Les Tronçons du Glaive/03

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TROISIÈME PARTIE


XI

C’était le grand jour, l’immense effort de la sortie en masse, gigantesque essai de délivrance. On allait rompre enfin le cercle de fer, l’étau derrière lequel Paris étouffait ; on allait au-devant de l’armée de la Loire, au-devant de la France qui accourait avec ses levées jaillies du sol, ses drapeaux neufs déjà laurés par la victoire. Chacun, sur cette page encore blanche du 29 novembre, inscrivait d’avance une des dates sacrées de l’histoire, sentait vibrer en soi l’héroïsme qui enflammait la proclamation de Ducrot ; toutes les âmes suivaient de leurs vœux ce général qui, à la tête de son armée, jurait de ne rentrer que mort ou victorieux.

Les groupes commentaient les affiches de Trochu et du Gouvernement. La Ville se tendait dans un seul élan, vers le bruit sourd du canon qui tonnait du côté de Choisy et de l’Hay, où l’armée de Vinoy opérait une diversion, en même temps que le contre-amiral Saisset s’emparait du plateau d’Avron, et que d’autres sorties essayaient de donner le change sur la véritable trouée : Ducrot franchissant les ponts, enlevant les plateaux de la Marne.

Par malheur, dans la nuit l’ingénieur, sur qui reposait la charge essentielle du lançage des ponts, s’était convaincu, un peu tard, qu’ils ne pourraient être prêts à l’heure dite. Une petite flottille portant le matériel de construction devait, remorquée par le vapeur la Persévérance, capitaine de frégate Rieunier, franchir l’arche restée debout du pont de Joinville, en amont duquel les points de passage étaient fixés. Mais, par suite du resserrement du fleuve, où les arches écroulées et toutes sortes de matériaux formaient obstacle, par suite aussi d’une manœuvre antérieure d’abaissement des hausses mobiles d’un barrage en aval, hausses qu’on avait omis de relever, le courant se ruait d’une violence telle que la Persévérance perdit un temps irréparable avant de pouvoir forcer la barre. M. Krantz, l’ingénieur responsable, se persuadait de l’existence d’une crue subite, et sans espoir de remplir sa mission avant le jour, allait faire part au général Ducrot de sa déconvenue. Celui-ci, dont le plan croulait, galope au fort de Rosny où le Gouverneur avait établi son quartier général pour se rapprocher du champ de bataille. De cruelles minutes s’écoulent : désarroi, incertitude. Comment modifier les ordres de mouvement, imprimer à la sortie une autre direction ? L’armée va s’ébranler, le temps manque. Renoncer à l’opération ? Mais une déception pareille, pour les troupes, pour Paris surtout, fanatisé d’attente et d’espoir ! C’est la Révolution ! Trochu et Ducrot, bouleversés, sautent d’une idée à l’autre, prennent le pire parti : laisser faire, suivre le cours des choses. On lancera les ponts la nuit suivante, et le 30, à l’aube, on attaquera. Mais la surprise est éventée. Et tandis que Vinoy, qu’on oublie d’avertir, fait tuer son monde inutilement, l’ennemi emploie ces vingt-quatre heures de répit à se masser sur les plateaux, presque libres la veille, et que demain, hérissés de canons et de fusils, il faudra lui arracher de haute lutte.


Enfin le matin se leva, éclairant d’une lumière paisible les pentes des coteaux, l’S brumeux de la Marne, l’étendue encore endormie du vaste terrain semé de bois et de villages. Le sol, durci par la gelée, était blanc au loin ; les arbres défeuillés se découpaient nettement ; un magnifique soleil illuminait le ciel sans nuage. Soudain les forts retentirent, donnant le signal. Du plateau d’Avron, de Rosny, de Nogent, de la Faisanderie et de Saint-Maur, une volée d’obus s’éleva, pour aller s’abattre, dispersée, inutile, sur la ligne des positions ennemies, tandis que, sortant du bois de Vincennes, les colonnes profondes des quatre divisions du 1er et du 2e corps s’ébranlaient, franchissant la Marne, au tremblement des ponts de bois dans l’eau verte.

Les routes sonores résonnaient sous le piétinement immense, le roulement ininterrompu des canons et des voitures. Armée de cent mille hommes, où seuls les deux vieux régimens de la retraite de Vinoy, le 35e et le 42e, subsistaient des troupes aguerries de l’Empire, au milieu des masses flottantes de la jeune République. Agglomération de recrues, de mobiles, avec des cadres de hasard ; multitude prête à se faire tuer, sans un chef capable d’utiliser vraiment ces admirables bonnes volontés. Du général au sous-lieutenant, la bravoure tenait lieu de tactique. On croyait avoir fait tout son devoir, en n’étant ménager ni de sa vie, ni de celle de ses soldats. Et les pommettes brûlantes de froid, les doigts raides à la crosse des fusils, les bataillons gravissaient la route libre, la pente des champs dont les mottes dures s’écrasent, interrogeaient du regard cet horizon clair, où le soleil fait miroiter des vitres, dore les murs, se pose en nappes blondes à la cime des bois. Champigny se détache sur la hauteur ; à gauche, les arbres du Plant, troués de maisons, et le remblai du chemin de fer de Mulhouse. Un grand silence plane en avant, qui angoisse par son mystère. De quel fossé, de quel talus partira le premier coup ? Les yeux guettent la petite fumée blanche, l’oreille la détonation brusque. Il est neuf heures.

Tout d’un coup, une batterie wurtembergeoise ouvre le feu, toute la ligne des avant-postes s’enflamme, le 1er et le 2e corps se déploient, refoulant les compagnies saxonnes de Champigny, du Plant et de Bry. À la gauche, en avant de la division de Maussion, marchant avec le bataillon d’éclaireurs, le général Ducrot a lui-même enlevé les hommes, hésitans devant une barricade sous la voûte du chemin de fer. Les gabions sont bousculés, les poutres renversées. Le général en chef, ferme à cheval, précède son état-major, qu’il dépasse du képi brodé ; sa taille athlétique, sa forte tête aux épaules larges expriment l’audace et l’entrain. Il ne semble pas se douter que sa place n’est pas là, mais en arrière, à un point d’où il pourrait embrasser l’ensemble du panorama, les mouvemens des troupes ; visiblement, il estime son rôle bien rempli, parce qu’en payant de sa personne, il essaye de les mener à la victoire, ou à la mort. Lui, le représentant de tant de vies, des destins de Paris et de la France, il joue cette partie suprême presque à l’aveugle, jetant dès le début ce qui devrait être la carte dernière, l’atout de sa vie. Il est dix heures. Les renseignemens arrivent, apportés par des officiers d’ordonnance au galop ; on occupe, de Bry à Chanipigny, la crête du plateau. Paris vient de mettre le pied sur les collines, voit plus loin, respire.

Que faire maintenant ? À droite, le château et le parc de Cœuilly, à gauche ceux de Villiers dressent leurs forteresses naturelles, dominent le plateau. Enlever cela ! Sans doute, le général en chef, qui dispose de 400 canons, va faire avancer son artillerie ; il a prévu que les pentes, battues par l’ennemi, sont exposées ; il a pris ses précautions pour abriter ses pièces, par des épaulemens provisoires. Non, c’est l’infanterie qui fera tout, celle de Maussion abordera Villiers de face et celle de Miribel de flanc ; les régimens de Faron se porteront directement sur Cœuilly. L’attaque se dessine. Les rares batteries qui la soutiennent sont aussitôt démolies par les batteries adverses, qui surplombent ; et pendant ce temps, les forts se taisent, ayant éparpillé leurs munitions, au lieu de concentrer le feu sur les villages. Du moins, Ducrot est persuadé que le 3e corps, son aile gauche, a franchi la Marne au-dessus de Nogent, et va, suivant l’ordre donné, attaquer Noisy, pour se rabattre ensuite sur Villiers qui, débordé, tombera.

Sur toute la ligne, pantalons rouges et capotes bleues fourmillent ; par petits paquets, enflant une énorme vague humaine, les compagnies et les bataillons montent, débordent lentement la crête. Au dessous de Cœuilly, la pente est raide. Faron, sans attendre ses batteries qui s’attardent dans Champigny encombré, a lancé les fantassins de la Vendée, du 35e et du 114e. Des canons, derrière la grille du parc de Cœuilly, les arrêtent, sous un feu de mitraille ; les tirailleurs wurtembergeois visent comme à l’affût, par les meurtrières. Enfin, voici deux batteries ; elles sont fauchées, se débandent ; ramenées, elles disparaissent encore. Une autre lutte bravement, a le même sort. Enhardis, les Wurtembergeois s’élancent hors du parc, mais le 35e et le 114e, conduits par les lieutenans-colonels Lourde-Laplace et Boulanger, foncent à la baïonnette et les rejettent, arrivent jusqu’au pied des murs ; là, criblés de balles, assaillis de flanc par de nouvelles troupes, ils plient sanglans, noirs de poudre, entraînant avec eux la division entière. La vague brisée reflue jusqu’à Champigny, abandonne dans son remous des centaines de blessés et de morts, pêle-mêle avec quatre cents Wurtembergeois.

En face de Villiers, le général en chef avait dirigé, mais sans plus de succès, l’effort du 2e corps. Les tirailleurs de Maussion, à peine la crête dépassée, sont accueillis par un ouragan de fer qui les refoule dans les vignes ; l’artillerie n’est pas plus heureuse. Onze heures ! Que devient le 3e corps ? Le général d’Exéa a dû franchir la Marne, il s’approche de Noisy, il va surgir au delà de Villiers ?… Et Ducrot, impatient, scrute l’horizon, prête l’oreille. Un aide de camp arrive, son cheval trempé fume ; le cœur du général, allégé, bat plus vite : D’Exéa ? — Ah ! bien, oui ! le 3e corps est encore sur la rive droite et ne fait pas mine d’en bouger, pas un pont n’est jeté !… La situation est intenable. Il faut prendre un parti. Alors la division Maussion s’avance à découvert, la brigade de Miribel tente de suivre le chemin de fer, pour déborder le parc vers le Sud. Généraux en tête, l’attaque de front ondule, hésite, repart. Vain courage ! cinq cents hommes, deux colonels, quantité d’officiers jonchent le sol. On regagne la crête. L’attaque de flanc échoue de même contre la fusillade qui jaillit du mur fatal. Il est midi. Ducrot se rend enfin compte que l’artillerie seule aura raison de ces réduits imprenables. Il fait donner huit batteries, à l’abri desquelles on se réorganise.

Et d’Exéa ? Pour le tirer de son inexplicable torpeur, le commandant Vosseur lui est détaché. Il trouve le chef du 3e corps en plein désemparement. À onze heures, sur les récriminations amères du général de Bellemare, le vétéran indécis s’était décidé à faire jeter les ponts, à laisser passer la rivière à Bellemare ; mais voyant l’ennemi progresser sur la rive opposée, de Choisy à Dry, il avait aussitôt donné contre-ordre, et Bellemare, la rage au cœur, avait dû retraverser. Du haut des coteaux, les Saxons tiraient maintenant sur les marins de Rieunier, en train d’établir d’autres ponts à Bry. D’Exéa, que déjà dans la matinée un envoyé de Trochu était venu talonner sans résultat, argue : les Saxons gagnent, le 3e corps courrait le risque d’être jeté à la Marne ! Pourtant ces pentes soi-disant occupées, le commandant Vosseur vient de les suivre. Il réitère l’ordre : franchir la rivière le plus tôt possible, repart vers le plateau où la canonnade répercutée en tonnerre roule, où à chaque seconde la foudre des détonations éclate. Et d’Exéa attend toujours : quoi ?

Sur le plateau de Villiers, tandis que les batteries mitraillent parc et village où les renforts allemands grossissent, les Wurtembergeois attaquent ; les chassepots les dispersent vite. Mais des masses noires s’approchent, longent les bords du plateau. Français ? Allemands ? Ducrot croit voir enfin l’invisible 3e corps… Les éclaireurs Franchetti, partis reconnaître, essuient des coups de fusil. Plus de doute, les Saxons ! Ducrot fait coucher les hommes : silence absolu ! Quand les premiers rangs ne sont plus qu’à quelques mètres, il crie : — Debout ! Joue, feu ! Sous la grêle furieuse, l’ennemi s’arrête, tombe, tourbillonne. Sabre haut, baïonnette brandie, pêle-mêle, les état-majors, les cavaliers d’escorte, les fantassins se précipitent ; le général en chef brise sa petite épée dans la poitrine d’un Allemand. Les masses noires sont en déroute, talonnées. Mais de nouveau les murs du parc vomissent la mort ; il faut reculer, à l’abri de la crête. Quatre batteries de la réserve générale accourent au galop, les servans sont décimés, impossible de tenir : les quatre batteries s’établissent plus en arrière, abandonnant deux canons faute d’attelages. La gauche du 2e corps est menacée. Les Saxons envahissent Bry. Par bonheur, de l’autre côté de la Marne, un aide de camp de d’Exéa les aperçoit ; une batterie de mitrailleuses, du Perreux, les prend d’enfilade. En même temps, Ducrot engage la réserve d’artillerie du 2e corps ; soixante pièces sont braquées de Champigny à Villiers ; les éclairs rouges jaillissent, un lourd voile de fumée blanche s’épaissit et flotte, l’air vibre, déchiré par le sauvage tumulte, saturé par l’odeur acre de la poudre. Il est deux heures.

À Cœuilly, après la retraite du 35e et du 114e, le combat avait continué avec la même frénésie. Le commandant du 1er corps, général Blanchard, après avoir fait donner son artillerie, vite écrasée en contre-bas, avait de nouveau porté en avant la division Faron. Mais un feu terrible part des créneaux et des meurtrières, broie ce dernier élan. Les moblots de la Vendée lâchent pied. Tout le 42e exécute, sous le feu précipité, une calme retraite par échelons marqués de jalonneurs, à hauteur desquels se portent, comme à l’exercice, un tambour et un clairon, sonnant halte et en retraite aussi crânement que tout à l’heure ils sonnaient la charge.

Maintenant, cramponné au coteau sans pouvoir y reprendre pied, en face de Villiers et de Cœuilly dressant leurs écueils au pied desquels est venue se briser l’énorme vague, le général Ducrot continue le duel d’artillerie, d’un bord à l’autre du plateau que jonchent des milliers de cadavres ; de longues minutes s’écoulent, dans le stupéfiant fracas qui achève de rendre sourd, dans la fumée qui prend à la gorge. Les canonniers chargent automatiquement, tirent toujours. La mort fauche, les servans se clairsèment, des affûts se brisent, des caissons sautent ; le général Renault, commandant du 2e corps, « Renault l’Arrière-garde » des guerres d’Afrique, a eu la jambe broyée d’un éclat d’obus. Peu à peu le feu ralentit. Il est trois heures ; le jour baisse. Ducrot prend alors la résolution de rester sur la défensive jusqu’au lendemain, puis se dirige vers le Four-à-Chaux, près de Champigny, pour faire construire des épaulemens. Mais un officier vient lui demander de la part de Blanchard l’autorisation de battre en retraite vers les ponts. Un assez grand nombre de généraux, peu confians dans leurs troupes, avaient accueilli la sortie avec froideur et la soutenaient sans entrain. Ducrot s’indigne : — « Allez dire partout que, sous peine de mort, je défends d’abandonner aucune position ! » Il pique des deux, vers Champigny : plus de Blanchard, rentré chez lui sans attendre, après avoir donné l’ordre d’évacuer. Ducrot arrête à temps la division Faron en désordre et la reporte dans le village. Il prend le chemin de la villa Palissy où il espère rattraper Blanchard lorsque, comme un incendie mal éteint, la bataille se rallume sur la gauche. On entend une vive fusillade, du côté de Bry et de Villiers. Ducrot s’y précipite. Il est quatre heures. La nuit tombe.

C’était l’entrée en scène, inutile et tardive, de la division de Bellemare, qui vers deux heures était enfin parvenu à arracher à d’Exéa l’autorisation de marcher. Il avait franchi la Marne, et au lieu de se porter sur Noisy, comme l’ordre le prescrivait au 3e corps tout entier, escaladé Bry, d’où il avait chassé l’ennemi après un corps-à-corps acharné. De là, pensant pouvoir enlever de front ce redoutable parc de Villiers contre lequel le 2e corps avait échoué, Bellemare lançait la brigade Fournès. Les mêmes zouaves, qui avaient fui à Châtillon, d’un bond superbe arrivaient jusqu’à cent mètres du parc, et là, épuisés, hachés, reculaient, ramenant les deux canons abandonnés. La nuit s’est faite, le ciel rougeoie, Ducrot arrive, amenant le dernier renfort : quatre bataillons et deux batteries, tandis qu’immobile, retenu par d’Exéa, là-bas, de l’autre côté de l’eau, le 3e corps piétinant ronge son frein. Alors toutes les troupes de Bellemare s’ébranlent, avec une intrépidité fougueuse. En vain, Villiers, inexpugnable dans un cercle de feux, émiette et disperse le dernier assaut.

Nuit noire, le froid augmente. L’armée de Paris, campée sur ses positions, voit tomber sur elle, comme un suaire de glace, le poids de sa fatigue et le frisson des mortelles heures sans feu, sans pain, sans couverture. C’est, à ces oreilles encore bourdonnantes, à ces cerveaux pleins d’images tumultueuses, une saisissante impression que celle du silence auguste et de l’ombre. À cette heure Paris va s’endormir, confiant. Tout le jour il a été bercé par ce sourd grondement d’orage où les coups étaient si pressés qu’on ne distinguait plus qu’une basse profonde, continue. Le défilé des blessés, des prisonniers redoublait sa fièvre. Les cœurs étaient tendus du côté de la Marne. On s’inquiétait peu de l’insuccès de la vaillante diversion tentée par le général Susbielle sur Montmesly, diversion dont on avait oublié de prévenir, cette fois encore, Vinoy, en sorte qu’il s’était borné à reprendre, puis à évacuer la Gare aux Bœufs. On s’inquiétait peu de la diversion de l’amiral La Roncière sur Épinay. On ne songeait qu’à Ducrot : demain on compléterait la victoire, on percerait ; c’était la délivrance, la main tendue aux armées de secours, la capitale réunie à la France !

Ducrot, de retour à Poulangis, où, sans que l’armée en sût rien, son quartier général était établi, se rendait si bien compte des illusions de Paris, et du danger qu’il y aurait à les braver, qu’il recula devant le seul parti raisonnable : rentrer, pour ressortir dans une direction nouvelle. L’opération était manquée ; on s’était heurté à des lignes devenues infranchissables ; on avait sans résultat perdu l’élite des soldats et des cadres ; chaque heure de sursis renforçait les Allemands. Pourquoi s’entêter ? Mais l’opinion ! S’avouer vaincu, sans tenter l’impossible ? On allait au-devant de l’insurrection. Alors, se battre encore, pour l’honneur des armes. Essayer de justifier l’imprudente promesse : mort ou victorieux… Quelques généraux, consultés, s’accordent sur cette étrange nécessité : on est dans une impasse, on y restera. Il n’y a plus qu’à informer le généralissime. Inlassable, Ducrot remonte à cheval, et par l’éclatant clair de lune, va trouver au fort de Rosny Trochu, invisible de la journée et dont le rôle s’est borné à une promenade sous le feu à Montmesly ; puis, à trois heures du matin, il rentre à Poulangis, dormir un instant.

Une âpre bise souffle du Nord, balaie, sous la clarté bleue, l’S argenté de la Marne, les pentes des coteaux, le plateau funèbre. Là, au milieu de débris informes, de chevaux éventrés, d’arbres fracassés, les milliers de blessés et de morts gisent dans les flaques de sang gelé. Ceux qui n’ont plus de souffle sont violets et rigides. Ceux qui respirent encore sentent le froid leur pénétrer le cœur, et se tordent, crispés, avant de s’assoupir à jamais. Les gémissemens et les râles se mêlent au sifflement du vent dans les branches noires. Quand on se hasarde au secours, qu’on fait un pas sur le plateau, les Wurtembergeois, par terreur d’une attaque, tirent. Lente, la lune baisse ; les étoiles se montrent et cruellement scintillent. Le froid devient atroce. Les râles diminuent ; la mort achève de glacer les tas immobiles.

Harassée, grelottante, le ventre creux, l’armée, encore lourde de son insomnie ou de son mauvais sommeil, se dressa dans ses vêtemens raides et fripés, agita ses membres perclus. Les appels s’égrenèrent dans le petit Jour. On entendait : Présent ! puis des silences : blessé, mort, disparu, mille trous sinistres entre les répons. Figures hâves, traits tirés ; beaucoup avaient travaillé à remuer la terre, épaulemens et tranchées. Ceux qui avaient dormi demeuraient, transis de leur cauchemar sur le sol dur. De longues toux se faisaient écho. Pourtant l’insouciance de ces troupes jeunes, leur patriotisme, se lisaient aux visages. Ici, là, les plaisanteries du soldat, ces gros rires d’hommes assemblés. Le physique plus que le moral avait souffert. Ducrot, dans la blancheur de l’aube, parcourait avec son état-major la ligne des avant-postes. À Champigny, au Four-à-Chaux, les divisions Faron et de Malroy, faute d’outils, n’avaient presque rien fait. Son mécontentement, qui se calmait à la vue de la division Berthaut, solidement retranchée en face de Villiers, éclata lorsque, à la hauteur de Bry, il s’aperçut de la disparition de Bellemare. Ignorant que ce dernier, à l’annonce de nombreux renforts allemands, inquiet pour ses troupes décimées, l’avait fait chercher toute la nuit afin d’obtenir l’ordre de retraite, et ne pouvant soupçonner que le commandant du 3e corps avait pris sur lui de donner cet ordre sans le consulter, Ducrot, dans une colère violente, fait intimer à d’Exéa de réoccuper Bry sur-le-champ. Néanmoins, de part et d’autre, on n’avait aucune envie d’attaquer, les généraux allemands trop heureux d’avoir le temps d’arriver à la rescousse, de masser troupes et munitions, les Français de reprendre haleine. Ne fallait-il pas terminer les travaux, combler les vides, reconstituer les attelages, garnir cartouchières et caissons ? Ne fallait-il pas surtout, dans un armistice d’abord tacite, puis ratifié avec satisfaction par l’ennemi, relever les blessés, enterrer les morts ?

Tandis que le long du front de bataille sonnait dans les abris le fer des pioches, que les soldats, laissés sans vivres, déterraient de pauvres légumes, mangeaient à moitié cuits, dépecés sur place, des lambeaux de chevaux tués, on se hâtait, sur le plateau d’agonie. Parmi les sillons bruns, l’herbe jaune, un pâle soleil éclairait les traînées et les amas de corps défigurés, les coquelicots des pantalons rouges. Le froid coupant, sous l’azur, annonçait une nuit plus meurtrière encore. Les corvées de lignards et de mobiles, de Wurtembergeois et de Saxons, se regardant sans haine, d’un air triste, ramassaient, ramassaient… Les blessés d’abord ; ils ne repasseraient pas une deuxième nuit ! puis les morts… Dans les fosses s’entassèrent les corps anonymes. La nuit tomba. Il en restait encore.

Et de nouveau douze heures glaciales, la prostration et les souffrances de l’armée vautrée à terre, l’ombre sereine, le silence, — un silence si profond qu’il semblait que toute vie fût en suspens, comme avant l’ouragan. Il était près de sept heures et demie quand, dans la cour de la ferme de Poulangis, Ducrot entendit éclater canonnade et fusillade, au-dessus de Champigny. Il sauta à cheval, galopa sur sa droite, vers la route. Une masse grossissante de voitures, de fantassins et de cavaliers, dans un tourbillon de panique, dévalait à fond de train vers la Marne. Affolés, des centaines d’hommes couraient devant eux, sans voir. La peur rendait le flot irrésistible. Le général et ses officiers, sabre et pistolet au poing, se mirent en travers. Le flot se divisa, s’étala dans la plaine. Des groupes firent halte ; on leur parlait, on les rassurait. Ducrot ordonna de barrer les ponts, appela en toute hâte deux divisions de réserve et, sur la rive droite, en soutien, des bataillons mobilisés de la garde nationale, puis il s’élança aux premières lignes. Il traversait une inextricable confusion de fuyards. Du Four-à-Chaux à la Marne, le front se trouvait presque dégarni. Dans Champigny, surpris, à demi-envahi par deux régimens wurtembergeois, quelques braves tenaient bon, et, à l’abri des maisons, des enclos, des jardins, faisaient tête. La fusillade, dans le village, crépitait avec fureur.

Les Wurtembergeois avaient profité des mouvemens de relève et de la brume. Vers six heures et demie, les troupes montantes s’avançaient ; à leur ignorance habituelle de toutes règles militaires, s’ajoutaient l’engourdissement du réveil, la fatigue des journées et des nuits précédentes. Les mobiles, plus jeunes, sont plus las. Ceux de la Côte-d’Or arrivent sur le plateau du Signal, les sentinelles garnissent la Plâtrière et la lisière du bois en avant et à gauche de Champigny.

Derrière un arbre, serrant anxieusement de ses mains crevassées d’engelures son fusil chargé, le petit Bourguignon des Delourmel, écarquillant les yeux, tentait de percer le brouillard matinal, le taillis confus. Le jour commence à poindre. On y voilà peine. Hum ! Ce n’était pas drôle d’être là, tout seul, en face de ce diable d’endroit inconnu, des Prussiens partout ! Ventre vide, sale régime ! Pas même une goutte de café… ou de vin, le bon vin de Meursault ! C’est ça qui réchaufferait… Et des visions le hantaient : le pays, la maison, le champ ; puis Châtillon, sa blessure, les bonnes gens qui l’avaient soigné, Mme Delourmel, une tasse de bouillon à la main, souriant sous ses boucles noires, l’air content de M. Delourmel devant le beau gîte à la noix qu’il leur avait apporté l’autre jour. Fameux rôti… Ah ! rien qu’une tranche, une belle tranche maintenant… Soudain, un sifflet strident ; les taillis bougent, des hurrahs, des coups de feu. Dans un craquement de branches, le moblot distingue une barbe rousse. Son saisissement est tel, sa terreur si paralysante qu’il sent tout chavirer. Il ne peut ni tirer, ni crier ; à toutes jambes, le cœur sautant, il détale ; les balles sifflent, il lui semble qu’une lourde main va s’abattre sur son épaule, ses oreilles bourdonnent. Des camarades le dépassent, il butte dans une racine, le soufflet des branches le décoiffe ; voilà des murs, c’est la Plâtrière, et en avant, des gens qui se groupent ; il reconnaît les capotes bleues. Plus qu’un fossé… Une vague conscience lui revient, un obscur sentiment du devoir. Il tourne la tête, les assaillans sont à vingt mètres. Machinalement il lâche au hasard son coup de fusil ; son arme lui échappe, il porte les mains à ses cuisses, où il vient de recevoir un coup de fouet terrible. Ses mains sont couvertes de sang. Qu’est-ce qu’il y a ? Il est par terre, les deux fémurs brisés, évanoui, dans le fossé.

L’attaque des Wurtembergeois refoule tout devant elle, envahit le plateau du Signal, renversant les tentes sur les dormeurs, lardant à coups de baïonnette les renflemens des toiles mouvantes. Les mobiles qu’on parvient à ramener finissent par maintenir, par rejeter les agresseurs. Le jour se lève, on se voit enfin. Plusieurs barricades de Champigny, toutes les maisons du haut sont aux mains de l’ennemi, qui vient se briser contre les poignées du 35e et du 42e. Il n’a pas mieux réussi au Four-à-Chaux où la brigade Paturel l’arrête court et le pourchasse. Le 1er corps se remet de sa surprise. Ducrot reprend haleine, il ne sera pas tourné sur sa droite.

Au centre, sur le plateau de Villiers, la division Berthaut, bien retranchée, tient ferme. À gauche, où la brigade Daudel occupe Bry, l’alerte a été chaude. Les Saxons ont emporte le parc Dewinck et la moitié du village. Comme à Champigny, la journée commence par une débandade, rapidement contenue, grâce au général Daudel et au colonel Coiffé. On se bat de mur à mur, de jardin à jardin, on se fusille sur les pentes. Mais cédant aux craintes exagérées de d’Exéa, resté sur la rive droite, et voyant les Saxons descendre de Noisy, Ducrot prescrit à Daudel de retraverser la rivière. Celui-ci, en pleine lutte, n’exécutait qu’à regret le mouvement, quand Trochu, venant se mêler à l’action, ordonne de se reporter en avant. Sur toute la ligne, l’artillerie accourue avait engagé un feu violent, tandis qu’en arrière du plateau d’Avron, du Ferreux, du fort de Nogent, une tourmente d’obus fend l’air et s’abat.

Il est à peine neuf heures ; la première poussée du prince de Saxe, pour culbuter l’armée, la jeter à la Marne, a échoué ; le général de Fransecky lance contre le 1er corps une brigade fraîche. L’un des régimens se heurte à la troupe du général Paturel, qui tombe grièvement blessé ; mais sous la fusillade des tranchées et des carrières, les Poméraniens rétrogradent, disparaissent dans Villiers. Ils en ressortent, leur artillerie prenant le dessus ; leurs tirailleurs, derrière les haies, les clôtures, les vergers, descendent des pentes de Cœuilly, tirent de la Maison-Rouge ; la brigade Paturel les ramène à la baïonnette, reprend la Plâtrière. À Champigny, le second régiment prussien et les Wurtembergeois s’acharnent à l’assaut, au milieu des maisons en flammes, de la fumée épaisse. Partout, des coins de rue, des barricades, des fenêtres, des greniers, du clocher de l’église, les détonations partent. Au-dessus l’azur clair s’éploie, dans la gaieté du ciel vif et l’éblouissement du soleil. L’ennemi arrêté recule.

Au plateau de Villiers, la division Berthaut se défend énergiquement. La réserve générale accourt à l’aide des batteries. Les Saxons débouchent de Noisy et du Villiers. On se dispute, on s’arrache, champ par champ, verger par verger, le plateau repris, perdu, repris. Ducrot, surexcité, le sang aux joues, éperonne un cheval blanc comme neige ; il galope derrière la ligne des tirailleurs, cible vivante. Mais le feu faiblit, les cartouches manquent. Les éclaireurs Franchetti vont en chercher, les rapportent de Bry dans des sacs sur l’arçon des selles. Le commandant Franchetti est tué ; le feu reprend intense. Ducrot galope toujours. La direction de la bataille ? Il n’y pense pas, il ne voit que le court cercle qui se déplace avec lui, pare au plus pressé, un régiment ici, un bataillon là. La victoire ? Trouer, maintenant c’est fini, c’est impossible. Mais y a-t-il jamais cru ? Reste la mort. Certes il ne la craint pas, il la nargue. Et si elle ne le frappe pas, c’est qu’elle ne veut point de lui. Un autre général galope à sa rencontre. C’est Trochu, sans état-major, suivi de quelques officiers et de deux hommes d’escorte. Vient-il en généralissime ? Non, il s’efface devant Ducrot qu’il aime, — et dont il redoute le caractère entier. La victoire, plus encore que Ducrot, il la considère comme une chimère. Il est le serviteur résigné de Paris, par crainte de la guerre civile et manque de foi dans l’avenir. Paris veut qu’on sorte, on sort. C’est un fataliste que le patriotisme, non l’ambition, retient à son poste. Un autre ferait-il mieux ? Sa présomption l’empêche de le croire. Il vaut surtout pour critiquer, pour raisonner, en juste et beau langage. C’est un esprit méthodique, un homme d’étude, un philosophe, un sage. Bon juge des défauts, mais incapable d’action. Au demeurant l’honneur, l’intégrité, l’intrépidité même. Il encourage les hommes, félicite les officiers. Il vient de Champigny, où les soldats des deux vieux régimens tiennent « comme des teignes. » Il discourt maintenant devant Villiers, paisible comme si les balles ne pleuvaient pas autour de lui. Le jour avance, dans cette effroyable mêlée qu’agite un ressac furieux, où les vagues d’hommes avancent, reculent, s’écrasent en choc de marée. Enfin, les Saxons se replient. Il est une heure. Trochu se dirige vers Bry, suivi de Ducrot soucieux et contraint ; ces harangues l’impatientent. À Bry aussi les Saxons ont cédé. À travers les pans de fumée qui se déchirent et tournoient, sous l’azur lumineux s’étalent les maisons crevées, les rues encombrées de prisonniers, de blessés, de morts, les pentes semées d’armes, de casques, de havresacs, le plateau funèbre où de nouveau s’amoncellent, par tas épais, par files serrées. Saxons, Wurtembergeois, Français. À Bry, la division Bellemare relève les défenseurs épuisés. Sur le plateau de Villiers et au Four-à-Chaux, la division Susbielle renforce les divisions Berthaut et Malroy. De nouvelles pièces crachent ; il passe d’incessantes volées d’obus ; vis-à-vis, l’artillerie de réserve allemande, des hauteurs de Cœuilly et de Villiers, répond sans relâche. Deux heures.

C’est l’instant suprême, à Champigny.

Quatorze batteries le bombardent. La division Faron, rivée aux murs qui chancellent, résiste au troisième effort désespéré de l’ennemi qui, depuis onze heures, a fait avancer une nouvelle division. Les soldats sont rendus, exaspérés. On s’est battu, on se bat avec une sauvagerie héroïque ; les sapeurs trouent les murs à mesure, on progresse ; ce n’est pas maison par maison, c’est chambre par chambre qu’on regagne le village ; les coups de feu claquent dans la figure, la baïonnette cloue, la crosse broie. On tue, on tue, dans l’acre fumée, l’odeur de poudre, l’explosion des obus, qui font sauter les toits, pleuvoir poutres et moellons. Le soleil rayonne. Les quelques habitans, qui restent blottis dans cette fournaise, contemplent, hagards, leurs ruines.

De l’autre côté de la Marne, à quelques centaines de mètres, l’artillerie du général Favé, malgré l’ordre du Gouverneur, reste silencieuse. Ducrot envoie son sous-chef d’état-major, le lieutenant-colonel Warnet, qui ne peut rien obtenir ; le général Favé n’en veut agir qu’à sa tête. Devant cette inertie, Ducrot lui renvoie Warnet, chargé de prendre le commandement ; mais, Favé, éludant l’humiliation méritée, se décide à avancer trois batteries, qui font un simulacre de tir. Le moment efficace est passé.

Des deux côtés la lassitude vient. Au Four-à-Chaux, Français et Prussiens, à cinquante mètres, restent face à face, hypnotisés dans une attente hébétée et tragique : ceux-ci sourds à la voix de leurs officiers qui les poussent, les frappent, les injurient ; ceux-là criant : « À la baïonnette ! » sans tirer. Il est trois heures. Seuls désormais les canons tonnent. La grande voix des forts s’élève. Toutes les réserves donnent, mêlant leurs tonnerres dans un formidable déchaînement qui peu à peu fait taire l’artillerie allemande. L’ennemi est rejeté de partout. On reste maîtres des positions. Stérile succès, qu’une retraite suivra. Graduellement le feu s’éteint, le silence tombe, avec le crépuscule. Le soleil s’est couché dans des nuées rouges, puis violettes. Les silhouettes noires de Cœuilly et de Villiers se fondent, disparaissent ; le froid, oublié durant la fièvre du combat, dégrise et mord. La nuit vient.

Elle étend l’immense suaire des ténèbres sur les troupeaux de soldats confondus, campant sur place, sur le va-et-vient des ambulanciers et des brancardiers, sur les routes sillonnées de convois gémissans, sur la Marne et la Seine, où les bateaux-mouches allongent leurs tristes cargaisons. Par milliers, chair ensanglantée, paquets inertes, reflue vers Paris le torrent des blessés, partis joyeux, pleins de sève et d’espoir. Tout le jour la Ville, comme hier, comme avant-hier, a vécu dans une exaltation fébrile, parmi la rumeur de la bataille invisible et si proche. Dans toutes les avenues qui avoisinent Vincennes, une foule innombrable se presse, piétine. Les blessés, empilés sur toutes sortes de voitures, défilent au milieu d’un frisson douloureux et d’une curiosité avide. Il y en a de farouches, d’anxieux, de loquaces. À la portière d’un coupé on distingue la cornette blanche d’une sœur, des linges tachés de sang, une figure blême d’officier. On s’élance au-devant des galops d’estafettes, on s’attroupe, on veut savoir. Bonnes, mauvaises, les nouvelles contradictoires éclairent, assombrissent, se propagent en ondes. Qui parle haut est écouté. On commente, on suppute. Puis des silences, des regards absorbés, et sur tous les visages jaunis par la longueur et les privations du siège, cette obsession de la bataille, de la sortie, le rêve d’en finir, l’idée fixe.

Partout où l’on peut voir, Paris s’est porté en masse. Au Père-Lachaise on s’écrase. Le cimetière regorge : on dirait une fête des morts. Et par-dessus les tombes communes, grimpée aux grilles, couvrant le mur d’où l’on aperçoit la plaine, les forts, l’horizon du champ de bataille, une cohue se pousse, l’oreille, les yeux vers les colonnes de fumée blanche qui sur le plateau, là-bas, cachent l’autre cimetière. Les proclamations du gouvernement entretiennent l’espoir : la trouée serait faite, l’ennemi en déroute. Le gouvernement délibère s’il nommera Trochu maréchal de France. Pourtant beaucoup doutent, et le soir descend, et l’angoisse grandit.

Sur le plateau, le petit mobile des Delourmel gisait toujours, au fond du fossé ; un halètement mécanique soulevait sa poitrine. D’atroces souffrances, depuis quatorze heures, l’avaient aplati à la place où il était tombé. Longtemps, pour soulager son supplice, il avait, comme une bête, hurlé, pauvre soupir dans le vacarme. D’indicibles affres, suivies de longs évanouissemens. Puis il avait gémi, d’une voix d’enfant ; puis il s’était tu, comprenant qu’il était seul, dans cette multitude furieuse. Un moment il avait essayé de se mettre sur le flanc, de ramper. Impossible, il avait cent kilos à la place des jambes. Maintenant il ne les sentait plus, anéanti de faiblesse, vidé de sang, anesthésié par le froid. Une seule sensation, de soif horrible. Tout le reste dissipé, disparu.

D’abord, dans les accalmies de la douleur aiguë, il avait perçu la vie de son horizon borné, les talus du fossé, l’herbe maigre, la terre où pourrissait une racine brune. Des arbres balançaient leurs branches nues, dont il voyait le réseau se détacher sur l’azur. Au-dessus, le ciel infini. Lentement, si lentement qu’il n’aurait jamais cru qu’un jour pût durer ainsi, le soleil avait décrit sa courbe ; l’or fluide dépassait les arbres, atteignait le fossé, lui baignait le visage, lui brûlait les yeux. Pourtant cette tiédeur était bonne ; puis le rayon glissait, remontait le talus ; alors un frisson l’avait secoué ; avec le froid l’envahissait une détresse affreuse. L’oreille contre le sol, il entendait se répercuter en lui le tremblement de la terre, tout le chaos de la bataille ; pas de course des régimens, galops d’attelages, le roulement des canons, les explosions. Maintenant voilà que de grosses bottes accouraient, de lourds fuyards sautaient le fossé. Des cris, des coups de fusil. Et puis voilà des pantalons rouges ; cela se calme ; plus rien. Alors, dans la fièvre ardente, les visions défilaient, le pays, la maison, le champ… Il est sous les tilleuls, devant la mairie ; c’est l’heure du jeu de boules. Les filles ont des rubans dans leurs cheveux ; le vin blanc rit dans les verres… Pourquoi a-t-il quitté son village ? Qu’est-ce qu’on lui veut ? Il ne demandait rien. Pourquoi est-il là, dans ce fossé ? Si seulement l’on était vainqueurs, si l’on trouait ?… Tout à coup, la moitié du talus versa, dans le tapage d’un obus éparpillant une gerbe d’éclats, de terre et de fumée. Sur les jambes mortes du petit moblot venait de s’abattre un pan de linceul. Quand il reprit connaissance, le jour avait baissé, le cercle de ses idées s’était rétréci. Un délire confus l’agitait. Les Delourmel ? Braves gens ! Ils sont là, penchés au-dessus de son lit. Est-ce vrai qu’il va mourir ? Est-il bien nécessaire qu’il meure ? Puis, dans un éclair, toute son enfance remonte. Sa mère, les siens… Le cercle se rétrécit encore, le froid gagne ; et la mémoire achève de sombrer ; c’est la torpeur d’avant la fin. Il s’en réveille encore, la nuit est complète, le froid l’a saisi tout entier. Il n’a plus ni regrets, ni souffrances. Contorsionné, raidi, il n’est qu’un peu de chair terreuse, contre la terre, dans les ténèbres. Victime obscure entre d’autres, humble sacrifice perdu dans un grand sacrifice inutile. Le souffle mécanique cesse. Le petit moblot est mort…

La nuit mortuaire, auguste, plane, sur le plateau que couvre, de ses sommeils fourbus, l’armée survivante. L’aube point ; les soldats s’étirent et grelottent. Va-t-il falloir recommencer encore ? On est à bout de faim, de fatigue et de découragement. Ducrot, sombre, parcourt le front des positions. Il se rend compte que tout nouvel effort est impossible. Il n’a plus le choix : ni victorieux, ni mort, — en retraite ! Il réunit ses généraux, donne l’ordre qui, d’un bout à l’autre du plateau, ébranle en silence les troupes mornes. Un épais brouillard voile le mouvement ; il assourdit la marche, pénètre l’âme. On ne voit pas devant soi. Que réserve l’avenir ?

À Vincennes, Trochu s’émeut à la nouvelle qu’on repasse les ponts. Qu’en va-t-on dire à Paris ? Lui qui, hier, annonçait la victoire !… Et l’armée de la Loire !… D’après une dépêche de Gambetta arrivée d’hier, elle est en route, espère être le 6 à Fontainebleau ! Mais puisque Ducrot en juge ainsi… D’ailleurs, aussitôt ravitaillés, on tentera de percer de nouveau. La partie n’est pas perdue, elle est remise.


Et tandis que le Gouverneur se consolait avec ces phrases, Martial, sur la route de Nogent à Vincennes, au pas désuni des bataillons mobilisés en soutien depuis la veille, inutiles cette fois encore, Martial tristement songeait à cette gigantesque tentative avortée, au déplorable retard des ponts de la Marne, au sang prodigué dans ces batailles stériles. Qui accuser ? Certes pas cette armée improvisée de Paris, ces jeunes troupes qui venaient de tenir glorieusement en échec les vainqueurs de Wœrth et de Sedan ! Certes pas ces vaillans officiers, tombés à la tête de leurs compagnies et de leurs régimens. Autour de lui on murmurait ; on maudissait Ducrot, héroïque mais malheureux ; Trochu, dévoué à la patrie, mais sans la flamme qui inspire les grandes volontés.

Et las, les larmes aux yeux, il traînait la jambe sous le poids du siège, qui lourdement retombait sur tous.

X

D’un bout à l’autre de la rue Royale, à Tours, l’émotion d’une grande nouvelle faisait s’assembler les passans, animait les visages. L’armée de Paris, victorieuse, aurait percé le blocus, marchait vers la Loire. C’était le premier décembre, à l’heure où, en face de Villiers et de Cœuilly, fermant le passage, on enterrait les morts. Le soleil couchant, tout le jour, avait doré les maisons, les platanes défeuillés du mail, et s’éteignait dans une calme gloire, qui ajoutait à l’espérance.

Poncet courait à la Préfecture, retrouvait l’agitation de la rue. Il pénétrait jusqu’à Gambetta, apprenait de lui confirmation de la victoire.

À travers les fenêtres closes, la rumeur entrait. Quelqu’un, front collé à la vitre, dit :

— On vous réclame. Ils s’impatientent.

Gambetta se leva, de ce même mouvement brusque d’orateur, dont naguère, aux tables du café Procope, il était coutumier. Et familièrement, avec assurance, ayant fait signe d’ouvrir, il gagna le balcon. Poncet, par-dessus Spuller et Glais-Bizoin, dont les traits grimaçans paraissaient sculptés dans la pierre, entrevit à la lueur des réverbères le moutonnement des têtes dans le soir. La voix descendait en paroles vibrantes, sous lesquelles l’enthousiasme naissait, grandissait. Elle disait l’hosannah du triomphe, la délivrance prochaine de la patrie, l’héroïque Trochu se joignant à Ducrot pour entraîner les troupes au delà de la Marne, le cercle de fer rompu, l’amiral La Roncière poussant jusqu’à Épinay, au delà de Longjumeau, Amiens évacué, l’armée d’Orléans marchant à la rencontre de celle de Paris. Le génie de la France, un moment voilé, réapparaissait… « Qui donc oserait douter de l’issue finale ? »

Poncet, sans attendre la fin, partait au milieu d’une pause d’acclamations. Il lui tardait de retrouver sa femme, de causer des grands événemens, de Martial… La nuit était close, magasins illuminés, cabarets pleins. Des bandes chantaient la Marseillaise. Des inconnus se donnaient des poignées de main ; on se congratulait, on s’arrachait des carrés de papier distribués par des enfans et des femmes, criant : « Demandez la grande nouvelle ! La victoire de Paris par le général Trochu ! » Les murs se couvraient de placards.

Il faisait sombre, ce matin-là, au village de Faverolles. Un jour couvert enténébrait la cour, où les hommes s’agitaient autour du café, de leurs sacs. M. de Joffroy montra le ciel gris : « Un temps de neige ! » Devant le puits blanc de glace, Verdette et Neuvy battaient la semelle. Eugène s’avança jusqu’à la porte de la ferme, regarda la route où des tringlots attelaient des voitures, et sous un auvent, Seurat, qui, dans un groupe de sergens-majors ou fourriers, copiait des ordres dictés par un capitaine. Le bruit lointain des charrois montait toujours des routes sonores, l’armée était en marche, ils ne tarderaient pas à bouger. Seurat, d’un air satisfait, le crayon à l’oreille, vieille habitude de commis, — approcha en bombant le torse. M. de Joffroy et Gronde avaient rejoint Eugène ; Seurat lut, avec des temps et des intonations : selon l’ordre du général Chanzy, on allait poursuivre le succès de la veille, attaquer. Tandis que les divisions Barry et Maurandy devaient se porter sur Loigny et Lumeau, la division Jauréguiberry formant réserve appuierait la 2e division. Puis la bonne nouvelle, la grande victoire de Ducrot, la confiance qu’elle devait donner à tous… M. de Joffroy se frotta les mains :

— Avez-vous entendu, cette nuit, le murmure incessant des convois ? On dit que le 17e corps accourt à la rescousse. Nous serons soutenus par lui, cet après-midi.

Seurat, maintenant, devant la compagnie rassemblée, recommençait sa lecture. Se savoir en réserve, le triomphe de Paris, réjouissaient tous les yeux. Eugène, une soupe chaude avalée, était de bonne humeur, plein d’espoir dans la journée. Ses hommes partageaient son entrain, stimulés comme lui par le succès de la veille. La fatigue restait, aux figures encore engourdies, bleues de froid. Il remarqua les mains crevassées, noires de crasse et de poudre, les vêtemens déteints, déchirés, bizarrement rapiécés, les souliers boueux et percés. Bien des souffrances déjà avaient imprimé sur ces traits jeunes leur usure rapide ; plus d’un avait ployé, maigri sous le sac ; mais l’énergie restait sinon intacte, du moins tendue, capable des plus magnifiques élans. Comme on partait, Eugène aperçut devant leur écurie, gardés par deux gendarmes, les prisonniers qu’on allait joindre au convoi. Ils avaient l’apparence de gens robustes et bien nourris, opposaient un sourire tranquille aux regards curieux, gouailleurs, des moblots. Tiens, ce grand-là, qui hier avait des bottes superbes, a des souliers avachis ! Eugène d’un coup d’œil vérifia les chaussures, constata le troc, aux pieds de Cassagne, imperturbable. Indigné d’abord, il retint une observation, dit seulement d’un ton de blâme ironique : « Elles ne vous ont pas coûté cher, celles-là ! »

Sans qu’il sût comment, dans les longs préparatifs du départ, les marches, les haltes, une partie de la matinée s’était écoulée. Le canon tonnait toujours. Il fut étonné de lire à sa montre : dix heures. Déjà ! La compagnie était arrêtée le long d’une haie. Le soleil avait déchiré la nue, scintillait sur la terre gelée. La plaine se déroulait en larges ondulations semées de villages, de petits bois, de châteaux. Il se rappela le matin de Coulmiers, une plaine semée de villages semblables, le flux ruisselant des divisions déployées. Et, comme à Coulmiers, il se demanda lequel de ces villages était prédestiné, porterait ce soir la marque éblouissante ? La défaite, il n’y songeait pas, il s’était levé pour une journée de victoire. Au sommet d’une colline en pente douce, le parc de Goury détachait son bouquet noir sur le ciel bleu. Moins loin, sur la gauche, Loigny ; plus près encore, Villepion.

La bataille se livrait sur un immense arc de cercle, d’un château vers la droite, dont, minuscule dans l’éloignement, le toit d’ardoises luisait au soleil entre des nuages de fumée, à Loigny, qui déjà flambait. La canonnade et la fusillade assourdissantes ébranlaient les nerfs. Charger les fusils, mettre le sabre à la main, autant d’actes qui trompaient l’attente, en augmentant l’impatience. Quand vint l’ordre de se porter en avant, ce fut presque avec soulagement que d’un seul pas, gagnant la zone dangereuse, un fossé bordé d’osiers à partir duquel les obus pleuvaient, le régiment, aligné comme à l’exercice, parcourut un labour aux sillons givrés. Eugène, sentant derrière lui la poussée de sa section, participait à cette union fortifiante que ses hommes éprouvaient eux-mêmes à le voir devant eux. Solidarité du péril, de l’épreuve. Il contemplait, ainsi qu’un spectacle récréatif, les obus encore éloignés éclater en tombant, leurs ricochets de fonte courir comme des cailloux sur le sol plat. À mesure qu’on se rapprochait, on prêtait malgré soi l’oreille avec un petit frisson à leur musique glapissante coupée de sifflets brusques, de plaintes aiguës. Eugène franchit le fossé, quelqu’un glissa, trouant la glace ; c’était Neuvy, qui, les pieds trempés, lança un juron. « Veux-tu mes bottes ? » dit Cassagne ; et tous de rire. Quelques mètres plus loin, dans la section voisine, doux mobiles tombèrent. Ils ne se relevaient pas. Instantané, le silence revint. À distance, l’artillerie de la brigade, huit vieilles pièces usées, transformées, encore solides, suivaient. Les savoir là rassurait. Eugène distingua, à huit ou neuf cents mètres, une ligne de tirailleurs, et de l’autre côté, sur les pentes de la colline couronnée par le parc de Goury, les Prussiens. Des coups de canon en arrière retentissaient, il vit sur le mamelon d’où le 75e venait de descendre des pièces en batterie, l’éclair rouge des détonations, et, dans la fumée, les servans aller, venir, comme de petites figures automatiques. Tout à coup on cria :

— Ventre à terre !

Quoi ? Que se passe-t-il ? On est dans un pré. Eugène, étonné, fait coucher ses hommes. Ce sont les canons de la brigade qui, à leur tour, vont tirer. Le temps d’aviser, contre une touffe d’herbe au grésil craquant, un portefeuille gras tombé d’une poche, et il entend une voix essoufflée qui commande : « En avant ! En avant ! Les Prussiens sont en fuite. » C’est le colonel qui arrive au galop, crie déjà plus loin. Le régiment est debout. De toutes parts, les commandemens s’élèvent : « En avant ! » Le terrain plonge. Une course spontanée, irrésistible, entraîne Eugène et sa section. La charge sonne, tant pis pour qui tombe ; ils sont déjà loin. On franchit des petits fossés, on enjambe des corps. Une ligne de buissons dentelle les rangs, un vent glacé coupe les visages ; le terrain remonte, on a chaud ; on court sans voir, dans la fumée ; on crie à tue-tête. C’est une minute ivre de vitesse et de force.

— Halte ! Halte !

La masse hurlante se ralentit, oscille. Les hommes soufflent, s’interrogent. Pourquoi halte ? Les Prussiens regrimpaient rapidement la colline, jetant leurs sacs. Voilà un général qui passe, soucieux. Le colonel lui demande des ordres. Là-haut, des murs crénelés du parc, un feu violent crépite. « Il faut emporter cela ! » dit le général Barry, dont la division, ayant échoué déjà devant Goury, se replie en désordre. De front, c’est impossible ; le colonel détache sur la droite le premier bataillon. Celui d’Eugène va reprendre l’assaut. En tirailleurs ! Mais l’ivresse est dissipée, l’élan perdu. N’importe, on marche. Toute la bataille est concentrée pour Eugène dans cet étroit espace, au bout duquel les murs gris, les arbres dénudés se dressent. Voilà Cassagne qui boite, ses bottes le gênent… Ah ! mon gaillard !… Verdette tire coup sur coup, précipitamment ; mais pour viser !… Le caporal Boniface, deux poils de moustache, penche sa tête bandée d’un mouchoir à carreaux, ajuste avec soin. Il ne fait pas bon ici. Le rang se clairsème. À côté de M. de Joffroy, dont plus loin la haute taille se démène, le beau Seurat laisse tomber son fusil. Un éclat d’obus l’a décoiffé, lui rabat sur le visage un lambeau de chair rouge. Bras étendus, il fait trois pas, tourne et s’abat. Eugène voit jaillir la cervelle. On est maintenant dans une carrière. D’ici on peut tirer comme à l’affût. Les balles écornent la pierre tendre ; on a les genoux blancs. Mais voilà les Prussiens qui détalent, s’engouffrent dans une brèche du parc. Feu ! Feu ! Les remingtons s’en donnent. Cette fois c’est le vrai moment de charger. Eugène évalue à doux cents mètres la distance qui le sépare des murs, rien qu’un saut. M. de Joffroy lève son sabre ; il l’imite. En avant ! Toute la compagnie s’élance, plus que cent pas ! Groude, qui tient son sabre bas comme un double mètre, — il a l’air d’arpenter, — est à sa hauteur. Des murs crénelés, le feu redouble ; le bataillon hésite, s’arrête. Soudain Eugène aperçoit là-bas, à droite, la masse imposante d’une colonne compacte. Déjà M. de Joffroy la signale, des remingtons s’abaissent. Mais le colonel se précipite : — Ne tirez pas, c’est le 1er bataillon ! — Eugène relève le canon de Cassagne qui grommelle : — Je parie que c’est des Pruscos ! — En même temps, de la sombre colonne jaillit une gerbe rouge, une grêle de balles. Cassagne triomphe. Michot, le cuisinier, Ricart l’ordonnance, tombent ; vingt autres s’affaissent ; clopin-clopant, des blessés s’écartent. Le colonel a le pied broyé d’un éclat d’obus. Les compagnies hachées, décimées, battent en retraite ; le quart du bataillon gît sur la pente.

À redescendre la colline, à sentir dans son dos la poursuite du vent de grêle, à faire tous les cent mètres demi-tour et de là voir chaque fois plus lointain le but manqué, Eugène, tant le revirement était brusque, ne se rendait pas bien compte encore. À son enthousiasme inconscient succédait de la rage, la conviction que ce n’était pas fini, un espoir quand même. Ce ne fut qu’à l’abri des premières maisons de Loigny qu’il mesura le sanglant échec. Une stupeur l’envahit. Comment, on avait été si près ! Il revoyait l’angle des murs, un arbre brisé pendre sur les créneaux où des casques en pointe fourmillent. Et maintenant il était là, dans cette cour, près d’une charrette et d’un tas de fumier. Découragement ? pas encore. Mais abdication involontaire de soi, dans une série d’actes machinaux, d’images animées comme en rêve. L’instinct seul le guidait. Son âme s’était dissoute. Il n’aurait pu s’analyser, il vivait.

Les ralliés de la section essayent de barricader la route. Eugène les compte. Dix-sept sur trente. Où est donc le sergent Bru ? Boniface l’a vu tomber au moment de la méprise. Il n’aura pas porté longtemps ses galons !… Des tables, des tonneaux, la charrette s’empilent. Dans la cour, Neuvy, avec une pioche, écrête le mur. Qu’est-ce que fait donc Verdette, à genoux sous le hangar ? Il déplace des fagots ? Non, il a découvert un tas de pommes de terre et en bourre sa musette. Le conseil de guerre alors, comme Pirou ? Ah ! bien oui, voilà Cassagne qui en fait autant. Ils mangeront ce soir, les pauvres diables. Dans la cuisine un vieillard bave, gâteux. Il a l’air, sur sa chaise, tant il est immobile, d’une souche déjetée. Où est l’escalier du grenier ? De là, on serait bien pour voir. Des marches branlantes, une odeur de foin, la lucarne pleine de toiles d’araignée. Quelle vue ! Ouf, ça cuit ; la moitié du village flambe. Des lignards tirent à jet continu. Tiens ! il y en a dans le cimetière. Ah ! voilà Groude et M. de Joffroy à la fenêtre de la maison voisine. Bonjour ! C’est étonnant comme la place est bonne. On distingue très bien la plaine, Goury, d’où maintenant les Bavarois arrivent ; l’avant-garde court, il y a un officier à cheval, en tête. Quel malheur de n’avoir pas de fusil. Comme ils vont vite ! Ah ! l’officier est par terre. Bravo, Boniface ! Les lignards du cimetière sont des lurons. Joli, le champ de repos : quel feu d’enfer ! Eh bien, où est ma section ? Les Bavarois sont là, La cour est vide !… Eugène voit les derniers tireurs s’engouffrer sous la porte. Instinctivement il veut les suivre, descend quatre à quatre, traverse la cuisine. Le vieux est allongé, dans une flaque de sang. La compagnie détale. Il trotte côte à côte avec M. de Joffroy, qui lui dit : « Le cimetière tient toujours ! » Une maison en flammes leur darde au passage sa bouffée brûlante ; ça sent mauvais. On traverse des champs où des cadavres font tache. Un caisson saccadant, attelage fou, sans conducteur, passe au galop. On est dans un petit bois. Eugène reconnaît des visages familiers. Voilà Neuvy, Verdette. On souffle. Là-bas, Loigny brûle dans un fracas terrible. Un clairon grêle s’époumone. Quelle heure est-il ? Eugène tire sa montre. Elle est arrêtée, marque onze heures. Il en est trois. Il ne s’en doute pas, sait seulement qu’il est las, qu’il a faim. Quelqu’un lui parle : « Voyez-vous ces troupes en avant ? Ce sont des cuirassiers blancs, n’est-ce pas ? » M. de Joffroy met sa main en abat-jour. « Il y a des uhlans aussi. » À plat ventre, les moblots usent leurs dernières cartouches. Un lignard qui est couché avec eux, appuyé sur ses coudes, pique brusquement du nez, ses mains se crispent sur le chassepot puis se détendent. Une fureur transporte Eugène. Les doigts lui démangent. Il ramasse l’arme, vide la cartouchière, et comme aux tirs de foire, autrefois, sur le mail, avec un plaisir d’enfant fouetté d’un âpre vertige, il charge, épaule, tire. Il ne se rend pas compte qu’il tue. Il accomplit un acte très simple, il fait sans réflexion son devoir.

Les remingtons manquent de cartouches. La culasse de son chassepot ne joue plus. Le clairon grêle sonne : en retraite ! On quitte le bois. La compagnie traverse des champs, des fossés, un village. On s’y bat avec frénésie, dans le parc et le château. Eugène, maintenant presque détaché, contemple ces enragés. Il n’a plus que l’espèce d’irritation sauvage que donnent la fatigue et la faim. Il ne se soucie guère de savoir à présent comment ce village s’appelle. Il s’éloigne de Villepion comme il a fait de Loigny, sans se douter qu’à cette heure, tous deux reçoivent l’immortel baptême, la marque sombre, mais éblouissante. Car il y a des défaites aussi glorieuses que des victoires.

Tandis qu’anéanti, sa fièvre tombée, il gagnait, comme un somnambule, l’étape de hasard où il trouverait, dans la grange inconnue, pleine de cris de blessés, repos et sommeil de bête, le général de Sonis, amenant à marches forcées la poignée d’hommes seule valide du 17e corps, accourait vers le champ de bataille au secours de Chanzy.

Le 16e corps, écrasé dans sa marche en avant par l’armée du grand-duc de Mecklembourg grossie des Bavarois de von der Tann et des renforts de Frédéric-Charles, pliait. La division Maurandy, désorganisée, était jetée sur Terminiers. La division Barry s’arrêtait en déroute au delà de Villepion où Jauréguiberry, seul, se maintenait héroïque, après une résistance acharnée à Loigny. La nuit dans le froid vif venait. C’est alors que le général de Sonis, hier encore colonel de cavalerie à Laghouat, apparaît à la tête des troupes qu’il a pu détacher de son corps, épuisé par une longue marche. Trois brigades et de l’artillerie de réserve entraient en ligne, se débandant presque aussitôt. Il essaye de les entraîner. On refuse de le suivre. Désespéré, comprenant que l’heure du dévouement et de l’exemple suprêmes a sonné, Sonis enlève une petite réserve d’élite. Ils sont huit cents : mobiles des Côtes-du-Nord, francs-tireurs de Tours et de Blidah, volontaires de l’Ouest. Ces derniers, sous Charette, s’appellent dans l’histoire les Zouaves pontificaux, vieux soldats volontaires, complétés de recrues, qui bien vite se sont pénétrés de l’esprit des anciens. Poignée d’hommes, qui est le plus éclatant témoignage de ce que peut, sur des âmes droites, un haut idéal. Ce sont des croyans. Et parce qu’ils ont l’ardeur profonde de la foi religieuse, ils ont le culte du sacrifice dans ce qu’il a de plus élevé, l’offrande entière à la patrie. Les mobiles à droite, les francs-tireurs à gauche, les zouaves au centre accompagnés de leurs aumôniers, tous s’élancent. Immédiatement après les tirailleurs, Sonis et Charette suivent à cheval. Le fanion du général, âme pieuse et mystique, est une bannière de soie blanche où le Sacré-Cœur est brodé. Vers Loigny, qui à douze cents mètres crache balles et mitraille, et où dans le cimetière quelques lignards du 37e tiennent encore, la charge fonce, à la baïonnette. Sa ligne irrésistible balaye le terrain découvert, une ferme, des boqueteaux. Bien des héros tombent. Le rang se serre, la charge avance. Sonis, une cuisse brisée, roule à terre. Le cheval de Charette s’abat. La charge avance. Elle emporte les premières maisons de Loigny, mais le général de Treskow masse sa dernière réserve et, sous un feu meurtrier, l’assaut tourbillonne et reflue. La bannière blanche, quatre fois abattue, aussitôt relevée, passe de main en main. Le porte-étendard Verthamon tué, Bouille tué, son fils tué, Cazenove blessé, la hampe sanglante s’érige aux mains du sergent de Traversay. L’admirable petite troupe bat en retraite, et à peine poursuivie, parcourt fièrement le calvaire semé de ses morts. Partis trois cents, les volontaires de l’Ouest sont soixante-quatorze. Loigny, dans la nuit tombée, brûle toujours. Çà et là quelques fermes fument comme de grandes torches. Les premiers flocons de la neige voltigent. Le 16e corps s’écoule en désordre. C’est la retraite, morne, éreintée, grelottante. Les cœurs fléchissent. Le sourd roulement de l’artillerie qui se retire au galop ébranle les routes sonores, augmente l’effroi.


Deux nuits après, si énervé qu’il ne pouvait dormir, Louis, debout, les tempes battantes, contemplait Guyonet ronflant, renversé sur un dossier de fauteuil. Sangbœuf, rouge de contention, était penché à la lueur de deux bougies au-dessus de l’appareil Morse, dont la mince bande bleue se déroulait, au tic tac du martèlement. Il faisait noir, il faisait froid, en dépit des bougies qui tremblotaient, des braises qui rougeoyaient dans la cheminée. Dehors, un piétinement ininterrompu de troupeaux emplissait l’ombre glacée. À travers fenêtre et porte, Louis l’entendait retentir en lui. Et cette rumeur monotone, parfois soulevée de jurons et de cris, berçait son désespoir taciturne. La fatigue et les émotions de la nuit dernière ajoutaient à cette surexcitation.

Ah ! cette nuit du château de la Monjoie, où un aide de camp de Chanzy avait apporté les nouvelles de Loigny, où, de minute en minute, les aides de camp de d’Aurelle entraient silencieux dans le grand salon encore souillé du récent passage des Allemands, — glaces en miettes, tentures lacérées, sièges crevés, — déposaient leurs dépêches, tendaient un instant leurs bottes couvertes de neige à la flamme du foyer, causant bas… Louis, qu’avait longtemps assombri l’inaction de d’Aurelle, l’indécision du général on chef dont, par la transmission des télégrammes chiffrés, il était le témoin obscur, avait alors achevé de perdre confiance. Tandis que l’armée du duc de Mecklembourg écrasait le 16e corps et partie du 17e, le 15e maladroitement divisé, ne prêtait à Chanzy qu’un secours dérisoire. La 1re division, avec des Pallières, restait immobile à Chilleurs ; les divisions Peytavin et Martineau, qui selon l’ordre de mouvement général entamaient leur marche sur Pithiviers, au lieu de se porter droit au canon, s’engageaient mollement à Pourpry, pour rétrograder bientôt sur Artenay, Apprenant que l’aile gauche était rompue, et n’ayant pas encore reçu la dépêche qui le même soir lui restituait la direction de l’aile droite, 18e et 20e corps, d’Aurelle, réduit par conséquent au seul 15e, prenait le parti de renoncer sur-le-champ à une offensive qu’il n’avait jamais approuvée. Sans essayer de résister au centre, de coordonner son armée éparse, il décidait la retraite sur Orléans. Bien qu’il ne fût pas comme Guyonet stratège en chambre, Louis s’était rendu compte qu’une retraite sans combat, — le 15e corps, malgré l’engagement de Pourpry, demeurait intact, — allait avoir sur de jeunes troupes l’effet le plus désastreux. Et de fait, sitôt les ordres transmis, de dures heures courbé sur l’appareil Morse, — il ne l’avait que trop vu. Devant l’avenue du château, une cohue, pareille à celle qui en ce moment roulait grondante sous la fenêtre, avait jusqu’à l’aube submergé la grande route, le bord des champs de neige. À travers les ténèbres fouettées d’essaims blancs, des ombres coulaient, intarissables. Pliés en deux, sans fusil, sans sac, des centaines d’hommes pieds nus tournaient le dos à l’ennemi, s’empressaient vers la ville. À la vue de ce pêle-mêle où il n’y avait ni officiers, ni rangs, rien qu’un amas de bétail, le cœur de Louis s’était serré d’un affreux pressentiment. Il avait deviné la défaite totale, la ruine foudroyante de ce qui hier encore était l’armée victorieuse de Coulmiers.

Et maintenant, dans la pièce où son insomnie le promenait, des braises mourantes de la cheminée aux bougies presque consumées de la table, il écoutait le torrent de la rue, ce long piétinement de débandade qui faisait un bruit d’eaux grosses dans les ténèbres. Il se remémorait toutes les dépêches de la journée, ces glas de défaite qui annonçaient l’action définitive, l’entrée en ligne de toute l’armée de Frédéric-Charles, accourue de Pithiviers en ne laissant devant le 18e et le 20e corps qu’un masque de quatre bataillons, et tombant tout entière sur le 15e corps en retraite. À Chilleurs, à la Tour, à Neuville-aux-Bois, le Prince Rouge enfonçait la division des Pallières dont les régimens meurtris, harassés, se traînaient dans la forêt, le long des routes, de village en village, vers Orléans, dans le crépuscule, dans la nuit. À Artenay, à Chevilly, il bousculait, après une lutte tenace, la division Martineau dont maintenant, sous la fenêtre, le flot rompu coulait, coulait intarissablement. En vain à l’Encornes, à Huêtres, les divisions Barry et Peytavin réussissaient à arrêter un moment l’envahisseur ; le 16e corps se repliait ; partout, à coups puissans de bélier, Frédéric-Charles précipitait sur le camp retranché, dans un formidable remous, les tronçons de l’armée.

Louis eut devant les yeux d’Aurelle tentant dans la grand’rue de Cercottes d’arrêter les fuyards. Aidé de tous ses officiers d’état-major, des gendarmes de la prévôté, des cavaliers d’escorte, il priait, conjurait, menaçait. Peine inutile ! En proie à la terreur panique, oreilles sourdes, faces closes, le flot coulait toujours. Le cœur brisé, l’homme de la discipline, qui naguère faisait fusiller pour une peccadille, débordé, impuissant, voyait fuir entre ses doigts cette armée, qu’il avait formée, conduite, de Salbris à Coulmiers ; car il ne suffit pas, quand on assume l’honneur de commander en chef, d’être un strict observateur de la discipline, un vaillant soldat. Il faut, à l’ardeur de l’initiative, joindre la force de caractère. Elles lui avaient manqué toutes deux.

Un bruit sec fit tressaillir Louis. Une des bobèches avait éclaté. — Là ! dit Sangbœuf, en consultant la pendule, heureusement que j’ai fini. À vous le tour. Je vais imiter Guyonet. Les bougies sont dans le tiroir.

Louis venait de les renouveler, et, la tête dans ses mains, il songeait à Eugène ; où était-il maintenant ? Pourvu qu’il ne lui fût rien arrivé ! Soudain la porte s’ouvrit sur la nuit glaciale et sur l’interminable défilé de fantômes. Un officier parut, tendit une dépêche à Louis. — « Urgent, dit-il. Très important. J’ai l’ordre d’assister à l’envoi. » Sans donner signe d’émotion, comme un manœuvre, Louis, la main à l’appareil, transposait le texte tragique. C’était le message de d’Aurelle au gouvernement de Tours, annonçant que tous les corps étant plus ou moins éprouvés ou désorganisés, il n’y avait plus lieu de faire des plans de campagne. Une seule ressource s’offrait : évacuer sans défense Orléans, le 16e et le 17e corps gagneraient Beaugency et Blois, le 18e et le 20e Gien ; le 15e se retirerait en Sologne. Louis, tout en manipulant, se revit trois semaines plus tôt, en train de transmettre, après la victoire de Coulmiers, les instructions prescrivant la fortification du camp retranché à l’abri duquel l’armée se referait. Quelle ironie dans ce contraste ! Que de temps stupidement gâché ! Que de forces et de travaux perdus !

Le dernier mot lancé, l’officier salua, sortit, sans parler. Louis retomba au silence de la pièce où, traversant les murs, l’immense rumeur couvrait les ronflemens de Sangbœuf, la faible respiration de Guyonet. Il somnolait, quand la sonnerie tinta, et, brusquement réveillé, lut avidement, sur la bande déroulée, la réponse stupéfaite et sévère de Freycinet… « Il fallait rassembler les cinq corps épars, tenter un vigoureux effort !… » Le planton parti, il se remit la tête dans les mains, rêvassa longtemps, partagé entre le doute et l’espoir. La clarté des bougies devint jaune ; les vitres avaient blêmi. Un jour de neige se leva. Guyonet et Sangbœuf étaient debout, on allait bientôt se remettre en route. Déjà les originaux des dépêches, les copies étaient entassées dans les cantines lorsque l’officier de tout à l’heure reparut, tendit avec une recommandation pressante le télégramme de d’Aurelle. Le général ripostait avec humeur qu’ « étant sur les lieux, il était mieux à même de juger de la situation. Orléans n’était plus défendable ; les forces de l’ennemi dépassaient ses prévisions ! Il maintenait l’ordre d’évacuation. »

Aussitôt l’officier parti, Guyonet, qui avait relayé Louis, levait les bras au ciel, commençait à développer un plan admirable. Mais un chef de service entra en hâte : « Vite, emballez les rouleaux Morse ! Nous filons sur Orléans ! »

Louis n’était plus à Saran quand la réponse du gouvernement, un acquiescement affligé, y parvint. Pris dans le courant rapide, ahuri, ballotté, il n’était maintenant qu’une épave de plus. Nulle volonté humaine, aucun obstacle n’eût pu entraver le déchaînement de ces milliers d’êtres sans chef. Inutilement d’Aurelle, troublé par les représentations de Freycinet, revirait, témoignait l’intention de défendre le camp. À Gidy, à Cercottes, les divisions Peytavin et Martineau recevaient le dernier choc, s’enfuyaient maintenant vers la ville, dans une confusion inexprimable. À Vaumainbert, à Saint-Loup, les restes de la division des Pallières fondaient, les batteries de marine éteignaient une à une leur feu, sur les positions tombant d’elles-mêmes. Le 16e et le 17e corps, coupés du gros, s’en allaient vers la Loire. Le 18e et le 20e passaient le fleuve en amont. Tout croulait. D’Aurelle, sans armée, télégraphia enfin l’abandon fatal. Sur toutes les routes, on ne sait quelle ivresse farouche emportait ces bandes, où parfois des chevaux sans cavalier trouaient, où des batteries au galop se frayaient passage, conducteurs éperonnant au sang les attelages. Les vides se comblaient aussitôt, dans une ruée bourrue vers l’abri. À mesure qu’on approchait d’Orléans, une satisfaction ranimait ces visages éteints ; l’espoir du pain, du vin, du lit. Dans la ville, on s’entassait. Les soldats ivres envahissaient cabarets et bouges ; beaucoup mendiaient ; on se couchait malgré le froid en travers des trottoirs. Les officiers emplissaient hôtels et cafés. La nuit tomba vite. Le cercle allemand se rétrécissait. Ses avant-gardes occupaient les faubourgs. Il fallait se hâter.

Sur le pont de pierre et le pont du chemin de fer, dans le désarroi de l’ombre, l’évacuation continuait, tumultueuse. Comment arracher des maisons cette foule inconsciente, si assommée de lassitude, si hébétée de découragement, que des milliers, plutôt que de faire encore un pas, se laissèrent prendre ? À partir de quatre heures, au-dessus de la Loire charriant des glaçons énormes, sur les ponts secoués, trop étroits, tout ce qui s’élançait trois jours auparavant vers le mirage de l’armée de Ducrot, tout ce qui restait de l’armée de la Loire, l’effrayante horde, lignards, zouaves, chasseurs, mobiles, artilleurs, cuirassiers, hussards, le prodigieux amalgame de canons, de caissons, de voitures s’écrasa, cependant que le long des rues noires et des maisons mortes, dans Orléans évacué pour la quatrième fois, le grand-duc de Mecklembourg entrait, minuit et demi sonnant, derrière les tambours plats et les fifres aigres.

XI

— Dépêche-toi, ma bonne, si tu ne veux pas être en retard, fit Poucet, s’emparant d’un sac de nuit et d’une valise, tandis que sa femme, son chapeau à brides sur la tête, donnait un dernier tour de clé aux placards et aux armoires. Avec une ironie mélancolique, il ajouta : — « C’est que, vois-tu, il y a des gens plus pressés que nous ! Ce soir il ne restera plus à Tours que les Tourangeaux pur sang… » Tous deux embrassèrent d’un regard cet appartement des Réal, où, depuis l’arrivée de la Délégation, ils avaient vécu des heures d’intimité, d’angoisse, d’espoir.

Rue Royale, quantité de gens couraient vers la gare. Devant le Maréchalat, on chargeait sur une charrette des cantines et des caisses précipitamment empilées. Partout, à l’Archevêché, au petit séminaire, à la préfecture, au palais de Justice, au lycée, que les grandes administrations quittaient, c’était le même déménagement fiévreux, où chefs de service, commis, garçons de bureau, chacun mettait la main aux paquets. Tours, dans l’immense remue-ménage, se vidait en deux jours de ce que deux mois d’énorme centralisation y avait entassé de personnel, de dossiers, de paperasses. Déjà, dans la soirée du 8 et dans cette matinée du 9, les services des ministères, les hauts personnages, le corps diplomatique, Fourichon, Grémieux, étaient partis pour Bordeaux. Quant à Glais-Bizoin, toujours mouche du coche, il s’en allait en Bretagne visiter le camp de Conlie. Gambetta, lui, demeurait en arrière, voulant suivre de près le mouvement des armées, où il jugeait la présence du ministre de la Guerre utile. Ah ! sans Gambetta, sans le prodigieux ressort de cet homme que, loin d’abattre, l’imminence du danger redressait, fouettait d’une énergie nouvelle ! Le jour même, des deux tronçons de l’armée, il avait refait des armées nouvelles. D’Aurelle enfin destitué, il donnait à Bourbaki le commandement en chef des 15e, 18e et 20e corps, reconstituant à Sully la première armée de la Loire, avec mission de reprendre immédiatement l’offensive, de se remettre en route vers Melun et Fontainebleau ; Chanzy, en plus du 16e et du 17e corps, prenait le commandement du 21e amené du Mans par Jaurès, et formait la deuxième armée de la Loire, avec mission d’assurer la défensive, de Vendôme à Beaugency, par la forêt de Marchenoir.

À la gare, où la voiture les déposait avec peine, au milieu de la bousculade des voyageurs et des bagages, d’un entassement fou de matériel et d’impédimenta de toutes sortes, les Poncet mettaient deux heures à prendre leurs billets, à faire enregistrer leur malle, à gagner le quai d’attente noir de monde. Les trains se succédaient, pris de force et bondés. Certains croyaient déjà voir apparaître les lances des uhlans, maudissaient la confiance de Gambetta, les illusions dont il les avait bercés. Une autre foule, plus serrée encore que la première, emplissait les salles, couvrait les quais. C’étaient, constamment ramenés par d’interminables files de wagons à bestiaux, des blessés pâles, linges sanglans, vêtemens en loques, un grand nombre, par ce froid lugubre, en pantalons de toile. Personne ne semblait s’apercevoir de leur présence. Sur les garages, des convois entiers stationnaient, tout murmurans de plaintes, sans pouvoir être débarqués. L’évacuation, dans l’affolement de l’intendance éperdue, ne se faisait pas. Et les blessés arrivaient toujours, beaucoup morts en route, ou mourans d’attendre.

Mme Poncet, deux grosses larmes dans les yeux, souffrait d’être à ce point inutile. Il lui tardait maintenant de partir. Poncet, révolté dans sa pitié profonde, éprouva, plus violentes, l’horreur de la guerre et la haine de l’ennemi. Tous deux, le vieux couple de travail et de charité, pensaient à leur fils, si loin dans ce Paris qui allait s’éloigner encore, à leurs neveux Eugène et Louis, à Charmont incertain, où bientôt l’invasion entrerait. Si encore ils avaient pu emmener les deux petites ! Que Gabrielle et Marie voulussent rester avec Marceline, les trois générations de Réal autour du grand-père, obstinément fidèle au foyer et au sol, ils le comprenaient bien. Mais une jeune fille comme Marcelle, une gamine comme Rose ! Est-ce que leur place était là ? Vainement, ils l’avaient dit hier à Charles, arrivé de Saint-Étienne, où la fabrication des torpilles était terminée ; il était venu faire fixer par les bureaux de la Guerre sa destination définitive, et avant de rejoindre l’armée des Vosges, il allait embrasser les siens. Charles avait remercié, refusé. Comme le grand-père, il avait, dans sa religion de la famille, la superstition du toit, gardien des souvenirs et des habitudes, de l’abri tutélaire sous lequel, aux heures de calamité plus qu’à d’autres, il faut se serrer coude à coude, cœur à cœur.

Ils parvenaient enfin à se caser dans un compartiment de seconde bourré de gens et de colis, attendaient une heure, à travers le courant d’air glacé des vasistas sans vitres, que le train, s’ébranlant le long du quai couvert de blessés immobiles, les emportât, transis, accablés, vers un coin de France encore libre, ce Bordeaux reculant, dans les terres meurtries et l’instable avenir, la frontière diminuée de la patrie.


L’après-midi, Gambetta, laissant le gouvernement rouler vers sa destination, reprenait la route de Beaugency. Avec cette souplesse qui s’accommodait aux événemens, avec cette confiance ardente qui l’élevait à leur hauteur, il ne pensait qu’à son plan nouveau. En quatre jours, Chanzy avait su, par une ferme retraite, combattante à Patay, ramener à trente kilomètres en arrière, garder unis le 16e et le 17ecorps, malgré la déplorable panique qui, après les engagemens de Bricy et de Boulay, avait éparpillé les divisions Barry et Maurandy, si démoralisées qu’elles refluaient en désordre jusqu’à Blois. En quatre jours, reformant avec le 21e corps une armée qui devait s’élever à 120 000 hommes et 300 canons, armée composite, d’élémens, d’armes et d’uniformes incohérens, sans autre lien que la patiente et tenace volonté du chef, il s’était établi sur la ligne prescrite, et depuis le 7, cramponné aux positions de Josnes, il résistait victorieusement à l’attaque du grand-duc de Mecklembourg, lancé à sa poursuite par Frédéric-Charles, le lendemain de la prise d’Orléans. On était au troisième jour de la bataille. Depuis soixante-douze heures, les jeunes troupes battues à Loigny, éreintées par des fatigues surhumaines, les marches, les privations, le froid, luttaient avec l’héroïsme de vétérans.

Au delà de Mer, — ne pouvant pousser jusqu’à Beaugency occupé par l’ennemi, — Gambetta descendait de wagon, gagnait en voiture le quartier général de Chanzy à Josnes. La nuit se passa à régler les questions urgentes : complément d’organisation, de cadres, surtout à débattre le grand parti : continuation de la lutte, ou retraite découvrant Tours. Mais puisque d’elle-même la Délégation avait quitté la ville, et que de son côté Bourbaki, après une courte pointe sur Gien, loin de tenir campagne, se retirait vers Bourges, pour aller s’y refaire, — comme si la deuxième armée n’avait pas le même besoin, — il fut décidé qu’on se replierait sur la ligne du Loir, après avoir tenté une fois encore le sort des armes : « Qui sait, disait Chanzy, ce que peuvent apporter les changemens de fortune si fréquens à la guerre ? » Il ajoutait : « L’ennemi est aussi fatigué que nous. » Général et ministre s’étaient vite entendus. Chanzy avait alors quarante-sept ans, une singulière maturité d’esprit jointe à une résistante vigueur physique ; quoique assez chauve, il semblait jeune, avec sa taille élancée, sa figure fine et énergique, au front large, au nez aquilin, au regard vif empreint de volonté. De toute sa personne émanait la marque virile : un caractère. L’échec de la veille, les risques du lendemain n’existaient pas pour lui. Il se réveillait chaque matin avec une résolution indomptable, un espoir intact. Il faisait manœuvrer ses recrues comme de vieilles troupes, et parce qu’il avait confiance en ce qu’elles représentaient de vaillance et d’efforts possibles, elles avaient confiance en lui. Si inexpérimentées qu’elles fussent, si tragiques que se succédassent les revers, il ne formait, comme Gambetta, qu’un vœu, débloquer Paris, lutter à mort. Il croyait au triomphe final, et qu’une nation qui ne veut pas se laisser écraser, peut vaincre.


Et de fait, trois jours durant, il avait résisté pied à pied, cédant à droite par suite du recul de la division Camô, mais regagnant à gauche. Les rudes chocs des Allemands, à bout de souffle, désespérés, échouaient contre cette opiniâtreté. Forte à ce moment de 60 000 combattans, l’armée s’étendait, la droite au fleuve, la gauche à la forêt de Marchenoir. Jauréguiberry avait remplacé Chanzy au 16e corps. Le 7, lutte indécise, chacun conserve ses positions ; le 8, les Bavarois plient au centre, mais enlèvent Beaugency et Messas, évacués après la blessure de Camô. Le 9, cramponné aux hauteurs de Tavers, en arrière de Beaugency, on recule à peine de deux kilomètres, après une lutte vive à Villorceau, à Villejouan, à Origny. Et, tandis que Gambetta, tranquille du côté de Chanzy, reprenait le chemin de Tours, pour de là courir à Bourges vers Bourbaki, le prier de tenter au moins une diversion, la deuxième armée livrait le 10 sa quatrième bataille, reprenait Origny, tentait d’envelopper la droite ennemie. Quatre jours acharnés à la défense, à la possession d’une lieue à peine de terrain. Surgissement devant l’adversaire stupéfait d’une armée nouvelle, jaillie de sa ruine, comme un phénix de ses cendres. Foinard, Gravant, le Mée, Villorceau, Tavers, Origny, noms obscurs, perdus entre tant d’autres, tous dignes pourtant de demeurer glorieux dans l’histoire, car ils sont peut-être les plus significatifs de la défense, portent le plus éclatant témoignage de ce que peut le soldat à la dernière limite de ses forces, ravagé d’épuisement et de froid, quand un chef décidé le ranime, le maintient, de son inébranlable foi. Mais Frédéric-Charles, au secours du grand-duc, dirigeait en hâte deux corps d’armée complets, rappelés de leur poursuite contre l’armée de Bourbaki ; Maurandy se laissait surprendre à Chambord, les restes de la division Barry n’offraient aucune solidité à Blois. Chanzy, sa mission remplie et au delà, redoutant de voir sa droite tournée, se décidait à donner enfin les ordres de retraite, vers Vendôme.


À Charmont, l’angoisse était vive. Les fuyards de Chambord avaient atteint Amboise, semant l’épouvante. À les en croire, l’ennemi accourait sur leurs talons ; il avait pris Blois ; il était là. Un instant, le général de Maurandy essayait de ressaisir ses hommes, songeait à défendre la ville. Un régiment de mobiles était détaché pour surveiller la forêt, mais une panique l’essaimait. Maurandy, recevant l’ordre de rallier Vendôme, se retirait aussitôt, coupant le câble du pont suspendu, faisant sauter le pont de pierre. Vite Amboise désarmait sa garde nationale ; l’ordre était donné de jeter les fusils dans la Loire. On était au soir du 12.

Dans le salon du château, la vaste pièce tiède où se continuait la vie muette des choses, les lampes versaient leur clarté paisible sur la forme et la place habituelles des meubles. Un grand feu de bûches pétillait dans la cheminée, des ronds de lumière tombaient des petits abat-jour sur l’ovale vert de la table à jeu, aux deux bouts de laquelle, maniant cartes et jetons, le grand-père et la grand-mère se faisaient ; face. Leurs vieilles figures durcies semblaient se pétrifier, comme les autres soirs, en une sérénité absorbée. Marie, assise au coin du feu, dans un fauteuil bas, ayant laissé tomber sa broderie sur ses genoux, contemplait avec attention les jets se la flamme dansante. Elle écoutait tomber au loin la pluie torrentielle qui, par toute la campagne, ruisselait dans le gluant dégel ; percée jusqu’aux os, comme si elle marchait avec Eugène sous ce déluge, elle accompagnait son cher mari dans la retraite noire, inconnue ; elle partageait chacune de ses souffrances, elle l’imaginait avec une pitié infinie, couché dans la boue, sans sommeil, sous la tente qui suinte et plie. Leur pensées se rejoignaient à travers le jour, à travers la nuit. Elle ne finirait donc jamais, cette guerre affreuse !… Dans un coin, Charles Réal, tenant les mains de sa femme, lui parlait à voix brève. Gabrielle penchait la tête, dissimulant son envie de pleurer. Et vraiment, à voir le jeu machinal des vieux, les attitudes familières, l’immuable tranquillité de la pièce, où le lent balancier de la pendule scandait l’heure de son grave tic tac, rien n’eût fait présager le drame qui se dénouait là : dans une heure, Henri et son père partaient.

À force de supplications, le jeune homme avait vaincu la résistance des siens. M. Réal, touché, comprenant qu’à cette minute critique, le pays avait besoin de tous, fier aussi de cet enthousiasme juvénile qui poussait Henri à imiter ses frères, avait consenti à le laisser s’engager. Seulement, pour être plus tranquille, il exigeait qu’Henri entrât au 3e zouaves de marche, le régiment de son oncle, le colonel Du Breuil, et tout à l’heure, rejoignant l’armée des Vosges, où, attaché à un corps du génie auxiliaire, il essaierait, avec ses torpilles, de nuire aux communications de l’ennemi, il allait emmener le jeune homme avec lui, jusqu’à Bourges. Là, il le confierait à Du Breuil, avant de reprendre son matériel à Saint-Étienne, pour le transporter à Autun. Mais le temps pressait. IL fallait, à la gare encombrée, coupée de la ville, — heureusement qu’on était sur la rive droite ! — à la gare où refluaient, de Blois et de Mer, dans un tumulte indescriptible, d’innombrables convois de blessés, de matériel et d’approvisionnemens, trouver place dans un train descendant. Avec douceur, avec tendresse, Charles Réal encourageait sa femme. Elle se mordait les lèvres pour ne pas éclater en sanglots. Dans son amour maternel, elle s’était dit : « Au moins, de mes trois fils, un me restera. Henri est trop jeune, il ne peut partir. » Et voilà qu’une fatalité le lui enlevait ; il lui fallait tout donner, son mari, ses enfans, aller au bout du sacrifice. Et cela, à l’heure la plus cruelle, quand se livrait la partie suprême. À voix étouffée, il essayait de trouver des mots d’espoir, de ramener un pauvre sourire sur le beau visage bouleversé. Lui aussiavait le cœur saignant : quitter Charmont à cette minute, laisser sans protection ces femmes et le vieux père ! Les deux derniers hommes de la maison partis, qu’adviendrait-il de ces existences qui lui étaient plus chères que la sienne ? Tout l’effrayant aléa lui apparut : le château à l’abandon, les Prussiens si près… Qui sait, bientôt peut-être les vexations, l’insolence de l’envahisseur ? Comment le père, avec sa rage patriotique, son caractère vif, supporterait-il ?… Avait-il été sage de céder à sa volonté têtue ? N’aurait-il pas dû, puisque Jean Réal était inséparable de Charmont et que Gabrielle et Marie se faisaient un devoir de ne pas abandonner les vieux, accepter l’offre de Poncet, écarter Marcelle et Rose ?… Mais non, à moins de fuir de ville en ville, il n’y avait qu’un parti digne d’une famille unie comme la leur. Les hommes à l’armée ; femmes, enfans, vieillards à la maison. C’est une lâcheté que de déserter le coin de terre où l’on tient par des racines si puissantes : la naissance, la mort ; de fuir le toit où successivement tous ont vécu, aimé, souffert, dans le jour à jour des tristesses et des joies, la douceur des souvenirs et la force des habitudes, la religion du foyer. Le père avait raison : c’était bien.

Marie avait repris sa broderie, jetait de temps à autre un regard furtif sur Gabrielle. Comme elle la comprenait et la plaignait ! Puis, point à point, elle suivait l’aiguille ; une expression indéfinissable passait alors sur son visage où la douleur et l’amour avaient épanoui une âme de femme ; elle paraissait écouter en elle-même, un doute mêlé d’espoir éclairait ses yeux bleus. Est-ce qu’elle ne se trompait pas, est-ce qu’une vie obscure n’allait pas bientôt remuer dans sa chair ? Elle en sentait courir à travers ses veines, avec un trouble plein d’anxiété, l’émoi précurseur, le frisson délicieux.

Le grand-père posa ses cartes et fit pivoter son fauteuil. Il venait d’entendre la porte s’ouvrir, dans un éclat de voix gaies. Henri entrait, entouré de ses sœurs. Marcelle et Rose le contemplaient avec une admiration attendrie, dont il jouissait naïvement, bien qu’il fît le détaché. Il eût cru d’une âme inférieure de paraître troublé et, bien que l’étant au fond, il éprouvait un orgueil enivrant à faire acte d’homme, — de héros, disaient les yeux de Rose. Mon Dieu, oui, de héros, s’avouait-il, tout en affectant une simplicité de bon goût, conforme à la situation. Il avait beau faire ; ses gestes, la vivacité de son regard, tout disait son triomphe. Il se sentait grandi de cent coudées, croyait porter déjà l’uniforme glorieux des zouaves, braies bouffantes, chéchia crânement plantée. Il n’aurait pas l’air d’un « bleu. » Le chagrin de la séparation s’effaçait devant le champ d’aventures qui s’ouvrait. Il n’était pas jusqu’à son regret de quitter Charmont et la jolie Céline, la petite couturière, fille du garde champêtre, autour de laquelle il tournait depuis deux mois, qui ne lui devînt plaisir amer à l’idée qu’il immolait l’amour au devoir.

Marcelle, en petite personne calme et avisée, — à la place d’Henri, elle aurait été se battre aussi, — le forçait à vérifier s’il n’avait rien oublié : son portefeuille, les photographies, sa montre, sa bourse, le grand couteau à trois lames avec scie, poinçon et tire-bouchon qu’elle lui avait acheté, pareil à celui de l’oncle Maurice. Ses seize ans, qui devenaient chaque jour plus réfléchis, lui laissaient, en dépit de son chignon de demoiselle et de sa robe longue, un air d’extrême jeunesse, qui la désolait. Rose ne lâchait pas la main de son frère, se collait à lui avec une gentillesse affectueuse. Ils avaient toujours été très camarades. La gamine, si bruyante d’ordinaire, toujours dans un envol de jupes et de cheveux blonds, se tenait songeuse, avec cette immobilité des enfans qui pour la première fois découvrent dans la vie des choses mystérieuses. Jusqu’ici tous ces événemens extraordinaires, l’attente et l’inconnu des Prussiens fantastiques, lui avaient été un divertissement passionné, quelque chose d’analogue aux terreurs des histoires de Croquemitaine et de Barbe-Bleue. Elle venait seulement de toucher du doigt une porte d’ombre, qui, redoutable, s’entr’ouvrait silencieusement, devant elle.

— La voiture doit être attelée, dit Jean Réal, en levant les yeux vers la pendule. Vous êtes prêts ?

— Une minute, dit Henri, soudain très rouge. Je reviens.

Quatre à quatre, il s’élançait dans l’escalier, courait à sa chambre où un instinct lui disait qu’il allait retrouver Céline. Elle avait aidé à la valise, il n’avait pu lui dire adieu devant ses sœurs, elle devait être là !… Une forme légère s’avançait dans le couloir ; Céline s’arrêta. Elle avait les yeux rouges, les joues pâles sous ses frisons dorés, un peu défaits. Jamais elle ne lui avait paru plus charmante, avec sa taille ronde et mince, son corsage bleu piqué d’une aiguille au fil blanc, sa frimousse fine. Il prit ses mains, qui étaient brûlantes. Elle osa alors le regarder en face, il ne vit plus l’ouvrière qui jusque-là évitait, partageait son affection timide. Elle fut la fleur brusquement éclose du premier amour, la rose fraîche du désir. Et d’un élan il lui jeta les bras au cou, leurs lèvres se touchèrent, dans un éblouissement. Elle le repoussa confuse, avec un retrait du buste qui était encore une caresse. Il sentit qu’elle lui prenait la main, y glissait un papier plié.

— C’est une médaille bénite, jeta-t-elle, portez-la toujours.

Et défaillante, elle s’enfuit. Henri serra le précieux souvenir. S’il ne portait pas la médaille, certes, il la garderait. Il la baisa avant de la serrer dans son portefeuille. Maintenant il pouvait partir ; il aimait, il était aimé, il était vraiment un homme.

Au salon, Jean Réal et Marceline étaient debout ; les adieux commencèrent par eux. La grand’mère, émue, tremblait ; et cela impressionnait, venant d’elle, si apaisée et si imperturbablement calme. Goguenard, mais avec une petite toux qui en disait long, Jean Réal fit seulement :

— Va, mon brave, et descends-en beaucoup !

Henri était son Benjamin ; il lui avait lui-même, ces derniers jours, appris l’exercice dans le parc, donné des conseils de tir ; l’élève faisait honneur au maître. Qu’Henri s’engageât, rien de mieux, et pourtant son vieux cœur était tout triste ; un peu plus, il l’eût maintenant empêché.

Mme Réal ouvrit ses bras, pour une muette, une interminable étreinte. Henri se hâtait, il abrégea les caresses de ses sœurs, désireux de ne pas montrer de faiblesse. Malgré la pluie battante, on accompagnait les voyageurs jusqu’à la voiture. La clarté jaune des lanternes plaquait, aux pieds du cheval, des reliefs de lumière mouillée. Le vieux Germain, qui avait arrimé les valises, tenait un parapluie ouvert, près de la portière. Charles Réal grimpa vivement, lança un dernier : — Bon courage ! Penché à la portière, tandis que le coupé roulait, Henri, à l’adieu suprême des baisers et des gestes, répondait, d’une voix joyeuse qui affrontait l’avenir : — Au revoir !

Marie, qui en embrassant Henri avait revécu la cruelle minute où Eugène, deux mois auparavant, s’était arraché d’elle, s’approcha de Mme Réal ; et quand, là-bas, au bout de l’avenue, la clarté des lanternes tourna, disparut, les deux femmes s’abattirent l’une sur l’autre en pleurant. Jean Réal dit enfin : — Allons !

La veillée commença morne. Marie, près de Mme Réal perdue dans sa pénible rêverie, avait repris son ouvrage. Marcelle à la table des livres, sous la lampe, ouvrait ses cahiers d’allemand, mais sa pensée y était encore moins que d’habitude. Aux pieds des vieux, Rose, la tête sur les genoux de sa grand’mère, bavardait avec insouciance, et son babil les distrayait. Tout à coup, Marcelle prêta l’oreille : un bruit de roues dans l’avenue… On se levait avec inquiétude : « Reviendraient-ils ? » mais dans le vestibule une voix résonna, étrangère et pourtant connue. Le comte de la Mûre, quittant sa pelisse de fourrure et ses caoutchoucs, montrait un visage défait, où l’inquiétude avait remplacé la morgue. Il inclina son crâne chauve : Mesdames !… baisa la main de la vieille Marceline, puis serrant la main de Jean Réal, il gémit :

— Je viens faire près de vous une nouvelle tentative. Je n’ai pas voulu partir sans essayer de vous convaincre. Mon cher ami, c’est de la folie de rester !

Et attirant le vieillard au coin de la cheminée :

— Vous exposez inutilement ces dames !

Jean Réal regarda cette figure craquelée de rides, ce teint de vieille porcelaine, dont le sourire aimable, la dignité convenue, lui avaient si longtemps fait croire, en dépit de la divergence de leurs opinions, à une entente de sentimens et qui, au rude choc des circonstances, tombait comme un masque, ne laissant voir qu’égoïsme et peur. Il eut un haussement d’épaules, murmura :

— Vous exagérez, mon bon.

M. de la Mûre se récriait. Il tira de sa poche une lettre, l’agita. C’était un mot de M. Brémond, le président du tribunal. Réal allait-il le récuser aussi ? « La forêt s’emplissait de patrouilles ennemies. Les campagnes fuyaient en masse. La lie des traînards, des francs-tireurs débandés, infestaient le pays, pillant et volant, aussi redoutables que les Prussiens. »

— Quant à ceux-là, dit M. de la Mûre, on sait trop de quoi ils sont capables ! Moi, à votre place, je plierais bagages sans perdre une minute. Mme de la Mûre et moi partirons demain matin. Nous n’avons que trop tardé.

— Et où allez-vous ? demanda Jean Réal, marquant ainsi qu’il était inutile d’insister.

— Chez nos cousins, les Grimadac, à Caudéran près de Bordeaux, où ma fille, qui est en Dordogne, nous rejoindra.

— Si loin ? fit malicieusement le vieillard.

— Je tiens à être à proximité du gouvernement. Par le temps qui court, un véritable Français ne peut se désintéresser de l’avenir de notre pays. Cette affreuse guerre ne peut pas être éternelle. Je suis de l’avis de M. Thiers, il faudra toujours finir par la paix, et le plus tôt vaudra le mieux.

— Permettez, dit Jean Réal.

Mais Germain, à pas silencieux, déposait sur un guéridon le grand plateau du thé ; Gabrielle, voulant prévenir la discussion, s’empressa d’offrir une tasse à M. de la Mûre ; Marcelle présentait le sucrier. — Du lait ? fit Rose. — Non, ma mignonne, un peu de rhum. Et tonifiant d’une addition vigoureuse le breuvage parfumé, il reprit : — Il faut être net en affaires. Nous avons perdu. Payons. Plus nous reculons la liquidation, plus cher elle nous coûtera.

— C’est un point de vue, dit Jean Réal, une rougeur légère aux pommettes. Seulement, vous partez d’un principe faux : Nous avons perdu ! Qu’en savez-vous ? C’est vite jeter le manche après la cognée. S’avouer vaincu d’avance, abdiquer toute idée de lutte, c’est pour moi, je l’avoue, un moyen trop simple de sortir d’embarras. Raisonnement de financier, de politique. Nous ne sommes pas en affaires ! Croyez-moi, Gambetta a raison. La seule pensée que nous devrions tous avoir, c’est de nous battre encore. Un peuple n’est perdu que lorsque tout son territoire est conquis, son dernier soldat tué. Et encore !… Non, ce dont une nation meurt, ce n’est pas du sang versé, de la ruine matérielle, c’est de l’abaissement moral. Mon cher, la seule vraie défaite irrémédiable, ce n’est pas celle qu’on subit, mais celle qu’on accepte.

M. de la Mûre laissa tomber les bras, fit la moue : décidément, ce vieux Réal avait la tête trop dure, il ne comprenait rien aux spéculations élevées ; comme de sortir de la vie habituelle vous change un homme ! Froissé au vif, il s’étonnait d’avoir pris pendant tant d’années son voisin pour un sage. Libre à lui de jouer aux hommes de Plutarque ! Il ne perdrait pas davantage son temps à le persuader.

Le silence se prolongeait. M. de la Mûre se leva :

— Après tout, mon bon ami, je n’insistais que dans votre intérêt.

Et tourné vers la grand’mère et Gabriel le : — Ma femme m’a chargé de vous redire encore qu’elle se mettait à votre disposition, si vous changiez d’avis. — Il flatta les joues de Rose et de Marcelle :

— Elle eût été charmée d’avoir ces petites compagnes de voyage.

Jean Réal le reconduisait, le regardant mettre soigneusement ses caoutchoucs, endosser sa pelisse, nouer un foulard à son cou, rabattre les oreillettes de sa toque de fourrure. Il ne prendrait pas froid ! Ils échangeaient une poignée de main molle. — Eh bien, adieu ! mon cher. — Adieu.

La porte claquée, le roulement de la voiture décroissant, Jean Réal rentra au salon, où toutes attendaient, Marcelle s’approchait de lui, et l’embrassant avec effusion : — Cher grand-papa ! — Il secoua sa tête blanche, dit avec bonhomie : — Et voilà vingt ans d’amitié par terre.

Cette nuit-là, on dormit mal. Le lendemain, avant le déjeuner, Jean Réal, sa tournée de propriétaire achevée, — suivait la grande avenue de hêtres qui menait au village. La pluie avait cessé. Un vent froid entre-choquait les branches où bruissait un murmure triste. Tout en marchant, il emplissait ses yeux du paysage familier : la fuite des prairies semées de noyers jusqu’au fleuve, la terre brune des vignes, les massifs des bois, tout le large domaine qu’il avait lentement créé, perfectionné, et que chaque année il voyait avec le même culte fervent, verdir, jaunir, s’épanouir en moissons lourdes, en grappes sucrées, en feuillages ombreux, puis sécher, mourir, pour renaître. Il arrivait à la grille, tournait sur la grande route. À sa droite, quelques maisons s’espaçaient, descendant vers la berge sablonneuse où les hauts peupliers dressaient leurs fuseaux. Il prit à gauche, vers la mairie et l’église, croisa quelques soldats qui lui demandèrent l’aumône. Eux aussi se disaient trahis. C’étaient des mobiles de la colonne de Tours, du régiment même qui, se portant au renfort de Chanzy, avait bivouaqué à Charmont, dix jours avant, et dont Jean Réal avait hébergé au château les officiers. Il revit le salon plein, les uniformes neufs, l’entrain avec lequel on avait toasté, verres de punch en main, au succès. Il écarta les mendians, d’un refus brusque, et poursuivi d’injures, parvint à la petite place plantée d’une rangée de tilleuls taillés. Devant la mairie, les membres de la commission municipale, la séance finie, se disputaient. L’instituteur, un homme chétif aux cheveux roux, aux yeux verts, aperçut le premier Jean Réal et, le saluant, vint comme pour lui demander secours.

— Parlez-leur, monsieur ! Moi, je ne suis rien, on ne m’écoute pas. Pour que personne ne pense à se défendre, ils veulent jeter tous les fusils dans le fleuve !

Républicain convaincu, forcé de se taire sous l’empire, il s’était donné carrière depuis le 4 septembre, parlant haut enfin, jouissant de son triomphe vis-à-vis de la commission municipale, composée de l’ancien conseil, dissous avec tous ceux de France en septembre, mais maintenu par arrêté préfectoral. Il se retrouvait seul, maintenant que, la République en péril, les conseillers la défendaient avec autant de mauvais vouloir qu’ils l’avaient servie d’abord avec platitude. Mais déjà un des gros bonnets, Massard, prenait Jean Réal à partie. Il fallait que le danger fût grand, la peur pressante, pour que le menuisier, connaissant les idées du château, se risquât à contrecarrer le plus grand propriétaire, le bienfaiteur du pays. Rubicond et ventru, il battait l’air de ses bras courts. « Était-on fou ? Ils n’étaient pas soldats. Les mobilisés ? Partis. Les gardes nationaux sédentaires ? Il y en avait treize bien comptés. Quand on n’est pas les plus forts, on se couche. Ce n’était pas la peine de faire brûler Charmont, fusiller les gens. Tout ça pour rien ! » Et voyant que ses argumens rencontraient une approbation générale, il avisa l’Innocent, qui, gravement, à l’autre bout de la place, faisait l’exercice avec un bâton, aux huées des gamins.

— Eh ! l’Innocent ! c’est-il toi qui vas nous défendre ?

On rit. L’idiot, tournant ses yeux rouges et sa tignasse crépue, mit le groupe en joue. Le maire, Pacaud, que la présence de Réal gênait, se décida et très vite : « Il n’y avait pas de déshonneur à agir selon la raison. Pourquoi garder des armes inutiles ? Ça pouvait faire du tort à la communes. À quoi ça servait-il que la guerre durât ? Plus tôt on arriverait aux élections… »

Sous les yeux clairs du vieillard, il parlait avec un embarras irrité, secouait sa tête bovine, frottait l’une contre l’autre ses mains épaisses.

— Mais gardez au moins vos fusils ! cria l’instituteur. On peut les mettre de côté, sans les détruire !

Jean Réal fit un signe : « Qu’on les lui confiât. Il les garderait, lui. Ce n’étaient pas les caves qui manquaient au château. » Soulagé, Pacaud abonda. Parfaitement, on les porterait aujourd’hui même. Les autres, malgré l’opposition de Massard, acquiescèrent sans enthousiasme. On regardait Jean Réal en dessous, avec méfiance. Tous les visages suaient l’inquiétude, l’agitation. Un vent aigre charriait la pluie. Au-dessus de l’église, le ciel était noir.

Jean Réal s’éloignait. Il se rappelait les fanfaronnades du même Massard, en juillet, avant la guerre. Assombri, il songeait à cette apathie des campagnes, couardes et veules, prêtes à tout plutôt que de compromettre leur sécurité animale. Ainsi, on en était venu là ! Ayant toujours tourné dans son cercle laborieux de terrien, limité aux joies et aux soucis de la famille, il ne savait à quoi attribuer cette déchéance d’un grand pays. Il constatait la plaie, et s’étonnait de son étendue rapide, si profonde qu’elle pourrissait toute notion juste du bien et du mal, étouffait jusqu’aux sentimens sans lesquels on n’est pas digne d’être homme.

Le curé, M. Bompin, sorti d’une ruelle, eut un moment d’hésitation, et le saluant de loin, rasant les murs, s’éclipsa. Jean Réal ne fit qu’entrevoir la longue tête de mouton triste, la soutane usée : « Encore un, se dit-il, à qui je fais peur. Un brave homme, charitable pourtant, mais il aime trop la paix… »

Des cris, des voix colères montaient d’une maison, sur le seuil de laquelle parut le garde champêtre. Fayet, le père de Céline, avec sa plaque et son petit sabre courbe, sa blouse propre, avait la Figure rasée, l’air énergique d’un ancien troupier. Loin d’éviter M. Réal, il lui fit le salut militaire, l’accosta avec un respect dévoué :

— C’est la Clicharde, expliqua-t-il, à qui on a volé un jambon, et vingt francs qu’elle avait dans une boîte… Quelque maraudeur, bien sûr. C’est mal pour des soldats… Et comme il en avait gros sur le cœur, il l’accompagnait un moment… « Croirait-on que des dernières troupes qui avaient passé il restait plus de dix soldats dans le village ! Massard en cachait deux, ne se gênait pas pour leur dire de rester là, de travailler chez lui, que ça vaudrait mieux que de se faire conduire à la boucherie… Ah ! au temps d’Inkermann et de Balaklava !… »

M. Réal regagnait la petite porte de la grille, s’engageait dans l’avenue. Le château, entre l’arceau lointain des hêtres, sous le ciel sombre, eut beau montrer sa façade amie, les yeux paisibles des fenêtres, pour la première fois, le vieillard n’en reçut aucune joie. Était-ce bien son Charmont ? Il se sentit vieux, il avait froid. À pas lents, sa haute taille un peu voûtée, il avançait, absorbé. La pluie creva, noyant l’horizon d’une rafale grise. Elle ruisselait des arbres, picotait les flaques, étendait la boue. Alors, devant l’effondrement brusque de toutes les croyances de sa vie, hanté par ce qu’il venait de voir, désertion, lâcheté, abandon stupide, pénétré par cette tristesse des choses, ce midi de pluie qui faisait le jour pareil au soir, il murmura, dans un bref accès de découragement :

— C’est la fin.

XII

Eugène, fourbu, marchait mécaniquement, les pieds meurtris dans ses bottes percées. Abaissant un œil morne sur la route durcie et défoncée, à peine s’il entendait le long murmure des pas, le bruissement inégal de la compagnie, du bataillon, du régiment en retraite. À peine s’il voyait par momens la campagne désolée, les squelettes des arbres noirs sous le givre, le lointain ondulement de l’armée : ici des batteries aux chevaux maigres peinant sur les traits tendus, là des files de convois, des alignemens de cavaliers, tout le lourd amas des colonnes mouvantes. C’était l’après-midi du 11, après les quatre jours de Josnes.

Eugène, qui avançait tête basse, buta contre un caillou ; M. de Joffroy le retint. Eugène avait maigri, l’air souffreteux, l’entrain tombé. Lui résistait, habitué à une vie de campagne, plus tanné seulement, sa barbe poussée. Quant à Groude, malade, il se traînait, la face ravagée de bile. Il restait silencieux des heures, ne sentenciait plus de proverbes, toute son application obstinée à suivre. M. de Joffroy dit à Eugène : — Voulez-vous que je vous passe ma gourde ? Ça vous remettra.

Mais Eugène n’avait ni soif, ni faim, ou plutôt tous ses instincts se fondaient à ce moment en un seul besoin : dormir. Une somnolence aux yeux ouverts l’engourdissait. Le grand coup de fièvre de Villepion, de Loigny, la détente harassante des jours suivans, de la retraite aux étapes obscures, l’énervement ensuite des quatre derniers jours de Josnes dans le sursaut des efforts continuels, le cauchemar interminable de la bataille, lui laissaient un accablement moral, une torpeur physique où il ne pensait presque plus à Marie, ni à rien de sa vie passée, tout au défilé des courtes visions immédiates, à une rage sourde d’en finir : humiliation de reculer encore, honte de sentir baisser autour de lui confiance et patriotisme, haine enragée et impuissante contre l’envahisseur. Un arrêt brusque fit courir son remous dans les rangs emmêlés. On se laissait choir, le dos rompu par le sac ; les fusils jonchaient le sol ; on se taisait, ou bien c’étaient des récriminations et des plaintes. Ça n’aurait donc pas de fin, cette guerre ! Le long de la route, dans les champs, un régiment de lignards s’écoulait, corps dépenaillés, visages blêmes aux joues creuses, aux yeux luisans.

Verdette, brûlant de lièvre, accroupi près d’une flaque gelée, cassait, avec la crosse de son remington, des morceaux de glace terreuse qu’il suçait avidement. Et la marche reprit, le piétinement de bêtes. Des coups de feu lointains firent un instant dresser les têtes : « Y’là qu’ils s’aperçoivent qu’on décampe ! » Puis le bruit cessa, les têtes retombèrent. À trois heures et demie, le 75e mobiles arrivait à Villegonceau, dressait ses tentes sur le plateau désert, autour de quelques fermes aussitôt envahies. À coups de poing, à coups de pied, on se disputait la paille. Le sol était si dur que les piquets de bois des tentes n’y pouvaient entrer ; on dut cette fois encore planter les baïonnettes dans les anneaux des cordes. Autour des feux où le plus souvent ne cuisait rien, des ombres se groupaient, noires dans la nuit vacillante. On mâchait du biscuit gelé, on échangeait de rares paroles ; on sentait plus vivement le froid, la faim ; et cette tristesse se prolongeait dans le sommeil.

Le 12, à travers le brouillard, qui peu à peu tournait en pluie, l’armée hâve et lasse se remettait en marche. Par la campagne noyée d’eau, par les routes grises s’étendit la masse d’hommes, dans le roulement confus des charrois, le passage des canons, l’immense fourmillement des fantassins et des cavaliers. Bien vite, sous l’averse incessante du dégel, la terre se liquéfiait, les ornières devenaient lacs ; routes et campagne, à force d’être foulées au pied, n’étaient plus que fange grasse, étangs limoneux, où les arrière-gardes enfonçaient jusqu’aux chevilles. En vain, à Maves, à Nuisement, deux petits combats élevaient dans l’air strié de pluie leur rumeur brève et sourde ; on scrutait anxieusement l’horizon, on écoutait la voix inexorable du canon, ce perpétuel grondement dont toutes les oreilles depuis deux semaines bourdonnaient ; puis les visages, un moment inquiets, se penchaient de nouveau ; l’armée continuait sa marche lente, alourdie par l’épaisse glu qui collait aux semelles en paquets de plomb, trempée du déluge torrentiel qui ruisselait aux képis, imbibait pantalons et capotes. Eugène courbant le dos, pataugeait. La brigade venait la dernière du corps, déployée pour pouvoir, en cas d’attaque, répondre plus rapidement. On cheminait à travers vignes, labours, ravins et fossés, enfonçant dans les sillons, détruisant le blé vert. L’horizon sans arbres, sans clochers, indéfiniment reculait, sur la plaine sans limites, l’océan de boue. De temps à autre, un mobile tombait, demeurait là. Cassagne tout à coup lança un juron : une de ses bottes l’avait quitté. Clopin-clopant, talonné par les rangs suivans, il dut en gémissant poursuivre.

— Ben quoi, dit Verdette dont les yeux doux étaient à présent farouches, tu seras pieds nus, comme les camarades !

Beaucoup avaient depuis longtemps perdu leurs souliers, les pieds enveloppés de linges sans nom, ou s’écorchant à même.

Eugène revit le Bavarois de Faverolles et songea : « Bien mal acquis ne profite jamais, comme dirait Groude. » Mais au fait, où était-il donc, Groude ? Il se retourna, l’aperçut loin en arrière, plié en deux, se tenant le ventre d’une main, l’autre crispée sur un échalas en guise de bâton. La figure lamentable de l’architecte disait un entêtement désespéré à ne pas abandonner le rang, à tenir jusqu’au bout. Plus d’un se serrait comme lui à ses voisins, lié à ce petit centre de l’escouade qui de la section à la compagnie, de la compagnie au bataillon, nouait ce chapelet de soldats. Quitter la colonne, se reposer un instant ? mais après, comment rejoindre ? Où aller, que devenir ? L’intérêt plus que la discipline groupait ces bandes en marche. Pourtant des traînards s’essaimaient, aussitôt maraudeurs, rués à l’assaut des fermes et à la conquête des villages. Ceux qu’on traversait, maisons formées sous la pluie, regorgeaient de blessés et de malades, varioleux ou typhiques.

Depuis huit heures du matin, Eugène marchait ainsi, aux côtés de M. de Joffroy, du même pas automatique qui ne choisissait plus la place où se poser, plongeait indifférent. Des arrêts à toute minute, des départs glissans, et tout autour, le vaste écoulement sans fin de l’armée, hommes et chevaux crottés jusqu’aux épaules, essieux embourbés, canons qu’on pousse aux roues.

— Y a-t-il encore quelque chose dans votre gourde ? demanda-t-il au capitaine. Elle était vide. Une soif ardente les dévorait. Eugène marchait toujours, dans un hébétement où le sommeil parfois le prenait debout. Le passé, l’avenir, un trou noir ; l’idée de boire, de manger, de dormir surtout succédait seule à l’idée de patrie, au doux sentiment de son amour ; ni conscience ni souvenir, un besoin machinal si impérieux qu’il étouffait tout. Cette lumière intérieure qu’il avait entrevue à la veille de Coulmiers, à la veille de Loigny, cette petite aube pure de devoir et de sacrifice, soufflée, éteinte. Le tendre visage de Marie, loin, trop loin, dissous dans la brume d’eau, la pluie, la pluie.

Cependant, vers le soir, le 75e voyait pointer, grandir le clocher de Pontijou. Tous les corps s’arrêtaient sur un même jalonnement d’avance prévu, fixé par la pensée vigilante. Dans ce vaste désordre de chacun des corps, un ordre général reliait l’armée flottante, maintenait compact ce faisceau énorme. Et c’était l’idée volontaire et minutieuse, jaillie du cerveau du chef, le dispositif quotidien des plus petits mouvemens, la mince ligne d’écriture griffonnée en hâte, dont le fil tenace, enveloppant ces milliers d’hommes, marquait une présence invisible, la sûre volonté du commandement.

Eugène avec sa troupe, — de trente, la section était tombée à quinze, — traversait un ancien camp dont ils ramassaient la paille pourrie. Halte ! On était dans un labour. Une boue si profonde que les piquets n’y mordaient pas, — les baïonnettes d’hier pas davantage. Impossible de dresser les tentes. Ni bois ni eau, que les corvées durent aller encore chercher à un kilomètre et demi. Pour se faire une litière, jouir du fumier, il fallut ratisser avec des bâtons la boue liquide.

Le 13, dans l’aube affreuse, l’armée secoua son sommeil funèbre, sortit de son lit de vase, et de nouveau par les routes en fondrières, la campagne noyée d’eau, la nappe d’hommes s’étendit, dans le roulement plus pénible des charrois, l’ahan des attelages aux canons, l’immense cheminement, ralenti, exténué, des fantassins et des cavaliers. Vendôme pour tous se levait au bout de l’étape dans une attraction de phare, sur cet océan de misères. C’était la ville, avec ses toits, sous lesquels on dort, on mange, on boit, et bien que beaucoup dussent camper autour, sans y entrer, ils souhaitaient la voir apparaître comme un lieu béni de protection et de repos, une terre promise. Tout le jour le mirage recula, sous le flagellement de la pluie, le rejaillissement des flaques. On dépassait des soldats étendus, agonisant de fatigue, où morts. On traversait des villages presque abandonnés ; des traînards occupaient seuls des maisons, s’entassaient aux granges, sourds, hagards, insensibles aux menaces, aux prières. Ils aimaient mieux se faire prendre, bétail humain, par les uhlans à leur poursuite. Plus loin, d’autres villages semblaient déserts, vidés par un fléau. Et la campagne aplanissait toujours la désolation de ses champs uniformes. Des chevaux crevés, déjà raides, des prolonges enlizées obstruaient les routes. La faim, la soif devenaient intolérables, on buvait aux mares, aux sillons ; des plants de choux gelés, en un instant étaient arrachés, avalés crus. Dans une ferme où l’on mettait le pain à cuire, la fournée de pâte molle fut pillée, la farine chaude mangée sur place ; les paysans, — sans doute ils avaient des fils, — pleurèrent de voir cela.

Eugène marchait sous l’impulsion de la souffrance acquise. Lui aussi mourait de besoin, eût voulu se laisser tomber comme sur un lit moelleux dans cette infecte boue : dormir,… dormir… Mais il comprenait qu’il ne se relèverait pas. Ce n’était plus son devoir, son amour, qui le retenaient à la vie ; mais un instinct sauvage de conservation, qui faisait de lui un automate, rivé à l’atteinte du but. Alors, il se serrait contre M. de Joffroy, dans un besoin de s’épauler contre quelqu’un de plus fort ; mais le bon géant, souffrant, marchait en silence, la mine sombre, ne secouant sa tristesse que pour jeter aux hommes une exhortation, un ordre. Et Groude ? Il n’était plus là ; ce matin au départ, il s’était évanoui, on l’avait chargé sur un fourgon. Derrière Eugène, la section suivait, pauvres diables que le même instinct de conservation, l’habitude groupaient en noyau ; une mise en commun de douleurs et de besoins, de forces latentes aussi. Que de manquans, depuis Tours ! Coulmiers, Loigny, Josnes, les privations, les marches… une moitié tuée, blessée, disparue. Ces visages qu’au début il différenciait mal, lui étaient familiers maintenant. Il lui semblait avoir toujours vécu avec chacun, il connaissait leurs façons d’être, leur caractère ; ces épreuves qui faisaient sortir tout ce qu’il y avait en eux de bon et de mauvais, mettaient à nu leur âme véritable, retrempaient les uns, pourrissaient les autres. Il se retourna : le caporal Boniface, très pâle, une lueur têtue dans les yeux, avançait, portant courageusement le sac, fusil à la bretelle. Le gros Neuvy, maigri, roulait des regards éplorés. Cassagne avait l’air de méditer un mauvais coup ; son visage suait la révolte et la haine. Où était donc Verdette ? Tout à l’heure, il trébuchait, avec son museau noir de taupe, parlant tout seul. Eugène en vain se retourna plusieurs fois, il ne le revit pas. Le petit homme, n’en pouvant plus, avait déserté. Beaucoup faisaient comme lui, passant à proximité de leur pays, ou parfois même le traversant. La tentation était trop forte ; ils jetaient leur fusil, restaient au village. Dans quelques régimens, les traînards étaient si nombreux qu’on dut les contenir par de la cavalerie ; Eugène, le cœur serré, vit un moment, sur une route à l’horizon brouillé, les chasseurs d’Afrique charger.

Enfin, de bouche en bouche courut le mot magique : Vendôme ! Vendôme ! La nappe d’hommes s’immobilisa. À ce moment les cataractes du ciel crevèrent, un ruissellement s’abattit. Autour de la ville, brusquement emplie d’un tumulte boueux, les trois corps dressèrent leurs camps. À travers le cloaque de la campagne, par les routes indiquées, la masse flottante, en trois jours d’incroyables fatigues, avait été conduite, rassemblée sur les positions choisies. Pour la seconde fois, par une retraite douloureuse dont la difficulté lui faisait honneur, l’armée échappait à l’ennemi victorieux ; Chanzy venait de l’établir sur une nouvelle base de défense. Vaste front de 30 kilomètres, sur lequel bientôt les feux s’allumèrent. Le courage revint. On allait pouvoir manger, boire, dormir, et demain, se battre.

Le 14, Eugène, à ne pas bouger, goûta une ivresse délicieuse. Bien que restant avec sa troupe, car comme M. de JofFroy il partageait toujours la dureté du lit de terre et la pauvreté des ressources, loin d’imiter tant d’officiers dont le premier soin était de quitter leurs soldats, à ce point que Chanzy faisant la tournée des avant-postes ne trouvait dans sa longue visite ni un général, ni un chef de corps, — quelques heures de sommeil profond, dans de la paille achetée à une ferme, l’avaient à demi rétabli. Il ne gardait plus qu’une courbature. Se débarbouiller, changer de chemise, manger avec du pain qui ne fût pas détrempé un poulet sauté dans une marmite de soldat, se chauffer longuement à la flamme du bivouac, ces actes si simples que la privation rendait si précieux, refirent de lui un homme. Tant est grande la somme de fatigue que peut supporter un organisme jeune, tant se réveillent vile des réserves insoupçonnées d’énergie.

M. de Joffroy comptait son monde, passait une revue sommaire. On porta manquans Verdette et trois autres. La compagnie était de celles qui avaient le moins perdu ; beaucoup d’isolés circulaient au hasard, campaient dans les bois, des détachemens erraient à la recherche de leurs cantonnemens. Gronde et cinq typhiques furent envoyés à Vendôme, d’où Chanzy faisait évacuer en hâte les hôpitaux pleins de varioleux et de blessés. Il parait à tout ; on distribuait les munitions venues de Bordeaux, on réapprovisionnait les convois, on remit de l’ordre dans les chemins de fer et les gares ; le temps pressait, déjà, dans l’après-midi le contact avait été repris. Une fraction de l’armée du grand-duc attaquait. Eugène entendit le canon du côté du Nord, sut le soir qu’on avait conservé Morée, mais perdu Fréteval. Malgré la neige qui s’était mise à tomber, cette seconde nuit fut calme et reposante. Roulé dans sa couverture, blotti dans la paille, il reprenait possession de lui-même : idées, sentimens, images de sa vie passée, de son bonheur si court, Charmont, les siens, Marie… Il s’étonnait d’avoir pu l’oublier si complètement ; tout avait sombré dans cet abîme de lassitude ; tout renaissait, mais sans sécurité, sans vivacité, dans une espèce d’acceptation résignée, de mélancolie sous la meule de cette aveugle fatalité qui pesait sur lui, sur des milliers comme lui… Peu à peu, sa rêverie s’obscurcit, dans un néant sans rêves.

Le 15, Eugène recevait avec joie l’ordre d’abattre les tentes. Chanzy, qui la veille avait étudié le terrain, décidait de faire passer sur la rive droite une partie du 16e corps ; le reste demeurerait sur le plateau de Sainte-Anne, en avant de Vendôme qui ne serait plus considérée que comme tête de pont. Un ordre du jour d’une simplicité magnifique était, avant de partir, écouté sous les armes. Et en route ! La bataille imminente, on évitait d’y penser… On allait revoir une ville, des rues, des magasins ! Par les rampes qui mènent à la vallée, et d’où l’on découvrait les ponts sur les deux bras de la rivière, le hérissement des toits et des clochers, par les rues étroites et tortueuses, le 75e descendit. Eugène foulait allègrement le pavé, s’amusait des visages aux fenêtres. La ville n’était qu’une inextricable cohue de soldats de toutes armes : capotes grises des mobilisés, blouses noires de la mobile, pantalons rouges de l’infanterie, des dolmans à brandebourgs, les vestes bleues et vertes des cavaliers, les manteaux sombres de l’artillerie, armes rouillées, draps plaqués de boue, les visages barbus et sales, tout cela formait un ensemble disparate, bruyant et terne. Entre les files des voitures, l’amoncellement des convois de vivres, on se glissait ; les chevaux osseux, affamés, cherchaient à mordre. Pour la première fois, depuis huit jours, un pâle soleil reparaissait. Eugène en était tout ragaillardi. On gagnait sans trop de peine, sur la rive droite, les hauteurs de Courtiras d’où l’on domine la Loire. Le terrain était plus sec, le temps radouci. Encore un bon repas, une bonne nuig, et après cela les Prussiens pouvaient venir !… Ils étaient là. Comme on achevait d’édifier les petites maisons de toile, le canon, sur la rive qu’on venait de quitter, retentit. Eugène éprouvait un allégement étrange, dont la honte ne diminuait pas le plaisir, à assister en spectateur à la bataille invisible qui, vis-à-vis, débordait en fumée au-dessus de la crête et dont le vent apportait, avec une odeur de poudre, le bruit croissant. Cependant, sur les feux des cuisines, les soupes commençaient à bouillonner. Un ordre : Bas les tentes ! Aux faisceaux ! Eugène partageait la mauvaise humeur de ses hommes. Pas de chance ! retirer précipitamment la viande à peine cuite, renverser les marmites… Adieu le bon repas et la bonne nuit ! et dans le jour redevenu gris, voilé de gros nuages, lentement le 75e reformé se déroula, redescendant vers le Loir, gagnant le bas de la colline grondante qu’ils contemplaient paisiblement de loin tout à l’heure.

À subir sans ordres, l’arme au pied, jusqu’à ce que le soir tombât, une attente interminable, Eugène ne ressentait plus le même énervement que jadis, à Coulmiers. Tant d’impressions violentes avaient passé sur lui ! il se pliait à la nécessité souveraine. L’exaltation qui l’avait transporté à Loigny, la griserie du chassepot brûlant entre ses doigts, quand il tirait coup sur coup, sans réfléchir, avait fait place, après le suprême effort de Josnes et le fléchissement de la retraite, à une indifférence fatiguée. Il avait vu trop de larmes, trop de sang, trop de morts. Son devoir, il le remplissait sans défaillance, mais sans joie. Pourquoi s’était-il réjoui, à Courtiras, d’éviter le combat ? Pourquoi s’affliger maintenant ? Qu’on avançât, qu’on restât là, il ne s’en souciait plus. Est-ce que son destin n’était pas écrit ? Là-haut, devant eux, la fusillade crépite, le canon tonne, le temps passe. La mystérieuse partie se jouait en dehors de lui. Dès le matin, au 21e corps, les marins de Jaurès avaient repris Fréteval, détruit le pont. Le grand-duc, dont l’armée épuisée se traînait depuis Josnes sur les traces de Chanzy, réattaquait en vain. Mais deux corps de l’armée de Frédéric-Charles entraient en ligne et, tandis que tous les efforts de l’un venaient se briser à Sainte-Anne contre la mâle résistance de Jauréguiberry, l’autre réussissait à emporter, au centre, les hauteurs de Bel-Essort, dominant Vendôme. La ville était découverte, Jauréguiberry menacé de flanc. La nuit tomba sur la bataille indécise.

Le 16, à l’aube, elle était perdue. Sans un coup de canon, sans un coup de fusil, dans les ténèbres, dans la décomposition grandissante, une défaite silencieuse accablait l’armée à bout. Les énergies achevaient de s’éteindre, les meilleurs n’en pouvaient plus. Seul, Chanzy, sans une seconde de défaillance, se raccrochait à une foi invincible. Il n’était pas las de la poursuite, ni de sa lourde responsabilité en face de l’ennemi acharné, dans l’immense rumeur de cette canonnade qui depuis dix-neuf jours les enveloppait de son inexorable menace. Il comptait sur l’épuisement fatal des adversaires, autant que sur sa propre ténacité. La fortune changeante reviendrait à la justice de sa cause, au secours du pays saccagé par une horde de dévastateurs. Sa pensée prévoyante planait sur le désastre. Il n’avait qu’une idée : lutter encore, toujours. Ses instructions prescrivaient une résistance poussée aux dernières limites. Force lui fut de se rendre à l’évidence. Les troupes qui avaient dû camper sans feu dans la boue, dans la neige, laissaient trop voir qu’il ne fallait plus rien exiger d’elles. Des rapports alarmans se succédaient à toute minute. Jauréguiberry lui-même venait à cinq heures du matin déclarer que c’était fini. Chanzy, avec sa décision prompte, se résignait à la retraite. La retraite encore ! Sur le Mans, cette fois, le Mans, nœud de routes et de lignes ferrées, centre inappréciable d’approvisionnemens pour une armée qui avait un tel besoin de se refaire, le Mans, qui avec ses environs accidentés, couverts de forêts de pins, de vergers, coupés de talus, de fossés, présentait un excellent terrain de défense. Mais la retraite avec une armée désormais rompue, démoralisée, troupeaux plus que troupes, où rien, ni la volontaire, la minutieuse direction du chef, ni le sentiment du courage utile, de la discipline nécessaire, de la plus simple dignité humaine, ne prévalait contre l’excès de tant de souffrances, de si cruelles misères ! Autant, dès lors, la commencer de suite. Et profilant du brouillard pour cacher ses mouvemens, l’immense agglomération, dissoute dans chacun de ses corps, mais liée toujours par le fil tenace de la pensée en éveil, cette mince ligne d’écriture qui par le dispositif quotidien, le sûr détail des ordres, rassemblait ces milliers d’êtres, — le flot tumultueux se répandit. Par les routes indiquées, vers les étapes choisies, à travers le marécage de la campagne morne, avec une confusion gigantesque, l’armée s’écoula de nouveau, dans le roulement des convois, l’ahan essoufflé des attelages aux traits tendus des canons fangeux, le grouillement exténué des hommes et des chevaux étiques. Tandis que des batteries couvraient le départ, et qu’à l’extrême gauche, le général Rousseau tenait toute la journée encore, devant Morée, dont il reprenait les premières maisons, des explosions se succédèrent. C’étaient les ponts du Loir, qui sautaient derrière l’amas des colonnes, abritées maintenant par la rivière. Dans Vendôme un désarroi éperdu. La gare bourdonnait du tohu-bohu de l’évacuation. On empilait munitions et vivres. Enfin l’énorme file du dernier train, attelé de deux locomotives, s’éloignait à toute vapeur.

Eugène, sur la route noire, marchait, repris à l’inexorable étau de sa place dans le rang. On ne s’arrêterait donc jamais, il faudrait éternellement se battre, reculer ! On avait eu pourtant du courage, autant que les Prussiens. Pourquoi étaient-ils les plus forts ? Pourquoi la France était-elle toujours vaincue ? Quel crime expiait-elle ? N’avait-elle pas montré pourtant un merveilleux ressort ; au souffle de Gambetta, des armées nombreuses ne s’étaient-elles pas levées du sol ? Il ne se doutait pas que, se révélât-il un chef comme Chanzy, déployassent-elles, comme elles l’avaient fait, une bonne volonté sans bornes, un héroïsme spontané, tout cela était vain, car on n’improvise pas des armées ; seule, la longue éducation militaire de l’ennemi lui donnait l’avantage, par un peu plus d’endurance. Et accusant le sort, dans une exaspération impuissante, il retombait au fatalisme. Il s’était dit, au début, avec l’enthousiasme d’une âme jeune et noble : « Je ne suis qu’un atome, dans cet ouragan qui bouleverse deux grands pays, mais, si infime que soit mon rôle, je puis du moins, par cette humble offrande, me rendre utile, selon mes forces. » Il s’était, par un élan de sacrifice, haussé jusqu’à sa propre découverte ; un domaine intérieur, presque vierge lui était apparu : la possession de soi, la conscience de sa mission humaine ! Avec l’aube de Coulmiers, un lever de lumière s’était fait en lui, le fortifiant contre l’égoïsme de ses regrets, de ses défaillances, contre le déchirement de sa vie et la peur de la mort. Sous Orléans, dans l’inaction amollissante du bivouac, un moment l’exemple de Pirou, la nécessité de l’exécution, lui avaient rendu plus pénible son devoir, plus odieuse la guerre. À Villepion, à Loigny, dans l’ivresse du combat, une fièvre meurtrière l’avait soulevé, l’ardent souhait du triomphe sanglant de la Patrie. De quel cœur frénétique il visait, tirait machinalement. À Josnes, ç’avait été le sombre va-tout de l’énergie désespérée, l’entêtement de la religion nationale, et aussi l’humiliation commençante, un enragement personnel à cette tuerie à distance, déjà l’ébranlement, le doute. Puis, avec la retraite sur Vendôme étaient venus, sous le poids trop lourd, la chute rapide et le glissement sur la mauvaise pente. Un moment, restauré, réchauffé, il avait repris pied. Maintenant, achevé par la dernière nuit, il partageait l’écrasement silencieux de la défaite sans combat. Ces dix heures d’abominable insomnie, sous la pluie battante, à changer continuellement de place, tant la boue enfonçait, avaient suffi à le ramener au niveau de cette foule sans âme qui, heurtée par le timon des charrettes et la croupe des chevaux, se traînait bestialement, couverte de haillons et de vermine.

Qu’elle fut dure, la montée de la côte de Villiers, cassés en deux sous le sac, dont les courroies sciaient l’épaule, dont la pesanteur semblait augmenter à chaque pas, à ce point intolérable que beaucoup se débarrassaient de leur fardeau, en jonchaient les fossés. Le pied heurtait des paquets de cartouches, des fusils, et aux endroits des distributions, des monceaux de biscuit et de viande, abandonnés pour ne pas avoir à les porter. Eugène touchait à la plus dure épreuve. Il retombait à cette prostration où seule avait place la détresse physique. De tout son être, il souhaitait la fin de l’étape : ne plus marcher, ne plus souffrir ! Un lit où s’étendre devint son idéal maladif. Le plus humble des lits, une paillasse aux draps rudes… Par instans, il implorait du regard M. de Joffroy, comme si celui-ci eût pu lui donner un peu de sa force. Le capitaine, redressant sa haute taille, s’arrêtait pour interpeller ses hommes. Mais les encouragemens de la grosse voix sonnaient creux. Le caporal Boniface laissait s’allonger son intervalle. Cassagne, verdâtre, à chaque halte, s’accroupissait, vidant ses entrailles. Neuvy, qui depuis longtemps boitait, se laissa rouler d’un coup, criant : « Je n’en peux plus ! J’aime mieux mourir. »

Le 17, la marche reprit. De Lunay, où le 75e avait couché, Eugène, dont le lit comme toujours avait été de paille humide, rentra dans l’éternel cauchemar de boue et de neige. Le régiment formait l’extrême arrière-garde du 16e corps, avec les batteries qui, dans chaque division, établies à des points dominans, devaient protéger les colonnes. Pourvu que, comme hier, l’ennemi ne harcelât pas la retraite ! Une mitrailleuse, une batterie de réserve, un convoi, étaient restés dans ses mains ! Pendant deux heures, le 16e corps défila. Dans ce pays montueux, on ne pouvait plus utiliser que les routes ; elles étaient embarrassées de charrettes, le terrain si glissant qu’on en abandonnait beaucoup, culbutées dans les fossés. Les bataillons, les escadrons, les batteries s’égrenèrent dans la plainte criarde des essieux, le martèlement mouillé des fers des chevaux, et le piétinement crotté, l’interminable écoulement des fantassins et des cavaliers. Un goum passa ; dans leurs burnous rouges et bleus, c’était pitié que de voir se blottir, grelottans, les Arabes basanés, cuits de soleil. Ils laissaient tomber un regard fier et triste, éperonnaient en silence leurs gris pommelés aux jambes nerveuses, aux queues flottantes. D’habitude on les hélait joyeusement. Cette fois ils s’éloignaient au milieu de l’hébétude générale. Cassagne, subitement, se mit à déblatérer, très haut, contre les officiers, contre cette vie ignoble. Eugène, tiré de sa torpeur, lui cria de se taire. Mais le forcené hurlait toujours, si excédant que les camarades eux-mêmes, fatigués de l’entendre, intervinrent ; on lui ferma la bouche. Dès lors, il suivit sans lever les yeux. Le canon se mit à gronder. Allait-il se rapprocher ? Non, la voix inexorable se cantonnait au Nord. Tant mieux ! Ce n’était pas pour eux… Le général Gougeard, assailli à Droué par une division de cavalerie, ralliait ses mobilisés surpris et bousculait résolument l’agresseur. Eugène, heureux de ne pas avoir à se battre, n’avait plus notion du temps qui s’écoulait, de la distance. Un instant Neuvy, qui avait rejoint dans la nuit, lui parla ; il ne le remarqua pas. Il était de nouveau ravalé aux exigences de l’instinct. Il marchait sans entendre et sans voir, il n’était que faim, soif et sommeil. Il tournait à la brute.

Autour de lui la section s’espaçait. Le noyau chaque jour se rapetissait. L’habitude qui jusque-là les avait groupés, le lien des souffrances et des besoins communs se déliait. À la solidarité de la discipline succédait l’égoïsme de l’action individuelle. Chacun pour soi. De toutes parts le faisceau crevait. Rompant toute barrière, filtrant à travers sentiers et campagnes, un flot de débandade grossissait. Malgré leurs pieds saignans, les traînards retrouvaient du nerf, doublaient l’étape. Vers le Mans, fascinant ces malheureux, le Mans, paradis de repos, vers les toits divins sous lesquels on cuve de longs sommeils, on se rassasie à plein ventre, des ruisseaux d’hommes sinuaient le long des chemins creux. En arrivant à la Chapelle-Huon, Eugène compta la section : ils étaient douze.

Le 18, bien que le temps fût un peu meilleur, l’exode se poursuivit, couvrant de son déroulement sans fin les routes encaissées entre haies et talus, les vallées étroites et profondes avec leurs rubans d’eau, l’ondulation des crêtes boisées, les villages aux maisons de briques. Étalant la belle campagne accidentée de la Sarthe, le pays changeait de plus en plus, mais non le découragement, et l’amertume horrible d’aller ainsi, de kilomètre en kilomètre, de lieue en lieue, le front bas, les pieds à vif. Désertant les colonnes, emplissant les traverses, vers le Mans encore lointain, plus attirant à mesure qu’il se rapprochait, la masse des isolés fuyait toujours. Des escortes de convois se débarrassaient de leurs armes, en les fourrant dans les voitures. Des officiers, quittant leurs troupes, envahissaient des charrettes de réquisition, se juchaient sur le chargement et le siège. Eugène se traînait, insensible à la distraction du paysage, sourd aux exclamations de M. de Joffroy admirant un château niché au faîte d’une colline. Il était à la fin de tout, il eût presque souhaité la mort. On venait de s’arrêter pour souffler, au haut d’une côte. Il écoutait vaguement Boniface dire : « Joli endroit tout de même, » et Neuvy : « On n’entend plus le brutal ! » quand derrière eux un coup de fusil partit. Ils sursautèrent. Cassagne, très pâle, un pied nu, la crosse du remington à terre, tenant le canon de la main gauche, secouait sa droite trempée de sang. D’un orteil, il avait pressé la détente. Crevé de fatigue, gorgé de dégoût pour « cette vie de forçat », il venait de se mutiler, préférant la souffrance d’un index broyé à la continuation du supplice.

M. de Joffroy se précipitait. Cassagne eut la présence d’esprit de gémir : « F… sort ! Il ne manquait plus que cela ! » Un silence pesant s’était fait. L’accident, personne n’y croyait. Mais sa blessure dégouttant d’un filet rouge, Cassagne gémissait : « Quel malheur ! C’est en posant ma crosse à terre ; le coup est parti. » Dans tous les regards se marquait une répulsion mêlée de pitié. Quelques-uns l’admiraient et l’enviaient : sa campagne était finie ! Sans être dupe, — mais comment prouver le crime ? et puis, dans ce tourbillon de maux, tant de principes sombraient !… La cour martiale ? on n’avait guère le temps ni le cœur d’y songer !… — M. de Joffroy haussa les épaules et dit au caporal :

— Mène-le à l’ambulance.

Eugène, sous le fouet de cette émotion brusque, s’était ressaisi. C’était donc là qu’on en arrivait, à se laisser abattre ? Une horreur réveillait en lui l’âme abdiquée. Le brouillard du matin dissipé, luisait une après-midi de soleil bien blême, bien court, mais dont le rayon consolant était une caresse d’aube après une si longue nuit. Les villages, plus riches, plus fréquens, le pittoresque vallonnement du paysage, disaient une étape nouvelle, et bientôt la proximité de la grande ville. Il pensa qu’il y aurait des lendemains, se reprocha d’avoir désespéré ; Charmont avec sa chère maisonnée, l’avenir encore bien trouble, mais peut-être un jour possible, rasséréné, aux côtés de Marie, se levèrent dans cette éclaircie. Pour la première fois depuis Vendôme, il se tourna en souriant tristement, avec une lumière d’espérance dans les yeux, vers M. de Joffroy qui marchait près de lui, et fut tout ému et réconforté lorsque le bon géant, paternel, lui jeta : — Courage ! — Il en fallait encore, avant d’atteindre Saint-Georges-la-Couée.

Autour d’eux, l’immense désagrégation continuait. L’armée à vue d’œil fondait. Balayant ses digues, se précipitait, non plus par ruisseaux, mais par rivières, par torrens, le flot des isolés et des traînards. En vain Chanzy barrait les routes, avec de la cavalerie et des gendarmes. Le sortilège de la ville hantait les cervelles affaiblies. Des corps entiers se hâtaient en fraude vers le Mans, déjà encombré par cette avalanche. Bétail confondu, troupeaux lâchés, les fantassins, les cavaliers, les artilleurs, se dépassaient, se bousculaient, avançant d’une poussée irrésistible, vers l’étable.

Le soir, à la section d’Eugène, on était dix.

Le 19, l’armée était enfin établie, en avant du Mans, à cheval sur l’Huisne, garnissait les positions prescrites. Elle allait pouvoir se refaire, attendre l’attaque imminente. Pour la troisième fois, elle échappait à la ruine complète, faisceau de forces dispersées, que seul avait maintenues, allait ramasser le lien volontaire, l’indomptable pensée de Chanzy, — faisceau de forces usées, encore vivantes.