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Les Tronçons du Glaive/01

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PREMIÈRE PARTIE


I

Le dimanche 9 octobre 1870, à une heure de l’après-midi, la rue Royale, à Tours, n’était que fourmillement d’affairés et d’oisifs, cohue d’uniformes. Sur le va-et-vient et le stationnement des groupes, planaient une rumeur bourdonnante, un brouhaha de curiosités en éveil. On se pressait aux abords de l’Archevêché. À côté de francs-tireurs bariolés, gesticulans, des officiers et des soldats de toutes armes montraient leurs visages énergiques où s’imprimait l’abattement de la défaite. Les capotes crasseuses, les dolmans usés des échappés de Sedan coudoyaient les tuniques neuves des troupes de dépôt. Les pantalons gris de la mobile, l’incroyable abondance des aiguillettes d’argent et des épaulettes d’or, une floraison empanachée d’états-majors sortis de terre encombraient la chaussée, le trottoir, parmi la multitude des habits civils et des toilettes claires. Des élégantes, préservant leurs robes de soie, des ouvriers en casquette, les fonctionnaires du régime nouveau et les habitans paisibles de la ville, des journalistes en rupture de boulevard, Paris et la Province, toutes les classes de la société, amalgamées dans un vaste et surprenant tohu-bohu.

Charles Réal, l’ingénieur des mines, et son frère Gustave, le médecin, descendaient le courant. Ils se tenaient par le bras, et, quoique différens de stature, la même ronde et fine bonhomie donnait un air de famille aux traits mâles, à l’aspect svelte et jeune encore du premier, à la figure rougeaude et rasée, à l’embonpoint trapu du second. À travers le moutonnement humain massé devant l’Archevêché, ils aperçurent les hautes fenêtres du palais, le perron, la cour d’honneur ombragée du vieux cèdre. Une pensée unique, un frémissement d’attente, rapprochaient cette foule. Gambetta venait d’arriver. Il était là, communiquant à ses trois collègues de la Délégation les nouvelles et les instructions du gouvernement de la Défense, la grande âme de Paris.

Charles Réal se retourna, quelqu’un lui frappait sur l’épaule.

— C’est toi, Lucien ? fit-il en reconnaissant son beau-frère, le chimiste Poncet, membre de la Commission spéciale de l’armement par le concours de l’industrie privée. Le « Sorcier », — Poncet, avec sa mèche grise, son grand nez et ses lunettes d’or, jouissait depuis longtemps de ce surnom d’amitié, — tout joyeux, répondit :

— Eh bien ! vous l’avez vu ?

Gambetta ! Ce nom déjà célèbre malgré les trente-deux ans du tribun, ce nom courait sur toutes les bouches, dans un chuchotement qu’enfiévraient le présent tragique, l’avenir inconnu.

Un enthousiasme agitait Poncet.

— J’étais à la gare ; il a passé devant moi, avec Clément Laurier et Spuller, au milieu d’un cortège républicain. À la bonne heure, voilà enfin un homme jeune, un caractère ! Cela nous changera.

Gustave Réal, bonapartiste, fit la moue. Charles, un de ces conservateurs pour qui le régime est peu et la tranquillité tout, hocha la tête. Au reste, ces trois hommes s’unissaient dans le sentiment des malheurs de la patrie, l’ardent désir de les venger.

Moment désespéré. À l’Empire effondré le 4 septembre dans le sang des désastres de Reischoffen, de Gravelotte, de Sedan, avait succédé le gouvernement de la Défense nationale. L’Empire s’était abattu d’un seul coup, tombant de lui-même, au milieu de la lassitude unanime. Il avait suffi que la foule poussât la grille du Corps législatif, envahît la salle. Et aussitôt la Chambre, qui n’avait pas su proclamer à temps la déchéance et se saisir du pouvoir légal, de disparaître, le ministère de se dissoudre, l’impératrice de fuir. Elle quittait les Tuileries brusquement désertes, gagnait à travers les corridors du Louvre la porte basse de l’exil. Quant au Sénat, il s’était évanoui comme une ombre. Nulle révolution qui se fût accomplie avec moins de violence ; on eût dit le cours naturel du Destin. La France se réveillait aux mains connues d’Arago, de Crémieux, de Garnier-Pagès, de Favre, doublés de politiques nouveaux, Pelletan, Ferry, Gambetta, Rochefort, qui avaient grandi pendant ce sommeil de dix-huit ans. Le déclin de 70 rejoignait l’aube de 48. La République renaissait.

Mais dans quel état le pays sortait de son rêve ! Les gloires militaires cachant le néant de l’armée, l’apparat de luxe détournant du travail fécond, la paresse dorée, la frivolité niaise, ces causes de la catastrophe, quelles étaient loin déjà ! Les soldats, les aigles, les canons d’Italie et du Mexique, victimes d’une impéritie criminelle, emplissaient les casemates allemandes. La capitulation de Sedan, avec 100 000 hommes, cinquante généraux, un maréchal de France, un Empereur, s’inscrivait comme une tache sans exemple dans l’histoire. Nos dernières troupes régulières, 175 000 combattans, étaient acculées aux fossés de Metz, sous le patient regard du prince Frédéric-Charles. Par la brèche saignante de l’Alsace et de la Lorraine, le flot de l’invasion coulait, coulait sans cesse ; les bataillons prussiens, la landwehr de l’Allemagne entière, plus de 800 000 hommes pullulant comme des sauterelles noires, s’avançaient irrésistiblement. Leur marche impitoyable, leurs durs talons foulaient en maîtres le sol gaulois. Province à province, imposant la loi du plus fort, ils organisaient la ruine et le pillage systématiques. Un quart des départemens obéissait à des préfets teutons. Toul et Strasbourg, malgré une défense tenace, étaient en cendres, Marsal et Laon rendus, Bitche, Phalsbourg, Neuf-Brisach bombardés. Paris enfin, malgré la ceinture de ses forts et son immense armée improvisée autour du corps de Vinoy, Paris, depuis trois semaines, se voyait séparé de la France, étreint dans un cercle formidable d’investissement. Il semblait que la guerre fût finie ; elle commençait. Cette fois, c’était la véritable, aussi légitime qu’avait été absurde l’autre. Guerre de la patrie envahie, guerre sainte. Et cependant, partout le désarroi, la surprise des partis ; le plus grand nombre doutant de l’utilité de la résistance et nourrissant une arrière-pensée de restauration, impérialiste, légitimiste ou orléaniste ; la République suspecte à beaucoup, ardemment servie par quelques-uns, travaillée elle-même de fermens révolutionnaires ; la poussée de l’Internationale ; la province mal résignée à recevoir la loi d’un gouvernement où elle n’était pas représentée ; hier, aujourd’hui, demain, bouillonnant dans le vaste creuset de l’heure trouble ; la masse du pays hostile à se défendre ; les enrichis d’hier, les campagnes souhaitant plus encore que les villes la fin de ce cauchemar.

La France se cherchait et ne se retrouvait pas. Elle était étourdie de son essor rapide, cramponnée à la jouissance du sol fructueux, de cette terre où l’or venait de circuler par mille voies nouvelles, les chemins de fer, les chemins vicinaux, tout un réseau artériel et veineux. Privée de son cœur, ce Paris de qui elle était accoutumée de recevoir le sang vivace, l’impulsion des idées, la province se désagrégeait en ligues diverses, en efforts tumultueux et vains. Lyon, Marseille revendiquaient leurs franchises communales, s’isolaient dans une agitation séparatiste. Sous la présidence militaire de Trochu, les ministres restaient stérilement enfermés derrière les murs de la capitale. Au lieu des titulaires des Finances, de la Guerre, de l’Intérieur, des Affaires étrangères, dont l’action eût été indispensable, le gouvernement n’avait délégué pour le représenter que Crémieux, Glais-Bizoin et l’amiral Fourichon, trois vieillards. À peine s’installaient-ils, que la notification de l’entrevue de Ferrières venait comme un coup de massue anéantir tout espoir de paix immédiate. Jules Favre, le 19 septembre, était allé implorer l’humanité de Bismarck. Il réclamait un armistice qui permît à la nation de convoquer l’Assemblée, au gouvernement de déposer un pouvoir dont les responsabilités étaient lourdes. La Prusse, en échange, demandait la cession des départemens du Haut et du Bas-Rhin, une partie de celui de la Moselle avec Metz et Château-Salins. Devant ces conditions inacceptables, le gouvernement renonçait aux élections, jurait de nouveau de ne céder jamais « ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses. »

Le rôle de la Délégation était tracé : plus d’élections ! Or, de sa propre autorité, elle les reportait au 10 octobre, quand seule la guerre devait absorber toutes les pensées. À quoi bon délibérer sous le canon ennemi ? La guerre, rien que la guerre ! Ce n’était pas trop que l’activité la plus sagace, l’union la plus complète.

Malheureusement, des trois délégués, le premier arrivé, Crémieux, garde des sceaux de 48, avocat de talent, avait usé sa vie dans les luttes oratoires. Ce septuagénaire assumait, avec une enfantine vanité qui l’empêchait d’en sentir le poids, l’effrayante charge de six ministères. Il s’était, faute de place, installé avec sa tribu dans les appartemens du coadjuteur, à l’archevêché. Grâce à l’aménité de Mgr Guibert, Israël et le Christ fraternisaient. La fidèle Mme Crémieux prenait part discrète au conseil, donnait de sages indications. Bientôt, au grand désappointement de Crémieux, surgit Glais-Bizoin. Point de mission définie. Tel on le vit descendre à l’hôtel de Londres, coiffé d’un vaste chapeau gris à longs poils, vieux parlementaire n’ayant jamais fait qu’interrompre les ministres à la tribune, vieux garçon sans tenue et sans autorité, au demeurant animé des meilleures intentions, tel on le vit, les jours suivans, errant d’une administration à l’autre, prodiguant ses audiences en plein trottoir, interrogeant à tort et à travers, déblatérant sur ses collègues. Ce triumvir ambulant couchait au Lycée ou à l’Hôtel, mangeait à table d’hôte, siégeait au café du Commerce plus qu’à l’archevêché. L’amiral Fourichon enfin, débarqué en même temps que Glais-Bizoin, dirigeait les ministères de la Guerre et de la Marine. Avec ses vêtemens noirs et sa haute cravate, son collier de barbe soigneusement taillé, sa correction gourmée, l’honorable marin apportait, au milieu de l’immense désorganisation, ces vertus bonnes pour la paix : respect du train-train et culte étroit de la hiérarchie. D’où tiraillemens continus, une bonne volonté à l’entrave. Il venait, après une scène des plus vives, de résigner le ministère de la Guerre, refusant de sanctionner l’arrestation du général Mazure, commandant à Lyon, faite sur l’ordre de Challemel-Lacour, préfet du Rhône. Crémieux, sans embarras, avait ajouté ce nouvel intérim à ses titres nombreux, tandis que Glais-Bizoin, nu comme devant, harcelait d’avis le général Lefort, organisateur en sous-ordre, mais efficace, de la partie militaire.

Elle se débrouillait lentement, pendant que la Délégation s’évertuait de son mieux, et que M. Thiers, ambassadeur officieux, voyageait de cour en cour, cherchant à réchauffer, à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Florence, des sympathies refroidies par le malheur. Où étaient les alliances projetées, les promesses de l’Autriche et de l’Italie ? Il n’y avait plus qu’une ligue des neutres, somme toute contre nous.

Pour nous défendre, soldats, fusils, canons manquaient. De l’armée impériale, il ne restait en France et en Algérie que cinq régimens de ligne, six de cavalerie, une seule batterie montée. À peine 23 000 à l’effectif. Les troupes de dépôt ? Oui, 150 000 hommes, mais épars, dont 100 000 non-valeurs, recrues de la classe 69, ouvriers hors rang. Le matériel ? Des pièces rayées, mais seulement de quoi constituer 48 batteries, et encore disséminées aux quatre coins du territoire, sans leurs affûts ; au lieu des 26 000 chevaux qu’il eût fallu pour l’attelage, 1 800 seulement. L’armement ? Des chassepots, mais en nombre insuffisant ; des fusils à tabatière, mais discrédités. Munitions, équipement, habillement, campement, tout à créer, et dans une proportion gigantesque. Ajoutant à ces difficultés, la routine affolée, l’indiscipline dissolvante.

Le 15e et le 16e corps s’amassaient petit à petit, l’un à Nevers, Bourges, Vierzon, l’autre à Blois. Des dépôts sortaient escadrons et compagnies, formés au fur et à mesure en unités de marche. On enrégimentait de même, reconstituée en hâte, grossie des célibataires ou veufs sans enfans au-dessous de trente-cinq ans, la garde mobile, œuvre du maréchal Niel que l’incurie de Lebœuf avait laissée lettre morte. Mais, malgré le dévouement du général Lefort, l’activité du colonel Thoumas, tels étaient la pénurie, le décousu, qu’on vit longtemps des bataillons en blouse et en sabots ; on s’attachait à l’épaule avec de la ficelle des havresacs improvisés ; certains étaient sans baïonnettes.

Cependant les bureaux de la Guerre, établis au maréchalat avec force cloisons provisoires, ne désemplissaient pas. Offres généreuses ou suspectes, dévouemens spontanés : officiers et soldats prisonniers évadés à réintégrer, démissionnaires reprenant du service, civils en quête d’emplois, fournisseurs à l’affût de marchés, inventeurs prônant leurs merveilles. Partout, à la préfecture où, avec les services de l’Intérieur et les Finances, voisinaient les Postes et Télégraphes, à l’archevêché qui abritait dans ses combles les Affaires étrangères, au petit séminaire où fonctionnaient administration départementale et communale, hôpitaux, prisons, comptabilité, commission d’armemens, au lycée hébergeant la Marine, les Cultes, l’Instruction et les Travaux publics, au palais de Justice devenu son propre ministère, c’était le même tourbillon de zèles, d’ambitions, de convoitises, de rancunes, sous même couleur de patriotisme.

Pour achever de sacrer Tours capitale, délégation aussi de ce grand pouvoir : la Presse. La Gazette de France et le Constitutionnel, le Moniteur Universel, le Français, l’Union, une succursale de l’Agence Havas, campaient dans les imprimeries, si débordées que le Figaro, le Siècle, l’Univers n’y pouvaient trouver place. On se montrait le visage glabre d’Émile de Girardin, la silhouette pensive d’Hippolyte Taine. La Banque de France, l’Observatoire, la compagnie des chemins de fer d’Orléans complétaient ce vaste ensemble. Les hôtels regorgeaient ; impossible à prix d’or d’y dénicher une chambre. À la gare, des montagnes de malles, un encombrement fou. La ville, bondée de voitures, d’étrangers, de voyageurs, grouillait comme une fourmilière. Rues et quais, naguère silencieux, étaient sillonnés d’ivrognes, de mendians, de chanteurs, presque tous en uniforme. Les cabarets faisaient fortune ; pour dix sous, on y buvait à l’heure ; le vin abondant de la dernière récolte faisait tourner les têtes. Une longue Marseillaise battait, du matin au soir et du soir au matin, les pavés et les murs.

Au mail, la vie mondaine continuait. Profitant des derniers beaux jours, des cocodettes, assises sous les grands platanes, étalaient leurs toilettes parisiennes précipitamment emportées. Autour de leurs chaises, émigrés de marque et beaux jeunes gens paradaient. Et, pêle-mêle, les marchands de fusils problématiques, de draps avariés, les démocrates des plus lointains villages, les épaves de 48, vieilles barbes proscrites, blessés de Février, les utopistes aux plans capables de réformer en quinze jours la société entière ; commérages, intrigues, coteries ; les bruits les plus extraordinaires étaient accueillis avec une imbécile crédulité : noblesse et clergé vendus, prêts à livrer la patrie aux Prussiens, dépôts d’armes mystérieux dans les caves des châteaux ; une bière circulant à travers les départemens, couverte d’un drap doré, et renfermant sans nul doute quelque haut personnage, Moltke, Guillaume, peut-être ! Tout un déballage de prophéties obscures, toute une littérature spéciale gobée à l’aveugle ; les tables d’hôte centres de stratégies, foyers des dissensions de parti ; le salon de Mme Pelouze à l’hôtel de Bordeaux, avec son cénacle de ministres futurs, politiciens en réserve, satellites de M. Thiers.

Et, en face de tout cela, la présence polie, mais ironique, du corps diplomatique, logé tant bien que mal au hasard des relations ou de la chance : lord Lyons, le prince de Metternich, Okouneff, Nigra, l’Espagne, la Suède, la Suisse, la Grèce, la Perse, le Chili. Seul, pour correspondre avec la métiance prudente des puissances, le représentant de Jules Favre, le comte de Chaudordy. Mais ambassadeurs, chargés d’affaires, attachés de légation, n’étaient là que surveillans, disposés bien moins à intervenir favorablement qu’à juger à l’œuvre le gouvernement nouveau. L’Europe, le monde civilisé, suivaient, de tous ces regards attentifs, les convulsions de la France.

Les Réal et Poncet s’éloignaient à petits pas. Le Sorcier reprit :

— Nous avions besoin d’un coup de fouet. Au diable les élections ! Pas de discours, des actes ! Si vous aviez vu Gambetta passer au milieu des cris, des vivats, des questions… Il n’a répondu que par ces mots : Toute l’armée de la Loire sur Paris !

— C’est le cas de dire qu’il tombe du ciel, fit Gustave Réal, avec cette bonhomie dont on ne savait jamais si elle raillait ou non.

Poncet, convaincu, donnait des détails. Gambetta était audacieusement parti de Paris avec Spuller, le vendredi matin, dans la nacelle de l’Armand-Barbès ; au-dessous pendait une flamme tricolore. Le ballon avait essuyé le feu des avant-postes prussiens ; à hauteur de Créteil, une balle effleurait la main du voyageur. Près de Montdidier, l’aérostat manquant de lest restait accroché à un chêne : des paysans accourus aidaient à la descente. Gambetta gagnait Amiens, le Mans, jetant sur sa route de vibrantes exhortations.

— Au fait, Gustave, il a passé par chez vous, continua Poncet, mais vous aviez déjà quitté Rouen.

Et affectueusement :

— Eh bien ! qu’est-ce que vous comptez faire, affreux bonapartiste ?

Médecin estimé, connu par son Traité des fractures, Gustave Réal était de ces célibataires invétérés que le spectacle de la souffrance ne parvient pas à blaser ; malgré ses quarante-neuf ans, il cachait un cœur tendre sous une réserve moqueuse. Il répondit :

— On se battra dans le Nord ; il n’y aura que trop d’ambulances à diriger.

Charles l’approuva ; lui-même, ingénieur jouissant d’une situation faite, père de famille aux cheveux grisonnans, il comptait bien, malgré son manque de foi républicaine, offrir au pays ses services.

— Je repartirai après la noce, dit le docteur.

Les deux frères sourirent à ce mot qui en d’autres temps n’eût évoqué que joies. Eugène Réal, le fils aîné de Charles, épousait dans quelques jours sa cousine Marie Poncet, nièce du chimiste et de Mme Réal. C’était une orpheline, recueillie après la mort de son père, explorateur connu, tombé dans un lointain pays d’Afrique ; les Réal, encore sans fille alors, avaient voué une affection profonde à cette enfant d’une sensibilité délicate. Elle avait grandi au milieu des autres, Eugène, Louis, Henri, Marcelle, Rose ; elle était une petite sœur de plus, traitée sans différence. Eugène l’aimait du premier jour, quand, garçonnet de neuf ans, il l’avait vue apporter endormie de fatigue, frimousse pâle et cheveux blonds. Tendresse protectrice et jalouse, devenue peu à peu, à travers les jeux, l’étude, un amour partagé, quoique ignoré d’eux-mêmes, et qui, sitôt révélé, les emplit d’une pensée absorbante, unique : s’appartenir l’un à l’autre pour la vie.

Marie, Mme Réal et ses autres enfans étaient en ce moment à Charmont, près d’Amboise, au château des grands-parens Réal, qui habitaient là toute l’année. Eugène, resté à Tours, où, depuis la formation des mobiles d’Indre-et-Loire, il avait changé sa toge de jeune avocat contre une vareuse aux galons neufs de sous-lieutenant, était sur le point, avec son père et ses oncles, d’aller rejoindre sa fiancée.

— Ah ! ces amoureux, bougonna Poncet, ils sont fous ! A-t-on idée de se marier à la veille d’aller se battre ?

Et, prenant Charles à partie :

— Ma sœur est aussi déraisonnable que toi.

Le mariage était, depuis le commencement de l’année, fixé au mois d’octobre. Et, lorsque, en présence des événemens, on avait parlé de le remettre, le désespoir des jeunes gens avait été tel qu’on s’était résigné à ne rien changer.

— N’accuse pas Gabrielle, dit Charles. Tu sais bien que, s’il n’avait dépendu que de nous, la fête eût été retardée. Grand’père est le seul coupable.

Tous appelaient ainsi le vieux Jean Réal, chef incontesté de la famille, qui vénérait son intelligence, sa bonté, ses soixante-dix-huit ans alertes. Une vie forte et simple, comme cette terre de Touraine qu’il aimait, qu’il cultivait en fils pieux et avisé, et dont il portait le ciel léger dans ses yeux clairs. Soldat de Leipzig à l’âge où l’on sort de l’école, sous-lieutenant de la campagne de France décoré de la main de Napoléon sur le champ de bataille d’Arcis-sur-Aube, lieutenant des derniers carrés de Waterloo, Jean Réal, après cette ouverture de vie aventureuse et sanglante, rentrait au foyer natal avec l’enivrement et l’horreur du rêve guerrier qui l’avait promené des champs de la Prusse aux plaines de la Champagne, aux vallons de Belgique. Entre la première abdication et le retour de l’île d’Elbe, le sous-lieutenant, revenu à Charmont, avait épousé sa chère femme Marceline. Licencié après la bataille sous Paris, il regagnait le pays, s’attachait au sol, et, à force de travail patient, d’habiles améliorations, il élargissait la propriété paternelle, s’élevait au rang des premiers viticulteurs. La Restauration, la monarchie de Juillet, la République, le second Empire, ne le détournaient pas du labeur quotidien, et aujourd’hui, officier de la Légion d’honneur, possesseur du château de Charmont et de deux cents hectares en vignes, bois et prés, il achevait simplement sa vie, sans fonctions publiques, appuyé sur sa vieille et bonne compagne, au milieu de ses petits-enfans, dans la respectueuse estime de la contrée.

Gustave dit :

— Je trouve cela touchant, moi, cette volonté du grand-père, qui entend qu’Eugène et Marie soient heureux, fassent comme lui-même a fait, à la veille de Waterloo. Est-ce qu’on sait ce que demain nous réserve ? Il faut saisir le bonheur au passage.

Poncet haussa les épaules.

— Ces vieux garçons ! Avec cela que vous prêchez d’exemple.

Et lui-même pensa à son fils, le sculpteur, ce grand diable de Martial, enfermé dans Paris, soldat à cette heure. Un remous de la foule les bouscula. Un murmure, des exclamations. Un Italien à foulard rouge, drapé du manteau garibaldien, traversait théâtralement la rue.

— Vous devez être content. Sorcier ? Tous les sauveurs de la République débarquent le même jour ! Vous ne nous avez pas encore parlé de Garibaldi.

Cette fois Poncet se fâcha :

— Ah ! oui, parlons-en ! Voilà un des plus nobles républicains de l’Europe, un héros qui a partout versé son sang pour la liberté, le bonheur des pauvres. Et quand ce grand vieillard vient nous offrir son épée, à peine si on ose l’accepter. Il arrive ; personne pour le recevoir ; pas de logement prêt. On le mène dans un quartier perdu, on le fait poser sous la pluie ; pas de clef. Enfin, la porte ouverte, rien, ni feu, ni chaise. Au bout d’une heure seulement on a daigné lui trouver une chambre à la préfecture.

Il consulta sa montre :

— Mais vous me faites bavarder ! J’ai du travail au petit séminaire. Adieu.

Il les quittait avec son sans-façon habituel. Charles Réal loua les qualités éminentes du Sorcier. Il rendait de précieux services à la commission d’armement. L’intransigeance de ses opinions n’excluait pas la pitié la plus généreuse pour tous les déshérités. Cet inventeur d’explosifs terribles, ce chimiste jouant avec les secrets de la vie et de la mort était un vrai philanthrope. Ses revenus et ceux de sa femme passaient à des charités. Pour seul luxe, quelques fleurs dans son jardinet de Montmartre. S’il parlait ainsi de la République des pauvres, c’est qu’il les connaissait bien, pour avoir soulagé leurs misères.

Ils étaient devant le café où Charles Réal avait rendez-vous. Par miracle, une table se vidait à la terrasse. Ils la prirent d’assaut. Tandis que son frère traitait son affaire, Gustave contempla le défilé de la rue. Le nombre et la diversité des francs-tireurs l’amusa. Un homme verdâtre, dont l’enthousiasme se mesurait à la pile de bocks, énuméra :

— Ah ! un zouave pontifical ! Un volontaire de Nice : gris de fer et chapeau tyrolien… Celui-là, avec son gilet brodé, doit être un engagé de Cathelineau. Hip ! Hip ! Hurrah ! pour les volontaires américains !

L’attention se concentra sur deux partisans vêtus de noir qui marchaient d’un pas funèbre. C’étaient des francs-tireurs du Gers. Ils avaient étonné Tours avec leur étendard noir orné d’une tête de mort et d’ossemens croisés. Un serment terrible les liait. On parlait aussi des Ours de Nantes, des Panthères d’Oran. Les tirailleurs espagnols étaient annoncés. En général, on n’augurait pas trop de ces contingens bizarres, ils flattaient néanmoins le chauvinisme futile. Soudain, sur le trottoir en face, on s’attroupa. Un vieux monsieur, d’un ton majestueux et familier, questionnait un franc-tireur girondin. Son nom se répandit : Glais-Bizoin ! Il protégeait particulièrement ces corps libres, dans son idée, belle en principe, que chacun combattît, fût-il armé d’une faux, d’une fourche. Ces défenseurs de tout acabit lui donnaient du fil à retordre. Il avait dû apaiser une sédition des volontaires Aronsohn, passés maintenant sous les ordres du Polonais Lipowski.

Quelqu’un hurla : « Vive le père des Francs-Tireurs ! »

Glais-Bizoin, satisfait, salua.

— Le conseil est donc fini, dit Gustave… Puis, comme l’ami de Charles partait, le docteur, sautant à une autre idée, en homme qui, arrivé de la veille, a mille choses à dire :

— As-tu des nouvelles d’Amélie ?

— Je crains que sa sciatique ne l’empêche de venir au mariage. Mais Du Breuil sera là.

Ils parlaient de leur sœur, mariée au vieux commandant Du Breuil ; elle vivait au fond de la Creuse, toute au regret de son fils cadet, tué au Mexique, aux angoisses de savoir l’aîné, le commandant Pierre, bloqué sous Metz avec l’état-major et l’armée de Bazaine.

— Eugène ! cria tout à coup M. Réal en apercevant son fils.

Le sous-lieutenant de mobiles s’arrêta court. Il avait belle mine, sous le képi noir, dans sa vareuse bien ajustée. Svelte et grand comme son père, le sourire fin, la barbe en pointe, très blond, les yeux clairs des Réal. Tous trois partaient ensemble.

— Je reviens de l’exercice, dit le jeune homme.

Son bataillon prenait tournure. Il parla de son apprentissage en mots courageux, confians, calculant la distance au but. Comme ils tournaient au coin du boulevard Heurteloup, un soldat déguenillé, la tête entourée d’un linge, la capote de ligne relevée sur un pantalon abject, les accosta la main tendue, demandant l’aumône avec une haleine de vin. Il bredouillait des explications. Eugène, secouant la tête, soupira. Les deux frères détournaient les yeux. L’ivrogne, comme ils le dépassaient, les injuria.

— À quoi servent les ordres ? demanda M. Réal. Et la loi martiale ?

— Que faire ? murmurait tristement Eugène. Puis, avec une conviction profonde : — Ah ! comme nous avons besoin d’un maître !… Il ajouta : — J’ai entendu dire qu’une armée allemande s’approche réellement d’Orléans. Espérons que le général La Motte-Rouge et le 15e corps ne vont pas faire comme le général de Polhès, qui, l’autre fois, a déguerpi, évacuant la ville, sans même avoir aperçu l’ennemi.

La foule, à chaque pas, devenait plus dense. Ils arrivaient à la préfecture. Gambetta venait d’y faire son entrée. Un nouveau rassemblement les attira. Par groupes, on commentait avec fièvre les nouvelles. Plus d’élections ! Un ordre du gouvernement de Paris les ajournait. On était tout à la guerre. Il n’y avait pas dix minutes que le décret, copié à la main, était placardé derrière le grillage des arrêtés officiels.

— Poncet va être content ! dit M. Réal.

Certains spectateurs ne l’étaient pas, et le montraient. D’autres approuvaient avec passion. Eugène, en pleine ardeur de jeunesse, s’écria :

— On ne va donc plus avoir qu’une idée : se battre !

— Et des chefs ? dit le docteur.

On se précipitait sous le porche. Portés, bousculés, un flot les poussa dans la cour intérieure. Ils étaient coude à coude, pressés, entre leurs voisins, dans un immense corps ondulant et bruyant, secoué de sentimens contradictoires. Foule compacte, adolescens, femmes, vieillards, soldats, ouvriers. Brusquement les têtes se levèrent ; beaucoup se découvrirent. Une acclamation retentit : — Vive Gambetta ! Puis, progressivement, comme une houle s’apaise, le silence, l’immobilité.

Sur un large balcon de pierre, un homme venait de paraître. Il se détachait de ses compagnons. On ne voyait que lui. De taille plutôt ramassée, les épaules larges, une figure pleine encadrée d’une barbe noire et fournie, le front vaste, le nez aquilin, ses cheveux longs rejetés en arrière, Léon Gambetta promena sur la foule un regard dominateur.

Tous eurent cette sensation nette : quelqu’un ! Tous contemplaient, avec la curiosité de savoir comment il allait répondre à leur attente, le jeune député qu’une récente fortune politique environnait pour la plupart d’un éclatant prestige, pour d’autres de suspicion. Célèbre en 68, au lendemain de l’audience où, sous le couvert du procès Baudin, il avait d’une voix tonnante instruit celui de l’Empire, l’avocat devenu homme d’État, l’élu de Paris et de Marseille arrivait précédé d’une belle réputation d’éloquence, d’une autorité chaque jour accrue par deux ans de sagace et courageuse opposition, autorité à laquelle ajoutait encore sa part dans les derniers événemens. Quoique ayant blâmé la guerre avant d’en voter la déclaration, il s’était depuis ardemment efforcé à la servir, en proie à cette idée fixe : faire de chaque citoyen un soldat ; quoique ayant blâmé l’envahissement du Corps législatif au 4 septembre, il avait su prendre à temps la barre en main, diriger, sinon dominer les événemens. On adorait, on haïssait en sa personne le proclamateur de la déchéance et l’un des fondateurs du gouvernement provisoire. Si, pour beaucoup, l’idée de république s’incarnait en lui, à cette minute on ne songeait qu’à la défense de la patrie et aux forces vives qu’il y apportait. On couvait des yeux cet homme nouveau dont la vaillance assumait une si lourde charge, ce ministre de l’Intérieur qui, après avoir enfiévré Paris, venait insuffler à la province la flamme de son espoir et la confiance de la capitale.

Une légende l’accompagnait, comme quiconque déchaîne la bête aux mille voix, la popularité. On se racontait que, fils d’un Génois, d’un petit épicier établi à Cahors, il s’était élevé lui-même ; ainsi, son œil droit, l’œil de verre si semblable à l’autre qu’il paraissait vivant, il se l’était crevé, enfant, au séminaire de Montauban, pour ne pas devenir prêtre. Non ! ripostaient de mieux renseignés, un simple accident, l’éclat d’un foret d’acier, un jour qu’il flânait dans la boutique d’un coutelier. Ils vantaient son adolescence laborieuse, le furieux appétit de lecture qui faisait de sa mémoire l’une des plus riches et des plus exercées, à ce point qu’il vous récitait sans sauter un iota ou une virgule telle Olynthienne de Démosthène, tel discours de Mirabeau ; et le feu ! la conviction ! le geste !… Bah ! un hâbleur, disaient les uns, bon pour enthousiasmer une salle de café ! un débraillé, usant ses coudes à toutes les tables de brasserie ! — Un tempérament ! affirmaient les autres, à la fois réfléchi et passionné, une de ces natures débordant de vie généreuse et d’énergie contenue. On verrait à l’œuvre.

Mais, penché sur le balcon de pierre, maintenant Gambetta parlait. Des mots brefs, un accent qui mordait la chair. Et déjà, la communion s’établissait, sous l’influence de cette voix mâle et chaude, de ce geste assuré, qui imposaient leur charme, leur volonté. Le ministre, avec une gravité austère, presque triste, rendait hommage à l’héroïsme de Paris, reprochait à la province de n’avoir pas fait son devoir. Le temps n’était pas aux discours. Bientôt on distribuerait des affiches, faisant connaître sa mission. Il fallait travailler immédiatement…

— Nous n’avons pas une minute à perdre. Que chacun soit à son poste de combat. Séparons-nous en criant : Vive la République !

À cet avertissement brusque, chacun, surpris, se recueillait, descendait en soi. La sévérité de ces phrases si simples trouvait un prolongement dans bien des âmes. On se dispersait avec calme.

Deux heures après, rentrés dans leur appartement, les Réal, songeurs, voyaient accourir Poncet, une proclamation à la main. Il la jeta sur la table.

— Lisez.

Troublés encore, mais envisageant l’avenir avec plus d’espérance, ils écoutèrent, les yeux picotés d’émotion, Eugène scander, d’une voix tremblante, ces mots décisifs qu’attendait le pays, poignans et sonores comme un appel de clairon :

«… La situation vous impose de grands devoirs. Le premier de tous, c’est de ne vous laisser divertir par aucune préoccupation qui ne soit pas la guerre, le combat à outrance ! Le second, c’est, jusqu’à la paix, d’accepter fraternellement le pouvoir républicain, sorti de la nécessité et du droit… Il faut mettre en œuvre toutes nos ressources, qui sont immenses, secouer la torpeur de nos campagnes, réagir contre de folles paniques, multiplier la guerre de partisans, et enfin inaugurer la guerre nationale !… La République fait appel au concours de tous… C’est sa tradition à elle d’armer de jeunes chefs : nous en ferons ! Levons-nous donc en masse, et mourons plutôt que de subir la honte du démembrement ! »

Poncet, d’un air triomphant, regarda Charles et Gustave. Leur visages répondaient. Un commun élan d’énergie et de fierté leur mettait une flamme aux joues. Plus d’opinions politiques : un seul cœur. M. Réal se tourna vers son fils :

— Tu demandais un chef. Nous l’avons !

II

Le soleil reparut ; dans la fente des nuages, un coin d’azur s’élargissait ; parmi la brume froide, l’air encore pluvieux, un voile d’or tomba sur les hêtres roux de la longue avenue de Charmont. Et ce fut un sourire à travers les larmes, l’acquiescement des choses, le symbole de cet après-midi même, éclaircie de bonheur entre les tristes jours.

Marcelle et Rose, entraînant Marie pâle et joyeuse dans l’ampleur de la robe de satin blanc et du voile, relevés de fleurs d’oranger, firent irruption sur le perron. Elles guettaient du côté de la grille, au bout de l’avenue. Tout à coup, ce furent des cris, des battemens de mains : « Les voilà !… » Une voiture débouchait. Elles avaient reconnu l’oncle Poncet, que leur plus jeune frère Henri ramenait de la gare d’Amboise, dans le phaéton. Rose, une gamine encore avec ses treize ans éveillés, fit demi-tour, et courant à la porte-fenêtre, dans l’envolement de ses cheveux blonds et de sa courte jupe de soie bleue : « Les voilà ! Venez vite !… » Henri, très fier, en adolescent pour qui tout est triomphe à l’entrée de la vie, arrivait à toute allure. Il décrivit une savante courbe méditée d’avance, arrêta d’un coup de main trop brusque son cheval ruisselant, tant il l’avait mené bon train.

Poncet, grognon d’avoir manqué la messe de mariage : — « Impossible de quitter Tours ! Une séance qui n’en finissait pas ; vingt personnes à entendre ! » — s’élançait déjà vers Marie. Mains aux épaules, avant de l’embrasser, il la contempla, le temps de recueillir en lui l’image délicieuse de ce frais visage dont le teint diaphane et les yeux candides resplendissaient d’une félicité grave. Elle rendit tendrement le baiser, devinant ce que contenait l’étreinte silencieuse de ce vieil homme qui l’aimait : mélancolie des circonstances, ardens souhaits d’avenir.

— Ah bien ! tonton, vous faites un joli témoin ! s’exclama Marcelle, petite personne décidée en qui le sens pratique se mêlait de façon piquante à la grâce de la seizième année.

— C’est le cousin Maurice qui vous a remplacé, déclara Rose d’un ton de reproche espiègle.

On sortait en hâte du salon, Mme Poncet la première, puis les jeunes, puis les vieux. Sur le vaste perron, ainsi groupés devant la façade du château, c’était un beau spectacle que celui de cette grande famille unie, si diverse et si saine, pleine de force et de simplicité : les deux ancêtres, Jean Réal et sa femme, dominant de leurs têtes blanches, de leurs troncs desséchés, robustes encore, les rejetons pressés de la double lignée des Réal et de leurs cousins les Réal de Nairve, seize parens de souche commune, avec cette variété des âges et des caractères, ce fonds identique qui est le patrimoine de la race, vertus et défauts inhérens à cette riche terre maternelle, à cet air subtil de Touraine.

Poncet, entouré, fêté, ne savait à qui entendre. Depuis quinze jours, il vivait dans la fournaise, sans avoir pu trouver une heure où venir embrasser les siens, goûter quelque repos dans ce doux paysage de Charmont, au milieu de figures chères. Il baisait le front du grand-père et les vieilles joues de Marceline, dont les traits ridés avaient une gaie sérénité d’enfant. Il serrait les mains d’Eugène, — son rayonnement était touchant, — de ses beaux-frères Charles et Gustave, de sa sœur Gabrielle. Ce garçon réfléchi, pâlot, gardant dans sa maigreur un air de souffrance récente, c’était son neveu Louis, le second fils de Charles ; sorti de l’École centrale, réformé pour myopie et voulant se rendre utile, il avait été s’offrir à Paris ; la direction des Postes et Télégraphes l’envoyait à Strasbourg ; il y avait subi les cinquante jours de siège, s’évadant après la capitulation, et, l’âme ébranlée, les oreilles bourdonnantes encore du furieux bombardement, il se refaisait à Charmont… Cet homme encore vert, long, sec, de tournure militaire, nez d’oiseau de proie et cheveux gris, le bras droit amputé sous la manche repliée, c’est le vieux Du Breuil… Cet autre, un solide gaillard avec sa barbe poivre et sel, son air déluré de chasseur et de cavalier, c’est le cousin Maurice, un Réal de Nairve, l’inspecteur des forêts. Celui-là, qui tend la main en souriant, Poncet hésite, cherche dans sa mémoire… Ce masque hardi, hâlé, cette ressemblance…

— Tu ne le reconnais pas ? dit le grand-père avec malice.

Gabrielle vint à la rescousse :

— Voyons, Lucien ! Mais c’est Frédéric.

Un Réal de Nairve, lui aussi, le frère du forestier. Un risque-tout, qui, sa fortune jetée au vent : jeu, femmes, écurie de courses, s’en était allé se refaire une existence neuve dans les pampas de la République Argentine, grand fermier, éleveur de chevaux, et qui aujourd’hui accourait, fils prodigue, pour la défense de la mère patrie. Il ramenait un corps de vingt-cinq volontaires, équipé à ses frais, et désigné déjà pour rejoindre Garibaldi et l’armée des Vosges.

Mais, apercevant Mlle de la Mûre, plate et blême jeune fille qui causait avec Henri, son garçon d’honneur, Poncet se récria. Il avait oublié de saluer la grosse comtesse, qui justement était à un pas de lui, et qui, légitimiste agressive, se découvrit une raison de plus de le trouver antipathique. Le comte, vieil ami du grand-père et l’un des témoins d’Eugène avec M. Du Breuil, inclina son crâne rose, dans un plongeon mécanique. Le second témoin de Marie, M. Brémont, président du tribunal d’Amboise, vieillard jaune et fin comme l’ambre, interpella Poncet, traduisant la pensée de tous, cette constante impatience de savoir, cette anxiété de l’inconnu dont chacun souffrait, même dans la trêve du moment.

— Quelles nouvelles ? Poncet, encore fiévreux de l’activité dont il sortait, de ce tumulte de plans, de projets, de marchés, de décrets, jeta :

— Confiance ! Tout s’organise, vous verrez.

Puis, changeant de ton :

— Je mangerais volontiers quelque chose. Vous savez que je n’ai pas déjeuné.

On s’apitoyait, on s’empressait. Tandis que le chimiste gravissait les marches du perron, Eugène profita de la diversion pour retenir sa femme. Les uns entraient dans le salon ; d’autres, allumant un cigare, gagnaient, à droite du château, la terrasse d’où l’on domine la Loire.

Marie, levant ses yeux bleus, regarda le jeune homme. Ce compagnon des jeux d’enfance, ce doux, ce beau, ce cher fiancé de toujours, voici qu’il était à présent son mari. Dans ce long et timide regard, où Eugène plongeait éperdument, il y avait l’extase presque incrédule du rêve réalisé, une joie douloureuse à force d’intensité, la pensée d’aujourd’hui et de demain ; il y avait l’attente confuse du mystère, un trouble divin fait de désir et de crainte.

— Marie ! dit-il.

Ce simple mot leur mettait les larmes aux yeux, éveillait au fond de leur cœur un infini de tendresse et d’amertume ; ils savouraient la pleine conscience d’eux-mêmes, l’ivresse d’éprouver dans cette courte minute humaine la toute-puissance éternelle de l’amour. Ils se regardaient toujours ; brusquement la vierge rougit ; alors il se mit à parler des événemens de la journée, ces riens qui resteraient dans leur souvenir, forme précise des choses, lucidité de leurs sensations. À la dérobée, elle considérait son mari, — son mari ! — admirait ce svelte officier tête nue, son expression de tendresse virile, de généreuse volonté. Subitement il s’inquiéta : — Tu n’as pas froid ?

— Non, fit-elle, mais toi ?

Bien qu’ils se fussent tutoyés de tout temps, il leur sembla le faire pour la première fois ; ils y trouvaient un sens plus intime, une émouvante douceur.

Un bras autour de la taille, il l’entraînait lentement ; ils suivirent l’allée des peupliers, témoins des parties de cache-cache aux vacances de naguère, contournèrent la grande pelouse ; ils laissaient en arrière le château, les fenêtres pareilles à des yeux. Un besoin de solitude les attirait vers cette charmille où, deux ans auparavant, Marie, convalescente après une crise d’anémie, aimait à se promener au soleil. Ils revirent le kiosque de chaume et ce jour où, rêveuse, il l’avait surprise, d’une arrivée brusque. Elle se levait en sursaut, si jolie avec l’ombre mouvante des feuilles sur son chapeau de roses et son visage empourpré. Ils firent le pèlerinage de tous ces lieux où leur moi de jadis, ces frêles enfans qu’ils n’étaient plus et dont ils gardaient avec attendrissement l’image vivante, avaient passé, pleuré, souri. Là, sous ce châtaignier centenaire, le gros chagrin qu’elle avait eu pour une poupée cassée ! Et l’épagneul de cousin Maurice, Tom, aussi gros qu’elle, qui de sa large langue lui léchait la face, en guise de consolation ! Plus loin, dans ce petit bois de saules, il venait lire des heures entières ; elle incarnait pour lui toutes les héroïnes. La bonne mousse épaisse où, couché de son long, il avait dévoré en cachette Paul et Virginie ! Il se grisait d’aventures lointaines, d’exploits fabuleux. Oh ! les savanes merveilleuses, le vent des pays inconnus !… Ces arbres, ce gazon, l’ovale glauque de l’étang dans son cadre de nymphéas et de roseaux, l’odeur de la terre, ce soir plus pénétrante que jamais, ce relent de feuilles mortes et d’humus, tout leur parut avoir une signification nouvelle. Ce décor, où tant d’eux était lié par des fils invisibles, se mêlait à leur âme, d’une communion si profonde qu’il en recevait une insolite magie, un frémissement de vie insoupçonnée encore.

Le soleil descendait au-dessus des massifs rougis, dans l’air vaporeux, la poussière dorée de l’automne ; ils revenaient à la terrasse, au spectacle accoutumé des couchans de feu, des nuages mirés en îles vermeilles dans l’eau tranquille de la Loire. Ils étaient seuls. Ils s’accoudèrent aux balustres, emplissant leurs yeux du tableau familier ; à gauche, de l’autre côté de l’avenue, derrière les hêtres jaunissans, les toits d’ardoise du village ; plus bas, séparé par la route, le groupement des dernières maisons de Charmont, jusqu’à la berge ; en avant, les grasses prairies du château, semées de noyers, le fleuve sablonneux, l’horizon bleuâtre où se fondait la silhouette d’Amboise ; à droite, à perte de vue, l’étendue des champs, des vignes et des bois, tout le fertile domaine dont le grand-père Réal était fier, ce sol qui leur semblait une chose animée, une si grande part d’eux-mêmes. Une sereine impression de silence et de recueillement flottait dans l’air lumineux.

— Quelle paix ! murmura Eugène. Le bel endroit pour être heureux !…

Ces mots, à mesure qu’il les prononçait, l’écartaient de ce coin béni, de cette terre si doucement nommée « le jardin de la France. » Ils étalaient devant lui d’autres campagnes dévastées, pleines d’incendies fumans, de villages à sac, et le morne labour des batailles, hérissé de fosses fraîches et de débris sans nom… La patrie morcelée, le drapeau noir sur les villes conquises, cette même terre piétinée de bottes sanglantes, défoncée par les lourds canons, les interminables charrois de l’envahisseur, l’armée bavaroise dans les murs d’Orléans, ses éclaireurs longeant la Loire, à vingt-cinq lieues d’ici.

Et, dans trois jours, il lui faudrait s’arracher de son bonheur, aller retrouver à Ouzouer-le-Marché son bataillon, détaché à la 3e division du 16e corps ! L’incertitude de l’avenir, la menace du danger le tenaillèrent d’un affreux déchirement, mal pansé par l’acceptation noble du sacrifice. Il songeait surtout à sa femme, à sa souffrance de leur séparation, suivie pour elle de quelle anxiété ! Craignant qu’elle ne le devinât, il se hâta de rompre le silence, sans qu’elle en fût dupe.

— Comme nous trouverons bon l’an prochain de revenir à cette place ! La guerre sera finie, nous aurons oublié ce mauvais rêve. Nous serons délivrés, qui sait ? vainqueurs peut-être ! Il n’y aura plus qu’à travailler, pour réparer la brèche, élargir le foyer. Il faut songer à ceux qui viendront.

Il lui saisit tendrement les mains. Il parlait à phrases caressantes, évoquant le moment où il reprendrait sa robe d’avocat ; il ne plaiderait que de belles causes, elle serait orgueilleuse de lui ; ils habiteraient à Tours un clair appartement sur le mail ; tout un bercement de projets qui enveloppaient, ouataient l’avenir. Marie enivrée l’écoutait avec une extase enfantine, un regard presque craintif. Fragile dans sa robe blanche, dont les fleurs suaves exhalaient un faible parfum, elle souriait, souriait toujours davantage, un pli douloureux au coin de la bouche ; tout d’un coup le pauvre sourire s’effaça, dans un muet flot de larmes. Elle s’abattit sur l’épaule d’Eugène.

De loin, M. et Mme Réal, bras dessus bras dessous, qui venaient en causant avec le grand-père et l’oncle Gustave, les aperçurent. Ils obliquèrent, faisant le grand tour, par le bois de saules ; et, tandis que leur père expliquait à Gustave une plantation future, M. Real confiait à sa femme le parti qu’il venait de prendre. La situation lui dictait son devoir : il ne pouvait se résoudre à rester inactif. Il ne lui avait parlé jusque-là que de son désir et de ses scrupules : « Comment servir le mieux ? Les hommes capables de tirer un coup de fusil ne manquaient pas. Que chacun utilisât son savoir, ses aptitudes ! »

Inquiète, Mme Réal l’interrogea du regard.

— Tu te souviens de mon projet de torpilles ? On peut l’appliquer à la destruction des ponts, des voies ferrées. Poncet a parlé à la Commission. On a décidé de m’en faire construire un certain nombre. Mais les poudres spéciales et divers objets font défaut. Je suis forcé d’aller chercher cela en Angleterre.

Le visage de Mme Réal s’éclaira. Elle avait craint un départ plus dangereux. C’était bien assez des périls qu’allait courir Eugène, et que comptait affronter Louis de nouveau, dans le service de la télégraphie de campagne. Sans parler de la folie d’Henri, qui, malgré ses dix-sept ans, voulait absolument être soldat, lui aussi ! Il les harcelait de supplications, jurait de s’engager en fraude ; son père avait dû se fâcher.

— Quand comptes-tu partir ? demanda-t-elle simplement.

Elle ne faisait aucune objection, sachant que son mari n’agissait pas à la légère. Elle avait appris à respecter sa douceur ferme. Vive, expansive, ayant dans le ménage une part d’initiative et d’autorité, elle suivait du même pas depuis vingt-cinq ans la route quotidienne, se retrouvant toujours à l’unisson, dans un mutuel élan de confiance et de franchise. Belle encore, sous ses bandeaux noirs, le teint frais et le buste jeune, elle gardait une bonne humeur avenante, un constant équilibre moral.

— Je me mettrai en route avec Gustave, dit M. Réal, et de Rouen je gagnerai Honfleur ou Le Havre.

— Il ne faut pas songer à s’embarquer à Calais, intervint le docteur. On tomberait dans les croiseurs ennemis.

Il retournait créer une ambulance qui suivrait les mouvemens de l’armée de Bourbaki, sitôt celle-ci constituée. Le commandant de la Garde, chargé par Bazaine d’une mission politique auprès de l’Impératrice, n’avait pu rentrer dans Metz, et, venu offrir son épée à la Défense nationale, il avait accepté le commandement des troupes du Nord.

Le grand-père dit de sa voix menue, restée très nette :

— Gambetta a raison d’accueillir tous les dévouemens, sans distinction de parti. Bourbaki, Cathelineau, Charette, c’est bien.

Ils avaient rejoint sur la terrasse les jeunes gens. Marie avait encore les yeux rouges, mais son sourire était revenu.

— Est-ce qu’ils ne sont pas gentils à voir ? fit le vieux Jean Réal. Et dire qu’on ne voulait pas marier ces enfans-là ! Que diable, il n’y aura jamais trop de Réal !

Les yeux perçans entre les paupières ridées avaient immédiatement vu le drame intime. Il attira Marie, et, caressant d’une tape amicale la joue de son petit-fils :

— Va, mon garçon ! Je me suis marié comme toi la veille d’une guerre, et d’une rude ! Mais, en me battant, je revoyais ta grand’mère qui m’attendait, je pensais à mon toit de Charmont, à ces arbres, à ce champ-là. Ça me donnait du cœur. Tu vois, j’en suis revenu.

Rose, qui accourait, se jeta dans les bras de sa mère et, l’embrassant, annonça, essoufflée, avec une révérence comique :

— On réclame Messieurs et Mesdames pour le vin d’honneur.

Jean Réal, dont la bienfaisance s’étendait sur le village entier, avait invité tous les paysans amis du château. Une collation était préparée pour eux dans les communs. Pendant le dîner de noces, ils se régaleraient du bon vin pétillant et léger, de ce clos Réal célèbre à la ronde.

— Dépêchons-nous, avant que la nuit tombe. Et préviens ta grand’mère, dit Mme Réal à Rose, qui repartit au galop.

Sous un hangar tendu de toiles et décoré de branchages, une quarantaine d’hommes en blouse propre et de femmes au costume noir égayé d’un blanc bonnet de dentelles, les jardiniers du parc, les vignerons du domaine se pressaient autour des trois couples, en qui, de génération en génération, s’était renouvelée la famille des propriétaires de Charmont, Jean, Charles, Eugène Réal et leurs femmes. De la vieille Marceline à Charles, de Gabrielle à Marie, c’étaient, reliant le vétéran de Waterloo à la recrue de la Loire, une chaîne solide, un siècle de vertus domestiques et de traditions françaises. Tous obscurément les respectaient, reconnaissant en eux des représentans autorisés de leur race, des fils de cette terre tourangelle, leur aïeule commune. M. Pacaut, le maire, un forgeron retiré, porta la parole. La jeune Céline, la fille du garde champêtre, venait d’offrir un bouquet. Les trois femmes l’embrassèrent ; Eugène remercia. On débouchait, sur un signe du grand-père, les premières bouteilles, et quand les verres furent pleins, on trinqua à la santé des mariés, à la santé de la France. Les tables étaient couvertes de viandes, de gâteaux et de fruits ; les Réal et le maire s’éloignèrent, souhaitant bon appétit.

Ils sortaient de la cour, Marie poussa un cri. Surgi devant elle, un être hirsute gambadait, avec une grimace effroyable. Ricanant, il répétait, un doigt tendu : « les Prussiens ! » — C’est l’Innocent, fit Eugène, en rassurant sa femme d’une pression de bras, tandis que Pacaut écartait l’homme, une espèce de fou inoffensif, vivant de la charité publique. N’importe, Marie en conservait une impression pénible.

Une demi-heure après, dans la vaste salle à manger étincelante de bougies, autour de la nappe ornée des dernières roses de l’automne, de lourds surtouts d’argenterie et de monumentaux plats froids, les vingt-deux convives étaient attablés. Les potages desservis, le vieux Germain, tout ragaillardi, — il se rappelait le mariage de M. Charles ! — versait un porto sec, dont la solennité de sa main tremblante et le conseil respectueux de sa voix soulignaient la valeur.

Grand’mère Marceline tournait d’un côté, puis de l’autre, son regard joyeux ; ayant à sa droite le curé, à sa gauche le maire, elle surveillait avec une sérénité souriante l’assemblée : en face d’elle, son vieux Jean, à l’un des bouts, Eugène et Marie qu’ils n’avaient pas voulu séparer, à l’autre, le coin déjà bruyant des petits-enfans ; puis, répartis selon les préséances, les témoins, son gendre Du Breuil, ses cousins de Nairve, Poncet près de la comtesse de la Mûre, ses fils, sa bru. D’une oreille distraite, elle écoutait le murmure des conversations, si vieille, si blasée par sa longue vie, que ce terrible et inévitable sujet de la guerre, où malgré soi on revenait toujours, ne la troublait pas plus que l’affairement de Germain lançant, d’un regard de chef d’armée, deux domestiques et trois servantes portant saumons magnifiques et saucières.

M. Brémont, regardant avec bienveillance le plat qui allait lui arriver, disait à Mme Poncet :

— Je compte beaucoup sur M. Thiers. Il a rapporté de son voyage les sympathies de l’Europe. On affirme que, muni d’un sauf-conduit, il va se rendre à Paris, puis à Versailles, pour conférer d’une paix possible avec Bismarck. C’est un fin négociateur.

Mme Poncet, née Vedel, femme à grands os, à forte carrure d’Auvergnate, la bonté même, observa :

— Bismarck est plus malin que lui.

M. Bompin, le curé, vantait les volontaires de Cathelineau s’équipant au château d’Amboise. Cependant Eugène, aux hochemens de tête sceptiques du comte de la Mûre, peu convaincu de la nécessité de la défense : — « Que ne réunissait-on plutôt l’Assemblée ? » — racontait :

— Oui, on nous a distribué des Remington. L’armée de la Loire est solidement réorganisée, Vous avez beau m’objecter toujours Artenay, Artenay ! Eh bien ! oui, La Motte-Rouge a été battu, Orléans évacué. Après ? Depuis que le général d’Aurelles a pris le commandement, le 15e corps ne se ressemble plus. La discipline a refait des hommes, au camp de Salbris. On sait maintenant qu’il y a des lois martiales. Le 16e corps, sous le général Pourcet, s’est constitué de toutes pièces.

— La discipline, s’écria le cousin Frédéric avec son indépendance de partisan, belle chose ! Quel dommage que nous ne l’ayons pas tous dans le sang ! Cela dispenserait de faire fusiller pour un oui, pour un non, une broutille, un poulet volé.

L’inflexibilité de d’Aurelles devenait légendaire.

— Vous avez raison, dit de sa voix tranchante le vieux commandant Du Breuil ; chacun devrait trouver dans son patriotisme l’obéissance au chef et le respect de soi-même. Un homme qui répond non, ce n’est rien ; laissez-le dire à cinq cents, c’est la révolte. Un poulet volé, ce n’est rien ; mille, c’est la maraude. Sans discipline, pas d’armée !

M. Pacaut approuva, de toute son âme paysanne : c’était bien assez qu’un Allemand pût lui enlever sa basse-cour ou son cochon. Mais des Français, ah non !… Une exclamation de Mlle de la Mûre attira l’attention ; la jeune fille, de blême, en devint rouge. Louis, qui à sa prière donnait des détails sur le bombardement de Strasbourg, timide sous ce cercle de regards, baissa la voix, et avec une colère qui animait son visage calme :

— Nous avons reçu près de 200 000 obus. Vers le milieu du siège on était si habitué qu’on allait et venait dans les rues. Les faubourgs de Pierres et de Saint-Nicolas étaient en cendres, les musées, le Temple neuf et la Bibliothèque détruits ; car les Badois tiraient sur la ville plus que contre les remparts. Ils n’ont eu raison du général Uhrich et des habitans que la veille de l’assaut. Pas un édifice public ne restait debout.

— C’est horrible ! soupira Mme de la Mûre, entre deux bouchées d’un salmis de perdreaux. Oh ! les vandales !

Henri, jaloux de l’impression produite par son frère, regardait avec dépit sa demoiselle d’honneur tout oreilles. Il eût voulu, lui aussi, pouvoir étonner l’assistance par quelque aventure héroïque. Et dire qu’on allait encore laisser Louis, avec son peu de santé, repartir quand on lui défendait, à lui, de s’engager ! Henri maudissait ses dix-sept ans. Avec des muscles pareils ! Louis expliquait maintenant son évasion, sous un passeport d’employé de commerce. C’est égal, il avait de la chance d’être assis là, devant ce verre de Corton.

Tous pensèrent aux manquans, les Poncet à leur fils Martial, Frédéric et Maurice à leur frère Georges, le marin. Et avec eux l’image de Paris, où étaient enfermés le jeune sculpteur, soldat de la garde nationale, et le capitaine de frégate, détaché au fort d’Ivry, avec son équipage de la Minerve, — la grande image de la capitale s’empara des esprits. On savait que Paris résistait avec vaillance. Un ballon avait apporté la nouvelle de combats heureux. Mais pour combien de temps ?

Mme Réal, tournée vers son beau-frère, le vieux Du Breuil, lui demanda :

— Toujours sans nouvelles de Pierre ?

Il secoua tristement la tête. L’inexplicable inertie de Bazaine était depuis un mois le sujet de ses angoisses. Pourquoi le maréchal ne bougeait-il pas ? Quelle tactique obscure le maintenait acculé à Metz ? Non, pas de nouvelles ! Il ne savait si son fils était vivant.

— Il court des bruits alarmans, reprit Mme Poncet.

Le grand-père frappa de son couteau sur son assiette. Il voulait faire participer les absens à cette réunion de la famille, et, songeant à sa fille aînée, Mme Du Breuil, restée souffrante au fond de la Creuse, il leva son verre :

— Je propose de boire au souvenir de tous. — Dans ce toast qui englobait Amélie et Pierre Du Breuil, Martial, Poncet et Georges de Nairve, les regards, par une cordiale intention, se dirigèrent, dans un second haussement de verres, sur Frédéric si longtemps éloigné. Seul Maurice, le forestier, gardait un front soucieux ; que faisait à cette heure son fils, si différent de lui, trop pareil à sa mère, une créature dont il avait dû se séparer ? Gontran, petit crevé gros et fort comme un Turc, s’était, aux premiers bruits de la guerre, découvert une irrésistible vocation d’infirmier, puis, bientôt las du brassard, il était parti retrouver à Londres d’autres compagnons de plaisir.

Dans le court silence qui suivit, la voix de Poncet s’éleva, continuant d’horripiler Mme de la Mûre que l’éloge de Gambetta et tout ce qui touchait à la République, par conséquent à la Défense, faisait bondir :

— Mais songez donc, Madame, à la prodigieuse énergie de cet homme, à l’impulsion qu’il a donnée à la nation entière. En quinze jours, cet avocat de trente-deux ans, improvisé ministre de la Guerre et de l’Intérieur, non seulement rétablit l’ordre, mais, à force d’activité, de divination, d’entrain, rend confiance aux troupes, en fait jaillir du sol de nouvelles, crée du jour au lendemain des approvisionnemens, des armes. Ce que j’admire en lui, c’est moins ses étonnans côtés pratiques que le souffle fiévreux, l’intense patriotisme qui l’anime.

— Pourquoi pas 93 tout de suite ? lança M. de la Mûre.

Poncet répliqua :

— 92 seulement ! La Patrie en danger, la levée en masse !

Cette idée, continuait-il avec une conviction éloquente, écouté de tous, sauf d’Eugène et de Marie isolés dans la contemplation l’un de l’autre, cette idée du pays debout contre l’oppresseur était le grand honneur de Gambetta. La guerre, sacrilège en dehors des frontières, est sacrée en dedans. Vaste et criminel assassinat lorsqu’elle poursuit un but de conquêtes, c’est le premier, le plus beau des devoirs, aussitôt qu’elle défend les champs, les villes, la race même, les trésors et le passé d’un peuple, la patrie. Il fallait savoir gré à Gambetta, à ses collaborateurs, de leur immense effort. Rien qu’au ministère de la Guerre, délégué à un ingénieur civil, Charles de Freycinet, en deux jours le service avait été réorganisé. Il n’existait qu’un seul exemplaire de la carte d’état-major, trouvé à grand’peine ; par la photographie, l’autographie, on en fabriquait des milliers. Un bureau de reconnaissances centraliserait les renseignemens sur l’ennemi. Un comité d’étude des moyens de la Défense, avec Naquet, — Poncet était trop modeste pour parler de lui, — examinait, utilisait les inventions. On allait en Amérique chercher des canons, des harnais. On achetait des fusils à toutes les industries d’Europe. À Tulle, à Saint-Étienne, à Châtellerault, à Bourges, nos manufactures d’armes et de munitions fonctionnaient nuit et jour. En même temps, les décisions se succédaient, portant aux extrémités du pays le sang jeune d’une volonté ardente : — formation des corps de gardes nationaux mobilisés ; — suspension des lois d’avancement : à temps troublés, mesures exceptionnelles ; on n’avait plus de cadres, il fallait en faire ! — les mobiles, les mobilisés, la légion étrangère et les corps francs, groupés en armée auxiliaire, assimilée à l’armée régulière, noble idée fondant dans une même foule tous les soldats de la France ; on avait les mêmes devoirs, on aurait les mêmes droits ! — organisation de vastes camps régionaux ; vingt autres décrets encore !

Le maire, réservé jusque-là, et qui, de ses doigts d’ancien forgeron, déformés en spatule, s’ingéniait à manier verres et fourchettes aussi aisément que ses voisins, prit la parole. Tout cela était bel et bon. Mais, de cette masse de décrets, un pourtant l’offusquait : la déclaration de l’état de guerre pour tout département à moins de 100 kilomètres de l’ennemi.

— Quoi de plus naturel ? protesta le cousin Maurice. Dans le rayon de son inspection, il venait précisément de mettre en état de défense la forêt d’Amboise : vastes terrassemens, coupures de chemins, abattis d’arbres. Souffrant d’une chute de cheval au moment de l’enrégimentation des gardes forestiers à Paris, sur l’appel du capitaine des chasses, il avait été heureux de ne pouvoir s’y rendre ; il serait plus utile avec quelques vieux gardes, dans un pays dont il connaissait les ressources et jusqu’aux moindres sentiers.

Mais Pacaut grommela :

— Allez, ça n’est pas ça qui les empêchera d’arriver ! Alors, pourquoi nous forcer, nous autres, à nous en aller tous, avec nos femmes, nos enfans, le bétail, les grains, le fourrage, ne laissant derrière nous que les hommes valides, pour se faire tuer ? Comment ! il faudra brûler nous-mêmes les provisions qu’il n’y aurait pas moyen d’emporter. Et nos maisons, nos meubles, nos vignes, qu’est-ce que ça deviendra ? Et, s’ils avancent toujours, faudra-t-il avec nos troupeaux reculer jusqu’à la mer ? Non, ça n’a pas de bon sens.

M. Bompin opina :

— Et pourquoi nous rendre responsables, maire, curé, notables, de l’exécution d’une mesure aussi barbare ? Pas une commune ne s’y résignera.

Poncet, le seul qui eût l’âme vraiment stoïque (il n’était pas propriétaire), se disait en regardant ces deux faces préoccupées, Pacaut avec sa face bovine, M. Bompin avec son air de mouton triste : « Hélas ! là est vraiment le mal. Les paysans sont incapables de comprendre la beauté d’un semblable sacrifice, l’évacuation totale, le vide devant l’ennemi ! Ils préféreront voir leurs récoltes et leur bétail saisis, leur vin bu, leurs maisons souillées. Tout, plutôt que de mécontenter le vainqueur et de s’exposer aux représailles ! »

Le grand-père méditait, si absorbé qu’il ne remarquait pas Germain lui offrant du chaud-froid de volaille. Et Poncet, avec regret, songea :

— Lui non plus n’est pas de mon avis.

Mais le vieux Jean Réal parla :

— Je ne suis pas suspect d’indifférence envers mon pays, mais je crois que nous le servirons mieux en ne l’abandonnant pas. Cette terre qui est mienne et que j’aime d’une longue habitude, je ne veux pas la quitter ; je ne veux pas mourir hors de mon toit. Le sol est un être vivant, il faut le défendre pied à pied. Qu’il y ait un fusil derrière chaque haie, derrière chaque mur ; soldat ou non, que chacun prenne une arme, combatte sans répit, sans quartier. Voilà comme je comprends la lutte à outrance. Que tout le peuple de France se lève, jusqu’à ce qu’il ait chassé l’ennemi du territoire, jusqu’à ce que nous ayons reconduit le… dernier Prussien, de village en village, à la baïonnette, dans le rein !

À cette gaillardise, qui répondait au sentiment de la plupart, il y eut une petite ovation de bravos et de rires. Mais Pacaut, obstiné, riposta :

— Nous serons bien avancés quand Charmont rôtira comme Ablis et Châteaudun !

L’atrocité inutile de ces vengeances épouvantait les campagnes, indignait les villes. Des francs-tireurs, ayant surpris un escadron de hussards à Ablis, le village, aussitôt repris, avaient été régulièrement et froidement brûlé par le général major von Schmidt. À Châteaudun, un millier de francs-tireurs et de gardes nationaux commandés par Lipowski et de Testanières, avaient défendu la ville. Nul acte plus légitime, nul droit plus sacré. En retour, le général von Wiltich, maître enfin de la place, ordonne la destruction et l’incendie. Les soldats vont de maison en maison épongeant les bois au pétrole ; ils mettent le feu avec soin, contraignent, pistolet sous la gorge, des habitans à enflammer leurs propres maisons. Ils allument la paillasse d’une paralytique, ils tuent un vieillard et le jettent dans le brasier. Deux cent trente-cinq maisons sont calcinées ; la lueur est telle qu’elle rougeoie sur dix lieues. Et, lorsqu’ils s’en vont, après avoir frappé une contribution de 200 000 francs, et envoyé jusqu’à paiement complet quatre-vingt-seize otages au fond de la Poméranie, on trouve derrière eux le campement bestial d’une horde : des planchers jonchés d’os énormes et de viandes crues, des vêtemens de femme lacérés, salis, les portraits et les glaces troués de balles, partout des vomissemens, et sur la Grande Place des milliers de bouteilles vides et cassées.

Charles Réal s’écria :

— Raison de plus ! La guerre au couteau, puisque nous avons affaire à des sauvages.

— Et ce qui est pis, reprit Poncet, à des sauvages policés, agissant avec méthode. Ils refusent de traiter en soldats nos francs-tireurs, nos paysans. Ont-ils donc oublié leur propre exemple, leur levée en masse de 1813, les ordres de leur roi de ne pas revêtir l’uniforme et de nous courir sus ? Ils déclaraient ne faire la guerre qu’à l’Empereur ! Non, non, ils ont levé le masque. Ce qu’ils font, c’est une guerre de race ; ce qu’ils veulent, c’est l’anéantissement de la France !

Un souffle grave passa. Muets, les Réal unifiaient leur âme au destin de la patrie. Les visages montraient l’émotion intérieure, révoltée chez les hommes, douloureuse chez les femmes. Marceline et le grand-père revoyaient les heures cruelles de la première invasion. Mme Réal ne songeait qu’à ses fils ; Eugène et Marie jouissaient avec désespoir des minutes si brèves.

Une rumeur, un bruit de voix croissant, des pas dans le jardin se firent alors entendre. Il y eut un instant de surprise ; les domestiques étonnés, laissant là leur dessert, se rapprochèrent des portes-fenêtres. Jean Réal commanda d’ouvrir. On criait : au feu ! Une clarté confuse emplissait la nuit noire. Tout le monde se leva, désertant brusquement la table en désordre ; des chaises tombèrent ; on envahit le perron. Sur la terrasse, le groupe des paysans mêlés aux serviteurs du château considéraient, avec des exclamations étouffées, l’horizon rouge. On eût dit la réverbération d’un immense incendie. Lentement la lumière montait, empourprant le ciel sombre, effaçant les étoiles. Troublés, les convives gagnaient la terrasse, les deux groupes se fondirent.

— C’est Amboise qui brûle ! dit le maire.

Mais non, la silhouette de la ville se détachait sur le rayonnement de ce voile écarlate ; la clarté venait de plus loin, de foyers invisibles. Une vieille femme murmura :

— Les campagnes sont en feu !

L’étrange aurore resplendissait ; on voyait les pays s’étendre, à travers une inquiétante profondeur. Des arbres paraissaient prêts à flamber dans une fumée rousse ; la course des nuages agitait de grands spectres, la Loire roulait une eau sanglante. Soudain, ajoutant au mystère et à l’angoisse, le tocsin s’éleva des quatre coins de l’horizon ; au branle des clochers, la peur des villages appelait à l’aide. L’Innocent, grimpé sur le rebord des balustres, courait en criant, le bras étendu :

— Les Prussiens ! Les Prussiens !

Mais Poncet rassura les femmes :

— Ce n’est qu’une aurore boréale. J’en ai vu de pareilles, en Norwège.

Une gerbe de rayons fulgurans s’échappait du Nord. À l’Est, dans la partie qui dominait Paris, Metz, Orléans, Bourges, Dijon, un flux de sang noyait tout le firmament. On se regardait, émus du reflet sinistre aux visages. Eugène serrait dans ses bras Marie effrayée, dont la robe blanche était devenue rose. Malgré les explications de Poncet, les paysannes, autour du curé, faisaient le geste de la croix ; les paysans béans contemplaient en silence, consternés comme devant un signe annonciateur, une menace de fléaux terribles. Le tocsin sonnait toujours. Et chacun, tout en écartant l’idée superstitieuse, se sentait point d’un malaise indéfinissable, d’une crainte inconnue.

III

Martial Poncet s’éveilla, la tête lourde, dans le jour blafard de son atelier, rue Soufflot. Les images confuses du sommeil le poursuivaient, ce prolongement en rêve de la tumultueuse réalité : visions de foules et de remparts, fracas assourdi des canons du siège.

Décidément, il avait eu tort de boire hier soir tant de bocks au triomphe du parti de l’ordre. Son ami Thérould, — avait-on idée d’un anarchiste pareil ? — n’était qu’un saltimbanque : débiter de sang-froid des insanités pareilles ! Quant à Nini, pas de plus gentille petite femme. Il avisa, en désordre sur un escabeau, sa vareuse et son pantalon noir de garde national, trempés du déluge de la veille ; les passe-poil et la bande rouge avaient déteint. « Sale drap, sales fournisseurs ! » Dans un coin son flingot, un antique fusil à percussion, inoffensif et terni. Et encore Martial était des privilégiés, beaucoup ne possédant qu’un képi. Il bâilla, s’étira, puis, debout d’un saut, les pieds dans des babouches turques, il gagnait la petite cuisine, pour faire sa toilette, tournait le robinet ; l’eau ne vint pas ; on la mesurait. « Heureusement que la concierge a rempli les seaux ! » Et, barbotant à plaisir, il songea : « C’est aujourd’hui dimanche, 9 octobre, je ne suis pas de garde aux remparts avant mercredi. Trois jours de libres ! Nini viendra me poser mon Andromède… À moins qu’on ne batte le rappel comme hier, pour aller encore sauver le gouvernement ! »

À l’aise dans le vieux costume de velours brun qu’il affectionnait, il mouilla les linges qui enveloppaient l’argile de la statue. Sur des sellettes, deux ou trois maquettes grises dressaient la vie rudimentaire de leur nudité, sortant du limon vigoureusement pétri à coups d’ébauchoir et de pouce. Des moulages au mur plaquaient leur blancheur crue. Grand, maigre, visage spirituel et tourmenté, un front large qui rappelait celui de son père, le sculpteur allait d’une œuvre à l’autre avec une envie de travail, un regret du temps perdu ; il roulait sous ses doigts une boulette de glaise ; mais il la lança d’une chiquenaude à l’autre bout de la pièce : « Rien à faire ! »

Il revoyait la place de l’Hôtel-de-Ville envahie d’une foule compacte. Des affiches, placardées par les soins de la faction de Belleville, avaient donné rendez-vous aux gardes nationaux et aux citoyens pour demander d’immédiates élections communales. Les bataillons de Blanqui, de Flourens, de Millière étaient là, hurlant devant les portes fermées. Arrivent, sous une pluie torrentielle, Trochu à cheval et son état-major. On crie : « À bas les traîtres ! À bas les capitulards ! Vive la Commune ! » Pendant ce temps, les mobiles bretons prévenus accourent par le souterrain qui relie la caserne Napoléon à l’Hôtel de Ville. Leur apparition décontenance l’émeute. C’est alors qu’avait débouché sur la place son bataillon, avec plusieurs autres formés en hâte. Les membres du gouvernement, rassurés, sortaient pour les passer en revue ; il voyait Trochu prononçant un discours. Grandes acclamations de : « Vive la République ! À bas la Commune ! » On s’était dispersé quittes pour la peur. La pluie tombait toujours.

À peine un mois depuis le 4 septembre ! Qu’on était loin de cette radieuse journée où, dans un allégement universel, la jeune République souriait à tous les yeux, enivrait tous les cœurs, de cette première quinzaine où Paris semblait une énorme fête, avec ses rues débordantes de passans et de voitures, ses cafés bondés de filles et d’officiers de mobiles. La guerre, on n’y pensait plus ! Les choses s’arrangeaient du coup ; Paris n’était qu’espoir, azur, soleil. Ce gouvernement de la Défense, quel crédit il avait rencontré tout d’abord ! Martial se souvint d’avoir erré toute cette après-midi du 4, dans la gaieté de la foule. Il avait vu abattre les aigles aux devantures des fournisseurs, Favre et Ferry quitter la Chambre et annoncer à Trochu, rencontré au pont de Solférino, la proclamation de la déchéance. Le Gouverneur, venu au petit pas, regagnait le Louvre au trot, et, se mettant en civil, s’empressait, sur la prière d’une députation, de rallier l’Hôtel de Ville. Il y trouvait les onze élus de Paris, déjà constitués en gouvernement, — un moyen d’écarter les noms, inquiétans pour la masse, de républicains trop avancés, tels que Blanqui, Delescluze, Félix Pyat, Millière, accourus les premiers. Le général, sous condition qu’on sauvegardât les trois principes : Dieu, la famille, la propriété, promettait son concours ; on le nommerait Président, avec pleins pouvoirs militaires pour la défense.

C’est ainsi que, sous la direction de Trochu, ancien Gouverneur impérial, les députés de l’opposition, Emmanuel Arago, Crémieux, Jules Favre, Jules Ferry, Gambetta, Garnier-Pagès, Glais-Bizoin, Pelletan, Picard, Rochefort, Jules Simon, toute la représentation de Paris, moins Thiers, se trouvaient investis d’un pouvoir, illégal par la force des choses, mais consenti par la nation entière. La fraction du Corps législatif qui avait fini par se mettre d’accord, le palais évacué, convenait elle-même, sinon de reconnaître un gouvernement né de l’insurrection, au moins de ne pas le combattre, tant qu’il aurait à lutter contre l’étranger. Quant à Paris, grisé de sa révolution pacifique, seule la marche toujours avançante de l’ennemi avait pu le persuader que la guerre durait encore, et que la ville sacrée, la capitale du monde, était menacée à son tour. L’arrivée du corps de Vinoy, sauvé du désastre de Sedan par une retraite habile, la nomination de l’énergique Ducrot, prisonnier évadé, au commandement de l’armée, la reprise fiévreuse des travaux de défense commencés par Palikao, mais interrompus par le chômage dont les ouvriers avaient salué huit jours durant la chute de l’Empire, l’horizon chaque jour rétréci par le rideau des colonnes allemandes, les ponts de la Seine, de l’Oise et de la Marne sautant à mesure, les chemins de fer se repliant jusqu’à ce qu’Asnières et Vincennes devinssent têtes de ligne, jusqu’à ce que les derniers wagons rentrassent enfin derrière les portes murées, tous ces avertissemens réveillaient les craintes, sans dissiper les illusions ; personne ne croyait à l’éventualité d’un blocus, à la durée d’un siège.

Paris affamé, vaincu, cela paraissait à tous une chimère, un sacrilège impossibles ! Et pourtant on était sur un qui-vive perpétuel, on redoutait le bombardement ou un assaut brusque qui eût emporté les fortifications vieillottes, bousculé l’armée régulière, le 13e et le 14e corps, vieux soldats de Vinoy et formations hâtives de Renault. Ce qui n’empêchait pas d’aller voir, en badauds, les immenses parcs à bestiaux établis à l’intérieur des fortifications, l’engouffrement prodigieux des approvisionnemens aux Halles. On montait la garde aux remparts avec une insouciante légèreté : deux heures de faction, le reste en flâneries le long des tentes où l’on couchait le soir, en parties de cartes ou de bouchon, en tournées chez le marchand de vins. On était tout à cette vie nouvelle, au changement d’habitudes, de personnes, d’idées qu’apportait avec soi la République : souvenirs de 48, rappel de 92. Mais l’investissement, complet le 19 septembre, le cercle cadenassé des IIIe et IVe armées allemandes. Prince royal de Prusse et Prince royal de Saxe, avec le grand quartier général de Guillaume à Versailles, la débandade de Châtillon, ses zouaves hagards et son remous d’attelages éperdus, les intolérables conditions de Bismarck, publiques après l’entrevue de Ferrières, avaient, en même temps que fouetté le patriotisme et l’indignation, rendu plus nerveuse cette impressionnable population de Paris, de cœur ardent, d’esprit mobile, sautant de l’enthousiasme le plus fou au découragement sans cause, criant à la victoire le matin, le soir à la trahison.

Derrière le gouvernement débordé, pliant sous la multiplicité des besognes, derrière ces républicains honnêtes, mais incapables de se hausser à la maîtrise de leur mission, se levait un parti d’agitateurs, brûlant de remettre la main sur le pouvoir qui leur avait échappé, le 4 septembre. Ah oui ! on était loin des premières heures, où ce beau mot de République simplifiait, illuminait tout ! Quel chemin parcouru, ou plutôt quel piétinement !…

Au moment de rouler une cigarette, Martial s’aperçut qu’il n’avait plus de tabac. Il passerait aussi à la crémerie, avalerait une tasse de café, — il vivait d’une façon un peu bohème, mais sobre. Son petit groupe en marbre de Daphnis et Chloé lui avait l’autre année rapporté deux mille francs, mis alors en réserve pour les mauvais jours. Il ouvrit un vieux secrétaire Louis XV un peu bancal, dont il appréciait la courbe heureuse, fit jouer un tiroir à secret et prit à même quelque monnaie.

Il poussa le vantail de la porte, traversa de plain-pied la cour séparée de son atelier par un jardinet et par une haie de lilas. Devant l’écurie ouverte, un cocher et un palefrenier, rouges de santé, pansaient deux beaux chevaux, attachés aux anneaux du mur. Leur propriétaire, M. Blacourt, les contemplait avec satisfaction. Il salua Martial, dont il connaissait le nom depuis qu’ils habitaient la même maison. Comment, se dit l’artiste, ces trois gaillards ne sont-ils pas gardes nationaux comme moi ? Dans son bataillon, les gens mariés et d’âge mûr étaient en majorité. Au troisième, logeait un petit rentier, M. Delourmel, qui, pliant sous le sac, s’en allait courageusement monter sa garde. Pendant ce temps, les magasins, les cafés regorgeaient de commis et de garçons, gros et gras, qui se moquaient pas mal de la loi appelant tous les hommes de vingt-cinq à trente-cinq ans.

— Pas de lettres ? jeta-t-il sans conviction devant la loge. Depuis dix-neuf jours, il était, comme tout Paris, sans nouvelles, partageant l’inquiétude, la fièvre d’attente de cette multitude séparée du reste de la terre. Les journaux, avec leurs proclamations à effet, leurs tirades emphatiques, au lieu de tromper cette faim, l’excitaient. On avait bien appris la semaine dernière la reddition de Toul et de Strasbourg, nouvelles pires que le silence.

La concierge, Mme Louchard, femme hydropique et maussade, — car elle faisait tout dans la maison depuis que son mari, élu officier de la garde nationale, sans cesse dehors, pérorait aux clubs et chez les marchands de vins, — s’appuya sur son balai :

— Des lettres ? ah bien ! oui. Est-ce qu’ils pensent à nous, en province ? Et l’étranger, monsieur, pour qui nous avons tant fait ! Mais Paris n’a besoin de personne, Paris supportera tout !

Martial reconnut, dans cette amertume, l’exaltation du mari, homme remuant et bavard, aujourd’hui foudre de guerre, à l’admiration des petites gens du quartier.

Dans la rue, où des passans riaient, causaient comme en temps habituel, une averse commençait. Les trottoirs se vidèrent : seule une compagnie de gardes nationaux, derrière les grilles du Luxembourg, continua de gesticuler : — Portez armes ! Reposez armes ! avec plus de zèle que d’ensemble. Il se hâta d’acheter son maryland, entra dans la crémerie, au coin de laquelle se balançait, découpée en zinc, une vache rouge. La patronne, derrière son comptoir, sommeillait, énorme et apoplectique.

— Comme vous venez tard, monsieur Poncet !

L’horloge marquait onze heures. Disposant la tasse et deux morceaux de sucre sur une soucoupe, elle versait le liquide noir et fumant.

Bien que fortement additionné de chicorée, on ne buvait à la Vache Rouge, elle l’attestait du moins, que du vrai moka. À la devanture, une terrine de beurre salé étiquetée 5 francs le kilo, — de beurre frais, il n’était plus question, — faisait pendant au luxe inouï d’un croissant de Hollande. Une corbeille d’œufs sur le comptoir complétait le maigre assortiment. Deux ouvriers en blouse, coiffés du képi et déjà éméchés, firent irruption, poussant devant eux un lieutenant de leur bataillon. Ils réclamèrent de l’eau-de-vie. C’était le plus clair du commerce de Mme Groubet.

— À ta santé, citoyen lieutenant !

— Encore un que Bismarck ne boira pas, dit l’officier en absorbant la rasade.

Ils entamaient une discussion sur la réunion publique de la veille, rue de l’École-de-Médecine : « Tant qu’on n’aurait pas balayé le gouvernement ! » Une vieille femme, un cabas de tapisserie à la main, se glissa dans la boutique, et, tendant un litre, elle demanda comme la chose la plus naturelle :

— Deux sous de lait, je vous prie.

Les trois consommateurs écarquillaient les yeux. Mme Groubet, scandalisée, s’écria :

— Du lait ? mais d’où tombez-vous ? Du lait ? c’était bon du temps de l’Empire. Il n’y en a plus que pour les millionnaires.

Étonnée, la vieille femme murmura :

— Alors un œuf, je vous prie.

Elle posait deux sous sur le comptoir. La crémière éclata :

— C’est six sous pièce, madame !

Et, comme l’acheteuse, reprenant ses deux sous, s’en allait sans rien dire, Martial, en partant, entendit les gardes nationaux ricaner : « Elle débarque de la lune ! » Il regarda disparaître l’humble robe noire, le mannequin voûté sous le châle, pensif à l’idée de ces existences de cloporte autour desquelles le monde pouvait crouler, sans qu’elles s’en aperçussent. Cette réflexion lui suggéra : « Si je rentrais aussi dans ma coque ! Essayons de travailler, il n’y a que ça ! » Mais, sous le porche, il se heurtait à Mme Thédenat, portant un lourd panier. Elle habitait au quatrième avec son mari, le fameux Jules Thédenat, l’historien. C’étaient de vieux amis de la famille Poncet, des Du Breuil et des de Nairve. Martial s’élança :

— Je vais vous monter votre panier.

Mme Thédenat avait rougi sous ses bandeaux blancs. « Sans ce diable de charbon !… Et encore elle avait dû faire plusieurs boutiques, avant d’obtenir ses cinq kilos !… Quant aux provisions, elles ne pesaient guère. » Elle acceptait quand même de bon cœur, montant l’escalier devant lui ; elle raconta qu’elle venait des Halles : c’est là seulement qu’on avait chance de trouver un chou, des carottes. « Je sais bien que ce sont des légumes volés, dit-elle, mais la banlieue est abandonnée, les jardins n’ont plus de maîtres, et, sans nos maraudeurs, tout cela serait perdu. »

Martial sentit la délicatesse du scrupule. Il aimait Mme Thédenat pour son inépuisable bonté, pour les soins si dévoués, si discrets, dont elle entourait son mari ; il était sa divinité, son culte ; elle jouissait avec un orgueil touchant du prestige de l’ancien professeur au Collège de France, exilé volontaire du coup d’État, l’ami de Victor Hugo, de Louis Blanc, de Quinet. Depuis dix ans, Jules Thédenat, de retour, installé rue Soufflot, suivait de son modeste cabinet de travail, dominant le Luxembourg et Paris, le cours fatal des événemens. Tout en écrivant l’Histoire de la Révolution, il appliquait au tourbillon de l’heure actuelle sa philosophie prophétique, sa claire conception des choses.

Martial et Mme Thédenat avaient dépassé le premier, où logeait le jeune M. Blacourt. Des voix, venant du second, les frappèrent. Un chien aboya derrière la porte ; il y eut un caquètement éperdu, des battemens d’ailes de volatiles. « À bas, Pataud ! » gronda quelqu’un. — C’est le fermier de Clamart, dit Mme Thédenat. Quand l’immigration des paysans s’était rabattue, avec leurs basses-cours et leurs meubles, un arrêté du gouvernement avait mis à leur disposition les appartemens laissés vides par les fuites en province. C’est ainsi qu’au second, déserté par les Du Noyer, un magistrat et sa femme, gens d’une morgue et d’une prétention insupportables, campait, comme en pays conquis, toute une famille de paysans : fermier, mère, femme, frères, sœurs, sans compter les animaux. Martial, en passant devant le troisième, s’enquit du petit mobile de la Côte-d’Or, blessé à Chevilly, et que les Delourmel hébergeaient. À l’arrivée à Paris des 100 000 mobiles équipés en hâte dans les départemens, par le ministère Palikao, on les avait, faute de casernes, répartis provisoirement chez l’habitant. Mme Thédenat, sur son palier, mit la clef dans la serrure.

— Je ne sonne pas, dit-elle, car ma femme de ménage ne vient pas le dimanche.

Elle prenait le panier des mains de Martial, et, comme il s’esquivait :

— Restez, je vous en prie ! Mon mari sera content de vous voir.

Elle le fit passer de force par l’étroite antichambre, l’introduisit chez Thédenat : — Jules, M. Martial.

Thédenat, qui causait avec un ami, se leva, la main tendue. Il avait grand air malgré sa petite taille, une façon à lui de porter haut la tête, ses blancs et fins cheveux bouclés rejetés en arrière. Le regard se plantait droit, dardé par de larges yeux verts qui éclairaient la figure ardente et pâle.

— Asseyez-vous là, fit-il, en désignant une chaise au coin de la fenêtre… M. Poncet, le sculpteur ; M. Jacquenne.

Martial salua, avec curiosité, le proscrit de 52, un des irréconciliables qui, à l’exemple d’Hugo, n’avaient pas voulu profiter de l’amnistie impériale, un homme long et sec, à front fuyant, à menton volontaire, hérissé de barbe grise ; il avait une expression dure et paraissait perpétuellement irrité. Il reprit sa phrase interrompue :

— Vous avez beau dire ! la vérité n’est pas avec les avocats bavards. De quel droit veulent-ils garder en main la barre qu’ils ont indûment saisie ? Paris entend se gouverner lui-même. Ses députés ne sont plus à son image ; les élections communales s’imposent. Voyons, Thédenat, ne sentez-vous pas que la justice, le vrai patriotisme, sont du côté du peuple qui travaille et souffre, du peuple qui, lui, veut véritablement se battre et réclame la sortie en masse ? L’Association Internationale des travailleurs, la Fédération des sociétés ouvrières, c’est de là que part le plus sincère élan de la résistance. Le cerveau de Paris n’est pas à l’Hôtel de Ville, dans le Salon jaune ; il est dans ce pauvre troisième étage de la place de la Corderie, au Comité central des vingt arrondissemens !

Thédenat l’écoutait avec une sympathie mêlée de doute. Dix-huit ans d’exil, loin d’émousser les convictions de son vieux camarade, en avaient aiguisé le tranchant. C’était cette même verve qui rendait si vigoureux ses pamphlets de Bruxelles et de Genève, plus âpre encore.

— Non, Jacquenne. Je ne sens pas que le vrai patriotisme soit de faire de la politique sous le canon prussien. Et Dieu sait si j’aime ce peuple si vivant, si intelligent, quelle foi j’ai dans son idéal de justice et de liberté ! Mais tenez ! Hier, quand on criait sur la place : Vive la Commune ! notre ami le général Tamisier fit signe de prêter l’oreille à la voix des canons ennemis. — « Elle parle assez haut, a-t-il dit, écoutez- ! » J’ajoute, moi : — Tant qu’elle parlera, qu’on se taise !

Jacquenne reprit :

— J’admets. Alors, que le gouvernement fasse son devoir ! Au lieu de se borner à des proclamations ronflantes, à des hochemens d’encens sous le nez de la garde nationale, qu’il utilise les forces innombrables dont il dispose ! Qu’on se batte pour de bon ! Pourquoi a-t-on abandonné, après la débâcle honteuse de Châtillon, toutes les hauteurs du Sud-Est, cette ligne de redoutes commencées qui eût éloigné d’autant le cercle tonnant dont vous parlez, pour essayer de les reprendre, quand on a vu que les Allemands n’entraient pas le lendemain dans Paris, comme un couteau dans du beurre, selon le mot de Crémieux ? Cette réoccupation du plateau de Villejuif, belle victoire, ma foi ! Les ouvrages étaient vides. Et Chevilly, on prend soin de prévenir l’ennemi par une canonnade, on sort, le général Guilhem se fait tuer, oui, bravement. Mais à quoi ça sert-il ? une reconnaissance sans autre résultat que plus de 2 000 tués ou blessés, un mouvement dont la retraite est ordonnée d’avance ! Et Trochu ! parlez-moi d’un général en chef qui ne se donne même pas la peine de venir sur le terrain ou qui arrive le combat fini ! Comment, nous disposons de 500 000 soldats, nous avons pour centre d’opérations une ville formidable d’où nous pouvons rayonner contre un ennemi moins nombreux et dispersé ! Et nous ne tentons pas une trouée ! À défaut, pourquoi ne pas les harceler sans cesse, bouleverser leurs travaux ? On finirait par en avoir raison ! C’est fou d’immobiliser 300 000 hommes sur les remparts ! Pourquoi n’emploie-t-on pas autrement cette immense armée de la garde nationale ? Elle s’aguerrirait comme une autre.

Jacquenne parlait avec une conviction agressive. Aussi les choses justes qu’il disait paraissaient injustes dans sa bouche. Accouru d’exil au matin du 4 septembre, trop tard, il partageait les rancunes secrètes, les griefs publics, d’ailleurs en partie fondés, des Delescluze et des Blanqui. Non qu’il eût le bas appétit d’une place ; mais, sectaire, il souhaitait mettre en œuvre tout un système d’idées, mûries, aigries par trente années d’apostolat et de misère.

— Seuls, continua-t-il, Rochefort et Dorian valent quelque chose parmi ces gens-là.

Martial, qui comme tout Paris, s’était amusé aux cinglans articles de la Lanterne, ne put s’empêcher d’objecter :

— Ironie à part d’instituer une commission des barricades et de l’en nommer président, je ne vois pas qu’on utilise bien Rochefort. À quoi riment ces amas de pavés, aussi encombrans qu’inutiles ? Quant au ministre des Travaux publics, si populaire…

— Dorian, intervint Thédenat, c’est autre chose ! Je connais un ingénieur qui, aux Arts-et-Métiers, centralise les diverses commissions des Travaux publics. Leur activité est prodigieuse. Malgré le mauvais vouloir de l’artillerie, l’éternelle routine ! on fond des canons, on fabrique des affûts, on fait de la poudre, des cartouches ; les grandes usines construisent des mitrailleuses ; les industries privées travaillent à la confection des chassepots : au Louvre et dans les ateliers des chemins de fer, des centaines d’ouvriers transforment les vieux fusils en armes à tir rapide. Partout la science intelligente improvise des miracles. Nous voyons ce que peut la vertu de l’effort, le génie de la nécessité.

Un coup de sonnette, une exclamation joyeuse de Mme Thédenat, le bruit d’une voix connue. La porte s’ouvrit, donnant passage à un capitaine de frégate, aux favoris grisonnans, au visage froid et réfléchi. C’était Georges Réal de Nairve, commandant en second du fort d’Ivry. Il avait été appelé pour renseignemens de service au ministère de la Marine, on ne l’attendait pas au fort avant le soir, il en profitait pour venir sans façon visiter ses amis à l’heure du déjeuner.

— Vous voyez si je fais fond sur votre affection, dit-il.

La pénurie des vivres avait suspendu les invitations accoutumées. Toute une part de relations mondaines était tombée du coup ; on ne partageait qu’avec ses vrais amis.

— Bah ! dit gaiement Thédenat, les marins sont sobres.

De Nairve échangeait avec son cousin Martial une poignée de main. Jacquenne, qui à la vue de l’uniforme s’était renfrogné, reprit son réquisitoire, à l’adresse de Thédenat :

— Et les vivres ? pourquoi les laisse-t-on gaspiller de la sorte ? Quantité de gens n’ont jamais mieux vécu. Une telle imprévoyance confine à la folie : dans toute place assiégée, le rationnement est de règle. Mais, voilà, veut-on seulement tenir jusqu’au bout ? A-t-on la foi ? Ce n’est pas huit jours après l’investissement qu’aurait dû fonctionner la Commission des subsistances, onze jours après, qu’on aurait dû réquisitionner blés et farines. On a dilapidé un mois de résistance.

Théoricien de gouvernement, il trouvait toutes simples des mesures qu’à la place des gouvernans il n’eût peut-être ni osé, ni pu imposer.

— Ce que dit monsieur, releva de Nairve, est exact en principe. Mais pourquoi suspecter ceux qui ont assumé le périlleux honneur de la défense ? À qui ferez-vous croire qu’ils ne veuillent pas tenir jusqu’au bout ?

Jacquenne secoua la tête, comme s’il en savait long ; mais il dédaigna de répondre. De Nairve, blessé par ce mutisme, mesura la distance qui séparait leurs idées ; cet homme, qui une minute auparavant lui était indifférent, soudain lui fut antipathique. Jacquenne s’était levé, cherchant son chapeau. Il eut un léger ricanement, et, comme s’il espérait atteindre l’officier, — sans doute un de ces suppôts de l’Empire ! — il dit à Thédenat :

— Et les papiers des Tuileries ! Le rôle de ce Devienne, un président de la Cour de cassation mêlé aux louches amours de Marguerite Bellanger et de Napoléon le Petit ? Pour toute sanction, on le défère à l’enquête de ses pairs, et monsieur voyage, et l’enquête continue. C’est à croire que votre gouvernement se fait le complice du régime de la corruption.

Il ajouta plus bas :

— Réfléchissez, il faut que vous soyez des nôtres.

Serrant sans chaleur la main de son ami, il partit, saluant à peine de Nairve et Martial.

— Diable de Jacquenne ! fit Thédenat, en rentrant. Et vous savez, Georges, c’est un esprit supérieur, un écrivain de race ; mieux, c’est un caractère ; il vit pauvre et dignement ; je sais des traits qui l’honorent. Il mourrait pour le bonheur du peuple. Seulement, il ne sait pas tenir la balance égale ! Sa logique inflexible pèse sur l’un des plateaux. — Il eut son fin sourire : — D’un côté toutes les satisfactions, de l’autre toutes les revendications humaines. Ah ! si les plateaux pouvaient se mettre en équilibre ! Je crains bien que, malgré sa bonne volonté, Jacquenne augmente encore l’écart.

Mme Thédenat annonça le déjeuner, et, voyant Martial brusquement debout pour prendre congé :

— Mais votre couvert est mis, vous n’allez pas nous faire l’affront de refuser.

Elle les précédait dans la salle à manger, intime avec son vieux bahut de noyer sculpté orné de plats d’étain, sa table ronde sous une nappe blanche, les chaises paysannes, la cage des canaris pendue devant la fenêtre. Martial se sentit à l’aise, touché par les assiettes à fleurs, la simplicité du service bourgeois, le pain rassis, la boîte de sardines pour premier plat. La bonhomie de ces deux vieux, qui lui rappelaient les habitudes de son père et de sa mère, la présence de son cousin de Nairve, lui donnaient une impression de famille, dont il était privé depuis longtemps. Que faisaient les absens à cette heure ? Ne pouvant se les imaginer, les uns à Tours en train de commenter l’arrivée de Gambetta, les autres à Charmont, tout aux derniers préparatifs du mariage, il jouissait de cette minute de détente, de sécurité au milieu de l’isolement et de l’inconnu.

On parlait du manque de nouvelles. Que devenait la province ? s’organisait-elle ? Quand les armées de secours pourraient-elles se mettre en marche ? C’était la hantise de tous. Le marin espérait. Il n’avait pu saluer sans émotion, en sortant du ministère, la statue de Strasbourg dans sa robe de drapeaux, et ses couronnes de gloire devenues des couronnes de deuil. Du moins, comme Toul, l’héroïque cité avait fait son devoir. Et Laon ! Il rappela la folie sublime de ce garde d’artillerie, révolté par la lâcheté de la ville se livrant elle-même : Henriot attendait que les Allemands entrassent et faisait alors sauter la poudrière, s’ensevelissant sous les morts et les ruines. Pour lui, il savait bien que son fort, s’il devait se rendre, se vendrait chèrement. Il était là comme dans un navire à l’ancre, avec une bonne cargaison de munitions et de vivres dans les soutes. L’équipage ne pouvait descendre à terre sans permission. Il dépeignit, avec la poésie simple de l’homme qui aime son métier, les habitudes conservées, la stricte discipline ; il évoqua la gueule des lourds canons marins aux sabords, les sentinelles aux bastingages, le timonier à sa longue-vue. À ces mots, ses yeux prenaient la nostalgie des grands cieux clairs au-dessus de la mer, balayés par les vents du large. Martial reconnaissait leur expression particulière aux de Nairve ; ils avaient, plus que les Réal, le goût de l’action, un besoin d’espace et d’aventure qui, des trois frères, avait fait un forestier, un matelot, un colon d’Amérique.

Mme Thédenat se levait pour changer les assiettes ; le sculpteur la prévint, voulut même, quoiqu’elle s’en défendît, apporter solennellement le Horsesteack entouré de pommes de terre bouillies. Et chacun de s’escrimer, avec bonne humeur, contre la chair coriace.

— N’est-ce pas que c’est très mangeable ? dit Mme Thédenat. Ils s’étaient mis au cheval depuis huit jours ; on faisait queue moins longtemps aux grilles des boucheries.

— D’ailleurs, dit Thédenat, bœufs et moutons ne sont pas meilleurs. Rien de navrant comme ces troupeaux malades, décroissant chaque jour, qui se traînent à la pâture, dans le Bois de Boulogne.

— Notre pauvre Bois ! soupira Mme Thédenat.

Elle n’y allait pas deux fois l’an, mais en bonne Parisienne avait souffert de sa dévastation.

— J’ai vu des francs-tireurs tuer à coups de fusil les derniers cygnes du lac, dit Martial. C’était le jour où l’on m’a pris pour un espion prussien. Comme je rentrais, avec mes petits croquis, les gardes nationaux m’ont arrêté, malgré le képi. Mais je les excuse, railla-t-il, on est garde national ou on ne l’est pas. Dans le service, nous ne connaissons personne.

On rit, sachant que, si la manie de la foule était de voir partout des espions, et des signaux suspects dans les lampes du soir, la rage de la garde nationale était d’arrêter tout le monde, les ingénieurs, les officiers, Trochu lui-même, l’autre jour.

Plaisamment, Martial prit de Nairve à partie.

— Vous souriez ? Mon Dieu, c’est vrai, nous sommes un peu mêlés ; on voit de drôles de figures dans les nouveaux bataillons. Mon lieutenant est un serrurier failli, mon sergent sort de Mazas. Les trente sous par jour ? La plupart les acceptent, évidemment, et les boivent ; on ne trouve plus d’ouvriers, ils aiment mieux gagner moins et ne rien faire. Mais, tout de même, il y a de braves gens. Témoin Delourmel. Et combien d’autres, le vieux président Bonjean, par exemple. Les soixante anciens bataillons sont bons. Je ne dis pas que nous méritions les éloges que nous a prodigués Trochu, après la grande revue où nous étions entassés 300 000, de la Bastille à l’Arc de Triomphe. Pourtant, à la longue, si on utilisait tout ce qu’il y a de valide, ça finirait par faire de vraies troupes. Il n’y a que le premier pas qui coûte.

— Pour cela, dit Thédenat, je suis de votre avis et de celui de Jacquenne. Une distribution d’armes et d’uniformes ne crée pas une armée ; mais il faut se garder de l’excès contraire : on peut devenir soldat sans vingt ans d’exercice ? N’est-ce pas, Georges ? Voyez les mobiles. Certains ont fui à Châtillon ; ensuite, à Villejuif, à Chevilly, ils ont crânement tenu. Demandez au petit Dijonnais qui est soigné chez les Delourmel, avec une balle dans l’épaule.

— J’aurais plus de confiance, déclara le marin, dans les mobiles de province que dans ceux de la Seine, dont l’indiscipline est déplorable. Ils se croient tout permis, abandonnent leurs postes. Et ce système néfaste des élections ! Cette liberté absurde de nommer leurs officiers ! Dire qu’ils s’occupaient à voter, pendant le combat de Châtillon !

— Pour moi, dit Thédenat, j’augure aussi bien de ce vaillant peuple de Paris, si l’on sait s’en servir, que de nos recrues des campagnes, dont je connais les qualités profondes. J’admirais à leur arrivée les Bretons pensifs et têtus, les Bourguignons au sang chaleureux comme leur vin, les Auvergnats solides, les Languedociens alertes. Il faut avoir confiance dans les vertus de la race.

Georges approuva, silencieusement.

Mme Thédenat parlait des ambulances. C’est là que Paris se montrait admirable, dans un élan de charité, qui faisait de toutes parts affluer les bons vouloirs, l’argent. En dehors des hôpitaux de la ville, de grandes sociétés, soudainement organisées, les Ambulances de la Presse, la Société française de Secours aux blessés, l’Internationale, créaient des milliers de lits. Les colonies étrangères rivalisaient de zèle. Un personnel médical et administratif surgissait et se multipliait. Des ambulances de campagne et des ambulances volantes doublaient les ambulances fixes, allaient jusque sous le feu. Au Palais de l’Industrie, au Corps législatif, aux Tuileries, à l’ambassade d’Autriche-Hongrie, dans les jardins publics, dans les foyers des théâtres et beaucoup de maisons particulières, les blessés trouvaient des soins assidus ; et, si du cabotinage et parfois de vilains calculs s’y mêlaient, ces petitesses disparaissaient dans le grand mouvement de généreuse pitié. Ce que Mme Thédenat omit de dire, c’est qu’affiliée aux Sœurs de France, elle-même passait de longues heures au chevet des malades, dans une ambulance du Luxembourg.

Le dessert achevé, un pot de ces confitures où elle excellait, — on n’en referait pas cette année ! — les trois hommes, rentrant dans le cabinet de travail, s’accoudèrent au petit balcon. Ils contemplaient les maisons voisines, prudemment munies de drapeaux d’ambulance, les pelouses du Luxembourg couvertes de maigres troupeaux et, dans le jour bruineux, la masse d’arbres tachée de rouille par l’automne. Au loin, par delà le vaste horizon de toits et de cheminées, une ligne bleue voilait le cercle des bois, les collines indistinctes, le profil confus du Mont-Valérien. Ils se taisaient, songeant à l’autre cercle, aux milliers, milliers d’ennemis qui occupaient, bouleversaient les rians villages, cette jolie terre des environs où ils avaient promené leurs amours et leurs rêveries de jeunesse. Berges de Bougival, étangs de la Celle-Saint-Cloud, taillis de Clamart ! Noms frais comme des fleurs et savoureux comme des fruits : Fontenay-aux-Roses, Montreuil, Montmorency ! Ils erraient en pensée à travers les sentiers de ces bois harmonieux, dénouant de colline en colline leur frémissante guirlande, de ces bois où l’on avait essayé de mettre la torche, si pleins de sève qu’ils avaient refusé de brûler. Puis ils en revenaient à l’énorme ville étalée sous leurs pieds, et dont ils percevaient la rumeur, faite du sourd écho du canon, du bourdonnement des clairons, des voix, des pas, du battement des ateliers d’armes, des charrois sans fin, de l’immense vie confondue de deux millions d’êtres.

Thédenat, répondant à la discussion intérieure qui depuis le départ de Jacquenne se livrait en lui, dit à cœur ouvert :

— Ah ! si chacun n’avait qu’une idée : la Défense !… Puis, hochant la tête, il confia : — Je suis allé souvent à l’Hôtel de Ville, j’y ai de vieux amis, j’en suis toujours revenu peiné. Chaque fois, c’étaient des délégations de Belleville, des gardes nationaux en armes ; un jour, les délégués du Comité central et cent sept chefs de bataillons venant faire au gouvernement un cours de stratégie politique et militaire, réclamant l’envoi de commissaires du peuple aux armées. Un autre jour, c’est ce toqué de Flourens, le major de rempart, qui déploie ses troupes, exige 10 000 chassepots. Le temps passe en discussions, en harangues. Il faut calmer celui-ci, satisfaire celui-là. Les ministres, le gouverneur, le maire de Paris, ne savent à qui entendre. La réunion des vingt maires, nommés par le vieil Étienne Arago, défend les intérêts de chaque quartier, en face de la réunion du conseil, divisé lui-même sur l’intérêt public. On temporise, on tâtonne. J’en suis à me demander comme Jacquenne : Ont-ils la foi ? Pourtant ils sont patriotes. Trochu, un citoyen accompli, un brave, certes ! Mais cette force morale qu’il nous vante comme panacée universelle, en des temps pareils d’autres qualités la priment : la décision, l’élan, la volonté de vaincre. Cela lui manque. Moins de discours, plus d’actes ! Triste chose qu’un général noyé dans la politique ! Le premier de nos chefs semble mener le deuil du siège… Favre, l’honnêteté, l’éloquence : un homme de sentiment, quand il faudrait un homme, tout court. Jules Ferry, un travailleur, un résolu ; mais que peut-il dans la confusion générale ? Jules Simon, orateur flou, fait pour la chaire, non pour la tribune. Picard, un sceptique, un habile Garnier-Pagès, la bonté même. Rochefort, pas à sa place, Emmanuel Arago, un nom sonore ! Pelletan, sans grande influence. Tous, on dirait que le poids de leur responsabilité les écrase… Il y avait Gambetta, il est parti.

Il regardait du côté de l’horizon, derrière l’océan des toits, derrière les retranchemens invisibles, vers l’étendue de la France. Martial ému, de Nairve déguisant son trouble, l’écoutaient encore. Tout cela, le marin se l’avouait ; mais, regard triste et bouche close, il s’enfonçait dans le chagrin de sa clairvoyance, le mutisme de sa discipline.

Tous trois ne pouvaient détourner leurs yeux de la ligne bleuâtre et de ce ciel brumeux qui, par delà l’ennemi, planait sur le mystère des provinces lointaines, sur l’agitation de la patrie.

IV

— Il faut, dit Nini, que je sois à quatre heures au Café de la Régence.

— Bon, dit Martial, en lui faisant signe de garder la pose, nous avons deux heures devant nous.

Et, avec cette ardeur fébrile où l’artiste tentait de s’arracher à la tristesse de l’heure présente, il pétrissait d’un pouce nerveux l’argile molle d’où sortait, frissonnant de vie, le torse crispé d’Andromède captive. L’aveu, cette fois officiel, de la capitulation de Metz, la perte du Bourget, il ne pouvait distraire sa pensée de ces deux nouvelles, dévoré d’une douleur et d’une humiliation qu’augmentait encore l’annonce de l’armistice probable, négocié par M. Thiers. Arrivé de Tours et descendu au ministère des Affaires étrangères, le vieux diplomate, avec l’appui du gouvernement, allait s’efforcer d’obtenir à Versailles une suspension d’armes et un ravitaillement qui eussent permis de convoquer une Constituante. À la lecture des journaux que Mme Louchard leur avait apportés en même temps que le déjeuner, sa colère avait été telle, qu’aussitôt expédié le ragoût venu de la crémerie, une ou deux cigarettes fumées rageusement, il avait voulu se rejeter aussitôt dans le travail, essayer de reprendre le fil interrompu de la matinée.

Debout contre un paravent en guise de rocher, Nini nue jusqu’à la ceinture, d’où sa chemise retombait en blanche draperie, retenue au renflement de la hanche, cambra son jeune buste renversé, les bras inégalement levés, tordus par des lions imaginaires. Ses cheveux blonds ruisselaient sur son dos ; sa poitrine dressait la double rondeur des seins, petits et fermes avec leurs fleurs en pointe. Chauffé à rouge, un grand poêle jetait sur sa peau mate un reflet rose. La jolie frimousse parisienne souriait d’un air d’ennui résigné, conscient de la mission d’art remplie. Martial s’acharnait à rendre le modelé vivant des côtes, soulevées par la respiration et l’effroi. Il ne retrouvait pas l’émotion plastique du matin, cette entente du sculpteur et du modèle, cette secrète communion de l’argile et de la chair. Tout à coup Nini cessa de sourire et dit :

— Si on tenait Bazaine, on lui ferait griller les pieds dans le poêle !

Martial laissa son ébauchoir ; plus moyen ! Et, sans embrasser sa maîtresse, comme il faisait d’habitude, la pose finie, il se mit à marcher de long en large, exhalant à petites phrases saccadées son indignation :

— Douze balles dans le corps !… Quel misérable !… Livrer une armée pareille, des généraux par douzaines, trois maréchaux, cent soixante-quinze mille hommes ! Et des aigles, des armes, des canons, en veux-tu, en voilà ! Et Metz encore !

— C’est ignoble ! dit Nini, qui, assise près du poêle, rajustait à son épaule ronde les dentelles de sa chemise.

— Et c’est le moment que le gouvernement choisit pour parler d’armistice ! Comme s’il n’y avait plus de Français en France, plus d’armées, plus de Paris, plus rien. On met les pouces, après un pareil soufflet sur la figure ! Alors quoi, il n’y a plus qu’à se coucher dans la boue, à tendre le dos aux bottes allemandes ! Et le Bourget, c’est du propre ! On enlève une belle position, le lendemain on la laisse reprendre. Tant pis pour ceux qui se font tuer ! Trochu s’en fiche. Il a son plan !

Nini fredonna l’air connu :

Je sais le plan de Trochu,
Plan ! Plan ! Plan ! Plan ! Plan !
Je sais le plan de Trochu ;
Grâce à lui, rien n’est perdu.

Elle avait une grâce frondeuse de gamine de Paris, un charme à elle ; avec cela, la franchise d’un camarade, une petite personnalité qui tenait à distance les galanteries trop libres.

On sonnait vigoureusement, une voix sépulcrale proféra :

— Ouvrez, au nom de la loi !

— C’est ce fou de Thérould, dit Nini déjà derrière le paravent, tandis que Martial déverrouillait la porte.

Sur un long corps dégingandé, une longue figure osseuse, canaille et bon enfant. Le rapin se glissa avec une flexibilité de Pierrot funambule et, jetant un regard circulaire, il désigna en louchant effroyablement le chapeau de Nini suspendu à un chevalet, le lit défait, les reliefs du déjeuner ; puis, prenant la voix de Gil Pérez, il lança sur trois notes différentes :

— Oh !… Oh !… Oh !…

— Bonjour, Thérould, cria Nini, je me rhabille.

— Le flagrant délit étant constaté, je n’insiste pas. Eh bien ! mes petits agneaux, qu’est-ce que vous pensez de ça ? — Avec emphase, un bras au ciel, il parodia la grosse lèvre et les yeux sourcilleux de Jules Favre : « Ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses ! Nous sommes au péril, non à l’honneur… » Et patati, et patata !

— Tais-toi, dit Martial, j’en suis malade.

— Malade ? Pas tant que le gouvernement. Ce qu’on va le flanquer par terre ! Tout Paris est dehors, ce n’est qu’un cri… Ah ! mon vieux, épatante, ton Andromède !… Oui, a-t-on idée de soliveaux pareils ?

Martial ne protesta pas. Chaque jour, en lui comme en presque tous, baissait la confiance du début dans les hommes du 4 Septembre. Leur popularité s’amoindrissait, aux récriminations furieuses des journaux et des clubs, motivées par tant d’impuissance et d’inaction. Qu’avait-on fait depuis le 9 octobre ? Deux sorties inutiles, l’une sur Bagneux-Châtillon, l’autre sur la Malmaison. Deux pertes d’hommes et de munitions, tentées sans véritable esprit de lutte, sans but précis, et qui ne répondaient ni à la trouée en masse, ni au harcèlement continu. Deux satisfactions publiques à la nécessité de faire quelque chose. D’avance, la retraite était prescrite, et, pourvu qu’elle s’effectuât en bon ordre, le Gouverneur était content. L’indifférence avec laquelle il avait qualifié la perte du Bourget, « trop en flèche, de nulle importance stratégique, » et laissé égorger sans l’appui d’un canon 1 200 braves par la Garde prussienne entière, cette superbe, mêlée à tant d’inertie, se conciliait mal avec l’intelligente ardeur qu’on eût souhaitée du chef suprême de la défense.

Nini sortit de derrière le paravent. Thérould, balayant de son képi le plancher dans une révérence à la mousquetaire, se déclencha le cou, comme s’il eût voulu lui jeter sa tête en hommage. Un rouleau sortait de sa poche ; Nini, fureteuse, s’en empara :

— Voyons le chef-d’œuvre !

Thérould feignit l’angoisse :

— Touchez pas ! Collection unique !

Il étala une série de caricatures, Napoléon, l’Impératrice en déguisemens ignobles, toute la basse revanche de la haine. Thérould était de ces intransigeans qui n’estimaient pas payer trop cher des malheurs de la France l’écroulement de l’Empire. Il poursuivait les rois d’une inimitié personnelle, ne jurait qu’anarchie, république universelle. Non qu’il eût des convictions réfléchies, mais il avait pâti de l’insuccès et de la pauvreté, il était de ces cervelles creuses que toute aristocratie offusque ; sa vanité puérile prenant à la lettre les excitations révolutionnaires, il jugeait que places, gloire, honneurs, la société les lui volait, devait les lui rendre un jour. Au demeurant, excellent diable, très gai, tournant à tous vents, dangereux seulement quand il avait bu. Il déploya des journaux, une affiche vert tendre qui appelait les femmes aux armes, et lut :

— Les Amazones de la Seine. Hein ! Nini,… « pour rendre aux combattans tous les services domestiques et fraternels compatibles avec l’ordre moral et la discipline militaire. »

Elle eut un franc éclat de rire.

— Ce n’est pas tout, Nini, tu peux te signaler par des services plus éclatans encore. Suppose que les Prussiens entrent à Paris ; ils te trouvent gentille et veulent te le dire. Tu leur tends un doigt ; au bout de ce doigt il y a un dé, dans ce dé de l’acide prussique : Prussique ! Admire la coïncidence ! Tu piques, le Prussien tombe foudroyé. Plusieurs s’approchent, mais toi, tu te dégages, tranquille et pure, laissant à tes pieds une couronne de morts.

— Que c’est bête ! fit Nini, choquée.

— Très bon moyen, affirma Thérould, préconisé par le citoyen Allix. — Il frappa sur ses journaux : — J’ai là des choses étonnantes : le feu grégeois retrouvé, les pareballes qu’on pousse devant soi comme des brouettes. Nous avons encore l’inondation des égouts par un bras de la Seine, avec un appât irrésistible pour y attirer l’armée allemande ; la manière de prendre les obusiers au piège comme des éléphans. Ça vous fait tordre ? Du sérieux, maintenant. J’en ai pour tous les goûts. Des documens de première marque, des pièces pour l’Histoire ! Il montra un Bulletin des Municipalités tout chiffonné. Voilà l’immortelle proposition de Courbet — saluez ! — demandant que la colonne Vendôme soit déboulonnée, les rues portant des noms de victoires ou de généraux débaptisées comme coupables de perpétuer « le souvenir et l’idée anti-démocratique de la guerre ! » Voici le Combat de jeudi, ce que j’appelle « le bon Combat » du citoyen Félix Pyat, la trahison de Bazaine encadrée de noir, un exemplaire échappé à la fureur de la foule. Hein ! le toupet du Gouvernement qui a osé démentir, et qui, aujourd’hui, nous sert le poisson avec la sauce du Bourget et le persil de l’armistice !

L’armistice ! Martial revit les siens ; il ne savait rien d’eux ni de la province, depuis la dépêche de Gambetta, annonçant la perte d’Orléans après Artenay et la formation de l’armée de la Loire. Il leur avait cependant écrit plusieurs fois, mais, si les ballons emportaient les cartes-lettres, aucune réponse privée ne parvenait ; seules, quelques dépêches officielles, confiées au retour précaire des pigeons-voyageurs. Que pouvaient penser son père, tous les Réal, de la mission de Thiers ? Cette perspective de l’armistice ne devait-elle pas les révolter comme lui ? Bien des braves gens, qui faisaient leur devoir, pensaient pourtant que ce parti douloureux était le plus sage, éviterait de pires désastres. Possible ! Mais la paix qu’on signerait ensuite ruinerait et démembrerait la France. Tout serait perdu, même l’honneur. Non, une partie de la bourgeoisie seule pouvait songer à acheter aussi chèrement son repos. Le pays n’y consentirait pas ! Il eut un doute… la province ? les campagnes ?… Et puis, que faisaient les armées de secours ?

Nini, avec cette foi simple, cette résolution sincère qui animait les femmes de Paris, protesta, une flamme dans ses jolis yeux marrons :

— L’armistice ? Je voudrais bien voir ça ! Il n’y a donc plus de chevaux aux abattoirs ? plus de pain sur la planche ?

Sous la pluie et la rafale, dans le jour glacé du petit matin, des queues résignées s’allongeaient aux boucheries, attendant l’ouverture. La petite bourgeoise et l’ouvrière, les riches d’hier devenus les nécessiteux d’aujourd’hui, sans une plainte, sans une bousculade, se rapprochaient dans la communauté du besoin, l’acceptation de la nécessité, payant d’une pénible patience l’humble morceau de viande quotidien.

Thérould roula soigneusement sa collection, signalant au passage deux ou trois pièces remarquables : l’Appel au Peuple anglais de Louis Blanc, l’Appel aux Provinces d’Edgar Quinet, la Lettre aux Allemands de Victor Hugo. Le grand poète jouissait d’une vogue énorme. C’est à lui qu’on avait été demander le premier sou pour la souscription des canons. Thérould aperçut sur le divan un volume neuf des Châtiments, qui pour la première fois venaient de paraître en France. L’acteur Berton devait, le lendemain, lire à la Porte Saint-Martin l’Expiation ; avec la recette, on fondrait un canon. Et, campé théâtralement, le rapin déclama :

Waterloo ! Waterloo ! Waterloo, sombre plaine !
Comme une onde qui bout…

— M’sieu Poncet ! M’sieu Poncet !

Le concierge, Louchard, faisait irruption, très ému :

— On bat le rappel dans les quartiers voisins ! Les rues sont pleines de gens qui courent. Il y a plus de cent députations à l’Hôtel de Ville. Beaucoup de bataillons lèvent la crosse en l’air.

Il paraissait déguisé sous l’uniforme ; on s’étonnait de voir un képi à deux galons surmonter sa face blême et sournoise, un sabre lui battre aux jambes. Une jubilation relevait d’un vilain sourire sa bouche tombante, faisait cligner ses yeux.

— Ça va être le tour des purs. Dans quarante-huit heures nous aurons la Commune. Tous les bons citoyens vont marcher.

Il disparut, bruyant comme un frelon noir qui se cogne ; il allait à toutes les portes et jusqu’aux maisons voisines annoncer la grande nouvelle, ce « chambardement » où il comptait bien pêcher en eau trouble. On ne voyait que lui à la mairie, où, dans les comités d’armement, d’équipement, de vigilance surtout, il avait des amis. Une bonne nomination d’adjoint ne lui semblait pas au-dessous de son mérite. Il s’était distingué lors de la parade des engagemens. Un décret ayant ordonné dans chaque bataillon la formation d’une compagnie de marche, 6 500 volontaires seulement s’étaient offerts, malgré la réclame à grand orchestre. Au Panthéon, sur une estrade drapée de rouge avec l’inscription : La patrie en danger, surmontée d’un drapeau noir portant : Strasbourg, Toul, Châteaudun, se dressaient des tables couvertes de registres. Au bas, des tambours exécutaient toutes les cinq minutes un roulement. Les bataillons de l’arrondissement défilaient, mais le plus souvent, pour éviter l’enrôlement, ils se bornaient à crier au passage : « Tous ! tous ! » sans que personne sortît du rang.

— Une révolution ? s’écria Thérould. Il faut aller voir ça !

— Nous n’attendons pas le rappel ? demanda Martial.

— Plus souvent ! moi, d’ailleurs, je lève la crosse.

Le bataillon dont ils faisaient partie n’était cependant pas hostile, quoique du deuxième ban. À mesure qu’il s’était créé de nouveaux bataillons, ils se trouvaient, par le mode même de recrutement, de moins en moins bien composés. La nécessité d’armer, d’équiper, au milieu d’un désarroi total et dans le plus bref délai, cette énorme masse d’hommes, n’avait pas été sans quantité d’abus, de fraudes, de gaspillages. Beaucoup s’étaient fait délivrer plusieurs fusils, les marchands de vins en avaient à revendre. L’équipement s’effectuait mal, livré à l’arbitraire des maires, la garde nationale relevant comme la garde mobile du ministère de l’Intérieur, non de la Guerre. Ce qui contribuait puissamment au désordre, c’était la nomination des officiers à l’élection. Autant de primes données à des calculs plus ou moins avouables, tablant sur de vils intérêts. Quelques bons choix ne compensaient pas les mauvais.

Martial et Thérould avaient sauté sur leurs képis ; Nini, prête en un tour de main, rose de plaisir à l’idée d’une bagarre, répétait :

— Dépêchons-nous, nous descendrons ensemble jusqu’au pont Saint-Michel.

Ils étaient sur le pas de la porte, quand elle dit :

— Martial, et ton flingot ?

— Ça, non ! fit-il : réservé à l’usage des Prussiens !

Une pluie fine tombait. Ils aperçurent dans l’écurie ouverte les deux chevaux de Blacourt, gras et luisans sur leur bonne litière. Le palefrenier, qui n’avait pu se dérober plus longtemps à ses devoirs militaires et que Louchard avait pris dans son bataillon, relevait la paille à la fourche, tandis que le cocher, également affublé du pantalon noir à bande rouge, coupait en petits morceaux un pain entier dans une vannette. Depuis que l’avoine était rare, plusieurs propriétaires nourrissaient ainsi leurs chevaux.

— Si ce n’est pas dégoûtant, murmura Nini, quand tant de pauvres gens se rationnent !

Par l’entremise de Louchard, Blacourt avait trouvé à la mairie l’emploi de ses facultés pacifiques, un service qui le dispensait de monter la garde. Sous le porche, le locataire du troisième, M. Delourmel, et Tinet, un ouvrier relieur qui logeait avec sa femme dans une mansarde au cinquième, entouraient Louchard en pérorant : — Les capitulards sont renversés ! Dorian est président de la République. Le pouvoir nouveau se constitue. — Et, apercevant Martial : — C’est un délégué qui me l’a dit, il vient de monter chez M. Thédenat, pour lui demander, de la part de Jacquenne, le grand proscrit, s’il veut entrer dans le gouvernement.

Justement le délégué descendait, plutôt amer. On le pressa de questions.

— Le citoyen Thédenat se réserve. On se passera de lui. Place aux purs ! En avant, citoyens.

Souterraine et puissante, toute une organisation révolutionnaire couvait. À côté de l’Internationale et de la Fédération ouvrière, fondues dans le Comité central des quatre-vingts délégués d’arrondissement, collaboraient des petits partis, guidés par des hommes d’action et des publicistes : Blanqui, le vétéran légendaire des prisons, martyr de son idéal ; Flourens, jeune, paré de son courage et de ses aventures ; le proscrit Delescluze, avec l’accent de conviction de sa voix douce et ardente ; Félix Pyat, le faux romantique ; Jules Vallès, écrivain de talent fourvoyé ; et combien d’autres ! Leurs journaux ne prêchaient que guerre à outrance, lutte à mort. Ils avaient trouvé dans les dernières nouvelles un thème excellent.

Le boulevard Saint-Michel était plein de monde, les omnibus n’avançaient plus. Des compagnies de gardes nationaux, sans fusils, s’écoulaient vers l’Hôtel de Ville. Le long des trottoirs, dans les cafés, aux fenêtres, on se groupait, on s’interpellait. Sur toutes les figures, une animation inusitée ; on sentait la révolution dans l’air. Les rappels intermittens, battus dans la brume, croissaient et décroissaient, en cadences angoissantes et sourdes. Nini les quittait au pont Saint-Michel, perdue aussitôt dans la fourmilière. Un même sentiment de révolte et d’hostilité courait de l’un à l’autre : Metz, le Bourget, l’armistice ! On n’avait pas une plainte pour le gouvernement ; tant d’impéritie avait lassé les bonnes volontés, promptes d’ailleurs au changement, faciles à rebuter. En aval, en amont, la Seine, que malgré soi l’on sentait barrée, de Choisy à Sèvres, hérissait sous le voile de la pluie ses vaguelettes, en un remous d’étang, non de fleuve libre. Une tristesse flottait sous le ciel bas, où le vent chassait les nuages. Plus le courant humain les entraînait, de la rue de Rivoli vers la place de Grève, plus ils se laissaient aller à la fièvre ambiante. Ils s’abdiquaient peu à peu dans cette âme spontanée, collective, des foules. Une immense rumeur se propageait en ondes. En se rapprochant du centre de l’agitation, Martial était frappé par le nombre de ces faces de douleur et de colère. On ne discutait plus le gouvernement, on en voulait un autre.

Lorsque après un long piétinement, ils débouchèrent sur la place de Grève, le soir rapide commençait à tomber. En proie à la surexcitation générale, ils n’entendaient plus ce bourdonnement qui les avait troublés tout à l’heure ; ils étaient une des voix perdues, une des mille parcelles de cet immense amalgame humain, d’où montait un tumulte de vociférations, de huées, de vivats, un des mille souffles de cette forge aveugle d’où demain allait sortir. Ils ne pouvaient faire un pas, serrés dans l’étau de la masse mouvante. Le vaste rectangle compris entre le quai de Gesvres, les bâtimens annexes, la rue de Rivoli n’était qu’une nappe noire en ébullition ; en face, au-dessus du frémissement des têtes d’où émergeaient des bustes de cavaliers, des drapeaux, des crosses, l’Hôtel de Ville, dans le crépuscule blême, dressait sa façade monumentale, avec le cadran déjà lumineux de l’horloge, les hautes fenêtres d’où se penchaient en gesticulant des grappes d’hommes.

Autour d’eux, Martial entendait les propos se croiser : — Les sept baies de milieu, c’est la salle du Trône. — À bas Thiers ! — C’est de cette fenêtre-là qu’Étienne Arago a parlé ! — Qu’est-ce qu’il a dit ? — « Vous aurez les élections municipales, elles ont été demandées par les maires et acceptées par le gouvernement ! » — La Commune, alors ? — Vive la Commune ! — Non, non ! pas de Commune ! Arago l’a crié lui-même. — Si ! vive la Commune ! — Une vague soulevait Martial et Thérould. Ils se trouvèrent au milieu de la place. Quelqu’un dit : — Le général Tamisier vient d’arriver… Un autre : — Les deux bataillons qu’il amenait ont refusé de marcher. Tous ceux qui viennent en font autant. Le gouvernement a donné sa démission. Le départ d’une compagnie causa un reflux. Les gardes s’éloignaient, insoucians, dans un échange de quolibets et de rires. Mais un violent mouvement se produisit. Les tirailleurs de Flourens se faisaient place, leur chef caracolant en tête, manches cousues de galons, bottes à l’écuyère vernies. Des acclamations partirent, saluant une chute de petits papiers lancés du premier étage par les envahisseurs. C’étaient des listes du gouvernement nouveau ; elles couraient de main en main, applaudies, conspuées. Il n’y en avait pas deux pareilles ; les noms de Dorian, de Blanqui, Pyat, Delescluze, Millière, Louis Blanc, Victor Hugo étaient les plus fréquens. Des réclamations s’élevèrent ; une voix demanda : Jacquenne ! Sur un morceau de liste déchiré, maculé, Martial put lire : « Mégy, Ledru-Rollin, Barbès… » — Mais il est mort ! s’exclama Thérould. On le regarda d’un mauvais œil.

Des hurrahs retentirent ; il y eut une poussée formidable. Martial et Thérould, à demi étouffés entre des poitrines et des dos, meurtris de coups de coudes, furent jetés en avant, pris dans le flot irrésistible qui, mêlant aux tirailleurs de Flourens des centaines de badauds, de gardes, d’ouvriers, franchissait le porche, envahissait d’assaut l’escalier, se répandait à travers couloirs et salons, dans un fracas de portes, un effrayant vacarme. Lorsque cette trombe s’arrêta, Martial ne vit plus Thérould. Il essaya de respirer, étourdi, avec la sensation qu’il n’avait pesé qu’un fétu. Il était entre un vieillard qui ricanait stupidement et un homme barbu, nu-tête, braillant : — La déchéance ! — D’autres cris répondaient : — Destitution ! à Mazas ! à Vincennes !… Martial se rendit compte qu’il était dans l’embrasure d’une porte, accoté au mur. Il ne pouvait rien distinguer à travers la forêt des bras levés et des fusils brandis, seulement un plafond peint et doré, le haut des larges fenêtres et des rideaux jaunes, dans la dernière lueur du jour. Ce jour qui tombait, la tristesse du ciel gris derrière les vitres, le traversèrent d’une brève mélancolie. On le bousculait, il s’arc-bouta ; prenant appui sur l’épaule du vieillard, qui marmonna furieux, il se servit de la plinthe du mur pour se hisser. Il était là comme dans une tribune vivante, la foule si tassée qu’on ne pouvait faire un mouvement. Il put voir la longue et large table du Conseil, les membres du gouvernement assis ; il reconnut Jules Favre à sa moue dédaigneuse, Jules Simon, le général Trochu avec son képi brodé d’or, Jules Ferry, Garnier-Pagès dans son faux col, tous immobiles sur leurs sièges, très pâles, mais résolus. Les tirailleurs de Flourens les enveloppaient. Trochu fumait un cigare avec calme.

Le tapage était assourdissant. L’atmosphère, chargée de la fumée du tabac et d’acres émanations, s’épaississait. Martial vit Jules Favre se lever, jeter quelques mots, mais de toutes parts jaillissait : — Vive la Commune ! En face, dominant la salle, un individu coiffé d’un bonnet rouge, et juché sur des banquettes, faisait entendre des roulemens de tambour, entrecoupés de cris sauvages. Une étrange ivresse luisait dans les yeux égarés, tordait les bouches hurlantes. Martial, devant ce spectre de 93, fut pris aux nerfs : l’orgueil d’assister à un spectacle de l’histoire, et aussi une sympathie pour ces hommes silencieux, dépositaires du pouvoir, dignes sous l’avalanche des griefs et de l’insulte.

Maintenant, un inconnu au visage jaune occupait la table, devenue tréteau public. — Lefrançais ! Un lapin ! dit à son côté un homme barbu, je le connais bien, je suis boucher à la Villette ! — Plus haut ! lança le vieillard qui paraissait plongé dans le ravissement. On n’entend rien… C’est cela ! Bravo, la déchéance ! Vive le Comité ! Donnez les noms !… Lefrançais parut déconcerté. Sans doute la liste n’était pas préparée. Mais, aux cris de : Vive Flourens ! À bas Trochu ! un nouvel orateur s’emparait de la table. Gustave Flourens, — c’était lui, — marchait de long en large, le verbe haut, l’air arrogant ; il agitait ses manches lisérées de galons, faisait voler les encriers et les écritoires sous le martèlement de ses bottes éperonnées. Millière se joignait à lui ; figure de quaker, les yeux tendus sous des lunettes, les mains fiévreuses ; impossible d’obtenir un moment de silence. À peine saisissait-on par bribes : — … Prisonniers…, otages… Toutes les voix protestaient : — Il faut les fusiller ! Qu’on en finisse ! Et par-dessus tout, couvrant le bruit, revenait dans un mugissement la clameur souveraine : Vive la Commune ! Du temps passa ; la nuit était proche. Flourens, maître de la table, lisait des décrets, sommait, toujours en vain, les membres du gouvernement impassibles à leur place, bras croisés sur la poitrine, de donner leur démission. Il arpentait le tréteau comme un fou, repoussant un vieux capitaine qui à chaque instant lui tendait un brevet, répétait d’une voix aiguë : — Nommez-moi donc ministre de la Guerre, je réponds du succès ! — Une diversion se fit. Martial brusquement perdit pied. Autour de lui, on s’écartait, on criait : Gare ! Dans un ah ! ah ! de satisfaction, des garçons de bureau apportaient les lampes Garcel. D’un pas assuré, d’un air tranquille, automates de l’habitude, ils accomplissaient à l’heure précise leur besogne accoutumée ; un gouvernement s’effondrait, Paris changeait de maîtres, mais eux continuaient leur service, projetant sur le grouillement des corps le cercle paisible de la lumière jaune.

Dans le sillage, Martial, sous l’impulsion de ses voisins, avança. Cinq ou six rangs pressés le séparèrent des membres du gouvernement et de la table ; il suffoquait, tant la chaleur, l’écrasement étaient forts. Devant lui, en l’air, rien, que le buste agité de Flourens, le singulier raccourci de ce visage hagard que les lampes éclairaient par en dessous, le voile dense et flottant de la fumée, les dorures vagues du plafond. Les figures qui l’entouraient, l’ensemble de la salle, dans ce mélange d’ombre et de clarté, lui parurent fantastiques ; il entendait Flourens proclamer, son nom en tête, au milieu de dénégations ironiques, la liste de son choix. On la discute avec violence, repoussant Rochefort, acclamant Millière, Delescluze, Dorian, Dorian surtout dont la popularité fait l’homme de tous les partis ; Blanqui et Félix Pyat soulèvent une tempête ; des noms encore… À bout de souffle, Flourens faiblit. Dorian, dans un émoi inexprimable, proteste qu’il n’est pas un homme politique, mais un travailleur, un fabricant ; il ne peut diriger la guerre !… Multipliant les refus, le ministre descend de la table et se retire, en plein bacchanal… — Dorian président ! Dorian dictateur ! Quelques-uns, les moins enragés, imitent sa retraite. Un double courant s’établit, renouvelle en partie, autour des prisonniers, le cercle de geôliers et de curieux. Martial parvient en jouant des coudes à gagner la porte qui se referme derrière lui.

« Quelle heure est-il ? Qu’est-ce que je fais là ? » fut sa première pensée. Il se trouvait dans un vestibule où l’on circulait moins difficilement ; un couloir spacieux, de hautes portes sculptées, un grand escalier de marbre ; et partout des groupemens, un va-et-vient, une vibration de ruche. Sa rancune contre le gouvernement tombait, n’avait plus la forme hostile de ce matin ; il lui en voulait toujours, mais il le jugeait à plaindre ; les outrages et la violence, loin de servir à quelque chose, n’étaient bons qu’à compliquer la situation. La fermeté que ces hommes montraient en refusant leur démission aux menaces, les intentions patriotiques, quoique désordonnées, de leurs adversaires, est-ce que tout cela ne devrait pas aboutir, dans cette heure si grave, à mieux que ce gâchis ? Tant à faire, et tant de forces perdues ! Au dépaysement de l’endroit, au spectacle insolite, une tristesse l’étreignit. Déjà, le 8 octobre, il avait été peiné par la dernière manifestation. Sans les bataillons de l’ordre ! Viendraient-ils seulement aujourd’hui ? Il sentit son impuissance, fut humilié avec Trochu, Jules Favre, les autres. Que se passait-il à présent dans la salle ? Une générosité plus forte que ses préventions, la conscience soudaine que Flourens et consorts n’étaient qu’ambitions brouillonnes, plus dangereuses mille fois que la bonne volonté maladroite du gouvernement, le ramenaient à une appréciation juste. Un besoin de dévouement le saisit : se rendre utile.

« Tâchons de sortir ! Si je pouvais rejoindre mon bataillon ! » Comment s’orienter ? Un dédale de pièces, de corridors, de galeries. Quel escalier prendre ? Après bien des crochets et des détours, il atteignait le rez-de-chaussée, puis une cour. Les tirailleurs de Tibaldi gardaient la porte, visaient brutalement les laissez passer. Il dut revenir sur ses pas. Et toujours cette foule d’hommes armés, ces faces de colère, de méfiance, de triomphe ; des meneurs fanfarons, de pacifiques gardes nationaux ébahis d’être là ; et ces profils sinistres qui surgissent des troubles, et ces badauds incorrigibles dont la présence obstinée sanctionne les révolutions. Mais Thérould ? Où pouvait-il être ? Martial pénétrait dans l’immense salle du Trône, envahie comme le reste, quand il croisa Jacquenne, portant haut la tête, d’un air grave et mécontent. Allait-il sauver la République ? Une horloge au mur marquait sept heures et demie. Il s’étonna, ayant perdu la notion du temps. Quelqu’un lui prit le bras. — C’est vous, Méjean ? fit-il en reconnaissant un employé des Archives, petit homme rageur, ancien militaire. D’où sortez-vous ? — De là, dit Méjean, en désignant un couloir sur lequel donnaient les bureaux des adjoints et des secrétaires. Il haussa les épaules, et, baissant la voix, il attira Martial dans une embrasure :

— Vous n’imaginez pas ce qui se trame ! Il paraît que le gouvernement, avant d’être tout à fait envahi, a accordé, sur la requête des maires, les élections municipales, sans fixer de date. Dorian vient d’arriver chez Étienne Arago, et supplié de tous côtés, il a signé avec le patron, Schœlcher, Floquet et Brisson, un décret fixant le scrutin à demain. L’affiche vient de partir à l’imprimerie. On croit tout sauver ainsi ! On ne fait que céder à l’émeute, sans bénéfice aucun… Il parlait d’un jet, trouvant enfin quelqu’un à qui se confier : — Au lieu de masser quelques bons bataillons, qui enfonceraient les portes et nettoieraient la salle du Conseil ! Le gros Picard, dès le début, s’est esquivé à l’anglaise. Malin comme il est, j’espérais qu’il nous enverrait la garde. Rien encore ! Et dire qu’on était averti depuis hier ! Étienne Arago avait prévenu Adam, le préfet de police… Et ce jobard de Trochu qui a fait retirer les postes de mobiles, quand il a vu que ça se gâtait ! Pas de coups de fusils, pas d’effusions de sang ! La force morale ! Une bonne blague. Quand on pense que, si l’on voulait, par les souterrains… Méjean allait trop loin. Qui sait ? la garde nationale finirait par arriver ! Tout se dénouerait pacifiquement. Cette horreur de la guerre civile, plutôt que d’amoindrir Trochu, l’honorait. Illusion certes, mais noble. L’archiviste continua :

— Si vous aviez vu l’envahissement du Conseil municipal, une bande menée par Delescluze et Tibaldi ! Ils ont enfoncé à la hache la grande porte du bas, et, grimpant par l’escalier en fer à cheval, ils ont fait place nette, saccageant fenêtres, banquettes et pupitres. En un clin d’œil, plus de maires. Ces Tibaldiens, quelles brutes !

Une clameur lointaine, qui venait de l’intérieur du palais, les fit se regarder. À ce moment une bousculade les sépara. On entendait un bruit montant de tambours battant la charge ; Martial suivit des Bellevillois qui couraient. Il était dans le vestibule de tout à l’heure. Subitement, du grand escalier, précédés des tambours roulant, un chef de bataillon et des gardes nationaux du 106e s’élancèrent. Ils se heurtèrent à la porte close de la salle du Conseil, et après sommations l’enfoncèrent. Mais, à l’intérieur, l’entassement était tel que seuls, le commandant, le porte-drapeau et quelques hommes purent pénétrer. Collé contre un mur, Martial interrogea un des arrivans : Charles Ferry était avec eux, ils étaient du 7e secteur, et conduits par M. Ibos. Inquiets de leur chef, ils s’impatientaient déjà devant la porte refermée, et, l’enfonçant une seconde fois, un plus grand nombre pénétra. Le hourvari ne cessait pas. Un petit sergent, resté dehors, grimpa sur les épaules de ses camarades, et de là put commenter la scène interminable. De longues minutes d’attente, des phrases brèves : les Tibaldiens harangués par Flourens veulent à tout prix faire feu ; le commandant Ibos monte aussi sur la table, il commence un discours. Soudain la table se rompt en deux, Ibos bascule et tombe. Remonté sur l’autre moitié, Flourens parle toujours. La situation empire. On parle de conduire les prisonniers à Mazas, de les fusiller en route. Le commandant fait un signe, les gardes se massent d’un seul côté, contournent la table… — Attention ! dit le sergent. Ils se rapprochent des membres du gouvernement ! Ils les enlèvent !… et, dégringolant, il rallia sa troupe, fit la haie. Dans une confusion, un tumulte, au milieu des coups de poing, Martial vit passer, emporté à bras, le général Trochu, un képi de garde national sur la tête. Les hommes du 106e enserraient Jules Ferry, Emmanuel Arago. Mais le flot se referma, barrant la fuite aux autres. Sous les imprécations, les fusils en joue, les trois libérés descendaient l’escalier dans ce tourbillon. Martial, saisissant l’occasion, voulut s’échapper avec eux. Il ne put franchir dix marches ; furieux, les Tibaldiens le repoussaient, l’un d’eux l’avait empoigné au collet : — De quel bataillon es-tu ? Pour qui ? — Lâchez-le ! c’est un frère, commanda une voix connue. — Martial stupéfait hésita à prendre la main que Thérould lui tendait. Le peintre, tout débraillé, les yeux brillans, le teint rouge, sentait l’eau-de-vie. Il déclara, plein d’attendrissement et de mansuétude :

— Ah ! ma vieille, quel beau jour ! Tu n’en reviens pas, hein ? — Il s’appuyait sur lui, comme heureux de fortifier son équilibre. Et plus bas : — Parfaitement. Il n’y a qu’à faire la grosse voix, ils obéissent. On me prend pour un membre de la Commune ! Ce sont de bons diables, nous avons trinqué. Et, montrant une porte près d’eux, il ajouta : — J’ai fait de la besogne depuis que je t’ai quitté. Tiens, voilà le salon de Blanqui. J’ai copié plus de vingt listes.

La porte s’ouvrit, démasquant la profondeur d’un salon rouge, et, dans la lumière des lampes, des dos courbés sur une table, d’autres personnages se démenant. Ils entendirent : — Eh bien ! tu seras préfet de Metz ! — Ah ! mais non, je n’en veux pas. Bordeaux, soit ! — Toi, Lechurel, à Nîmes… Bacu, directeur des Postes ? — Qui a la Préfecture de police ? — On la supprime. — C’est idiot ! Est-ce qu’on gouverne sans police ? Donnez-moi la Police ! Dégoûté, Martial se détourna : la curée !

Plus loin, des marchands, des femmes qui portaient des brocs de vin, des paniers avec des saucissons, des cigares, allaient de groupe en groupe. On vint chercher à manger pour les prisonniers. Il vit emporter une tranche de cheval dans un morceau de pain, destiné à Jules Favre. Des affamés en sueur mâchaient, buvaient ; beaucoup, de fatigue ou d’ivresse, gisaient par terre. D’autres, congestionnés, leur fusil entre les jambes, assis le dos au mur, ronflaient. On respirait un air lourd et surchauffé ; une buée couvrait les vitres, les panneaux et les glaces. Une horrible odeur de chair malpropre, de drap et de cuir mouillé écœurait Martial. La tête lui tourna. Sa tristesse croissait avec sa lassitude.

À partir de ce moment, tout se résuma pour lui en une suite incohérente de tableaux, avec cette précision coupée de lacunes, cette sensation de l’absurde qu’on trouve si naturelle en rêve. Allant, venant, prisonnier libre, il vécut des heures tumultueuses, hanté par une succession de visages, dont certains l’obsédaient. Il errait comme un somnambule.

Du temps s’écoula… Un tirailleur de Flourens saigne du nez. Un gros chien remuant la queue furète partout, cherchant son maître. Une nouvelle poussée de gardes nationaux ! Ils montent sans trop de résistance. Ce sont des bons, du 17e. Charles Ferry est encore avec eux. Ils occupent un salon, mettent des sentinelles aux portes de la salle du Conseil et de celle de Blanqui. Ils arrêtent et déchirent au passage les ordres de la Commune. Les insurgés finissent par s’en rendre compte, crient : — Aux revolvers ! — Blanqui et Flourens se montrent, s’enquièrent. Le commandant du 17e ordonne ; — Empoignez-moi le citoyen Blanqui ! — Une lutte. Un petit vieux qui semble n’avoir que le souffle se débat, secoué, tiraillé, écartelé. On voit blêmir sa face grisâtre où proémine un grand nez cassé, sur une bouche démeublée. Un vaste front, des yeux où l’idée brûle. Son col est arraché, sa houppelande se déchire. Un coup de pistolet éclate. Où est Thérould ?…

… Ailleurs, ce grand vieillard ascétique, à l’air orgueilleux et fin sous des cheveux blancs, c’est Delescluze. Il parle avec un chef de bataillon de la garde nationale couvert de boue. Autour d’eux, des gens à mauvaise mine. Ils murmurent : — C’est un commandant qui accourt des avant-postes. — Aussitôt des vivats. — Il faut y aller aussi ! Il faut sortir ! La levée en masse ! — Exécutez les lois, dit l’officier, les hommes de vingt à vingt-cinq ans au combat, de trente-cinq à quarante-cinq dans les forts, les vieillards derrière les remparts. — Un tonnerre d’applaudissemens. On veut le proclamer général en chef…

… Martial est maintenant dans la salle du Conseil. Comment, déjà minuit ? Voilà Blanqui, délivré, qui réapparaît, le cou nu, les vêtemens en désordre. On l’accable de poignées de mains, on lui fait fête. Il s’asseoit à la table avec Delescluze, Flourens, Minière et un homme blême qui est Banvier. L’ascendant tranquille de Blanqui, sa voix grêle, mais nette, annoncent le maître. Sa plume grince sur le papier. Il signe des ordres, des ordres. Il réglemente l’émeute. Au bout de la pièce, dans l’embrasure d’une des deux fenêtres sur la Seine, les prisonniers sont réunis, assis sur des chaises, plongés dans leurs réflexions. Garnier-Pagès et le général Tamisier se taisent, Jules Simon échange un mot avec son voisin le ministre de la Guerre, le général Le Flô en civil. Jules Favre, avec un beau mépris, dort la tête renversée, la bouche ouverte. Les tirailleurs de Flourens, postés en demi-cercle, les surveillent, prêts à faire feu à la moindre tentative de délivrance.

… Encore un trou ; une vision qui ne se relie à rien. Il a dû s’écouler des heures. Martial, la tête dans ses mains, est affalé sur une marche d’escalier, près de la cour des cuisines… Mais que fait donc la garde nationale ? Va-t-on laisser tuer comme cela les représentans de la France ? Vingt bataillons devraient être arrivés depuis longtemps. Pourquoi Paris ne se lève-t-il pas ?… Des voix. C’est Delescluze et Dorian qui passent. Ils causent avec animation. Les choses ne vont donc pas toutes seules ? Méjean, — d’où sort-il ? — s’asseoit près de lui, bien las. Martial n’est pas surpris, c’est le songe qui continue. Méjean parle : — Ils sont moins fiers ! Les bons bataillons arrivent et cernent l’Hôtel de Ville ! Ah ! Ah ! Ah ! Pas moyen de quitter la souricière. Aussi on négocie, on transige. Il faut voir leurs figures : d’abord la jactance, puis le doute, maintenant l’inquiétude. Dorian, croyant bien faire, s’est entremis. On ne les poursuivra pas… Mais entendez-vous ? Il y a du nouveau en bas. On débouche des souterrains ! … » Tous deux se précipitent. Des commandemens en breton ; les mobiles du Finistère, baïonnette croisée, foncent, déblayant le rez-de-chaussée.

… Une heure encore. Il paraît qu’on a trouvé Étienne Arago errant dans un escalier, à l’entrée des sous-sols. Méjean s’est fait reconnaître d’un capitaine. Il donne des indications sur la disposition des couloirs : on aurait vite fait d’enlever toute cette canaille ! Ce n’est pas l’envie qui en manque aux mobiles. Mais non, on compromettrait la vie des otages ! Le général Le Flô lui-même est venu donner des ordres. À aucun prix, que le sang ne coule. Du moins on a ramassé deux cent cinquante braillards, ils sont sous clef dans les caves. Enfin, enfin, les portes s’ouvrent devant deux compagnies du 106e et du 17e, envoyées par Trochu, Jules Ferry en tête. Ils parlementaient depuis des heures. Les mobiles leur frayent le chemin, prennent d’assaut le grand escalier, et parvenus à la salle du Conseil, s’écartent pour laisser passer Ferry et les gardes. La porte cède. On aperçoit les émeutiers en désarroi, braquant le fusil sur leurs captifs. On entend la dure voix de Ferry, et, quelques instans après, Blanqui sort au bras de Tamisier, qui protège de l’autre côté Flourens. Décidément, il y a eu transaction. Pêle-mêle descendent, fripés, livides, les yeux cernés, les cheveux collés, Jules Favre, Millière, Garnier-Pagès, Delescluze, Simon, Ranvier, les deux gouvernemens délivrés ensemble, et s’amnistiant l’un l’autre.

Dans la fraîcheur glacée de la nuit, Martial s’éveillait ! Hors de la fantômale clarté de sa prison, les ténèbres que rendait plus noire la lueur tremblotante des réverbères, les haies épaisses de gardes nationaux dont les fusils scintillaient confusément, le souffle vif du vent, lui furent un soulagement infini. En même temps, il gardait une souffrance, une honte obscures. Le vertige dont la ville entière venait d’être frappée l’emplit de regrets. Il pensait à ce débordement d’excès et de folies, à ce coupable exemple de guerre civile ; amèrement il évoqua les garnisons des forts, l’armée aux avant-postes, les sentinelles en faction ; au delà, la France qui, confiante dans sa capitale, s’armait pour la défendre ; et entre eux, derrière leurs tranchées, les Allemands à l’aguet, attendant joyeux que les Parisiens s’égorgeassent, pour entrer.