Les Trois Victimes

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LES TROIS VICTIMES,
CHANT ÉLÉGIAQUE,
DÉDIÉ
À LA COMPAGNIE DE SAPEURS-POMPIERS
DE LA VILLE DE NANCY.


INCENDIE DU MONTET.


L’horizon s’assombrit,… le ciel est sans étoiles…
Sur la calme cité la nuit étend ses voiles…
De son enfant la mère abandonne la main,
Effleurant d’un baiser sa paupière mi-close :
« Sous l’aile de ton ange, ô doux chéri, repose !
» Repose,… et dors jusqu’à demain ! »

Du soir, un bruit confus a troublé le silence…
Entendez-vous ces cris ?… On court, chacun s’élance…
« Le feu ! le feu ! le feu !… vite à la chaîne !… » — Hélas !
Un tintement sinistre au vieux beffroi résonne…
Du fébrile tocsin qui sonne, sonne, sonne,
C’est le morne et lugubre glas !


Quelle étrange auréole au loin nous illumine !
Est-ce un embrasement, ou l’éclat d’une mine,
Ou d’un nouvel Etna la sourde éruption ?…
Aux menaçants abords de la rouge fournaise,
Qui ne ressent en soi comme un secret malaise,
Et ne frémit d’émotion ?…

Sur les murs chancelants de l’édifice en flammes,
Voyez-vous, — d’un pied sûr, sans souci de leurs femmes, —
Courir, la hache au poing, ces hardis sauveteurs ?
À travers les brasiers, — du fléau délétère,
Leur habile manœuvre, en son ardent cratère,
Concentre, étouffe les fureurs.

Paisibles habitants des cent maisons voisines,
Qui redoutez encor ces fumantes ruines,
Dans vos foyers rentrez,… goûtez-y le sommeil…
Et vous, dompteurs de feux, égide des familles,
Allez, de vos moitiés, de vos fils, de vos filles,
Réjouir l’inquiet réveil…

Mais, dans les rangs pressés de la foule tremblante,
Un horrible fracas a jeté l’épouvante…
À l’appel de leur chef, trois n’ont point répondu !
Où sont-ils ?… où sont-ils ?… — Sous l’amas de décombres
Gisaient, tout pantelants, trois cadavres,… trois ombres…
Triste holocauste, inattendu !!!


Ô trop fatale nuit ! nuit de deuils et d’alarmes,
Qui navra tant de cœurs, fit couler tant de larmes !
Éternel aiguillon d’éternelles douleurs !
Des mères, des enfants, réveil inconsolable !
Et d’un triple cercueil aspect trop lamentable
À nos yeux ruisselants de pleurs !

Pauvres petits, brisés au seuil de la carrière,
Vous dont l’accent plaintif n’est plus qu’une prière,
Un Père encor vous reste,… et ce Père, c’est Dieu !
Invoquez-le, petits ! son regard vous protège,
Alors qu’aux chers défunts nous donnons le cortége
D’un tendre et solennel adieu.

Âmes des gens de bien, par ma voix implorées,
Plaignez ces orphelins, ces veuves éplorées,
Que d’un crêpe sanglant couvre la pâle Mort !
Et, tandis que le Ciel couronne les victimes,
Des survivants, sevrés de leurs bonheurs intimes,
Adoucissez le cruel sort !

Vous tous à qui sourit la fortune prospère,
Enfants qui, chaque soir, embrassez votre père ;
Épouses, dont la main tient la main d’un époux,
Oh ! de grâce, au malheur accordez votre obole !
Et le centuple d’or, — selon la Parabole, —
En flots purs descendra sur vous !

ÉPILOGUE.


Honneur ! dix fois honneur à ces modestes braves,
Dont l’élan généreux ne connaît point d’entraves !
Qui, volant au secours, d’un intrépide pas,
S’improvisent héros en un péril extrême,
Sans songer un instant si la lutte suprême
N’est point la halte du trépas !

À vous, dispensateurs des dons de l’opulence,
À vous, fils du travail, dont la riche indigence
Ajoute à l’or des grands son multiple denier,
Au nom du Christ, merci ! — Ne sommes-nous pas frères ?
Quand il faut soulager de poignantes misères,
Qui voudrait être le dernier ?

Justin BONNAIRE,
Avocat à la Cour impériale.

Nancy, le 16 décembre 1859.

Nancy, imp. de Hinzelin et Comp.