyser si exactement, alors ?… C’est très simple. Hier, j’étais chez mon éditeur, qui m’a confié son intention de publier la reproduction de Fillette dans sa collection illustrée, tablant sur la vogue actuelle de Fargeau pour vendre cette œuvre de jeunesse… Il m’a raconté le sujet — assez pimpant — et, sur l’exemplaire qu’il tenait entre ses mains, j’ai vu la date de l’édition princeps… Admirez l’à-propos avec lequel, ce soir, j’ai saisi l’occasion d’étaler ma science toute nouvelle — travestie en souvenir ancien.

Thérèse reprocha, et sa voix se nuança de mélancolie :

— Moi qui vous croyais si franche !… Quelle raison vous inspira ce mensonge inutile ?

— Inutile !… Très utile, au contraire… La meilleure manière de séduire un monsieur qui écrit, c’est de se décréter lectrice fanatique des moindres lignes signées par lui. Le même procédé peut servir au sexe fort à l’égard d’une femme de lettres… Marie Tudor gémissait : « Si l’on ouvre mon cœur, on y trouvera le nom de Calais ! » Si l’on ouvrait le cœur d’un écrivain, on y trouverait la liste complète de ses œuvres.

Thérèse interrogea, après un long silence :

— Monsieur Fargeau vous plaît beaucoup ?

Francine eut un regard farouche :

— Oh ! non, par exemple… Il m’est souverainement antipathique, ce bel orgueilleux aux faciles victoires… Je n’aime pas les hommes qu’on aime trop.

— Alors… pourquoi cherchez-vous à l’attirer ?

— Parce que… fit rêveusement la jeune femme.

La vieille fille la considérait gravement, de ses yeux candides, ses yeux exercés à comprendre le sentiment des couleurs et l’expression des lignes, mais inhabiles à percevoir les sensations intérieures que reflète un instant notre masque.

Soudain, Francine s’anima, ricanant d’une voix mordante :

— Décidément, la palette vaut mieux que la plume… Votre existence contemplative de peintre vous a formé un esprit calme, naïf, sincère, si reposant !… Alors que la littérature est une espèce de gangrène géniale, une corruption progressive de toutes nos facultés… Votre âme est enluminée comme une image de missel : la mienne a l’air d’une tache d’encre.

Clarel scrutait l’honnête visage étonné de Thérèse Robert ; tout à coup, par un revirement imprévu, la figure de Francine s’adoucit, sa nervosité tomba, et elle conclut en caressant la vieille fille d’un regard tendre :

— Vous êtes une voisine très estimable, mon amie Thérèse… Je suis enchantée que nos vies se soient rencontrées un jour, sur le même palier.