Les Tronçons du Glaive/Texte entier

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Les Tronçons du Glaive
Revue des Deux Mondes4e période, tome 161 (p. 5-67).


PREMIÈRE PARTIE


I

Le dimanche 9 octobre 1870, à une heure de l’après-midi, la rue Royale, à Tours, n’était que fourmillement d’affairés et d’oisifs, cohue d’uniformes. Sur le va-et-vient et le stationnement des groupes, planaient une rumeur bourdonnante, un brouhaha de curiosités en éveil. On se pressait aux abords de l’Archevêché. À côté de francs-tireurs bariolés, gesticulans, des officiers et des soldats de toutes armes montraient leurs visages énergiques où s’imprimait l’abattement de la défaite. Les capotes crasseuses, les dolmans usés des échappés de Sedan coudoyaient les tuniques neuves des troupes de dépôt. Les pantalons gris de la mobile, l’incroyable abondance des aiguillettes d’argent et des épaulettes d’or, une floraison empanachée d’états-majors sortis de terre encombraient la chaussée, le trottoir, parmi la multitude des habits civils et des toilettes claires. Des élégantes, préservant leurs robes de soie, des ouvriers en casquette, les fonctionnaires du régime nouveau et les habitans paisibles de la ville, des journalistes en rupture de boulevard, Paris et la Province, toutes les classes de la société, amalgamées dans un vaste et surprenant tohu-bohu.

Charles Réal, l’ingénieur des mines, et son frère Gustave, le médecin, descendaient le courant. Ils se tenaient par le bras, et, quoique différens de stature, la même ronde et fine bonhomie donnait un air de famille aux traits mâles, à l’aspect svelte et jeune encore du premier, à la figure rougeaude et rasée, à l’embonpoint trapu du second. À travers le moutonnement humain massé devant l’Archevêché, ils aperçurent les hautes fenêtres du palais, le perron, la cour d’honneur ombragée du vieux cèdre. Une pensée unique, un frémissement d’attente, rapprochaient cette foule. Gambetta venait d’arriver. Il était là, communiquant à ses trois collègues de la Délégation les nouvelles et les instructions du gouvernement de la Défense, la grande âme de Paris.

Charles Réal se retourna, quelqu’un lui frappait sur l’épaule.

— C’est toi, Lucien ? fit-il en reconnaissant son beau-frère, le chimiste Poncet, membre de la Commission spéciale de l’armement par le concours de l’industrie privée. Le « Sorcier », — Poncet, avec sa mèche grise, son grand nez et ses lunettes d’or, jouissait depuis longtemps de ce surnom d’amitié, — tout joyeux, répondit :

— Eh bien ! vous l’avez vu ?

Gambetta ! Ce nom déjà célèbre malgré les trente-deux ans du tribun, ce nom courait sur toutes les bouches, dans un chuchotement qu’enfiévraient le présent tragique, l’avenir inconnu.

Un enthousiasme agitait Poncet.

— J’étais à la gare ; il a passé devant moi, avec Clément Laurier et Spuller, au milieu d’un cortège républicain. À la bonne heure, voilà enfin un homme jeune, un caractère ! Cela nous changera.

Gustave Réal, bonapartiste, fit la moue. Charles, un de ces conservateurs pour qui le régime est peu et la tranquillité tout, hocha la tête. Au reste, ces trois hommes s’unissaient dans le sentiment des malheurs de la patrie, l’ardent désir de les venger.

Moment désespéré. À l’Empire effondré le 4 septembre dans le sang des désastres de Reischoffen, de Gravelotte, de Sedan, avait succédé le gouvernement de la Défense nationale. L’Empire s’était abattu d’un seul coup, tombant de lui-même, au milieu de la lassitude unanime. Il avait suffi que la foule poussât la grille du Corps législatif, envahît la salle. Et aussitôt la Chambre, qui n’avait pas su proclamer à temps la déchéance et se saisir du pouvoir légal, de disparaître, le ministère de se dissoudre, l’impératrice de fuir. Elle quittait les Tuileries brusquement désertes, gagnait à travers les corridors du Louvre la porte basse de l’exil. Quant au Sénat, il s’était évanoui comme une ombre. Nulle révolution qui se fût accomplie avec moins de violence ; on eût dit le cours naturel du Destin. La France se réveillait aux mains connues d’Arago, de Crémieux, de Garnier-Pagès, de Favre, doublés de politiques nouveaux, Pelletan, Ferry, Gambetta, Rochefort, qui avaient grandi pendant ce sommeil de dix-huit ans. Le déclin de 70 rejoignait l’aube de 48. La République renaissait.

Mais dans quel état le pays sortait de son rêve ! Les gloires militaires cachant le néant de l’armée, l’apparat de luxe détournant du travail fécond, la paresse dorée, la frivolité niaise, ces causes de la catastrophe, quelles étaient loin déjà ! Les soldats, les aigles, les canons d’Italie et du Mexique, victimes d’une impéritie criminelle, emplissaient les casemates allemandes. La capitulation de Sedan, avec 100 000 hommes, cinquante généraux, un maréchal de France, un Empereur, s’inscrivait comme une tache sans exemple dans l’histoire. Nos dernières troupes régulières, 175 000 combattans, étaient acculées aux fossés de Metz, sous le patient regard du prince Frédéric-Charles. Par la brèche saignante de l’Alsace et de la Lorraine, le flot de l’invasion coulait, coulait sans cesse ; les bataillons prussiens, la landwehr de l’Allemagne entière, plus de 800 000 hommes pullulant comme des sauterelles noires, s’avançaient irrésistiblement. Leur marche impitoyable, leurs durs talons foulaient en maîtres le sol gaulois. Province à province, imposant la loi du plus fort, ils organisaient la ruine et le pillage systématiques. Un quart des départemens obéissait à des préfets teutons. Toul et Strasbourg, malgré une défense tenace, étaient en cendres, Marsal et Laon rendus, Bitche, Phalsbourg, Neuf-Brisach bombardés. Paris enfin, malgré la ceinture de ses forts et son immense armée improvisée autour du corps de Vinoy, Paris, depuis trois semaines, se voyait séparé de la France, étreint dans un cercle formidable d’investissement. Il semblait que la guerre fût finie ; elle commençait. Cette fois, c’était la véritable, aussi légitime qu’avait été absurde l’autre. Guerre de la patrie envahie, guerre sainte. Et cependant, partout le désarroi, la surprise des partis ; le plus grand nombre doutant de l’utilité de la résistance et nourrissant une arrière-pensée de restauration, impérialiste, légitimiste ou orléaniste ; la République suspecte à beaucoup, ardemment servie par quelques-uns, travaillée elle-même de fermens révolutionnaires ; la poussée de l’Internationale ; la province mal résignée à recevoir la loi d’un gouvernement où elle n’était pas représentée ; hier, aujourd’hui, demain, bouillonnant dans le vaste creuset de l’heure trouble ; la masse du pays hostile à se défendre ; les enrichis d’hier, les campagnes souhaitant plus encore que les villes la fin de ce cauchemar.

La France se cherchait et ne se retrouvait pas. Elle était étourdie de son essor rapide, cramponnée à la jouissance du sol fructueux, de cette terre où l’or venait de circuler par mille voies nouvelles, les chemins de fer, les chemins vicinaux, tout un réseau artériel et veineux. Privée de son cœur, ce Paris de qui elle était accoutumée de recevoir le sang vivace, l’impulsion des idées, la province se désagrégeait en ligues diverses, en efforts tumultueux et vains. Lyon, Marseille revendiquaient leurs franchises communales, s’isolaient dans une agitation séparatiste. Sous la présidence militaire de Trochu, les ministres restaient stérilement enfermés derrière les murs de la capitale. Au lieu des titulaires des Finances, de la Guerre, de l’Intérieur, des Affaires étrangères, dont l’action eût été indispensable, le gouvernement n’avait délégué pour le représenter que Crémieux, Glais-Bizoin et l’amiral Fourichon, trois vieillards. À peine s’installaient-ils, que la notification de l’entrevue de Ferrières venait comme un coup de massue anéantir tout espoir de paix immédiate. Jules Favre, le 19 septembre, était allé implorer l’humanité de Bismarck. Il réclamait un armistice qui permît à la nation de convoquer l’Assemblée, au gouvernement de déposer un pouvoir dont les responsabilités étaient lourdes. La Prusse, en échange, demandait la cession des départemens du Haut et du Bas-Rhin, une partie de celui de la Moselle avec Metz et Château-Salins. Devant ces conditions inacceptables, le gouvernement renonçait aux élections, jurait de nouveau de ne céder jamais « ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses. »

Le rôle de la Délégation était tracé : plus d’élections ! Or, de sa propre autorité, elle les reportait au 10 octobre, quand seule la guerre devait absorber toutes les pensées. À quoi bon délibérer sous le canon ennemi ? La guerre, rien que la guerre ! Ce n’était pas trop que l’activité la plus sagace, l’union la plus complète.

Malheureusement, des trois délégués, le premier arrivé, Crémieux, garde des sceaux de 48, avocat de talent, avait usé sa vie dans les luttes oratoires. Ce septuagénaire assumait, avec une enfantine vanité qui l’empêchait d’en sentir le poids, l’effrayante charge de six ministères. Il s’était, faute de place, installé avec sa tribu dans les appartemens du coadjuteur, à l’archevêché. Grâce à l’aménité de Mgr Guibert, Israël et le Christ fraternisaient. La fidèle Mme Crémieux prenait part discrète au conseil, donnait de sages indications. Bientôt, au grand désappointement de Crémieux, surgit Glais-Bizoin. Point de mission définie. Tel on le vit descendre à l’hôtel de Londres, coiffé d’un vaste chapeau gris à longs poils, vieux parlementaire n’ayant jamais fait qu’interrompre les ministres à la tribune, vieux garçon sans tenue et sans autorité, au demeurant animé des meilleures intentions, tel on le vit, les jours suivans, errant d’une administration à l’autre, prodiguant ses audiences en plein trottoir, interrogeant à tort et à travers, déblatérant sur ses collègues. Ce triumvir ambulant couchait au Lycée ou à l’Hôtel, mangeait à table d’hôte, siégeait au café du Commerce plus qu’à l’archevêché. L’amiral Fourichon enfin, débarqué en même temps que Glais-Bizoin, dirigeait les ministères de la Guerre et de la Marine. Avec ses vêtemens noirs et sa haute cravate, son collier de barbe soigneusement taillé, sa correction gourmée, l’honorable marin apportait, au milieu de l’immense désorganisation, ces vertus bonnes pour la paix : respect du train-train et culte étroit de la hiérarchie. D’où tiraillemens continus, une bonne volonté à l’entrave. Il venait, après une scène des plus vives, de résigner le ministère de la Guerre, refusant de sanctionner l’arrestation du général Mazure, commandant à Lyon, faite sur l’ordre de Challemel-Lacour, préfet du Rhône. Crémieux, sans embarras, avait ajouté ce nouvel intérim à ses titres nombreux, tandis que Glais-Bizoin, nu comme devant, harcelait d’avis le général Lefort, organisateur en sous-ordre, mais efficace, de la partie militaire.

Elle se débrouillait lentement, pendant que la Délégation s’évertuait de son mieux, et que M. Thiers, ambassadeur officieux, voyageait de cour en cour, cherchant à réchauffer, à Londres, à Saint-Pétersbourg, à Vienne, à Florence, des sympathies refroidies par le malheur. Où étaient les alliances projetées, les promesses de l’Autriche et de l’Italie ? Il n’y avait plus qu’une ligue des neutres, somme toute contre nous.

Pour nous défendre, soldats, fusils, canons manquaient. De l’armée impériale, il ne restait en France et en Algérie que cinq régimens de ligne, six de cavalerie, une seule batterie montée. À peine 23 000 à l’effectif. Les troupes de dépôt ? Oui, 150 000 hommes, mais épars, dont 100 000 non-valeurs, recrues de la classe 69, ouvriers hors rang. Le matériel ? Des pièces rayées, mais seulement de quoi constituer 48 batteries, et encore disséminées aux quatre coins du territoire, sans leurs affûts ; au lieu des 26 000 chevaux qu’il eût fallu pour l’attelage, 1 800 seulement. L’armement ? Des chassepots, mais en nombre insuffisant ; des fusils à tabatière, mais discrédités. Munitions, équipement, habillement, campement, tout à créer, et dans une proportion gigantesque. Ajoutant à ces difficultés, la routine affolée, l’indiscipline dissolvante.

Le 15e et le 16e corps s’amassaient petit à petit, l’un à Nevers, Bourges, Vierzon, l’autre à Blois. Des dépôts sortaient escadrons et compagnies, formés au fur et à mesure en unités de marche. On enrégimentait de même, reconstituée en hâte, grossie des célibataires ou veufs sans enfans au-dessous de trente-cinq ans, la garde mobile, œuvre du maréchal Niel que l’incurie de Lebœuf avait laissée lettre morte. Mais, malgré le dévouement du général Lefort, l’activité du colonel Thoumas, tels étaient la pénurie, le décousu, qu’on vit longtemps des bataillons en blouse et en sabots ; on s’attachait à l’épaule avec de la ficelle des havresacs improvisés ; certains étaient sans baïonnettes.

Cependant les bureaux de la Guerre, établis au maréchalat avec force cloisons provisoires, ne désemplissaient pas. Offres généreuses ou suspectes, dévouemens spontanés : officiers et soldats prisonniers évadés à réintégrer, démissionnaires reprenant du service, civils en quête d’emplois, fournisseurs à l’affût de marchés, inventeurs prônant leurs merveilles. Partout, à la préfecture où, avec les services de l’Intérieur et les Finances, voisinaient les Postes et Télégraphes, à l’archevêché qui abritait dans ses combles les Affaires étrangères, au petit séminaire où fonctionnaient administration départementale et communale, hôpitaux, prisons, comptabilité, commission d’armemens, au lycée hébergeant la Marine, les Cultes, l’Instruction et les Travaux publics, au palais de Justice devenu son propre ministère, c’était le même tourbillon de zèles, d’ambitions, de convoitises, de rancunes, sous même couleur de patriotisme.

Pour achever de sacrer Tours capitale, délégation aussi de ce grand pouvoir : la Presse. La Gazette de France et le Constitutionnel, le Moniteur Universel, le Français, l’Union, une succursale de l’Agence Havas, campaient dans les imprimeries, si débordées que le Figaro, le Siècle, l’Univers n’y pouvaient trouver place. On se montrait le visage glabre d’Émile de Girardin, la silhouette pensive d’Hippolyte Taine. La Banque de France, l’Observatoire, la compagnie des chemins de fer d’Orléans complétaient ce vaste ensemble. Les hôtels regorgeaient ; impossible à prix d’or d’y dénicher une chambre. À la gare, des montagnes de malles, un encombrement fou. La ville, bondée de voitures, d’étrangers, de voyageurs, grouillait comme une fourmilière. Rues et quais, naguère silencieux, étaient sillonnés d’ivrognes, de mendians, de chanteurs, presque tous en uniforme. Les cabarets faisaient fortune ; pour dix sous, on y buvait à l’heure ; le vin abondant de la dernière récolte faisait tourner les têtes. Une longue Marseillaise battait, du matin au soir et du soir au matin, les pavés et les murs.

Au mail, la vie mondaine continuait. Profitant des derniers beaux jours, des cocodettes, assises sous les grands platanes, étalaient leurs toilettes parisiennes précipitamment emportées. Autour de leurs chaises, émigrés de marque et beaux jeunes gens paradaient. Et, pêle-mêle, les marchands de fusils problématiques, de draps avariés, les démocrates des plus lointains villages, les épaves de 48, vieilles barbes proscrites, blessés de Février, les utopistes aux plans capables de réformer en quinze jours la société entière ; commérages, intrigues, coteries ; les bruits les plus extraordinaires étaient accueillis avec une imbécile crédulité : noblesse et clergé vendus, prêts à livrer la patrie aux Prussiens, dépôts d’armes mystérieux dans les caves des châteaux ; une bière circulant à travers les départemens, couverte d’un drap doré, et renfermant sans nul doute quelque haut personnage, Moltke, Guillaume, peut-être ! Tout un déballage de prophéties obscures, toute une littérature spéciale gobée à l’aveugle ; les tables d’hôte centres de stratégies, foyers des dissensions de parti ; le salon de Mme Pelouze à l’hôtel de Bordeaux, avec son cénacle de ministres futurs, politiciens en réserve, satellites de M. Thiers.

Et, en face de tout cela, la présence polie, mais ironique, du corps diplomatique, logé tant bien que mal au hasard des relations ou de la chance : lord Lyons, le prince de Metternich, Okouneff, Nigra, l’Espagne, la Suède, la Suisse, la Grèce, la Perse, le Chili. Seul, pour correspondre avec la métiance prudente des puissances, le représentant de Jules Favre, le comte de Chaudordy. Mais ambassadeurs, chargés d’affaires, attachés de légation, n’étaient là que surveillans, disposés bien moins à intervenir favorablement qu’à juger à l’œuvre le gouvernement nouveau. L’Europe, le monde civilisé, suivaient, de tous ces regards attentifs, les convulsions de la France.

Les Réal et Poncet s’éloignaient à petits pas. Le Sorcier reprit :

— Nous avions besoin d’un coup de fouet. Au diable les élections ! Pas de discours, des actes ! Si vous aviez vu Gambetta passer au milieu des cris, des vivats, des questions… Il n’a répondu que par ces mots : Toute l’armée de la Loire sur Paris !

— C’est le cas de dire qu’il tombe du ciel, fit Gustave Réal, avec cette bonhomie dont on ne savait jamais si elle raillait ou non.

Poncet, convaincu, donnait des détails. Gambetta était audacieusement parti de Paris avec Spuller, le vendredi matin, dans la nacelle de l’Armand-Barbès ; au-dessous pendait une flamme tricolore. Le ballon avait essuyé le feu des avant-postes prussiens ; à hauteur de Créteil, une balle effleurait la main du voyageur. Près de Montdidier, l’aérostat manquant de lest restait accroché à un chêne : des paysans accourus aidaient à la descente. Gambetta gagnait Amiens, le Mans, jetant sur sa route de vibrantes exhortations.

— Au fait, Gustave, il a passé par chez vous, continua Poncet, mais vous aviez déjà quitté Rouen.

Et affectueusement :

— Eh bien ! qu’est-ce que vous comptez faire, affreux bonapartiste ?

Médecin estimé, connu par son Traité des fractures, Gustave Réal était de ces célibataires invétérés que le spectacle de la souffrance ne parvient pas à blaser ; malgré ses quarante-neuf ans, il cachait un cœur tendre sous une réserve moqueuse. Il répondit :

— On se battra dans le Nord ; il n’y aura que trop d’ambulances à diriger.

Charles l’approuva ; lui-même, ingénieur jouissant d’une situation faite, père de famille aux cheveux grisonnans, il comptait bien, malgré son manque de foi républicaine, offrir au pays ses services.

— Je repartirai après la noce, dit le docteur.

Les deux frères sourirent à ce mot qui en d’autres temps n’eût évoqué que joies. Eugène Réal, le fils aîné de Charles, épousait dans quelques jours sa cousine Marie Poncet, nièce du chimiste et de Mme Réal. C’était une orpheline, recueillie après la mort de son père, explorateur connu, tombé dans un lointain pays d’Afrique ; les Réal, encore sans fille alors, avaient voué une affection profonde à cette enfant d’une sensibilité délicate. Elle avait grandi au milieu des autres, Eugène, Louis, Henri, Marcelle, Rose ; elle était une petite sœur de plus, traitée sans différence. Eugène l’aimait du premier jour, quand, garçonnet de neuf ans, il l’avait vue apporter endormie de fatigue, frimousse pâle et cheveux blonds. Tendresse protectrice et jalouse, devenue peu à peu, à travers les jeux, l’étude, un amour partagé, quoique ignoré d’eux-mêmes, et qui, sitôt révélé, les emplit d’une pensée absorbante, unique : s’appartenir l’un à l’autre pour la vie.

Marie, Mme Réal et ses autres enfans étaient en ce moment à Charmont, près d’Amboise, au château des grands-parens Réal, qui habitaient là toute l’année. Eugène, resté à Tours, où, depuis la formation des mobiles d’Indre-et-Loire, il avait changé sa toge de jeune avocat contre une vareuse aux galons neufs de sous-lieutenant, était sur le point, avec son père et ses oncles, d’aller rejoindre sa fiancée.

— Ah ! ces amoureux, bougonna Poncet, ils sont fous ! A-t-on idée de se marier à la veille d’aller se battre ?

Et, prenant Charles à partie :

— Ma sœur est aussi déraisonnable que toi.

Le mariage était, depuis le commencement de l’année, fixé au mois d’octobre. Et, lorsque, en présence des événemens, on avait parlé de le remettre, le désespoir des jeunes gens avait été tel qu’on s’était résigné à ne rien changer.

— N’accuse pas Gabrielle, dit Charles. Tu sais bien que, s’il n’avait dépendu que de nous, la fête eût été retardée. Grand’père est le seul coupable.

Tous appelaient ainsi le vieux Jean Réal, chef incontesté de la famille, qui vénérait son intelligence, sa bonté, ses soixante-dix-huit ans alertes. Une vie forte et simple, comme cette terre de Touraine qu’il aimait, qu’il cultivait en fils pieux et avisé, et dont il portait le ciel léger dans ses yeux clairs. Soldat de Leipzig à l’âge où l’on sort de l’école, sous-lieutenant de la campagne de France décoré de la main de Napoléon sur le champ de bataille d’Arcis-sur-Aube, lieutenant des derniers carrés de Waterloo, Jean Réal, après cette ouverture de vie aventureuse et sanglante, rentrait au foyer natal avec l’enivrement et l’horreur du rêve guerrier qui l’avait promené des champs de la Prusse aux plaines de la Champagne, aux vallons de Belgique. Entre la première abdication et le retour de l’île d’Elbe, le sous-lieutenant, revenu à Charmont, avait épousé sa chère femme Marceline. Licencié après la bataille sous Paris, il regagnait le pays, s’attachait au sol, et, à force de travail patient, d’habiles améliorations, il élargissait la propriété paternelle, s’élevait au rang des premiers viticulteurs. La Restauration, la monarchie de Juillet, la République, le second Empire, ne le détournaient pas du labeur quotidien, et aujourd’hui, officier de la Légion d’honneur, possesseur du château de Charmont et de deux cents hectares en vignes, bois et prés, il achevait simplement sa vie, sans fonctions publiques, appuyé sur sa vieille et bonne compagne, au milieu de ses petits-enfans, dans la respectueuse estime de la contrée.

Gustave dit :

— Je trouve cela touchant, moi, cette volonté du grand-père, qui entend qu’Eugène et Marie soient heureux, fassent comme lui-même a fait, à la veille de Waterloo. Est-ce qu’on sait ce que demain nous réserve ? Il faut saisir le bonheur au passage.

Poncet haussa les épaules.

— Ces vieux garçons ! Avec cela que vous prêchez d’exemple.

Et lui-même pensa à son fils, le sculpteur, ce grand diable de Martial, enfermé dans Paris, soldat à cette heure. Un remous de la foule les bouscula. Un murmure, des exclamations. Un Italien à foulard rouge, drapé du manteau garibaldien, traversait théâtralement la rue.

— Vous devez être content. Sorcier ? Tous les sauveurs de la République débarquent le même jour ! Vous ne nous avez pas encore parlé de Garibaldi.

Cette fois Poncet se fâcha :

— Ah ! oui, parlons-en ! Voilà un des plus nobles républicains de l’Europe, un héros qui a partout versé son sang pour la liberté, le bonheur des pauvres. Et quand ce grand vieillard vient nous offrir son épée, à peine si on ose l’accepter. Il arrive ; personne pour le recevoir ; pas de logement prêt. On le mène dans un quartier perdu, on le fait poser sous la pluie ; pas de clef. Enfin, la porte ouverte, rien, ni feu, ni chaise. Au bout d’une heure seulement on a daigné lui trouver une chambre à la préfecture.

Il consulta sa montre :

— Mais vous me faites bavarder ! J’ai du travail au petit séminaire. Adieu.

Il les quittait avec son sans-façon habituel. Charles Réal loua les qualités éminentes du Sorcier. Il rendait de précieux services à la commission d’armement. L’intransigeance de ses opinions n’excluait pas la pitié la plus généreuse pour tous les déshérités. Cet inventeur d’explosifs terribles, ce chimiste jouant avec les secrets de la vie et de la mort était un vrai philanthrope. Ses revenus et ceux de sa femme passaient à des charités. Pour seul luxe, quelques fleurs dans son jardinet de Montmartre. S’il parlait ainsi de la République des pauvres, c’est qu’il les connaissait bien, pour avoir soulagé leurs misères.

Ils étaient devant le café où Charles Réal avait rendez-vous. Par miracle, une table se vidait à la terrasse. Ils la prirent d’assaut. Tandis que son frère traitait son affaire, Gustave contempla le défilé de la rue. Le nombre et la diversité des francs-tireurs l’amusa. Un homme verdâtre, dont l’enthousiasme se mesurait à la pile de bocks, énuméra :

— Ah ! un zouave pontifical ! Un volontaire de Nice : gris de fer et chapeau tyrolien… Celui-là, avec son gilet brodé, doit être un engagé de Cathelineau. Hip ! Hip ! Hurrah ! pour les volontaires américains !

L’attention se concentra sur deux partisans vêtus de noir qui marchaient d’un pas funèbre. C’étaient des francs-tireurs du Gers. Ils avaient étonné Tours avec leur étendard noir orné d’une tête de mort et d’ossemens croisés. Un serment terrible les liait. On parlait aussi des Ours de Nantes, des Panthères d’Oran. Les tirailleurs espagnols étaient annoncés. En général, on n’augurait pas trop de ces contingens bizarres, ils flattaient néanmoins le chauvinisme futile. Soudain, sur le trottoir en face, on s’attroupa. Un vieux monsieur, d’un ton majestueux et familier, questionnait un franc-tireur girondin. Son nom se répandit : Glais-Bizoin ! Il protégeait particulièrement ces corps libres, dans son idée, belle en principe, que chacun combattît, fût-il armé d’une faux, d’une fourche. Ces défenseurs de tout acabit lui donnaient du fil à retordre. Il avait dû apaiser une sédition des volontaires Aronsohn, passés maintenant sous les ordres du Polonais Lipowski.

Quelqu’un hurla : « Vive le père des Francs-Tireurs ! »

Glais-Bizoin, satisfait, salua.

— Le conseil est donc fini, dit Gustave… Puis, comme l’ami de Charles partait, le docteur, sautant à une autre idée, en homme qui, arrivé de la veille, a mille choses à dire :

— As-tu des nouvelles d’Amélie ?

— Je crains que sa sciatique ne l’empêche de venir au mariage. Mais Du Breuil sera là.

Ils parlaient de leur sœur, mariée au vieux commandant Du Breuil ; elle vivait au fond de la Creuse, toute au regret de son fils cadet, tué au Mexique, aux angoisses de savoir l’aîné, le commandant Pierre, bloqué sous Metz avec l’état-major et l’armée de Bazaine.

— Eugène ! cria tout à coup M. Réal en apercevant son fils.

Le sous-lieutenant de mobiles s’arrêta court. Il avait belle mine, sous le képi noir, dans sa vareuse bien ajustée. Svelte et grand comme son père, le sourire fin, la barbe en pointe, très blond, les yeux clairs des Réal. Tous trois partaient ensemble.

— Je reviens de l’exercice, dit le jeune homme.

Son bataillon prenait tournure. Il parla de son apprentissage en mots courageux, confians, calculant la distance au but. Comme ils tournaient au coin du boulevard Heurteloup, un soldat déguenillé, la tête entourée d’un linge, la capote de ligne relevée sur un pantalon abject, les accosta la main tendue, demandant l’aumône avec une haleine de vin. Il bredouillait des explications. Eugène, secouant la tête, soupira. Les deux frères détournaient les yeux. L’ivrogne, comme ils le dépassaient, les injuria.

— À quoi servent les ordres ? demanda M. Réal. Et la loi martiale ?

— Que faire ? murmurait tristement Eugène. Puis, avec une conviction profonde : — Ah ! comme nous avons besoin d’un maître !… Il ajouta : — J’ai entendu dire qu’une armée allemande s’approche réellement d’Orléans. Espérons que le général La Motte-Rouge et le 15e corps ne vont pas faire comme le général de Polhès, qui, l’autre fois, a déguerpi, évacuant la ville, sans même avoir aperçu l’ennemi.

La foule, à chaque pas, devenait plus dense. Ils arrivaient à la préfecture. Gambetta venait d’y faire son entrée. Un nouveau rassemblement les attira. Par groupes, on commentait avec fièvre les nouvelles. Plus d’élections ! Un ordre du gouvernement de Paris les ajournait. On était tout à la guerre. Il n’y avait pas dix minutes que le décret, copié à la main, était placardé derrière le grillage des arrêtés officiels.

— Poncet va être content ! dit M. Réal.

Certains spectateurs ne l’étaient pas, et le montraient. D’autres approuvaient avec passion. Eugène, en pleine ardeur de jeunesse, s’écria :

— On ne va donc plus avoir qu’une idée : se battre !

— Et des chefs ? dit le docteur.

On se précipitait sous le porche. Portés, bousculés, un flot les poussa dans la cour intérieure. Ils étaient coude à coude, pressés, entre leurs voisins, dans un immense corps ondulant et bruyant, secoué de sentimens contradictoires. Foule compacte, adolescens, femmes, vieillards, soldats, ouvriers. Brusquement les têtes se levèrent ; beaucoup se découvrirent. Une acclamation retentit : — Vive Gambetta ! Puis, progressivement, comme une houle s’apaise, le silence, l’immobilité.

Sur un large balcon de pierre, un homme venait de paraître. Il se détachait de ses compagnons. On ne voyait que lui. De taille plutôt ramassée, les épaules larges, une figure pleine encadrée d’une barbe noire et fournie, le front vaste, le nez aquilin, ses cheveux longs rejetés en arrière, Léon Gambetta promena sur la foule un regard dominateur.

Tous eurent cette sensation nette : quelqu’un ! Tous contemplaient, avec la curiosité de savoir comment il allait répondre à leur attente, le jeune député qu’une récente fortune politique environnait pour la plupart d’un éclatant prestige, pour d’autres de suspicion. Célèbre en 68, au lendemain de l’audience où, sous le couvert du procès Baudin, il avait d’une voix tonnante instruit celui de l’Empire, l’avocat devenu homme d’État, l’élu de Paris et de Marseille arrivait précédé d’une belle réputation d’éloquence, d’une autorité chaque jour accrue par deux ans de sagace et courageuse opposition, autorité à laquelle ajoutait encore sa part dans les derniers événemens. Quoique ayant blâmé la guerre avant d’en voter la déclaration, il s’était depuis ardemment efforcé à la servir, en proie à cette idée fixe : faire de chaque citoyen un soldat ; quoique ayant blâmé l’envahissement du Corps législatif au 4 septembre, il avait su prendre à temps la barre en main, diriger, sinon dominer les événemens. On adorait, on haïssait en sa personne le proclamateur de la déchéance et l’un des fondateurs du gouvernement provisoire. Si, pour beaucoup, l’idée de république s’incarnait en lui, à cette minute on ne songeait qu’à la défense de la patrie et aux forces vives qu’il y apportait. On couvait des yeux cet homme nouveau dont la vaillance assumait une si lourde charge, ce ministre de l’Intérieur qui, après avoir enfiévré Paris, venait insuffler à la province la flamme de son espoir et la confiance de la capitale.

Une légende l’accompagnait, comme quiconque déchaîne la bête aux mille voix, la popularité. On se racontait que, fils d’un Génois, d’un petit épicier établi à Cahors, il s’était élevé lui-même ; ainsi, son œil droit, l’œil de verre si semblable à l’autre qu’il paraissait vivant, il se l’était crevé, enfant, au séminaire de Montauban, pour ne pas devenir prêtre. Non ! ripostaient de mieux renseignés, un simple accident, l’éclat d’un foret d’acier, un jour qu’il flânait dans la boutique d’un coutelier. Ils vantaient son adolescence laborieuse, le furieux appétit de lecture qui faisait de sa mémoire l’une des plus riches et des plus exercées, à ce point qu’il vous récitait sans sauter un iota ou une virgule telle Olynthienne de Démosthène, tel discours de Mirabeau ; et le feu ! la conviction ! le geste !… Bah ! un hâbleur, disaient les uns, bon pour enthousiasmer une salle de café ! un débraillé, usant ses coudes à toutes les tables de brasserie ! — Un tempérament ! affirmaient les autres, à la fois réfléchi et passionné, une de ces natures débordant de vie généreuse et d’énergie contenue. On verrait à l’œuvre.

Mais, penché sur le balcon de pierre, maintenant Gambetta parlait. Des mots brefs, un accent qui mordait la chair. Et déjà, la communion s’établissait, sous l’influence de cette voix mâle et chaude, de ce geste assuré, qui imposaient leur charme, leur volonté. Le ministre, avec une gravité austère, presque triste, rendait hommage à l’héroïsme de Paris, reprochait à la province de n’avoir pas fait son devoir. Le temps n’était pas aux discours. Bientôt on distribuerait des affiches, faisant connaître sa mission. Il fallait travailler immédiatement…

— Nous n’avons pas une minute à perdre. Que chacun soit à son poste de combat. Séparons-nous en criant : Vive la République !

À cet avertissement brusque, chacun, surpris, se recueillait, descendait en soi. La sévérité de ces phrases si simples trouvait un prolongement dans bien des âmes. On se dispersait avec calme.

Deux heures après, rentrés dans leur appartement, les Réal, songeurs, voyaient accourir Poncet, une proclamation à la main. Il la jeta sur la table.

— Lisez.

Troublés encore, mais envisageant l’avenir avec plus d’espérance, ils écoutèrent, les yeux picotés d’émotion, Eugène scander, d’une voix tremblante, ces mots décisifs qu’attendait le pays, poignans et sonores comme un appel de clairon :

«… La situation vous impose de grands devoirs. Le premier de tous, c’est de ne vous laisser divertir par aucune préoccupation qui ne soit pas la guerre, le combat à outrance ! Le second, c’est, jusqu’à la paix, d’accepter fraternellement le pouvoir républicain, sorti de la nécessité et du droit… Il faut mettre en œuvre toutes nos ressources, qui sont immenses, secouer la torpeur de nos campagnes, réagir contre de folles paniques, multiplier la guerre de partisans, et enfin inaugurer la guerre nationale !… La République fait appel au concours de tous… C’est sa tradition à elle d’armer de jeunes chefs : nous en ferons ! Levons-nous donc en masse, et mourons plutôt que de subir la honte du démembrement ! »

Poncet, d’un air triomphant, regarda Charles et Gustave. Leur visages répondaient. Un commun élan d’énergie et de fierté leur mettait une flamme aux joues. Plus d’opinions politiques : un seul cœur. M. Réal se tourna vers son fils :

— Tu demandais un chef. Nous l’avons !

II

Le soleil reparut ; dans la fente des nuages, un coin d’azur s’élargissait ; parmi la brume froide, l’air encore pluvieux, un voile d’or tomba sur les hêtres roux de la longue avenue de Charmont. Et ce fut un sourire à travers les larmes, l’acquiescement des choses, le symbole de cet après-midi même, éclaircie de bonheur entre les tristes jours.

Marcelle et Rose, entraînant Marie pâle et joyeuse dans l’ampleur de la robe de satin blanc et du voile, relevés de fleurs d’oranger, firent irruption sur le perron. Elles guettaient du côté de la grille, au bout de l’avenue. Tout à coup, ce furent des cris, des battemens de mains : « Les voilà !… » Une voiture débouchait. Elles avaient reconnu l’oncle Poncet, que leur plus jeune frère Henri ramenait de la gare d’Amboise, dans le phaéton. Rose, une gamine encore avec ses treize ans éveillés, fit demi-tour, et courant à la porte-fenêtre, dans l’envolement de ses cheveux blonds et de sa courte jupe de soie bleue : « Les voilà ! Venez vite !… » Henri, très fier, en adolescent pour qui tout est triomphe à l’entrée de la vie, arrivait à toute allure. Il décrivit une savante courbe méditée d’avance, arrêta d’un coup de main trop brusque son cheval ruisselant, tant il l’avait mené bon train.

Poncet, grognon d’avoir manqué la messe de mariage : — « Impossible de quitter Tours ! Une séance qui n’en finissait pas ; vingt personnes à entendre ! » — s’élançait déjà vers Marie. Mains aux épaules, avant de l’embrasser, il la contempla, le temps de recueillir en lui l’image délicieuse de ce frais visage dont le teint diaphane et les yeux candides resplendissaient d’une félicité grave. Elle rendit tendrement le baiser, devinant ce que contenait l’étreinte silencieuse de ce vieil homme qui l’aimait : mélancolie des circonstances, ardens souhaits d’avenir.

— Ah bien ! tonton, vous faites un joli témoin ! s’exclama Marcelle, petite personne décidée en qui le sens pratique se mêlait de façon piquante à la grâce de la seizième année.

— C’est le cousin Maurice qui vous a remplacé, déclara Rose d’un ton de reproche espiègle.

On sortait en hâte du salon, Mme Poncet la première, puis les jeunes, puis les vieux. Sur le vaste perron, ainsi groupés devant la façade du château, c’était un beau spectacle que celui de cette grande famille unie, si diverse et si saine, pleine de force et de simplicité : les deux ancêtres, Jean Réal et sa femme, dominant de leurs têtes blanches, de leurs troncs desséchés, robustes encore, les rejetons pressés de la double lignée des Réal et de leurs cousins les Réal de Nairve, seize parens de souche commune, avec cette variété des âges et des caractères, ce fonds identique qui est le patrimoine de la race, vertus et défauts inhérens à cette riche terre maternelle, à cet air subtil de Touraine.

Poncet, entouré, fêté, ne savait à qui entendre. Depuis quinze jours, il vivait dans la fournaise, sans avoir pu trouver une heure où venir embrasser les siens, goûter quelque repos dans ce doux paysage de Charmont, au milieu de figures chères. Il baisait le front du grand-père et les vieilles joues de Marceline, dont les traits ridés avaient une gaie sérénité d’enfant. Il serrait les mains d’Eugène, — son rayonnement était touchant, — de ses beaux-frères Charles et Gustave, de sa sœur Gabrielle. Ce garçon réfléchi, pâlot, gardant dans sa maigreur un air de souffrance récente, c’était son neveu Louis, le second fils de Charles ; sorti de l’École centrale, réformé pour myopie et voulant se rendre utile, il avait été s’offrir à Paris ; la direction des Postes et Télégraphes l’envoyait à Strasbourg ; il y avait subi les cinquante jours de siège, s’évadant après la capitulation, et, l’âme ébranlée, les oreilles bourdonnantes encore du furieux bombardement, il se refaisait à Charmont… Cet homme encore vert, long, sec, de tournure militaire, nez d’oiseau de proie et cheveux gris, le bras droit amputé sous la manche repliée, c’est le vieux Du Breuil… Cet autre, un solide gaillard avec sa barbe poivre et sel, son air déluré de chasseur et de cavalier, c’est le cousin Maurice, un Réal de Nairve, l’inspecteur des forêts. Celui-là, qui tend la main en souriant, Poncet hésite, cherche dans sa mémoire… Ce masque hardi, hâlé, cette ressemblance…

— Tu ne le reconnais pas ? dit le grand-père avec malice.

Gabrielle vint à la rescousse :

— Voyons, Lucien ! Mais c’est Frédéric.

Un Réal de Nairve, lui aussi, le frère du forestier. Un risque-tout, qui, sa fortune jetée au vent : jeu, femmes, écurie de courses, s’en était allé se refaire une existence neuve dans les pampas de la République Argentine, grand fermier, éleveur de chevaux, et qui aujourd’hui accourait, fils prodigue, pour la défense de la mère patrie. Il ramenait un corps de vingt-cinq volontaires, équipé à ses frais, et désigné déjà pour rejoindre Garibaldi et l’armée des Vosges.

Mais, apercevant Mlle de la Mûre, plate et blême jeune fille qui causait avec Henri, son garçon d’honneur, Poncet se récria. Il avait oublié de saluer la grosse comtesse, qui justement était à un pas de lui, et qui, légitimiste agressive, se découvrit une raison de plus de le trouver antipathique. Le comte, vieil ami du grand-père et l’un des témoins d’Eugène avec M. Du Breuil, inclina son crâne rose, dans un plongeon mécanique. Le second témoin de Marie, M. Brémont, président du tribunal d’Amboise, vieillard jaune et fin comme l’ambre, interpella Poncet, traduisant la pensée de tous, cette constante impatience de savoir, cette anxiété de l’inconnu dont chacun souffrait, même dans la trêve du moment.

— Quelles nouvelles ? Poncet, encore fiévreux de l’activité dont il sortait, de ce tumulte de plans, de projets, de marchés, de décrets, jeta :

— Confiance ! Tout s’organise, vous verrez.

Puis, changeant de ton :

— Je mangerais volontiers quelque chose. Vous savez que je n’ai pas déjeuné.

On s’apitoyait, on s’empressait. Tandis que le chimiste gravissait les marches du perron, Eugène profita de la diversion pour retenir sa femme. Les uns entraient dans le salon ; d’autres, allumant un cigare, gagnaient, à droite du château, la terrasse d’où l’on domine la Loire.

Marie, levant ses yeux bleus, regarda le jeune homme. Ce compagnon des jeux d’enfance, ce doux, ce beau, ce cher fiancé de toujours, voici qu’il était à présent son mari. Dans ce long et timide regard, où Eugène plongeait éperdument, il y avait l’extase presque incrédule du rêve réalisé, une joie douloureuse à force d’intensité, la pensée d’aujourd’hui et de demain ; il y avait l’attente confuse du mystère, un trouble divin fait de désir et de crainte.

— Marie ! dit-il.

Ce simple mot leur mettait les larmes aux yeux, éveillait au fond de leur cœur un infini de tendresse et d’amertume ; ils savouraient la pleine conscience d’eux-mêmes, l’ivresse d’éprouver dans cette courte minute humaine la toute-puissance éternelle de l’amour. Ils se regardaient toujours ; brusquement la vierge rougit ; alors il se mit à parler des événemens de la journée, ces riens qui resteraient dans leur souvenir, forme précise des choses, lucidité de leurs sensations. À la dérobée, elle considérait son mari, — son mari ! — admirait ce svelte officier tête nue, son expression de tendresse virile, de généreuse volonté. Subitement il s’inquiéta : — Tu n’as pas froid ?

— Non, fit-elle, mais toi ?

Bien qu’ils se fussent tutoyés de tout temps, il leur sembla le faire pour la première fois ; ils y trouvaient un sens plus intime, une émouvante douceur.

Un bras autour de la taille, il l’entraînait lentement ; ils suivirent l’allée des peupliers, témoins des parties de cache-cache aux vacances de naguère, contournèrent la grande pelouse ; ils laissaient en arrière le château, les fenêtres pareilles à des yeux. Un besoin de solitude les attirait vers cette charmille où, deux ans auparavant, Marie, convalescente après une crise d’anémie, aimait à se promener au soleil. Ils revirent le kiosque de chaume et ce jour où, rêveuse, il l’avait surprise, d’une arrivée brusque. Elle se levait en sursaut, si jolie avec l’ombre mouvante des feuilles sur son chapeau de roses et son visage empourpré. Ils firent le pèlerinage de tous ces lieux où leur moi de jadis, ces frêles enfans qu’ils n’étaient plus et dont ils gardaient avec attendrissement l’image vivante, avaient passé, pleuré, souri. Là, sous ce châtaignier centenaire, le gros chagrin qu’elle avait eu pour une poupée cassée ! Et l’épagneul de cousin Maurice, Tom, aussi gros qu’elle, qui de sa large langue lui léchait la face, en guise de consolation ! Plus loin, dans ce petit bois de saules, il venait lire des heures entières ; elle incarnait pour lui toutes les héroïnes. La bonne mousse épaisse où, couché de son long, il avait dévoré en cachette Paul et Virginie ! Il se grisait d’aventures lointaines, d’exploits fabuleux. Oh ! les savanes merveilleuses, le vent des pays inconnus !… Ces arbres, ce gazon, l’ovale glauque de l’étang dans son cadre de nymphéas et de roseaux, l’odeur de la terre, ce soir plus pénétrante que jamais, ce relent de feuilles mortes et d’humus, tout leur parut avoir une signification nouvelle. Ce décor, où tant d’eux était lié par des fils invisibles, se mêlait à leur âme, d’une communion si profonde qu’il en recevait une insolite magie, un frémissement de vie insoupçonnée encore.

Le soleil descendait au-dessus des massifs rougis, dans l’air vaporeux, la poussière dorée de l’automne ; ils revenaient à la terrasse, au spectacle accoutumé des couchans de feu, des nuages mirés en îles vermeilles dans l’eau tranquille de la Loire. Ils étaient seuls. Ils s’accoudèrent aux balustres, emplissant leurs yeux du tableau familier ; à gauche, de l’autre côté de l’avenue, derrière les hêtres jaunissans, les toits d’ardoise du village ; plus bas, séparé par la route, le groupement des dernières maisons de Charmont, jusqu’à la berge ; en avant, les grasses prairies du château, semées de noyers, le fleuve sablonneux, l’horizon bleuâtre où se fondait la silhouette d’Amboise ; à droite, à perte de vue, l’étendue des champs, des vignes et des bois, tout le fertile domaine dont le grand-père Réal était fier, ce sol qui leur semblait une chose animée, une si grande part d’eux-mêmes. Une sereine impression de silence et de recueillement flottait dans l’air lumineux.

— Quelle paix ! murmura Eugène. Le bel endroit pour être heureux !…

Ces mots, à mesure qu’il les prononçait, l’écartaient de ce coin béni, de cette terre si doucement nommée « le jardin de la France. » Ils étalaient devant lui d’autres campagnes dévastées, pleines d’incendies fumans, de villages à sac, et le morne labour des batailles, hérissé de fosses fraîches et de débris sans nom… La patrie morcelée, le drapeau noir sur les villes conquises, cette même terre piétinée de bottes sanglantes, défoncée par les lourds canons, les interminables charrois de l’envahisseur, l’armée bavaroise dans les murs d’Orléans, ses éclaireurs longeant la Loire, à vingt-cinq lieues d’ici.

Et, dans trois jours, il lui faudrait s’arracher de son bonheur, aller retrouver à Ouzouer-le-Marché son bataillon, détaché à la 3e division du 16e corps ! L’incertitude de l’avenir, la menace du danger le tenaillèrent d’un affreux déchirement, mal pansé par l’acceptation noble du sacrifice. Il songeait surtout à sa femme, à sa souffrance de leur séparation, suivie pour elle de quelle anxiété ! Craignant qu’elle ne le devinât, il se hâta de rompre le silence, sans qu’elle en fût dupe.

— Comme nous trouverons bon l’an prochain de revenir à cette place ! La guerre sera finie, nous aurons oublié ce mauvais rêve. Nous serons délivrés, qui sait ? vainqueurs peut-être ! Il n’y aura plus qu’à travailler, pour réparer la brèche, élargir le foyer. Il faut songer à ceux qui viendront.

Il lui saisit tendrement les mains. Il parlait à phrases caressantes, évoquant le moment où il reprendrait sa robe d’avocat ; il ne plaiderait que de belles causes, elle serait orgueilleuse de lui ; ils habiteraient à Tours un clair appartement sur le mail ; tout un bercement de projets qui enveloppaient, ouataient l’avenir. Marie enivrée l’écoutait avec une extase enfantine, un regard presque craintif. Fragile dans sa robe blanche, dont les fleurs suaves exhalaient un faible parfum, elle souriait, souriait toujours davantage, un pli douloureux au coin de la bouche ; tout d’un coup le pauvre sourire s’effaça, dans un muet flot de larmes. Elle s’abattit sur l’épaule d’Eugène.

De loin, M. et Mme Réal, bras dessus bras dessous, qui venaient en causant avec le grand-père et l’oncle Gustave, les aperçurent. Ils obliquèrent, faisant le grand tour, par le bois de saules ; et, tandis que leur père expliquait à Gustave une plantation future, M. Real confiait à sa femme le parti qu’il venait de prendre. La situation lui dictait son devoir : il ne pouvait se résoudre à rester inactif. Il ne lui avait parlé jusque-là que de son désir et de ses scrupules : « Comment servir le mieux ? Les hommes capables de tirer un coup de fusil ne manquaient pas. Que chacun utilisât son savoir, ses aptitudes ! »

Inquiète, Mme Réal l’interrogea du regard.

— Tu te souviens de mon projet de torpilles ? On peut l’appliquer à la destruction des ponts, des voies ferrées. Poncet a parlé à la Commission. On a décidé de m’en faire construire un certain nombre. Mais les poudres spéciales et divers objets font défaut. Je suis forcé d’aller chercher cela en Angleterre.

Le visage de Mme Réal s’éclaira. Elle avait craint un départ plus dangereux. C’était bien assez des périls qu’allait courir Eugène, et que comptait affronter Louis de nouveau, dans le service de la télégraphie de campagne. Sans parler de la folie d’Henri, qui, malgré ses dix-sept ans, voulait absolument être soldat, lui aussi ! Il les harcelait de supplications, jurait de s’engager en fraude ; son père avait dû se fâcher.

— Quand comptes-tu partir ? demanda-t-elle simplement.

Elle ne faisait aucune objection, sachant que son mari n’agissait pas à la légère. Elle avait appris à respecter sa douceur ferme. Vive, expansive, ayant dans le ménage une part d’initiative et d’autorité, elle suivait du même pas depuis vingt-cinq ans la route quotidienne, se retrouvant toujours à l’unisson, dans un mutuel élan de confiance et de franchise. Belle encore, sous ses bandeaux noirs, le teint frais et le buste jeune, elle gardait une bonne humeur avenante, un constant équilibre moral.

— Je me mettrai en route avec Gustave, dit M. Réal, et de Rouen je gagnerai Honfleur ou Le Havre.

— Il ne faut pas songer à s’embarquer à Calais, intervint le docteur. On tomberait dans les croiseurs ennemis.

Il retournait créer une ambulance qui suivrait les mouvemens de l’armée de Bourbaki, sitôt celle-ci constituée. Le commandant de la Garde, chargé par Bazaine d’une mission politique auprès de l’Impératrice, n’avait pu rentrer dans Metz, et, venu offrir son épée à la Défense nationale, il avait accepté le commandement des troupes du Nord.

Le grand-père dit de sa voix menue, restée très nette :

— Gambetta a raison d’accueillir tous les dévouemens, sans distinction de parti. Bourbaki, Cathelineau, Charette, c’est bien.

Ils avaient rejoint sur la terrasse les jeunes gens. Marie avait encore les yeux rouges, mais son sourire était revenu.

— Est-ce qu’ils ne sont pas gentils à voir ? fit le vieux Jean Réal. Et dire qu’on ne voulait pas marier ces enfans-là ! Que diable, il n’y aura jamais trop de Réal !

Les yeux perçans entre les paupières ridées avaient immédiatement vu le drame intime. Il attira Marie, et, caressant d’une tape amicale la joue de son petit-fils :

— Va, mon garçon ! Je me suis marié comme toi la veille d’une guerre, et d’une rude ! Mais, en me battant, je revoyais ta grand’mère qui m’attendait, je pensais à mon toit de Charmont, à ces arbres, à ce champ-là. Ça me donnait du cœur. Tu vois, j’en suis revenu.

Rose, qui accourait, se jeta dans les bras de sa mère et, l’embrassant, annonça, essoufflée, avec une révérence comique :

— On réclame Messieurs et Mesdames pour le vin d’honneur.

Jean Réal, dont la bienfaisance s’étendait sur le village entier, avait invité tous les paysans amis du château. Une collation était préparée pour eux dans les communs. Pendant le dîner de noces, ils se régaleraient du bon vin pétillant et léger, de ce clos Réal célèbre à la ronde.

— Dépêchons-nous, avant que la nuit tombe. Et préviens ta grand’mère, dit Mme Réal à Rose, qui repartit au galop.

Sous un hangar tendu de toiles et décoré de branchages, une quarantaine d’hommes en blouse propre et de femmes au costume noir égayé d’un blanc bonnet de dentelles, les jardiniers du parc, les vignerons du domaine se pressaient autour des trois couples, en qui, de génération en génération, s’était renouvelée la famille des propriétaires de Charmont, Jean, Charles, Eugène Réal et leurs femmes. De la vieille Marceline à Charles, de Gabrielle à Marie, c’étaient, reliant le vétéran de Waterloo à la recrue de la Loire, une chaîne solide, un siècle de vertus domestiques et de traditions françaises. Tous obscurément les respectaient, reconnaissant en eux des représentans autorisés de leur race, des fils de cette terre tourangelle, leur aïeule commune. M. Pacaut, le maire, un forgeron retiré, porta la parole. La jeune Céline, la fille du garde champêtre, venait d’offrir un bouquet. Les trois femmes l’embrassèrent ; Eugène remercia. On débouchait, sur un signe du grand-père, les premières bouteilles, et quand les verres furent pleins, on trinqua à la santé des mariés, à la santé de la France. Les tables étaient couvertes de viandes, de gâteaux et de fruits ; les Réal et le maire s’éloignèrent, souhaitant bon appétit.

Ils sortaient de la cour, Marie poussa un cri. Surgi devant elle, un être hirsute gambadait, avec une grimace effroyable. Ricanant, il répétait, un doigt tendu : « les Prussiens ! » — C’est l’Innocent, fit Eugène, en rassurant sa femme d’une pression de bras, tandis que Pacaut écartait l’homme, une espèce de fou inoffensif, vivant de la charité publique. N’importe, Marie en conservait une impression pénible.

Une demi-heure après, dans la vaste salle à manger étincelante de bougies, autour de la nappe ornée des dernières roses de l’automne, de lourds surtouts d’argenterie et de monumentaux plats froids, les vingt-deux convives étaient attablés. Les potages desservis, le vieux Germain, tout ragaillardi, — il se rappelait le mariage de M. Charles ! — versait un porto sec, dont la solennité de sa main tremblante et le conseil respectueux de sa voix soulignaient la valeur.

Grand’mère Marceline tournait d’un côté, puis de l’autre, son regard joyeux ; ayant à sa droite le curé, à sa gauche le maire, elle surveillait avec une sérénité souriante l’assemblée : en face d’elle, son vieux Jean, à l’un des bouts, Eugène et Marie qu’ils n’avaient pas voulu séparer, à l’autre, le coin déjà bruyant des petits-enfans ; puis, répartis selon les préséances, les témoins, son gendre Du Breuil, ses cousins de Nairve, Poncet près de la comtesse de la Mûre, ses fils, sa bru. D’une oreille distraite, elle écoutait le murmure des conversations, si vieille, si blasée par sa longue vie, que ce terrible et inévitable sujet de la guerre, où malgré soi on revenait toujours, ne la troublait pas plus que l’affairement de Germain lançant, d’un regard de chef d’armée, deux domestiques et trois servantes portant saumons magnifiques et saucières.

M. Brémont, regardant avec bienveillance le plat qui allait lui arriver, disait à Mme Poncet :

— Je compte beaucoup sur M. Thiers. Il a rapporté de son voyage les sympathies de l’Europe. On affirme que, muni d’un sauf-conduit, il va se rendre à Paris, puis à Versailles, pour conférer d’une paix possible avec Bismarck. C’est un fin négociateur.

Mme Poncet, née Vedel, femme à grands os, à forte carrure d’Auvergnate, la bonté même, observa :

— Bismarck est plus malin que lui.

M. Bompin, le curé, vantait les volontaires de Cathelineau s’équipant au château d’Amboise. Cependant Eugène, aux hochemens de tête sceptiques du comte de la Mûre, peu convaincu de la nécessité de la défense : — « Que ne réunissait-on plutôt l’Assemblée ? » — racontait :

— Oui, on nous a distribué des Remington. L’armée de la Loire est solidement réorganisée, Vous avez beau m’objecter toujours Artenay, Artenay ! Eh bien ! oui, La Motte-Rouge a été battu, Orléans évacué. Après ? Depuis que le général d’Aurelles a pris le commandement, le 15e corps ne se ressemble plus. La discipline a refait des hommes, au camp de Salbris. On sait maintenant qu’il y a des lois martiales. Le 16e corps, sous le général Pourcet, s’est constitué de toutes pièces.

— La discipline, s’écria le cousin Frédéric avec son indépendance de partisan, belle chose ! Quel dommage que nous ne l’ayons pas tous dans le sang ! Cela dispenserait de faire fusiller pour un oui, pour un non, une broutille, un poulet volé.

L’inflexibilité de d’Aurelles devenait légendaire.

— Vous avez raison, dit de sa voix tranchante le vieux commandant Du Breuil ; chacun devrait trouver dans son patriotisme l’obéissance au chef et le respect de soi-même. Un homme qui répond non, ce n’est rien ; laissez-le dire à cinq cents, c’est la révolte. Un poulet volé, ce n’est rien ; mille, c’est la maraude. Sans discipline, pas d’armée !

M. Pacaut approuva, de toute son âme paysanne : c’était bien assez qu’un Allemand pût lui enlever sa basse-cour ou son cochon. Mais des Français, ah non !… Une exclamation de Mlle de la Mûre attira l’attention ; la jeune fille, de blême, en devint rouge. Louis, qui à sa prière donnait des détails sur le bombardement de Strasbourg, timide sous ce cercle de regards, baissa la voix, et avec une colère qui animait son visage calme :

— Nous avons reçu près de 200 000 obus. Vers le milieu du siège on était si habitué qu’on allait et venait dans les rues. Les faubourgs de Pierres et de Saint-Nicolas étaient en cendres, les musées, le Temple neuf et la Bibliothèque détruits ; car les Badois tiraient sur la ville plus que contre les remparts. Ils n’ont eu raison du général Uhrich et des habitans que la veille de l’assaut. Pas un édifice public ne restait debout.

— C’est horrible ! soupira Mme de la Mûre, entre deux bouchées d’un salmis de perdreaux. Oh ! les vandales !

Henri, jaloux de l’impression produite par son frère, regardait avec dépit sa demoiselle d’honneur tout oreilles. Il eût voulu, lui aussi, pouvoir étonner l’assistance par quelque aventure héroïque. Et dire qu’on allait encore laisser Louis, avec son peu de santé, repartir quand on lui défendait, à lui, de s’engager ! Henri maudissait ses dix-sept ans. Avec des muscles pareils ! Louis expliquait maintenant son évasion, sous un passeport d’employé de commerce. C’est égal, il avait de la chance d’être assis là, devant ce verre de Corton.

Tous pensèrent aux manquans, les Poncet à leur fils Martial, Frédéric et Maurice à leur frère Georges, le marin. Et avec eux l’image de Paris, où étaient enfermés le jeune sculpteur, soldat de la garde nationale, et le capitaine de frégate, détaché au fort d’Ivry, avec son équipage de la Minerve, — la grande image de la capitale s’empara des esprits. On savait que Paris résistait avec vaillance. Un ballon avait apporté la nouvelle de combats heureux. Mais pour combien de temps ?

Mme Réal, tournée vers son beau-frère, le vieux Du Breuil, lui demanda :

— Toujours sans nouvelles de Pierre ?

Il secoua tristement la tête. L’inexplicable inertie de Bazaine était depuis un mois le sujet de ses angoisses. Pourquoi le maréchal ne bougeait-il pas ? Quelle tactique obscure le maintenait acculé à Metz ? Non, pas de nouvelles ! Il ne savait si son fils était vivant.

— Il court des bruits alarmans, reprit Mme Poncet.

Le grand-père frappa de son couteau sur son assiette. Il voulait faire participer les absens à cette réunion de la famille, et, songeant à sa fille aînée, Mme Du Breuil, restée souffrante au fond de la Creuse, il leva son verre :

— Je propose de boire au souvenir de tous. — Dans ce toast qui englobait Amélie et Pierre Du Breuil, Martial, Poncet et Georges de Nairve, les regards, par une cordiale intention, se dirigèrent, dans un second haussement de verres, sur Frédéric si longtemps éloigné. Seul Maurice, le forestier, gardait un front soucieux ; que faisait à cette heure son fils, si différent de lui, trop pareil à sa mère, une créature dont il avait dû se séparer ? Gontran, petit crevé gros et fort comme un Turc, s’était, aux premiers bruits de la guerre, découvert une irrésistible vocation d’infirmier, puis, bientôt las du brassard, il était parti retrouver à Londres d’autres compagnons de plaisir.

Dans le court silence qui suivit, la voix de Poncet s’éleva, continuant d’horripiler Mme de la Mûre que l’éloge de Gambetta et tout ce qui touchait à la République, par conséquent à la Défense, faisait bondir :

— Mais songez donc, Madame, à la prodigieuse énergie de cet homme, à l’impulsion qu’il a donnée à la nation entière. En quinze jours, cet avocat de trente-deux ans, improvisé ministre de la Guerre et de l’Intérieur, non seulement rétablit l’ordre, mais, à force d’activité, de divination, d’entrain, rend confiance aux troupes, en fait jaillir du sol de nouvelles, crée du jour au lendemain des approvisionnemens, des armes. Ce que j’admire en lui, c’est moins ses étonnans côtés pratiques que le souffle fiévreux, l’intense patriotisme qui l’anime.

— Pourquoi pas 93 tout de suite ? lança M. de la Mûre.

Poncet répliqua :

— 92 seulement ! La Patrie en danger, la levée en masse !

Cette idée, continuait-il avec une conviction éloquente, écouté de tous, sauf d’Eugène et de Marie isolés dans la contemplation l’un de l’autre, cette idée du pays debout contre l’oppresseur était le grand honneur de Gambetta. La guerre, sacrilège en dehors des frontières, est sacrée en dedans. Vaste et criminel assassinat lorsqu’elle poursuit un but de conquêtes, c’est le premier, le plus beau des devoirs, aussitôt qu’elle défend les champs, les villes, la race même, les trésors et le passé d’un peuple, la patrie. Il fallait savoir gré à Gambetta, à ses collaborateurs, de leur immense effort. Rien qu’au ministère de la Guerre, délégué à un ingénieur civil, Charles de Freycinet, en deux jours le service avait été réorganisé. Il n’existait qu’un seul exemplaire de la carte d’état-major, trouvé à grand’peine ; par la photographie, l’autographie, on en fabriquait des milliers. Un bureau de reconnaissances centraliserait les renseignemens sur l’ennemi. Un comité d’étude des moyens de la Défense, avec Naquet, — Poncet était trop modeste pour parler de lui, — examinait, utilisait les inventions. On allait en Amérique chercher des canons, des harnais. On achetait des fusils à toutes les industries d’Europe. À Tulle, à Saint-Étienne, à Châtellerault, à Bourges, nos manufactures d’armes et de munitions fonctionnaient nuit et jour. En même temps, les décisions se succédaient, portant aux extrémités du pays le sang jeune d’une volonté ardente : — formation des corps de gardes nationaux mobilisés ; — suspension des lois d’avancement : à temps troublés, mesures exceptionnelles ; on n’avait plus de cadres, il fallait en faire ! — les mobiles, les mobilisés, la légion étrangère et les corps francs, groupés en armée auxiliaire, assimilée à l’armée régulière, noble idée fondant dans une même foule tous les soldats de la France ; on avait les mêmes devoirs, on aurait les mêmes droits ! — organisation de vastes camps régionaux ; vingt autres décrets encore !

Le maire, réservé jusque-là, et qui, de ses doigts d’ancien forgeron, déformés en spatule, s’ingéniait à manier verres et fourchettes aussi aisément que ses voisins, prit la parole. Tout cela était bel et bon. Mais, de cette masse de décrets, un pourtant l’offusquait : la déclaration de l’état de guerre pour tout département à moins de 100 kilomètres de l’ennemi.

— Quoi de plus naturel ? protesta le cousin Maurice. Dans le rayon de son inspection, il venait précisément de mettre en état de défense la forêt d’Amboise : vastes terrassemens, coupures de chemins, abattis d’arbres. Souffrant d’une chute de cheval au moment de l’enrégimentation des gardes forestiers à Paris, sur l’appel du capitaine des chasses, il avait été heureux de ne pouvoir s’y rendre ; il serait plus utile avec quelques vieux gardes, dans un pays dont il connaissait les ressources et jusqu’aux moindres sentiers.

Mais Pacaut grommela :

— Allez, ça n’est pas ça qui les empêchera d’arriver ! Alors, pourquoi nous forcer, nous autres, à nous en aller tous, avec nos femmes, nos enfans, le bétail, les grains, le fourrage, ne laissant derrière nous que les hommes valides, pour se faire tuer ? Comment ! il faudra brûler nous-mêmes les provisions qu’il n’y aurait pas moyen d’emporter. Et nos maisons, nos meubles, nos vignes, qu’est-ce que ça deviendra ? Et, s’ils avancent toujours, faudra-t-il avec nos troupeaux reculer jusqu’à la mer ? Non, ça n’a pas de bon sens.

M. Bompin opina :

— Et pourquoi nous rendre responsables, maire, curé, notables, de l’exécution d’une mesure aussi barbare ? Pas une commune ne s’y résignera.

Poncet, le seul qui eût l’âme vraiment stoïque (il n’était pas propriétaire), se disait en regardant ces deux faces préoccupées, Pacaut avec sa face bovine, M. Bompin avec son air de mouton triste : « Hélas ! là est vraiment le mal. Les paysans sont incapables de comprendre la beauté d’un semblable sacrifice, l’évacuation totale, le vide devant l’ennemi ! Ils préféreront voir leurs récoltes et leur bétail saisis, leur vin bu, leurs maisons souillées. Tout, plutôt que de mécontenter le vainqueur et de s’exposer aux représailles ! »

Le grand-père méditait, si absorbé qu’il ne remarquait pas Germain lui offrant du chaud-froid de volaille. Et Poncet, avec regret, songea :

— Lui non plus n’est pas de mon avis.

Mais le vieux Jean Réal parla :

— Je ne suis pas suspect d’indifférence envers mon pays, mais je crois que nous le servirons mieux en ne l’abandonnant pas. Cette terre qui est mienne et que j’aime d’une longue habitude, je ne veux pas la quitter ; je ne veux pas mourir hors de mon toit. Le sol est un être vivant, il faut le défendre pied à pied. Qu’il y ait un fusil derrière chaque haie, derrière chaque mur ; soldat ou non, que chacun prenne une arme, combatte sans répit, sans quartier. Voilà comme je comprends la lutte à outrance. Que tout le peuple de France se lève, jusqu’à ce qu’il ait chassé l’ennemi du territoire, jusqu’à ce que nous ayons reconduit le… dernier Prussien, de village en village, à la baïonnette, dans le rein !

À cette gaillardise, qui répondait au sentiment de la plupart, il y eut une petite ovation de bravos et de rires. Mais Pacaut, obstiné, riposta :

— Nous serons bien avancés quand Charmont rôtira comme Ablis et Châteaudun !

L’atrocité inutile de ces vengeances épouvantait les campagnes, indignait les villes. Des francs-tireurs, ayant surpris un escadron de hussards à Ablis, le village, aussitôt repris, avaient été régulièrement et froidement brûlé par le général major von Schmidt. À Châteaudun, un millier de francs-tireurs et de gardes nationaux commandés par Lipowski et de Testanières, avaient défendu la ville. Nul acte plus légitime, nul droit plus sacré. En retour, le général von Wiltich, maître enfin de la place, ordonne la destruction et l’incendie. Les soldats vont de maison en maison épongeant les bois au pétrole ; ils mettent le feu avec soin, contraignent, pistolet sous la gorge, des habitans à enflammer leurs propres maisons. Ils allument la paillasse d’une paralytique, ils tuent un vieillard et le jettent dans le brasier. Deux cent trente-cinq maisons sont calcinées ; la lueur est telle qu’elle rougeoie sur dix lieues. Et, lorsqu’ils s’en vont, après avoir frappé une contribution de 200 000 francs, et envoyé jusqu’à paiement complet quatre-vingt-seize otages au fond de la Poméranie, on trouve derrière eux le campement bestial d’une horde : des planchers jonchés d’os énormes et de viandes crues, des vêtemens de femme lacérés, salis, les portraits et les glaces troués de balles, partout des vomissemens, et sur la Grande Place des milliers de bouteilles vides et cassées.

Charles Réal s’écria :

— Raison de plus ! La guerre au couteau, puisque nous avons affaire à des sauvages.

— Et ce qui est pis, reprit Poncet, à des sauvages policés, agissant avec méthode. Ils refusent de traiter en soldats nos francs-tireurs, nos paysans. Ont-ils donc oublié leur propre exemple, leur levée en masse de 1813, les ordres de leur roi de ne pas revêtir l’uniforme et de nous courir sus ? Ils déclaraient ne faire la guerre qu’à l’Empereur ! Non, non, ils ont levé le masque. Ce qu’ils font, c’est une guerre de race ; ce qu’ils veulent, c’est l’anéantissement de la France !

Un souffle grave passa. Muets, les Réal unifiaient leur âme au destin de la patrie. Les visages montraient l’émotion intérieure, révoltée chez les hommes, douloureuse chez les femmes. Marceline et le grand-père revoyaient les heures cruelles de la première invasion. Mme Réal ne songeait qu’à ses fils ; Eugène et Marie jouissaient avec désespoir des minutes si brèves.

Une rumeur, un bruit de voix croissant, des pas dans le jardin se firent alors entendre. Il y eut un instant de surprise ; les domestiques étonnés, laissant là leur dessert, se rapprochèrent des portes-fenêtres. Jean Réal commanda d’ouvrir. On criait : au feu ! Une clarté confuse emplissait la nuit noire. Tout le monde se leva, désertant brusquement la table en désordre ; des chaises tombèrent ; on envahit le perron. Sur la terrasse, le groupe des paysans mêlés aux serviteurs du château considéraient, avec des exclamations étouffées, l’horizon rouge. On eût dit la réverbération d’un immense incendie. Lentement la lumière montait, empourprant le ciel sombre, effaçant les étoiles. Troublés, les convives gagnaient la terrasse, les deux groupes se fondirent.

— C’est Amboise qui brûle ! dit le maire.

Mais non, la silhouette de la ville se détachait sur le rayonnement de ce voile écarlate ; la clarté venait de plus loin, de foyers invisibles. Une vieille femme murmura :

— Les campagnes sont en feu !

L’étrange aurore resplendissait ; on voyait les pays s’étendre, à travers une inquiétante profondeur. Des arbres paraissaient prêts à flamber dans une fumée rousse ; la course des nuages agitait de grands spectres, la Loire roulait une eau sanglante. Soudain, ajoutant au mystère et à l’angoisse, le tocsin s’éleva des quatre coins de l’horizon ; au branle des clochers, la peur des villages appelait à l’aide. L’Innocent, grimpé sur le rebord des balustres, courait en criant, le bras étendu :

— Les Prussiens ! Les Prussiens !

Mais Poncet rassura les femmes :

— Ce n’est qu’une aurore boréale. J’en ai vu de pareilles, en Norwège.

Une gerbe de rayons fulgurans s’échappait du Nord. À l’Est, dans la partie qui dominait Paris, Metz, Orléans, Bourges, Dijon, un flux de sang noyait tout le firmament. On se regardait, émus du reflet sinistre aux visages. Eugène serrait dans ses bras Marie effrayée, dont la robe blanche était devenue rose. Malgré les explications de Poncet, les paysannes, autour du curé, faisaient le geste de la croix ; les paysans béans contemplaient en silence, consternés comme devant un signe annonciateur, une menace de fléaux terribles. Le tocsin sonnait toujours. Et chacun, tout en écartant l’idée superstitieuse, se sentait point d’un malaise indéfinissable, d’une crainte inconnue.

III

Martial Poncet s’éveilla, la tête lourde, dans le jour blafard de son atelier, rue Soufflot. Les images confuses du sommeil le poursuivaient, ce prolongement en rêve de la tumultueuse réalité : visions de foules et de remparts, fracas assourdi des canons du siège.

Décidément, il avait eu tort de boire hier soir tant de bocks au triomphe du parti de l’ordre. Son ami Thérould, — avait-on idée d’un anarchiste pareil ? — n’était qu’un saltimbanque : débiter de sang-froid des insanités pareilles ! Quant à Nini, pas de plus gentille petite femme. Il avisa, en désordre sur un escabeau, sa vareuse et son pantalon noir de garde national, trempés du déluge de la veille ; les passe-poil et la bande rouge avaient déteint. « Sale drap, sales fournisseurs ! » Dans un coin son flingot, un antique fusil à percussion, inoffensif et terni. Et encore Martial était des privilégiés, beaucoup ne possédant qu’un képi. Il bâilla, s’étira, puis, debout d’un saut, les pieds dans des babouches turques, il gagnait la petite cuisine, pour faire sa toilette, tournait le robinet ; l’eau ne vint pas ; on la mesurait. « Heureusement que la concierge a rempli les seaux ! » Et, barbotant à plaisir, il songea : « C’est aujourd’hui dimanche, 9 octobre, je ne suis pas de garde aux remparts avant mercredi. Trois jours de libres ! Nini viendra me poser mon Andromède… À moins qu’on ne batte le rappel comme hier, pour aller encore sauver le gouvernement ! »

À l’aise dans le vieux costume de velours brun qu’il affectionnait, il mouilla les linges qui enveloppaient l’argile de la statue. Sur des sellettes, deux ou trois maquettes grises dressaient la vie rudimentaire de leur nudité, sortant du limon vigoureusement pétri à coups d’ébauchoir et de pouce. Des moulages au mur plaquaient leur blancheur crue. Grand, maigre, visage spirituel et tourmenté, un front large qui rappelait celui de son père, le sculpteur allait d’une œuvre à l’autre avec une envie de travail, un regret du temps perdu ; il roulait sous ses doigts une boulette de glaise ; mais il la lança d’une chiquenaude à l’autre bout de la pièce : « Rien à faire ! »

Il revoyait la place de l’Hôtel-de-Ville envahie d’une foule compacte. Des affiches, placardées par les soins de la faction de Belleville, avaient donné rendez-vous aux gardes nationaux et aux citoyens pour demander d’immédiates élections communales. Les bataillons de Blanqui, de Flourens, de Millière étaient là, hurlant devant les portes fermées. Arrivent, sous une pluie torrentielle, Trochu à cheval et son état-major. On crie : « À bas les traîtres ! À bas les capitulards ! Vive la Commune ! » Pendant ce temps, les mobiles bretons prévenus accourent par le souterrain qui relie la caserne Napoléon à l’Hôtel de Ville. Leur apparition décontenance l’émeute. C’est alors qu’avait débouché sur la place son bataillon, avec plusieurs autres formés en hâte. Les membres du gouvernement, rassurés, sortaient pour les passer en revue ; il voyait Trochu prononçant un discours. Grandes acclamations de : « Vive la République ! À bas la Commune ! » On s’était dispersé quittes pour la peur. La pluie tombait toujours.

À peine un mois depuis le 4 septembre ! Qu’on était loin de cette radieuse journée où, dans un allégement universel, la jeune République souriait à tous les yeux, enivrait tous les cœurs, de cette première quinzaine où Paris semblait une énorme fête, avec ses rues débordantes de passans et de voitures, ses cafés bondés de filles et d’officiers de mobiles. La guerre, on n’y pensait plus ! Les choses s’arrangeaient du coup ; Paris n’était qu’espoir, azur, soleil. Ce gouvernement de la Défense, quel crédit il avait rencontré tout d’abord ! Martial se souvint d’avoir erré toute cette après-midi du 4, dans la gaieté de la foule. Il avait vu abattre les aigles aux devantures des fournisseurs, Favre et Ferry quitter la Chambre et annoncer à Trochu, rencontré au pont de Solférino, la proclamation de la déchéance. Le Gouverneur, venu au petit pas, regagnait le Louvre au trot, et, se mettant en civil, s’empressait, sur la prière d’une députation, de rallier l’Hôtel de Ville. Il y trouvait les onze élus de Paris, déjà constitués en gouvernement, — un moyen d’écarter les noms, inquiétans pour la masse, de républicains trop avancés, tels que Blanqui, Delescluze, Félix Pyat, Millière, accourus les premiers. Le général, sous condition qu’on sauvegardât les trois principes : Dieu, la famille, la propriété, promettait son concours ; on le nommerait Président, avec pleins pouvoirs militaires pour la défense.

C’est ainsi que, sous la direction de Trochu, ancien Gouverneur impérial, les députés de l’opposition, Emmanuel Arago, Crémieux, Jules Favre, Jules Ferry, Gambetta, Garnier-Pagès, Glais-Bizoin, Pelletan, Picard, Rochefort, Jules Simon, toute la représentation de Paris, moins Thiers, se trouvaient investis d’un pouvoir, illégal par la force des choses, mais consenti par la nation entière. La fraction du Corps législatif qui avait fini par se mettre d’accord, le palais évacué, convenait elle-même, sinon de reconnaître un gouvernement né de l’insurrection, au moins de ne pas le combattre, tant qu’il aurait à lutter contre l’étranger. Quant à Paris, grisé de sa révolution pacifique, seule la marche toujours avançante de l’ennemi avait pu le persuader que la guerre durait encore, et que la ville sacrée, la capitale du monde, était menacée à son tour. L’arrivée du corps de Vinoy, sauvé du désastre de Sedan par une retraite habile, la nomination de l’énergique Ducrot, prisonnier évadé, au commandement de l’armée, la reprise fiévreuse des travaux de défense commencés par Palikao, mais interrompus par le chômage dont les ouvriers avaient salué huit jours durant la chute de l’Empire, l’horizon chaque jour rétréci par le rideau des colonnes allemandes, les ponts de la Seine, de l’Oise et de la Marne sautant à mesure, les chemins de fer se repliant jusqu’à ce qu’Asnières et Vincennes devinssent têtes de ligne, jusqu’à ce que les derniers wagons rentrassent enfin derrière les portes murées, tous ces avertissemens réveillaient les craintes, sans dissiper les illusions ; personne ne croyait à l’éventualité d’un blocus, à la durée d’un siège.

Paris affamé, vaincu, cela paraissait à tous une chimère, un sacrilège impossibles ! Et pourtant on était sur un qui-vive perpétuel, on redoutait le bombardement ou un assaut brusque qui eût emporté les fortifications vieillottes, bousculé l’armée régulière, le 13e et le 14e corps, vieux soldats de Vinoy et formations hâtives de Renault. Ce qui n’empêchait pas d’aller voir, en badauds, les immenses parcs à bestiaux établis à l’intérieur des fortifications, l’engouffrement prodigieux des approvisionnemens aux Halles. On montait la garde aux remparts avec une insouciante légèreté : deux heures de faction, le reste en flâneries le long des tentes où l’on couchait le soir, en parties de cartes ou de bouchon, en tournées chez le marchand de vins. On était tout à cette vie nouvelle, au changement d’habitudes, de personnes, d’idées qu’apportait avec soi la République : souvenirs de 48, rappel de 92. Mais l’investissement, complet le 19 septembre, le cercle cadenassé des IIIe et IVe armées allemandes. Prince royal de Prusse et Prince royal de Saxe, avec le grand quartier général de Guillaume à Versailles, la débandade de Châtillon, ses zouaves hagards et son remous d’attelages éperdus, les intolérables conditions de Bismarck, publiques après l’entrevue de Ferrières, avaient, en même temps que fouetté le patriotisme et l’indignation, rendu plus nerveuse cette impressionnable population de Paris, de cœur ardent, d’esprit mobile, sautant de l’enthousiasme le plus fou au découragement sans cause, criant à la victoire le matin, le soir à la trahison.

Derrière le gouvernement débordé, pliant sous la multiplicité des besognes, derrière ces républicains honnêtes, mais incapables de se hausser à la maîtrise de leur mission, se levait un parti d’agitateurs, brûlant de remettre la main sur le pouvoir qui leur avait échappé, le 4 septembre. Ah oui ! on était loin des premières heures, où ce beau mot de République simplifiait, illuminait tout ! Quel chemin parcouru, ou plutôt quel piétinement !…

Au moment de rouler une cigarette, Martial s’aperçut qu’il n’avait plus de tabac. Il passerait aussi à la crémerie, avalerait une tasse de café, — il vivait d’une façon un peu bohème, mais sobre. Son petit groupe en marbre de Daphnis et Chloé lui avait l’autre année rapporté deux mille francs, mis alors en réserve pour les mauvais jours. Il ouvrit un vieux secrétaire Louis XV un peu bancal, dont il appréciait la courbe heureuse, fit jouer un tiroir à secret et prit à même quelque monnaie.

Il poussa le vantail de la porte, traversa de plain-pied la cour séparée de son atelier par un jardinet et par une haie de lilas. Devant l’écurie ouverte, un cocher et un palefrenier, rouges de santé, pansaient deux beaux chevaux, attachés aux anneaux du mur. Leur propriétaire, M. Blacourt, les contemplait avec satisfaction. Il salua Martial, dont il connaissait le nom depuis qu’ils habitaient la même maison. Comment, se dit l’artiste, ces trois gaillards ne sont-ils pas gardes nationaux comme moi ? Dans son bataillon, les gens mariés et d’âge mûr étaient en majorité. Au troisième, logeait un petit rentier, M. Delourmel, qui, pliant sous le sac, s’en allait courageusement monter sa garde. Pendant ce temps, les magasins, les cafés regorgeaient de commis et de garçons, gros et gras, qui se moquaient pas mal de la loi appelant tous les hommes de vingt-cinq à trente-cinq ans.

— Pas de lettres ? jeta-t-il sans conviction devant la loge. Depuis dix-neuf jours, il était, comme tout Paris, sans nouvelles, partageant l’inquiétude, la fièvre d’attente de cette multitude séparée du reste de la terre. Les journaux, avec leurs proclamations à effet, leurs tirades emphatiques, au lieu de tromper cette faim, l’excitaient. On avait bien appris la semaine dernière la reddition de Toul et de Strasbourg, nouvelles pires que le silence.

La concierge, Mme Louchard, femme hydropique et maussade, — car elle faisait tout dans la maison depuis que son mari, élu officier de la garde nationale, sans cesse dehors, pérorait aux clubs et chez les marchands de vins, — s’appuya sur son balai :

— Des lettres ? ah bien ! oui. Est-ce qu’ils pensent à nous, en province ? Et l’étranger, monsieur, pour qui nous avons tant fait ! Mais Paris n’a besoin de personne, Paris supportera tout !

Martial reconnut, dans cette amertume, l’exaltation du mari, homme remuant et bavard, aujourd’hui foudre de guerre, à l’admiration des petites gens du quartier.

Dans la rue, où des passans riaient, causaient comme en temps habituel, une averse commençait. Les trottoirs se vidèrent : seule une compagnie de gardes nationaux, derrière les grilles du Luxembourg, continua de gesticuler : — Portez armes ! Reposez armes ! avec plus de zèle que d’ensemble. Il se hâta d’acheter son maryland, entra dans la crémerie, au coin de laquelle se balançait, découpée en zinc, une vache rouge. La patronne, derrière son comptoir, sommeillait, énorme et apoplectique.

— Comme vous venez tard, monsieur Poncet !

L’horloge marquait onze heures. Disposant la tasse et deux morceaux de sucre sur une soucoupe, elle versait le liquide noir et fumant.

Bien que fortement additionné de chicorée, on ne buvait à la Vache Rouge, elle l’attestait du moins, que du vrai moka. À la devanture, une terrine de beurre salé étiquetée 5 francs le kilo, — de beurre frais, il n’était plus question, — faisait pendant au luxe inouï d’un croissant de Hollande. Une corbeille d’œufs sur le comptoir complétait le maigre assortiment. Deux ouvriers en blouse, coiffés du képi et déjà éméchés, firent irruption, poussant devant eux un lieutenant de leur bataillon. Ils réclamèrent de l’eau-de-vie. C’était le plus clair du commerce de Mme Groubet.

— À ta santé, citoyen lieutenant !

— Encore un que Bismarck ne boira pas, dit l’officier en absorbant la rasade.

Ils entamaient une discussion sur la réunion publique de la veille, rue de l’École-de-Médecine : « Tant qu’on n’aurait pas balayé le gouvernement ! » Une vieille femme, un cabas de tapisserie à la main, se glissa dans la boutique, et, tendant un litre, elle demanda comme la chose la plus naturelle :

— Deux sous de lait, je vous prie.

Les trois consommateurs écarquillaient les yeux. Mme Groubet, scandalisée, s’écria :

— Du lait ? mais d’où tombez-vous ? Du lait ? c’était bon du temps de l’Empire. Il n’y en a plus que pour les millionnaires.

Étonnée, la vieille femme murmura :

— Alors un œuf, je vous prie.

Elle posait deux sous sur le comptoir. La crémière éclata :

— C’est six sous pièce, madame !

Et, comme l’acheteuse, reprenant ses deux sous, s’en allait sans rien dire, Martial, en partant, entendit les gardes nationaux ricaner : « Elle débarque de la lune ! » Il regarda disparaître l’humble robe noire, le mannequin voûté sous le châle, pensif à l’idée de ces existences de cloporte autour desquelles le monde pouvait crouler, sans qu’elles s’en aperçussent. Cette réflexion lui suggéra : « Si je rentrais aussi dans ma coque ! Essayons de travailler, il n’y a que ça ! » Mais, sous le porche, il se heurtait à Mme Thédenat, portant un lourd panier. Elle habitait au quatrième avec son mari, le fameux Jules Thédenat, l’historien. C’étaient de vieux amis de la famille Poncet, des Du Breuil et des de Nairve. Martial s’élança :

— Je vais vous monter votre panier.

Mme Thédenat avait rougi sous ses bandeaux blancs. « Sans ce diable de charbon !… Et encore elle avait dû faire plusieurs boutiques, avant d’obtenir ses cinq kilos !… Quant aux provisions, elles ne pesaient guère. » Elle acceptait quand même de bon cœur, montant l’escalier devant lui ; elle raconta qu’elle venait des Halles : c’est là seulement qu’on avait chance de trouver un chou, des carottes. « Je sais bien que ce sont des légumes volés, dit-elle, mais la banlieue est abandonnée, les jardins n’ont plus de maîtres, et, sans nos maraudeurs, tout cela serait perdu. »

Martial sentit la délicatesse du scrupule. Il aimait Mme Thédenat pour son inépuisable bonté, pour les soins si dévoués, si discrets, dont elle entourait son mari ; il était sa divinité, son culte ; elle jouissait avec un orgueil touchant du prestige de l’ancien professeur au Collège de France, exilé volontaire du coup d’État, l’ami de Victor Hugo, de Louis Blanc, de Quinet. Depuis dix ans, Jules Thédenat, de retour, installé rue Soufflot, suivait de son modeste cabinet de travail, dominant le Luxembourg et Paris, le cours fatal des événemens. Tout en écrivant l’Histoire de la Révolution, il appliquait au tourbillon de l’heure actuelle sa philosophie prophétique, sa claire conception des choses.

Martial et Mme Thédenat avaient dépassé le premier, où logeait le jeune M. Blacourt. Des voix, venant du second, les frappèrent. Un chien aboya derrière la porte ; il y eut un caquètement éperdu, des battemens d’ailes de volatiles. « À bas, Pataud ! » gronda quelqu’un. — C’est le fermier de Clamart, dit Mme Thédenat. Quand l’immigration des paysans s’était rabattue, avec leurs basses-cours et leurs meubles, un arrêté du gouvernement avait mis à leur disposition les appartemens laissés vides par les fuites en province. C’est ainsi qu’au second, déserté par les Du Noyer, un magistrat et sa femme, gens d’une morgue et d’une prétention insupportables, campait, comme en pays conquis, toute une famille de paysans : fermier, mère, femme, frères, sœurs, sans compter les animaux. Martial, en passant devant le troisième, s’enquit du petit mobile de la Côte-d’Or, blessé à Chevilly, et que les Delourmel hébergeaient. À l’arrivée à Paris des 100 000 mobiles équipés en hâte dans les départemens, par le ministère Palikao, on les avait, faute de casernes, répartis provisoirement chez l’habitant. Mme Thédenat, sur son palier, mit la clef dans la serrure.

— Je ne sonne pas, dit-elle, car ma femme de ménage ne vient pas le dimanche.

Elle prenait le panier des mains de Martial, et, comme il s’esquivait :

— Restez, je vous en prie ! Mon mari sera content de vous voir.

Elle le fit passer de force par l’étroite antichambre, l’introduisit chez Thédenat : — Jules, M. Martial.

Thédenat, qui causait avec un ami, se leva, la main tendue. Il avait grand air malgré sa petite taille, une façon à lui de porter haut la tête, ses blancs et fins cheveux bouclés rejetés en arrière. Le regard se plantait droit, dardé par de larges yeux verts qui éclairaient la figure ardente et pâle.

— Asseyez-vous là, fit-il, en désignant une chaise au coin de la fenêtre… M. Poncet, le sculpteur ; M. Jacquenne.

Martial salua, avec curiosité, le proscrit de 52, un des irréconciliables qui, à l’exemple d’Hugo, n’avaient pas voulu profiter de l’amnistie impériale, un homme long et sec, à front fuyant, à menton volontaire, hérissé de barbe grise ; il avait une expression dure et paraissait perpétuellement irrité. Il reprit sa phrase interrompue :

— Vous avez beau dire ! la vérité n’est pas avec les avocats bavards. De quel droit veulent-ils garder en main la barre qu’ils ont indûment saisie ? Paris entend se gouverner lui-même. Ses députés ne sont plus à son image ; les élections communales s’imposent. Voyons, Thédenat, ne sentez-vous pas que la justice, le vrai patriotisme, sont du côté du peuple qui travaille et souffre, du peuple qui, lui, veut véritablement se battre et réclame la sortie en masse ? L’Association Internationale des travailleurs, la Fédération des sociétés ouvrières, c’est de là que part le plus sincère élan de la résistance. Le cerveau de Paris n’est pas à l’Hôtel de Ville, dans le Salon jaune ; il est dans ce pauvre troisième étage de la place de la Corderie, au Comité central des vingt arrondissemens !

Thédenat l’écoutait avec une sympathie mêlée de doute. Dix-huit ans d’exil, loin d’émousser les convictions de son vieux camarade, en avaient aiguisé le tranchant. C’était cette même verve qui rendait si vigoureux ses pamphlets de Bruxelles et de Genève, plus âpre encore.

— Non, Jacquenne. Je ne sens pas que le vrai patriotisme soit de faire de la politique sous le canon prussien. Et Dieu sait si j’aime ce peuple si vivant, si intelligent, quelle foi j’ai dans son idéal de justice et de liberté ! Mais tenez ! Hier, quand on criait sur la place : Vive la Commune ! notre ami le général Tamisier fit signe de prêter l’oreille à la voix des canons ennemis. — « Elle parle assez haut, a-t-il dit, écoutez- ! » J’ajoute, moi : — Tant qu’elle parlera, qu’on se taise !

Jacquenne reprit :

— J’admets. Alors, que le gouvernement fasse son devoir ! Au lieu de se borner à des proclamations ronflantes, à des hochemens d’encens sous le nez de la garde nationale, qu’il utilise les forces innombrables dont il dispose ! Qu’on se batte pour de bon ! Pourquoi a-t-on abandonné, après la débâcle honteuse de Châtillon, toutes les hauteurs du Sud-Est, cette ligne de redoutes commencées qui eût éloigné d’autant le cercle tonnant dont vous parlez, pour essayer de les reprendre, quand on a vu que les Allemands n’entraient pas le lendemain dans Paris, comme un couteau dans du beurre, selon le mot de Crémieux ? Cette réoccupation du plateau de Villejuif, belle victoire, ma foi ! Les ouvrages étaient vides. Et Chevilly, on prend soin de prévenir l’ennemi par une canonnade, on sort, le général Guilhem se fait tuer, oui, bravement. Mais à quoi ça sert-il ? une reconnaissance sans autre résultat que plus de 2 000 tués ou blessés, un mouvement dont la retraite est ordonnée d’avance ! Et Trochu ! parlez-moi d’un général en chef qui ne se donne même pas la peine de venir sur le terrain ou qui arrive le combat fini ! Comment, nous disposons de 500 000 soldats, nous avons pour centre d’opérations une ville formidable d’où nous pouvons rayonner contre un ennemi moins nombreux et dispersé ! Et nous ne tentons pas une trouée ! À défaut, pourquoi ne pas les harceler sans cesse, bouleverser leurs travaux ? On finirait par en avoir raison ! C’est fou d’immobiliser 300 000 hommes sur les remparts ! Pourquoi n’emploie-t-on pas autrement cette immense armée de la garde nationale ? Elle s’aguerrirait comme une autre.

Jacquenne parlait avec une conviction agressive. Aussi les choses justes qu’il disait paraissaient injustes dans sa bouche. Accouru d’exil au matin du 4 septembre, trop tard, il partageait les rancunes secrètes, les griefs publics, d’ailleurs en partie fondés, des Delescluze et des Blanqui. Non qu’il eût le bas appétit d’une place ; mais, sectaire, il souhaitait mettre en œuvre tout un système d’idées, mûries, aigries par trente années d’apostolat et de misère.

— Seuls, continua-t-il, Rochefort et Dorian valent quelque chose parmi ces gens-là.

Martial, qui comme tout Paris, s’était amusé aux cinglans articles de la Lanterne, ne put s’empêcher d’objecter :

— Ironie à part d’instituer une commission des barricades et de l’en nommer président, je ne vois pas qu’on utilise bien Rochefort. À quoi riment ces amas de pavés, aussi encombrans qu’inutiles ? Quant au ministre des Travaux publics, si populaire…

— Dorian, intervint Thédenat, c’est autre chose ! Je connais un ingénieur qui, aux Arts-et-Métiers, centralise les diverses commissions des Travaux publics. Leur activité est prodigieuse. Malgré le mauvais vouloir de l’artillerie, l’éternelle routine ! on fond des canons, on fabrique des affûts, on fait de la poudre, des cartouches ; les grandes usines construisent des mitrailleuses ; les industries privées travaillent à la confection des chassepots : au Louvre et dans les ateliers des chemins de fer, des centaines d’ouvriers transforment les vieux fusils en armes à tir rapide. Partout la science intelligente improvise des miracles. Nous voyons ce que peut la vertu de l’effort, le génie de la nécessité.

Un coup de sonnette, une exclamation joyeuse de Mme Thédenat, le bruit d’une voix connue. La porte s’ouvrit, donnant passage à un capitaine de frégate, aux favoris grisonnans, au visage froid et réfléchi. C’était Georges Réal de Nairve, commandant en second du fort d’Ivry. Il avait été appelé pour renseignemens de service au ministère de la Marine, on ne l’attendait pas au fort avant le soir, il en profitait pour venir sans façon visiter ses amis à l’heure du déjeuner.

— Vous voyez si je fais fond sur votre affection, dit-il.

La pénurie des vivres avait suspendu les invitations accoutumées. Toute une part de relations mondaines était tombée du coup ; on ne partageait qu’avec ses vrais amis.

— Bah ! dit gaiement Thédenat, les marins sont sobres.

De Nairve échangeait avec son cousin Martial une poignée de main. Jacquenne, qui à la vue de l’uniforme s’était renfrogné, reprit son réquisitoire, à l’adresse de Thédenat :

— Et les vivres ? pourquoi les laisse-t-on gaspiller de la sorte ? Quantité de gens n’ont jamais mieux vécu. Une telle imprévoyance confine à la folie : dans toute place assiégée, le rationnement est de règle. Mais, voilà, veut-on seulement tenir jusqu’au bout ? A-t-on la foi ? Ce n’est pas huit jours après l’investissement qu’aurait dû fonctionner la Commission des subsistances, onze jours après, qu’on aurait dû réquisitionner blés et farines. On a dilapidé un mois de résistance.

Théoricien de gouvernement, il trouvait toutes simples des mesures qu’à la place des gouvernans il n’eût peut-être ni osé, ni pu imposer.

— Ce que dit monsieur, releva de Nairve, est exact en principe. Mais pourquoi suspecter ceux qui ont assumé le périlleux honneur de la défense ? À qui ferez-vous croire qu’ils ne veuillent pas tenir jusqu’au bout ?

Jacquenne secoua la tête, comme s’il en savait long ; mais il dédaigna de répondre. De Nairve, blessé par ce mutisme, mesura la distance qui séparait leurs idées ; cet homme, qui une minute auparavant lui était indifférent, soudain lui fut antipathique. Jacquenne s’était levé, cherchant son chapeau. Il eut un léger ricanement, et, comme s’il espérait atteindre l’officier, — sans doute un de ces suppôts de l’Empire ! — il dit à Thédenat :

— Et les papiers des Tuileries ! Le rôle de ce Devienne, un président de la Cour de cassation mêlé aux louches amours de Marguerite Bellanger et de Napoléon le Petit ? Pour toute sanction, on le défère à l’enquête de ses pairs, et monsieur voyage, et l’enquête continue. C’est à croire que votre gouvernement se fait le complice du régime de la corruption.

Il ajouta plus bas :

— Réfléchissez, il faut que vous soyez des nôtres.

Serrant sans chaleur la main de son ami, il partit, saluant à peine de Nairve et Martial.

— Diable de Jacquenne ! fit Thédenat, en rentrant. Et vous savez, Georges, c’est un esprit supérieur, un écrivain de race ; mieux, c’est un caractère ; il vit pauvre et dignement ; je sais des traits qui l’honorent. Il mourrait pour le bonheur du peuple. Seulement, il ne sait pas tenir la balance égale ! Sa logique inflexible pèse sur l’un des plateaux. — Il eut son fin sourire : — D’un côté toutes les satisfactions, de l’autre toutes les revendications humaines. Ah ! si les plateaux pouvaient se mettre en équilibre ! Je crains bien que, malgré sa bonne volonté, Jacquenne augmente encore l’écart.

Mme Thédenat annonça le déjeuner, et, voyant Martial brusquement debout pour prendre congé :

— Mais votre couvert est mis, vous n’allez pas nous faire l’affront de refuser.

Elle les précédait dans la salle à manger, intime avec son vieux bahut de noyer sculpté orné de plats d’étain, sa table ronde sous une nappe blanche, les chaises paysannes, la cage des canaris pendue devant la fenêtre. Martial se sentit à l’aise, touché par les assiettes à fleurs, la simplicité du service bourgeois, le pain rassis, la boîte de sardines pour premier plat. La bonhomie de ces deux vieux, qui lui rappelaient les habitudes de son père et de sa mère, la présence de son cousin de Nairve, lui donnaient une impression de famille, dont il était privé depuis longtemps. Que faisaient les absens à cette heure ? Ne pouvant se les imaginer, les uns à Tours en train de commenter l’arrivée de Gambetta, les autres à Charmont, tout aux derniers préparatifs du mariage, il jouissait de cette minute de détente, de sécurité au milieu de l’isolement et de l’inconnu.

On parlait du manque de nouvelles. Que devenait la province ? s’organisait-elle ? Quand les armées de secours pourraient-elles se mettre en marche ? C’était la hantise de tous. Le marin espérait. Il n’avait pu saluer sans émotion, en sortant du ministère, la statue de Strasbourg dans sa robe de drapeaux, et ses couronnes de gloire devenues des couronnes de deuil. Du moins, comme Toul, l’héroïque cité avait fait son devoir. Et Laon ! Il rappela la folie sublime de ce garde d’artillerie, révolté par la lâcheté de la ville se livrant elle-même : Henriot attendait que les Allemands entrassent et faisait alors sauter la poudrière, s’ensevelissant sous les morts et les ruines. Pour lui, il savait bien que son fort, s’il devait se rendre, se vendrait chèrement. Il était là comme dans un navire à l’ancre, avec une bonne cargaison de munitions et de vivres dans les soutes. L’équipage ne pouvait descendre à terre sans permission. Il dépeignit, avec la poésie simple de l’homme qui aime son métier, les habitudes conservées, la stricte discipline ; il évoqua la gueule des lourds canons marins aux sabords, les sentinelles aux bastingages, le timonier à sa longue-vue. À ces mots, ses yeux prenaient la nostalgie des grands cieux clairs au-dessus de la mer, balayés par les vents du large. Martial reconnaissait leur expression particulière aux de Nairve ; ils avaient, plus que les Réal, le goût de l’action, un besoin d’espace et d’aventure qui, des trois frères, avait fait un forestier, un matelot, un colon d’Amérique.

Mme Thédenat se levait pour changer les assiettes ; le sculpteur la prévint, voulut même, quoiqu’elle s’en défendît, apporter solennellement le Horsesteack entouré de pommes de terre bouillies. Et chacun de s’escrimer, avec bonne humeur, contre la chair coriace.

— N’est-ce pas que c’est très mangeable ? dit Mme Thédenat. Ils s’étaient mis au cheval depuis huit jours ; on faisait queue moins longtemps aux grilles des boucheries.

— D’ailleurs, dit Thédenat, bœufs et moutons ne sont pas meilleurs. Rien de navrant comme ces troupeaux malades, décroissant chaque jour, qui se traînent à la pâture, dans le Bois de Boulogne.

— Notre pauvre Bois ! soupira Mme Thédenat.

Elle n’y allait pas deux fois l’an, mais en bonne Parisienne avait souffert de sa dévastation.

— J’ai vu des francs-tireurs tuer à coups de fusil les derniers cygnes du lac, dit Martial. C’était le jour où l’on m’a pris pour un espion prussien. Comme je rentrais, avec mes petits croquis, les gardes nationaux m’ont arrêté, malgré le képi. Mais je les excuse, railla-t-il, on est garde national ou on ne l’est pas. Dans le service, nous ne connaissons personne.

On rit, sachant que, si la manie de la foule était de voir partout des espions, et des signaux suspects dans les lampes du soir, la rage de la garde nationale était d’arrêter tout le monde, les ingénieurs, les officiers, Trochu lui-même, l’autre jour.

Plaisamment, Martial prit de Nairve à partie.

— Vous souriez ? Mon Dieu, c’est vrai, nous sommes un peu mêlés ; on voit de drôles de figures dans les nouveaux bataillons. Mon lieutenant est un serrurier failli, mon sergent sort de Mazas. Les trente sous par jour ? La plupart les acceptent, évidemment, et les boivent ; on ne trouve plus d’ouvriers, ils aiment mieux gagner moins et ne rien faire. Mais, tout de même, il y a de braves gens. Témoin Delourmel. Et combien d’autres, le vieux président Bonjean, par exemple. Les soixante anciens bataillons sont bons. Je ne dis pas que nous méritions les éloges que nous a prodigués Trochu, après la grande revue où nous étions entassés 300 000, de la Bastille à l’Arc de Triomphe. Pourtant, à la longue, si on utilisait tout ce qu’il y a de valide, ça finirait par faire de vraies troupes. Il n’y a que le premier pas qui coûte.

— Pour cela, dit Thédenat, je suis de votre avis et de celui de Jacquenne. Une distribution d’armes et d’uniformes ne crée pas une armée ; mais il faut se garder de l’excès contraire : on peut devenir soldat sans vingt ans d’exercice ? N’est-ce pas, Georges ? Voyez les mobiles. Certains ont fui à Châtillon ; ensuite, à Villejuif, à Chevilly, ils ont crânement tenu. Demandez au petit Dijonnais qui est soigné chez les Delourmel, avec une balle dans l’épaule.

— J’aurais plus de confiance, déclara le marin, dans les mobiles de province que dans ceux de la Seine, dont l’indiscipline est déplorable. Ils se croient tout permis, abandonnent leurs postes. Et ce système néfaste des élections ! Cette liberté absurde de nommer leurs officiers ! Dire qu’ils s’occupaient à voter, pendant le combat de Châtillon !

— Pour moi, dit Thédenat, j’augure aussi bien de ce vaillant peuple de Paris, si l’on sait s’en servir, que de nos recrues des campagnes, dont je connais les qualités profondes. J’admirais à leur arrivée les Bretons pensifs et têtus, les Bourguignons au sang chaleureux comme leur vin, les Auvergnats solides, les Languedociens alertes. Il faut avoir confiance dans les vertus de la race.

Georges approuva, silencieusement.

Mme Thédenat parlait des ambulances. C’est là que Paris se montrait admirable, dans un élan de charité, qui faisait de toutes parts affluer les bons vouloirs, l’argent. En dehors des hôpitaux de la ville, de grandes sociétés, soudainement organisées, les Ambulances de la Presse, la Société française de Secours aux blessés, l’Internationale, créaient des milliers de lits. Les colonies étrangères rivalisaient de zèle. Un personnel médical et administratif surgissait et se multipliait. Des ambulances de campagne et des ambulances volantes doublaient les ambulances fixes, allaient jusque sous le feu. Au Palais de l’Industrie, au Corps législatif, aux Tuileries, à l’ambassade d’Autriche-Hongrie, dans les jardins publics, dans les foyers des théâtres et beaucoup de maisons particulières, les blessés trouvaient des soins assidus ; et, si du cabotinage et parfois de vilains calculs s’y mêlaient, ces petitesses disparaissaient dans le grand mouvement de généreuse pitié. Ce que Mme Thédenat omit de dire, c’est qu’affiliée aux Sœurs de France, elle-même passait de longues heures au chevet des malades, dans une ambulance du Luxembourg.

Le dessert achevé, un pot de ces confitures où elle excellait, — on n’en referait pas cette année ! — les trois hommes, rentrant dans le cabinet de travail, s’accoudèrent au petit balcon. Ils contemplaient les maisons voisines, prudemment munies de drapeaux d’ambulance, les pelouses du Luxembourg couvertes de maigres troupeaux et, dans le jour bruineux, la masse d’arbres tachée de rouille par l’automne. Au loin, par delà le vaste horizon de toits et de cheminées, une ligne bleue voilait le cercle des bois, les collines indistinctes, le profil confus du Mont-Valérien. Ils se taisaient, songeant à l’autre cercle, aux milliers, milliers d’ennemis qui occupaient, bouleversaient les rians villages, cette jolie terre des environs où ils avaient promené leurs amours et leurs rêveries de jeunesse. Berges de Bougival, étangs de la Celle-Saint-Cloud, taillis de Clamart ! Noms frais comme des fleurs et savoureux comme des fruits : Fontenay-aux-Roses, Montreuil, Montmorency ! Ils erraient en pensée à travers les sentiers de ces bois harmonieux, dénouant de colline en colline leur frémissante guirlande, de ces bois où l’on avait essayé de mettre la torche, si pleins de sève qu’ils avaient refusé de brûler. Puis ils en revenaient à l’énorme ville étalée sous leurs pieds, et dont ils percevaient la rumeur, faite du sourd écho du canon, du bourdonnement des clairons, des voix, des pas, du battement des ateliers d’armes, des charrois sans fin, de l’immense vie confondue de deux millions d’êtres.

Thédenat, répondant à la discussion intérieure qui depuis le départ de Jacquenne se livrait en lui, dit à cœur ouvert :

— Ah ! si chacun n’avait qu’une idée : la Défense !… Puis, hochant la tête, il confia : — Je suis allé souvent à l’Hôtel de Ville, j’y ai de vieux amis, j’en suis toujours revenu peiné. Chaque fois, c’étaient des délégations de Belleville, des gardes nationaux en armes ; un jour, les délégués du Comité central et cent sept chefs de bataillons venant faire au gouvernement un cours de stratégie politique et militaire, réclamant l’envoi de commissaires du peuple aux armées. Un autre jour, c’est ce toqué de Flourens, le major de rempart, qui déploie ses troupes, exige 10 000 chassepots. Le temps passe en discussions, en harangues. Il faut calmer celui-ci, satisfaire celui-là. Les ministres, le gouverneur, le maire de Paris, ne savent à qui entendre. La réunion des vingt maires, nommés par le vieil Étienne Arago, défend les intérêts de chaque quartier, en face de la réunion du conseil, divisé lui-même sur l’intérêt public. On temporise, on tâtonne. J’en suis à me demander comme Jacquenne : Ont-ils la foi ? Pourtant ils sont patriotes. Trochu, un citoyen accompli, un brave, certes ! Mais cette force morale qu’il nous vante comme panacée universelle, en des temps pareils d’autres qualités la priment : la décision, l’élan, la volonté de vaincre. Cela lui manque. Moins de discours, plus d’actes ! Triste chose qu’un général noyé dans la politique ! Le premier de nos chefs semble mener le deuil du siège… Favre, l’honnêteté, l’éloquence : un homme de sentiment, quand il faudrait un homme, tout court. Jules Ferry, un travailleur, un résolu ; mais que peut-il dans la confusion générale ? Jules Simon, orateur flou, fait pour la chaire, non pour la tribune. Picard, un sceptique, un habile Garnier-Pagès, la bonté même. Rochefort, pas à sa place, Emmanuel Arago, un nom sonore ! Pelletan, sans grande influence. Tous, on dirait que le poids de leur responsabilité les écrase… Il y avait Gambetta, il est parti.

Il regardait du côté de l’horizon, derrière l’océan des toits, derrière les retranchemens invisibles, vers l’étendue de la France. Martial ému, de Nairve déguisant son trouble, l’écoutaient encore. Tout cela, le marin se l’avouait ; mais, regard triste et bouche close, il s’enfonçait dans le chagrin de sa clairvoyance, le mutisme de sa discipline.

Tous trois ne pouvaient détourner leurs yeux de la ligne bleuâtre et de ce ciel brumeux qui, par delà l’ennemi, planait sur le mystère des provinces lointaines, sur l’agitation de la patrie.

IV

— Il faut, dit Nini, que je sois à quatre heures au Café de la Régence.

— Bon, dit Martial, en lui faisant signe de garder la pose, nous avons deux heures devant nous.

Et, avec cette ardeur fébrile où l’artiste tentait de s’arracher à la tristesse de l’heure présente, il pétrissait d’un pouce nerveux l’argile molle d’où sortait, frissonnant de vie, le torse crispé d’Andromède captive. L’aveu, cette fois officiel, de la capitulation de Metz, la perte du Bourget, il ne pouvait distraire sa pensée de ces deux nouvelles, dévoré d’une douleur et d’une humiliation qu’augmentait encore l’annonce de l’armistice probable, négocié par M. Thiers. Arrivé de Tours et descendu au ministère des Affaires étrangères, le vieux diplomate, avec l’appui du gouvernement, allait s’efforcer d’obtenir à Versailles une suspension d’armes et un ravitaillement qui eussent permis de convoquer une Constituante. À la lecture des journaux que Mme Louchard leur avait apportés en même temps que le déjeuner, sa colère avait été telle, qu’aussitôt expédié le ragoût venu de la crémerie, une ou deux cigarettes fumées rageusement, il avait voulu se rejeter aussitôt dans le travail, essayer de reprendre le fil interrompu de la matinée.

Debout contre un paravent en guise de rocher, Nini nue jusqu’à la ceinture, d’où sa chemise retombait en blanche draperie, retenue au renflement de la hanche, cambra son jeune buste renversé, les bras inégalement levés, tordus par des lions imaginaires. Ses cheveux blonds ruisselaient sur son dos ; sa poitrine dressait la double rondeur des seins, petits et fermes avec leurs fleurs en pointe. Chauffé à rouge, un grand poêle jetait sur sa peau mate un reflet rose. La jolie frimousse parisienne souriait d’un air d’ennui résigné, conscient de la mission d’art remplie. Martial s’acharnait à rendre le modelé vivant des côtes, soulevées par la respiration et l’effroi. Il ne retrouvait pas l’émotion plastique du matin, cette entente du sculpteur et du modèle, cette secrète communion de l’argile et de la chair. Tout à coup Nini cessa de sourire et dit :

— Si on tenait Bazaine, on lui ferait griller les pieds dans le poêle !

Martial laissa son ébauchoir ; plus moyen ! Et, sans embrasser sa maîtresse, comme il faisait d’habitude, la pose finie, il se mit à marcher de long en large, exhalant à petites phrases saccadées son indignation :

— Douze balles dans le corps !… Quel misérable !… Livrer une armée pareille, des généraux par douzaines, trois maréchaux, cent soixante-quinze mille hommes ! Et des aigles, des armes, des canons, en veux-tu, en voilà ! Et Metz encore !

— C’est ignoble ! dit Nini, qui, assise près du poêle, rajustait à son épaule ronde les dentelles de sa chemise.

— Et c’est le moment que le gouvernement choisit pour parler d’armistice ! Comme s’il n’y avait plus de Français en France, plus d’armées, plus de Paris, plus rien. On met les pouces, après un pareil soufflet sur la figure ! Alors quoi, il n’y a plus qu’à se coucher dans la boue, à tendre le dos aux bottes allemandes ! Et le Bourget, c’est du propre ! On enlève une belle position, le lendemain on la laisse reprendre. Tant pis pour ceux qui se font tuer ! Trochu s’en fiche. Il a son plan !

Nini fredonna l’air connu :

Je sais le plan de Trochu,
Plan ! Plan ! Plan ! Plan ! Plan !
Je sais le plan de Trochu ;
Grâce à lui, rien n’est perdu.

Elle avait une grâce frondeuse de gamine de Paris, un charme à elle ; avec cela, la franchise d’un camarade, une petite personnalité qui tenait à distance les galanteries trop libres.

On sonnait vigoureusement, une voix sépulcrale proféra :

— Ouvrez, au nom de la loi !

— C’est ce fou de Thérould, dit Nini déjà derrière le paravent, tandis que Martial déverrouillait la porte.

Sur un long corps dégingandé, une longue figure osseuse, canaille et bon enfant. Le rapin se glissa avec une flexibilité de Pierrot funambule et, jetant un regard circulaire, il désigna en louchant effroyablement le chapeau de Nini suspendu à un chevalet, le lit défait, les reliefs du déjeuner ; puis, prenant la voix de Gil Pérez, il lança sur trois notes différentes :

— Oh !… Oh !… Oh !…

— Bonjour, Thérould, cria Nini, je me rhabille.

— Le flagrant délit étant constaté, je n’insiste pas. Eh bien ! mes petits agneaux, qu’est-ce que vous pensez de ça ? — Avec emphase, un bras au ciel, il parodia la grosse lèvre et les yeux sourcilleux de Jules Favre : « Ni un pouce de notre territoire, ni une pierre de nos forteresses ! Nous sommes au péril, non à l’honneur… » Et patati, et patata !

— Tais-toi, dit Martial, j’en suis malade.

— Malade ? Pas tant que le gouvernement. Ce qu’on va le flanquer par terre ! Tout Paris est dehors, ce n’est qu’un cri… Ah ! mon vieux, épatante, ton Andromède !… Oui, a-t-on idée de soliveaux pareils ?

Martial ne protesta pas. Chaque jour, en lui comme en presque tous, baissait la confiance du début dans les hommes du 4 Septembre. Leur popularité s’amoindrissait, aux récriminations furieuses des journaux et des clubs, motivées par tant d’impuissance et d’inaction. Qu’avait-on fait depuis le 9 octobre ? Deux sorties inutiles, l’une sur Bagneux-Châtillon, l’autre sur la Malmaison. Deux pertes d’hommes et de munitions, tentées sans véritable esprit de lutte, sans but précis, et qui ne répondaient ni à la trouée en masse, ni au harcèlement continu. Deux satisfactions publiques à la nécessité de faire quelque chose. D’avance, la retraite était prescrite, et, pourvu qu’elle s’effectuât en bon ordre, le Gouverneur était content. L’indifférence avec laquelle il avait qualifié la perte du Bourget, « trop en flèche, de nulle importance stratégique, » et laissé égorger sans l’appui d’un canon 1 200 braves par la Garde prussienne entière, cette superbe, mêlée à tant d’inertie, se conciliait mal avec l’intelligente ardeur qu’on eût souhaitée du chef suprême de la défense.

Nini sortit de derrière le paravent. Thérould, balayant de son képi le plancher dans une révérence à la mousquetaire, se déclencha le cou, comme s’il eût voulu lui jeter sa tête en hommage. Un rouleau sortait de sa poche ; Nini, fureteuse, s’en empara :

— Voyons le chef-d’œuvre !

Thérould feignit l’angoisse :

— Touchez pas ! Collection unique !

Il étala une série de caricatures, Napoléon, l’Impératrice en déguisemens ignobles, toute la basse revanche de la haine. Thérould était de ces intransigeans qui n’estimaient pas payer trop cher des malheurs de la France l’écroulement de l’Empire. Il poursuivait les rois d’une inimitié personnelle, ne jurait qu’anarchie, république universelle. Non qu’il eût des convictions réfléchies, mais il avait pâti de l’insuccès et de la pauvreté, il était de ces cervelles creuses que toute aristocratie offusque ; sa vanité puérile prenant à la lettre les excitations révolutionnaires, il jugeait que places, gloire, honneurs, la société les lui volait, devait les lui rendre un jour. Au demeurant, excellent diable, très gai, tournant à tous vents, dangereux seulement quand il avait bu. Il déploya des journaux, une affiche vert tendre qui appelait les femmes aux armes, et lut :

— Les Amazones de la Seine. Hein ! Nini,… « pour rendre aux combattans tous les services domestiques et fraternels compatibles avec l’ordre moral et la discipline militaire. »

Elle eut un franc éclat de rire.

— Ce n’est pas tout, Nini, tu peux te signaler par des services plus éclatans encore. Suppose que les Prussiens entrent à Paris ; ils te trouvent gentille et veulent te le dire. Tu leur tends un doigt ; au bout de ce doigt il y a un dé, dans ce dé de l’acide prussique : Prussique ! Admire la coïncidence ! Tu piques, le Prussien tombe foudroyé. Plusieurs s’approchent, mais toi, tu te dégages, tranquille et pure, laissant à tes pieds une couronne de morts.

— Que c’est bête ! fit Nini, choquée.

— Très bon moyen, affirma Thérould, préconisé par le citoyen Allix. — Il frappa sur ses journaux : — J’ai là des choses étonnantes : le feu grégeois retrouvé, les pareballes qu’on pousse devant soi comme des brouettes. Nous avons encore l’inondation des égouts par un bras de la Seine, avec un appât irrésistible pour y attirer l’armée allemande ; la manière de prendre les obusiers au piège comme des éléphans. Ça vous fait tordre ? Du sérieux, maintenant. J’en ai pour tous les goûts. Des documens de première marque, des pièces pour l’Histoire ! Il montra un Bulletin des Municipalités tout chiffonné. Voilà l’immortelle proposition de Courbet — saluez ! — demandant que la colonne Vendôme soit déboulonnée, les rues portant des noms de victoires ou de généraux débaptisées comme coupables de perpétuer « le souvenir et l’idée anti-démocratique de la guerre ! » Voici le Combat de jeudi, ce que j’appelle « le bon Combat » du citoyen Félix Pyat, la trahison de Bazaine encadrée de noir, un exemplaire échappé à la fureur de la foule. Hein ! le toupet du Gouvernement qui a osé démentir, et qui, aujourd’hui, nous sert le poisson avec la sauce du Bourget et le persil de l’armistice !

L’armistice ! Martial revit les siens ; il ne savait rien d’eux ni de la province, depuis la dépêche de Gambetta, annonçant la perte d’Orléans après Artenay et la formation de l’armée de la Loire. Il leur avait cependant écrit plusieurs fois, mais, si les ballons emportaient les cartes-lettres, aucune réponse privée ne parvenait ; seules, quelques dépêches officielles, confiées au retour précaire des pigeons-voyageurs. Que pouvaient penser son père, tous les Réal, de la mission de Thiers ? Cette perspective de l’armistice ne devait-elle pas les révolter comme lui ? Bien des braves gens, qui faisaient leur devoir, pensaient pourtant que ce parti douloureux était le plus sage, éviterait de pires désastres. Possible ! Mais la paix qu’on signerait ensuite ruinerait et démembrerait la France. Tout serait perdu, même l’honneur. Non, une partie de la bourgeoisie seule pouvait songer à acheter aussi chèrement son repos. Le pays n’y consentirait pas ! Il eut un doute… la province ? les campagnes ?… Et puis, que faisaient les armées de secours ?

Nini, avec cette foi simple, cette résolution sincère qui animait les femmes de Paris, protesta, une flamme dans ses jolis yeux marrons :

— L’armistice ? Je voudrais bien voir ça ! Il n’y a donc plus de chevaux aux abattoirs ? plus de pain sur la planche ?

Sous la pluie et la rafale, dans le jour glacé du petit matin, des queues résignées s’allongeaient aux boucheries, attendant l’ouverture. La petite bourgeoise et l’ouvrière, les riches d’hier devenus les nécessiteux d’aujourd’hui, sans une plainte, sans une bousculade, se rapprochaient dans la communauté du besoin, l’acceptation de la nécessité, payant d’une pénible patience l’humble morceau de viande quotidien.

Thérould roula soigneusement sa collection, signalant au passage deux ou trois pièces remarquables : l’Appel au Peuple anglais de Louis Blanc, l’Appel aux Provinces d’Edgar Quinet, la Lettre aux Allemands de Victor Hugo. Le grand poète jouissait d’une vogue énorme. C’est à lui qu’on avait été demander le premier sou pour la souscription des canons. Thérould aperçut sur le divan un volume neuf des Châtiments, qui pour la première fois venaient de paraître en France. L’acteur Berton devait, le lendemain, lire à la Porte Saint-Martin l’Expiation ; avec la recette, on fondrait un canon. Et, campé théâtralement, le rapin déclama :

Waterloo ! Waterloo ! Waterloo, sombre plaine !
Comme une onde qui bout…

— M’sieu Poncet ! M’sieu Poncet !

Le concierge, Louchard, faisait irruption, très ému :

— On bat le rappel dans les quartiers voisins ! Les rues sont pleines de gens qui courent. Il y a plus de cent députations à l’Hôtel de Ville. Beaucoup de bataillons lèvent la crosse en l’air.

Il paraissait déguisé sous l’uniforme ; on s’étonnait de voir un képi à deux galons surmonter sa face blême et sournoise, un sabre lui battre aux jambes. Une jubilation relevait d’un vilain sourire sa bouche tombante, faisait cligner ses yeux.

— Ça va être le tour des purs. Dans quarante-huit heures nous aurons la Commune. Tous les bons citoyens vont marcher.

Il disparut, bruyant comme un frelon noir qui se cogne ; il allait à toutes les portes et jusqu’aux maisons voisines annoncer la grande nouvelle, ce « chambardement » où il comptait bien pêcher en eau trouble. On ne voyait que lui à la mairie, où, dans les comités d’armement, d’équipement, de vigilance surtout, il avait des amis. Une bonne nomination d’adjoint ne lui semblait pas au-dessous de son mérite. Il s’était distingué lors de la parade des engagemens. Un décret ayant ordonné dans chaque bataillon la formation d’une compagnie de marche, 6 500 volontaires seulement s’étaient offerts, malgré la réclame à grand orchestre. Au Panthéon, sur une estrade drapée de rouge avec l’inscription : La patrie en danger, surmontée d’un drapeau noir portant : Strasbourg, Toul, Châteaudun, se dressaient des tables couvertes de registres. Au bas, des tambours exécutaient toutes les cinq minutes un roulement. Les bataillons de l’arrondissement défilaient, mais le plus souvent, pour éviter l’enrôlement, ils se bornaient à crier au passage : « Tous ! tous ! » sans que personne sortît du rang.

— Une révolution ? s’écria Thérould. Il faut aller voir ça !

— Nous n’attendons pas le rappel ? demanda Martial.

— Plus souvent ! moi, d’ailleurs, je lève la crosse.

Le bataillon dont ils faisaient partie n’était cependant pas hostile, quoique du deuxième ban. À mesure qu’il s’était créé de nouveaux bataillons, ils se trouvaient, par le mode même de recrutement, de moins en moins bien composés. La nécessité d’armer, d’équiper, au milieu d’un désarroi total et dans le plus bref délai, cette énorme masse d’hommes, n’avait pas été sans quantité d’abus, de fraudes, de gaspillages. Beaucoup s’étaient fait délivrer plusieurs fusils, les marchands de vins en avaient à revendre. L’équipement s’effectuait mal, livré à l’arbitraire des maires, la garde nationale relevant comme la garde mobile du ministère de l’Intérieur, non de la Guerre. Ce qui contribuait puissamment au désordre, c’était la nomination des officiers à l’élection. Autant de primes données à des calculs plus ou moins avouables, tablant sur de vils intérêts. Quelques bons choix ne compensaient pas les mauvais.

Martial et Thérould avaient sauté sur leurs képis ; Nini, prête en un tour de main, rose de plaisir à l’idée d’une bagarre, répétait :

— Dépêchons-nous, nous descendrons ensemble jusqu’au pont Saint-Michel.

Ils étaient sur le pas de la porte, quand elle dit :

— Martial, et ton flingot ?

— Ça, non ! fit-il : réservé à l’usage des Prussiens !

Une pluie fine tombait. Ils aperçurent dans l’écurie ouverte les deux chevaux de Blacourt, gras et luisans sur leur bonne litière. Le palefrenier, qui n’avait pu se dérober plus longtemps à ses devoirs militaires et que Louchard avait pris dans son bataillon, relevait la paille à la fourche, tandis que le cocher, également affublé du pantalon noir à bande rouge, coupait en petits morceaux un pain entier dans une vannette. Depuis que l’avoine était rare, plusieurs propriétaires nourrissaient ainsi leurs chevaux.

— Si ce n’est pas dégoûtant, murmura Nini, quand tant de pauvres gens se rationnent !

Par l’entremise de Louchard, Blacourt avait trouvé à la mairie l’emploi de ses facultés pacifiques, un service qui le dispensait de monter la garde. Sous le porche, le locataire du troisième, M. Delourmel, et Tinet, un ouvrier relieur qui logeait avec sa femme dans une mansarde au cinquième, entouraient Louchard en pérorant : — Les capitulards sont renversés ! Dorian est président de la République. Le pouvoir nouveau se constitue. — Et, apercevant Martial : — C’est un délégué qui me l’a dit, il vient de monter chez M. Thédenat, pour lui demander, de la part de Jacquenne, le grand proscrit, s’il veut entrer dans le gouvernement.

Justement le délégué descendait, plutôt amer. On le pressa de questions.

— Le citoyen Thédenat se réserve. On se passera de lui. Place aux purs ! En avant, citoyens.

Souterraine et puissante, toute une organisation révolutionnaire couvait. À côté de l’Internationale et de la Fédération ouvrière, fondues dans le Comité central des quatre-vingts délégués d’arrondissement, collaboraient des petits partis, guidés par des hommes d’action et des publicistes : Blanqui, le vétéran légendaire des prisons, martyr de son idéal ; Flourens, jeune, paré de son courage et de ses aventures ; le proscrit Delescluze, avec l’accent de conviction de sa voix douce et ardente ; Félix Pyat, le faux romantique ; Jules Vallès, écrivain de talent fourvoyé ; et combien d’autres ! Leurs journaux ne prêchaient que guerre à outrance, lutte à mort. Ils avaient trouvé dans les dernières nouvelles un thème excellent.

Le boulevard Saint-Michel était plein de monde, les omnibus n’avançaient plus. Des compagnies de gardes nationaux, sans fusils, s’écoulaient vers l’Hôtel de Ville. Le long des trottoirs, dans les cafés, aux fenêtres, on se groupait, on s’interpellait. Sur toutes les figures, une animation inusitée ; on sentait la révolution dans l’air. Les rappels intermittens, battus dans la brume, croissaient et décroissaient, en cadences angoissantes et sourdes. Nini les quittait au pont Saint-Michel, perdue aussitôt dans la fourmilière. Un même sentiment de révolte et d’hostilité courait de l’un à l’autre : Metz, le Bourget, l’armistice ! On n’avait pas une plainte pour le gouvernement ; tant d’impéritie avait lassé les bonnes volontés, promptes d’ailleurs au changement, faciles à rebuter. En aval, en amont, la Seine, que malgré soi l’on sentait barrée, de Choisy à Sèvres, hérissait sous le voile de la pluie ses vaguelettes, en un remous d’étang, non de fleuve libre. Une tristesse flottait sous le ciel bas, où le vent chassait les nuages. Plus le courant humain les entraînait, de la rue de Rivoli vers la place de Grève, plus ils se laissaient aller à la fièvre ambiante. Ils s’abdiquaient peu à peu dans cette âme spontanée, collective, des foules. Une immense rumeur se propageait en ondes. En se rapprochant du centre de l’agitation, Martial était frappé par le nombre de ces faces de douleur et de colère. On ne discutait plus le gouvernement, on en voulait un autre.

Lorsque après un long piétinement, ils débouchèrent sur la place de Grève, le soir rapide commençait à tomber. En proie à la surexcitation générale, ils n’entendaient plus ce bourdonnement qui les avait troublés tout à l’heure ; ils étaient une des voix perdues, une des mille parcelles de cet immense amalgame humain, d’où montait un tumulte de vociférations, de huées, de vivats, un des mille souffles de cette forge aveugle d’où demain allait sortir. Ils ne pouvaient faire un pas, serrés dans l’étau de la masse mouvante. Le vaste rectangle compris entre le quai de Gesvres, les bâtimens annexes, la rue de Rivoli n’était qu’une nappe noire en ébullition ; en face, au-dessus du frémissement des têtes d’où émergeaient des bustes de cavaliers, des drapeaux, des crosses, l’Hôtel de Ville, dans le crépuscule blême, dressait sa façade monumentale, avec le cadran déjà lumineux de l’horloge, les hautes fenêtres d’où se penchaient en gesticulant des grappes d’hommes.

Autour d’eux, Martial entendait les propos se croiser : — Les sept baies de milieu, c’est la salle du Trône. — À bas Thiers ! — C’est de cette fenêtre-là qu’Étienne Arago a parlé ! — Qu’est-ce qu’il a dit ? — « Vous aurez les élections municipales, elles ont été demandées par les maires et acceptées par le gouvernement ! » — La Commune, alors ? — Vive la Commune ! — Non, non ! pas de Commune ! Arago l’a crié lui-même. — Si ! vive la Commune ! — Une vague soulevait Martial et Thérould. Ils se trouvèrent au milieu de la place. Quelqu’un dit : — Le général Tamisier vient d’arriver… Un autre : — Les deux bataillons qu’il amenait ont refusé de marcher. Tous ceux qui viennent en font autant. Le gouvernement a donné sa démission. Le départ d’une compagnie causa un reflux. Les gardes s’éloignaient, insoucians, dans un échange de quolibets et de rires. Mais un violent mouvement se produisit. Les tirailleurs de Flourens se faisaient place, leur chef caracolant en tête, manches cousues de galons, bottes à l’écuyère vernies. Des acclamations partirent, saluant une chute de petits papiers lancés du premier étage par les envahisseurs. C’étaient des listes du gouvernement nouveau ; elles couraient de main en main, applaudies, conspuées. Il n’y en avait pas deux pareilles ; les noms de Dorian, de Blanqui, Pyat, Delescluze, Millière, Louis Blanc, Victor Hugo étaient les plus fréquens. Des réclamations s’élevèrent ; une voix demanda : Jacquenne ! Sur un morceau de liste déchiré, maculé, Martial put lire : « Mégy, Ledru-Rollin, Barbès… » — Mais il est mort ! s’exclama Thérould. On le regarda d’un mauvais œil.

Des hurrahs retentirent ; il y eut une poussée formidable. Martial et Thérould, à demi étouffés entre des poitrines et des dos, meurtris de coups de coudes, furent jetés en avant, pris dans le flot irrésistible qui, mêlant aux tirailleurs de Flourens des centaines de badauds, de gardes, d’ouvriers, franchissait le porche, envahissait d’assaut l’escalier, se répandait à travers couloirs et salons, dans un fracas de portes, un effrayant vacarme. Lorsque cette trombe s’arrêta, Martial ne vit plus Thérould. Il essaya de respirer, étourdi, avec la sensation qu’il n’avait pesé qu’un fétu. Il était entre un vieillard qui ricanait stupidement et un homme barbu, nu-tête, braillant : — La déchéance ! — D’autres cris répondaient : — Destitution ! à Mazas ! à Vincennes !… Martial se rendit compte qu’il était dans l’embrasure d’une porte, accoté au mur. Il ne pouvait rien distinguer à travers la forêt des bras levés et des fusils brandis, seulement un plafond peint et doré, le haut des larges fenêtres et des rideaux jaunes, dans la dernière lueur du jour. Ce jour qui tombait, la tristesse du ciel gris derrière les vitres, le traversèrent d’une brève mélancolie. On le bousculait, il s’arc-bouta ; prenant appui sur l’épaule du vieillard, qui marmonna furieux, il se servit de la plinthe du mur pour se hisser. Il était là comme dans une tribune vivante, la foule si tassée qu’on ne pouvait faire un mouvement. Il put voir la longue et large table du Conseil, les membres du gouvernement assis ; il reconnut Jules Favre à sa moue dédaigneuse, Jules Simon, le général Trochu avec son képi brodé d’or, Jules Ferry, Garnier-Pagès dans son faux col, tous immobiles sur leurs sièges, très pâles, mais résolus. Les tirailleurs de Flourens les enveloppaient. Trochu fumait un cigare avec calme.

Le tapage était assourdissant. L’atmosphère, chargée de la fumée du tabac et d’acres émanations, s’épaississait. Martial vit Jules Favre se lever, jeter quelques mots, mais de toutes parts jaillissait : — Vive la Commune ! En face, dominant la salle, un individu coiffé d’un bonnet rouge, et juché sur des banquettes, faisait entendre des roulemens de tambour, entrecoupés de cris sauvages. Une étrange ivresse luisait dans les yeux égarés, tordait les bouches hurlantes. Martial, devant ce spectre de 93, fut pris aux nerfs : l’orgueil d’assister à un spectacle de l’histoire, et aussi une sympathie pour ces hommes silencieux, dépositaires du pouvoir, dignes sous l’avalanche des griefs et de l’insulte.

Maintenant, un inconnu au visage jaune occupait la table, devenue tréteau public. — Lefrançais ! Un lapin ! dit à son côté un homme barbu, je le connais bien, je suis boucher à la Villette ! — Plus haut ! lança le vieillard qui paraissait plongé dans le ravissement. On n’entend rien… C’est cela ! Bravo, la déchéance ! Vive le Comité ! Donnez les noms !… Lefrançais parut déconcerté. Sans doute la liste n’était pas préparée. Mais, aux cris de : Vive Flourens ! À bas Trochu ! un nouvel orateur s’emparait de la table. Gustave Flourens, — c’était lui, — marchait de long en large, le verbe haut, l’air arrogant ; il agitait ses manches lisérées de galons, faisait voler les encriers et les écritoires sous le martèlement de ses bottes éperonnées. Millière se joignait à lui ; figure de quaker, les yeux tendus sous des lunettes, les mains fiévreuses ; impossible d’obtenir un moment de silence. À peine saisissait-on par bribes : — … Prisonniers…, otages… Toutes les voix protestaient : — Il faut les fusiller ! Qu’on en finisse ! Et par-dessus tout, couvrant le bruit, revenait dans un mugissement la clameur souveraine : Vive la Commune ! Du temps passa ; la nuit était proche. Flourens, maître de la table, lisait des décrets, sommait, toujours en vain, les membres du gouvernement impassibles à leur place, bras croisés sur la poitrine, de donner leur démission. Il arpentait le tréteau comme un fou, repoussant un vieux capitaine qui à chaque instant lui tendait un brevet, répétait d’une voix aiguë : — Nommez-moi donc ministre de la Guerre, je réponds du succès ! — Une diversion se fit. Martial brusquement perdit pied. Autour de lui, on s’écartait, on criait : Gare ! Dans un ah ! ah ! de satisfaction, des garçons de bureau apportaient les lampes Garcel. D’un pas assuré, d’un air tranquille, automates de l’habitude, ils accomplissaient à l’heure précise leur besogne accoutumée ; un gouvernement s’effondrait, Paris changeait de maîtres, mais eux continuaient leur service, projetant sur le grouillement des corps le cercle paisible de la lumière jaune.

Dans le sillage, Martial, sous l’impulsion de ses voisins, avança. Cinq ou six rangs pressés le séparèrent des membres du gouvernement et de la table ; il suffoquait, tant la chaleur, l’écrasement étaient forts. Devant lui, en l’air, rien, que le buste agité de Flourens, le singulier raccourci de ce visage hagard que les lampes éclairaient par en dessous, le voile dense et flottant de la fumée, les dorures vagues du plafond. Les figures qui l’entouraient, l’ensemble de la salle, dans ce mélange d’ombre et de clarté, lui parurent fantastiques ; il entendait Flourens proclamer, son nom en tête, au milieu de dénégations ironiques, la liste de son choix. On la discute avec violence, repoussant Rochefort, acclamant Millière, Delescluze, Dorian, Dorian surtout dont la popularité fait l’homme de tous les partis ; Blanqui et Félix Pyat soulèvent une tempête ; des noms encore… À bout de souffle, Flourens faiblit. Dorian, dans un émoi inexprimable, proteste qu’il n’est pas un homme politique, mais un travailleur, un fabricant ; il ne peut diriger la guerre !… Multipliant les refus, le ministre descend de la table et se retire, en plein bacchanal… — Dorian président ! Dorian dictateur ! Quelques-uns, les moins enragés, imitent sa retraite. Un double courant s’établit, renouvelle en partie, autour des prisonniers, le cercle de geôliers et de curieux. Martial parvient en jouant des coudes à gagner la porte qui se referme derrière lui.

« Quelle heure est-il ? Qu’est-ce que je fais là ? » fut sa première pensée. Il se trouvait dans un vestibule où l’on circulait moins difficilement ; un couloir spacieux, de hautes portes sculptées, un grand escalier de marbre ; et partout des groupemens, un va-et-vient, une vibration de ruche. Sa rancune contre le gouvernement tombait, n’avait plus la forme hostile de ce matin ; il lui en voulait toujours, mais il le jugeait à plaindre ; les outrages et la violence, loin de servir à quelque chose, n’étaient bons qu’à compliquer la situation. La fermeté que ces hommes montraient en refusant leur démission aux menaces, les intentions patriotiques, quoique désordonnées, de leurs adversaires, est-ce que tout cela ne devrait pas aboutir, dans cette heure si grave, à mieux que ce gâchis ? Tant à faire, et tant de forces perdues ! Au dépaysement de l’endroit, au spectacle insolite, une tristesse l’étreignit. Déjà, le 8 octobre, il avait été peiné par la dernière manifestation. Sans les bataillons de l’ordre ! Viendraient-ils seulement aujourd’hui ? Il sentit son impuissance, fut humilié avec Trochu, Jules Favre, les autres. Que se passait-il à présent dans la salle ? Une générosité plus forte que ses préventions, la conscience soudaine que Flourens et consorts n’étaient qu’ambitions brouillonnes, plus dangereuses mille fois que la bonne volonté maladroite du gouvernement, le ramenaient à une appréciation juste. Un besoin de dévouement le saisit : se rendre utile.

« Tâchons de sortir ! Si je pouvais rejoindre mon bataillon ! » Comment s’orienter ? Un dédale de pièces, de corridors, de galeries. Quel escalier prendre ? Après bien des crochets et des détours, il atteignait le rez-de-chaussée, puis une cour. Les tirailleurs de Tibaldi gardaient la porte, visaient brutalement les laissez passer. Il dut revenir sur ses pas. Et toujours cette foule d’hommes armés, ces faces de colère, de méfiance, de triomphe ; des meneurs fanfarons, de pacifiques gardes nationaux ébahis d’être là ; et ces profils sinistres qui surgissent des troubles, et ces badauds incorrigibles dont la présence obstinée sanctionne les révolutions. Mais Thérould ? Où pouvait-il être ? Martial pénétrait dans l’immense salle du Trône, envahie comme le reste, quand il croisa Jacquenne, portant haut la tête, d’un air grave et mécontent. Allait-il sauver la République ? Une horloge au mur marquait sept heures et demie. Il s’étonna, ayant perdu la notion du temps. Quelqu’un lui prit le bras. — C’est vous, Méjean ? fit-il en reconnaissant un employé des Archives, petit homme rageur, ancien militaire. D’où sortez-vous ? — De là, dit Méjean, en désignant un couloir sur lequel donnaient les bureaux des adjoints et des secrétaires. Il haussa les épaules, et, baissant la voix, il attira Martial dans une embrasure :

— Vous n’imaginez pas ce qui se trame ! Il paraît que le gouvernement, avant d’être tout à fait envahi, a accordé, sur la requête des maires, les élections municipales, sans fixer de date. Dorian vient d’arriver chez Étienne Arago, et supplié de tous côtés, il a signé avec le patron, Schœlcher, Floquet et Brisson, un décret fixant le scrutin à demain. L’affiche vient de partir à l’imprimerie. On croit tout sauver ainsi ! On ne fait que céder à l’émeute, sans bénéfice aucun… Il parlait d’un jet, trouvant enfin quelqu’un à qui se confier : — Au lieu de masser quelques bons bataillons, qui enfonceraient les portes et nettoieraient la salle du Conseil ! Le gros Picard, dès le début, s’est esquivé à l’anglaise. Malin comme il est, j’espérais qu’il nous enverrait la garde. Rien encore ! Et dire qu’on était averti depuis hier ! Étienne Arago avait prévenu Adam, le préfet de police… Et ce jobard de Trochu qui a fait retirer les postes de mobiles, quand il a vu que ça se gâtait ! Pas de coups de fusils, pas d’effusions de sang ! La force morale ! Une bonne blague. Quand on pense que, si l’on voulait, par les souterrains… Méjean allait trop loin. Qui sait ? la garde nationale finirait par arriver ! Tout se dénouerait pacifiquement. Cette horreur de la guerre civile, plutôt que d’amoindrir Trochu, l’honorait. Illusion certes, mais noble. L’archiviste continua :

— Si vous aviez vu l’envahissement du Conseil municipal, une bande menée par Delescluze et Tibaldi ! Ils ont enfoncé à la hache la grande porte du bas, et, grimpant par l’escalier en fer à cheval, ils ont fait place nette, saccageant fenêtres, banquettes et pupitres. En un clin d’œil, plus de maires. Ces Tibaldiens, quelles brutes !

Une clameur lointaine, qui venait de l’intérieur du palais, les fit se regarder. À ce moment une bousculade les sépara. On entendait un bruit montant de tambours battant la charge ; Martial suivit des Bellevillois qui couraient. Il était dans le vestibule de tout à l’heure. Subitement, du grand escalier, précédés des tambours roulant, un chef de bataillon et des gardes nationaux du 106e s’élancèrent. Ils se heurtèrent à la porte close de la salle du Conseil, et après sommations l’enfoncèrent. Mais, à l’intérieur, l’entassement était tel que seuls, le commandant, le porte-drapeau et quelques hommes purent pénétrer. Collé contre un mur, Martial interrogea un des arrivans : Charles Ferry était avec eux, ils étaient du 7e secteur, et conduits par M. Ibos. Inquiets de leur chef, ils s’impatientaient déjà devant la porte refermée, et, l’enfonçant une seconde fois, un plus grand nombre pénétra. Le hourvari ne cessait pas. Un petit sergent, resté dehors, grimpa sur les épaules de ses camarades, et de là put commenter la scène interminable. De longues minutes d’attente, des phrases brèves : les Tibaldiens harangués par Flourens veulent à tout prix faire feu ; le commandant Ibos monte aussi sur la table, il commence un discours. Soudain la table se rompt en deux, Ibos bascule et tombe. Remonté sur l’autre moitié, Flourens parle toujours. La situation empire. On parle de conduire les prisonniers à Mazas, de les fusiller en route. Le commandant fait un signe, les gardes se massent d’un seul côté, contournent la table… — Attention ! dit le sergent. Ils se rapprochent des membres du gouvernement ! Ils les enlèvent !… et, dégringolant, il rallia sa troupe, fit la haie. Dans une confusion, un tumulte, au milieu des coups de poing, Martial vit passer, emporté à bras, le général Trochu, un képi de garde national sur la tête. Les hommes du 106e enserraient Jules Ferry, Emmanuel Arago. Mais le flot se referma, barrant la fuite aux autres. Sous les imprécations, les fusils en joue, les trois libérés descendaient l’escalier dans ce tourbillon. Martial, saisissant l’occasion, voulut s’échapper avec eux. Il ne put franchir dix marches ; furieux, les Tibaldiens le repoussaient, l’un d’eux l’avait empoigné au collet : — De quel bataillon es-tu ? Pour qui ? — Lâchez-le ! c’est un frère, commanda une voix connue. — Martial stupéfait hésita à prendre la main que Thérould lui tendait. Le peintre, tout débraillé, les yeux brillans, le teint rouge, sentait l’eau-de-vie. Il déclara, plein d’attendrissement et de mansuétude :

— Ah ! ma vieille, quel beau jour ! Tu n’en reviens pas, hein ? — Il s’appuyait sur lui, comme heureux de fortifier son équilibre. Et plus bas : — Parfaitement. Il n’y a qu’à faire la grosse voix, ils obéissent. On me prend pour un membre de la Commune ! Ce sont de bons diables, nous avons trinqué. Et, montrant une porte près d’eux, il ajouta : — J’ai fait de la besogne depuis que je t’ai quitté. Tiens, voilà le salon de Blanqui. J’ai copié plus de vingt listes.

La porte s’ouvrit, démasquant la profondeur d’un salon rouge, et, dans la lumière des lampes, des dos courbés sur une table, d’autres personnages se démenant. Ils entendirent : — Eh bien ! tu seras préfet de Metz ! — Ah ! mais non, je n’en veux pas. Bordeaux, soit ! — Toi, Lechurel, à Nîmes… Bacu, directeur des Postes ? — Qui a la Préfecture de police ? — On la supprime. — C’est idiot ! Est-ce qu’on gouverne sans police ? Donnez-moi la Police ! Dégoûté, Martial se détourna : la curée !

Plus loin, des marchands, des femmes qui portaient des brocs de vin, des paniers avec des saucissons, des cigares, allaient de groupe en groupe. On vint chercher à manger pour les prisonniers. Il vit emporter une tranche de cheval dans un morceau de pain, destiné à Jules Favre. Des affamés en sueur mâchaient, buvaient ; beaucoup, de fatigue ou d’ivresse, gisaient par terre. D’autres, congestionnés, leur fusil entre les jambes, assis le dos au mur, ronflaient. On respirait un air lourd et surchauffé ; une buée couvrait les vitres, les panneaux et les glaces. Une horrible odeur de chair malpropre, de drap et de cuir mouillé écœurait Martial. La tête lui tourna. Sa tristesse croissait avec sa lassitude.

À partir de ce moment, tout se résuma pour lui en une suite incohérente de tableaux, avec cette précision coupée de lacunes, cette sensation de l’absurde qu’on trouve si naturelle en rêve. Allant, venant, prisonnier libre, il vécut des heures tumultueuses, hanté par une succession de visages, dont certains l’obsédaient. Il errait comme un somnambule.

Du temps s’écoula… Un tirailleur de Flourens saigne du nez. Un gros chien remuant la queue furète partout, cherchant son maître. Une nouvelle poussée de gardes nationaux ! Ils montent sans trop de résistance. Ce sont des bons, du 17e. Charles Ferry est encore avec eux. Ils occupent un salon, mettent des sentinelles aux portes de la salle du Conseil et de celle de Blanqui. Ils arrêtent et déchirent au passage les ordres de la Commune. Les insurgés finissent par s’en rendre compte, crient : — Aux revolvers ! — Blanqui et Flourens se montrent, s’enquièrent. Le commandant du 17e ordonne ; — Empoignez-moi le citoyen Blanqui ! — Une lutte. Un petit vieux qui semble n’avoir que le souffle se débat, secoué, tiraillé, écartelé. On voit blêmir sa face grisâtre où proémine un grand nez cassé, sur une bouche démeublée. Un vaste front, des yeux où l’idée brûle. Son col est arraché, sa houppelande se déchire. Un coup de pistolet éclate. Où est Thérould ?…

… Ailleurs, ce grand vieillard ascétique, à l’air orgueilleux et fin sous des cheveux blancs, c’est Delescluze. Il parle avec un chef de bataillon de la garde nationale couvert de boue. Autour d’eux, des gens à mauvaise mine. Ils murmurent : — C’est un commandant qui accourt des avant-postes. — Aussitôt des vivats. — Il faut y aller aussi ! Il faut sortir ! La levée en masse ! — Exécutez les lois, dit l’officier, les hommes de vingt à vingt-cinq ans au combat, de trente-cinq à quarante-cinq dans les forts, les vieillards derrière les remparts. — Un tonnerre d’applaudissemens. On veut le proclamer général en chef…

… Martial est maintenant dans la salle du Conseil. Comment, déjà minuit ? Voilà Blanqui, délivré, qui réapparaît, le cou nu, les vêtemens en désordre. On l’accable de poignées de mains, on lui fait fête. Il s’asseoit à la table avec Delescluze, Flourens, Minière et un homme blême qui est Banvier. L’ascendant tranquille de Blanqui, sa voix grêle, mais nette, annoncent le maître. Sa plume grince sur le papier. Il signe des ordres, des ordres. Il réglemente l’émeute. Au bout de la pièce, dans l’embrasure d’une des deux fenêtres sur la Seine, les prisonniers sont réunis, assis sur des chaises, plongés dans leurs réflexions. Garnier-Pagès et le général Tamisier se taisent, Jules Simon échange un mot avec son voisin le ministre de la Guerre, le général Le Flô en civil. Jules Favre, avec un beau mépris, dort la tête renversée, la bouche ouverte. Les tirailleurs de Flourens, postés en demi-cercle, les surveillent, prêts à faire feu à la moindre tentative de délivrance.

… Encore un trou ; une vision qui ne se relie à rien. Il a dû s’écouler des heures. Martial, la tête dans ses mains, est affalé sur une marche d’escalier, près de la cour des cuisines… Mais que fait donc la garde nationale ? Va-t-on laisser tuer comme cela les représentans de la France ? Vingt bataillons devraient être arrivés depuis longtemps. Pourquoi Paris ne se lève-t-il pas ?… Des voix. C’est Delescluze et Dorian qui passent. Ils causent avec animation. Les choses ne vont donc pas toutes seules ? Méjean, — d’où sort-il ? — s’asseoit près de lui, bien las. Martial n’est pas surpris, c’est le songe qui continue. Méjean parle : — Ils sont moins fiers ! Les bons bataillons arrivent et cernent l’Hôtel de Ville ! Ah ! Ah ! Ah ! Pas moyen de quitter la souricière. Aussi on négocie, on transige. Il faut voir leurs figures : d’abord la jactance, puis le doute, maintenant l’inquiétude. Dorian, croyant bien faire, s’est entremis. On ne les poursuivra pas… Mais entendez-vous ? Il y a du nouveau en bas. On débouche des souterrains ! … » Tous deux se précipitent. Des commandemens en breton ; les mobiles du Finistère, baïonnette croisée, foncent, déblayant le rez-de-chaussée.

… Une heure encore. Il paraît qu’on a trouvé Étienne Arago errant dans un escalier, à l’entrée des sous-sols. Méjean s’est fait reconnaître d’un capitaine. Il donne des indications sur la disposition des couloirs : on aurait vite fait d’enlever toute cette canaille ! Ce n’est pas l’envie qui en manque aux mobiles. Mais non, on compromettrait la vie des otages ! Le général Le Flô lui-même est venu donner des ordres. À aucun prix, que le sang ne coule. Du moins on a ramassé deux cent cinquante braillards, ils sont sous clef dans les caves. Enfin, enfin, les portes s’ouvrent devant deux compagnies du 106e et du 17e, envoyées par Trochu, Jules Ferry en tête. Ils parlementaient depuis des heures. Les mobiles leur frayent le chemin, prennent d’assaut le grand escalier, et parvenus à la salle du Conseil, s’écartent pour laisser passer Ferry et les gardes. La porte cède. On aperçoit les émeutiers en désarroi, braquant le fusil sur leurs captifs. On entend la dure voix de Ferry, et, quelques instans après, Blanqui sort au bras de Tamisier, qui protège de l’autre côté Flourens. Décidément, il y a eu transaction. Pêle-mêle descendent, fripés, livides, les yeux cernés, les cheveux collés, Jules Favre, Millière, Garnier-Pagès, Delescluze, Simon, Ranvier, les deux gouvernemens délivrés ensemble, et s’amnistiant l’un l’autre.

Dans la fraîcheur glacée de la nuit, Martial s’éveillait ! Hors de la fantômale clarté de sa prison, les ténèbres que rendait plus noire la lueur tremblotante des réverbères, les haies épaisses de gardes nationaux dont les fusils scintillaient confusément, le souffle vif du vent, lui furent un soulagement infini. En même temps, il gardait une souffrance, une honte obscures. Le vertige dont la ville entière venait d’être frappée l’emplit de regrets. Il pensait à ce débordement d’excès et de folies, à ce coupable exemple de guerre civile ; amèrement il évoqua les garnisons des forts, l’armée aux avant-postes, les sentinelles en faction ; au delà, la France qui, confiante dans sa capitale, s’armait pour la défendre ; et entre eux, derrière leurs tranchées, les Allemands à l’aguet, attendant joyeux que les Parisiens s’égorgeassent, pour entrer.




DEUXIÈME PARTIE


V

Charles Réal sortait, avec Poncet, du Petit Séminaire, où il venait de rendre compte à la commission d’armement. Il ramenait de Londres des caisses d’explosifs. Tous deux allaient à la Préfecture faire régulariser sa nouvelle mission : la fabrication à Saint-Étienne des fameuses torpilles perfectionnées par Poncet. M. Réal disait en quelques mots son voyage, Gustave aperçu à Rouen ; — le docteur organisait son ambulance de campagne. Le train était plein d’officiers échappés de Metz, venant s’offrir. Ils commentaient la proclamation de Gambetta, regrettaient qu’on vînt parler aux soldats de trahison. N’importe ! puisque Gambetta voulait se battre, ils en étaient.

Le Sorcier avait reçu la veille une carte-lettre de Martial qui donnait sur l’émeute et les élections de Paris quelques détails confirmant une dépêche tombée d’un ballon à la Flèche. Le gouvernement, sentant le besoin de faire renouveler ses pouvoirs, avait obtenu au nouveau plébiscite une majorité énorme : 442 000 oui contre 49 000 non. Deux jours après avaient eu lieu les élections municipales : un maire et trois adjoints par arrondissement.

— Diables de Parisiens ! dit Poncet, ils choisissent bien leur moment pour jouer à la révolution ! Enfin, cela aura du moins servi à consacrer la République aux yeux des brid’oison pour qui la « fôorme » est tout.

— Reste à connaître, dit M. Réal, le jugement de la France.

— Bah ! bah ! que ferions-nous aujourd’hui d’une Assemblée ? Orléans, Napoléon, Chambord, chaque parti voudrait tirer à soi, et pour cela traiter au plus vite. Les élections se feront toujours assez tôt. Moi, je répète avec Favre : « N’ayons qu’un cœur et qu’une pensée : délivrance de la Patrie. »

— Qui sait pourtant ce qui sortira de la démarche à Versailles de M. Thiers ?

— Mais, mon bon Charles, c’est une question tranchée. Thiers a échoué, il nous revient. La Prusse n’a voulu admettre ni le ravitaillement de Paris, ni la participation à une Constituante des élus de l’Alsace et de la Lorraine. Autant avouer qu’elle compte nous arracher les deux provinces !

— Alors, fit M. Réal, en pensant à ses fils, — car, bien qu’il eût préféré une paix honorable, il acceptait dans toute sa rigueur le sacrifice, — adieu vat ! comme dit notre cousin le marin.

À la Préfecture, antichambres et couloirs bourdonnaient de solliciteurs. Ils croisèrent des silhouettes de policiers devant les bureaux de la Sûreté, oh régnait depuis trois semaines A. Ranc. Il était arrivé par ballon en même temps que Kéralry, qui, ayant résigné ses fonctions de préfet de police, était, après une courte mission à Madrid en vue d’obtenir des secours militaires du maréchal Prim, reparti pour le camp de Conlie, où il devait organiser les forces de Bretagne. Plus loin, des journalistes venus à la publicité, une armée de postulans à toutes fonctions publiques, des radicaux en quête de sous-préfectures, garnissaient les embrasures, couvraient les banquettes. Grâce à Poncet, ils n’attendirent qu’une demi-heure. Plus rien qu’un timbre à faire apposer au Maréchalat. Ils descendaient l’escalier quand le « Sorcier » salua familièrement un monsieur très pressé, qui souleva sa casquette blanche à guirlandes d’or entrelacées, M. Steenackers, le directeur des Postes et Télégraphes.

— Une rude besogne !

C’est à la Préfecture que se centralisaient les innombrables fils dont le réseau, toujours frémissant, enveloppait les provinces encore libres, portait aux extrémités du territoire et jusqu’aux confins du monde les palpitations du cœur national qui, Paris bloqué, battait à Tours. C’est là que venaient s’amonceler lettres et dépêches après la course périlleuse des ballons, là que les pigeons prenaient haleine, avant de remporter en plein ciel, vers la ville captive, leurs messages ailés, guettés des faucons et des balles.

— Au fait, que je vous montre quelque chose ! dit Poncet.

Il le conduisit dans une autre partie des bâtimens ; un employé sourit en les voyant venir.

— Il y en a justement de ce matin, fit l’homme ; avec précaution, sans bruit, il les introduisit dans une vaste pièce aux fenêtres grillagées, salon démeublé qu’on avait transformé en volière. Contre le mur du fond, un large perchoir s’étalait, couvert de pigeons endormis. D’autres, sur le tapis semé de bassins miroitant d’eau claire, lustraient leurs plumes, se nettoyaient les pattes à petits coups de bec minutieux. Poncet prit des mains du gardien un morceau de pain qu’il émietta. Certains, apprivoisés, venaient dans un battement d’ailes saisir au bout de ses doigts une parcelle à la volée. Un se laissa prendre et caresser.

— Quand ils arrivent ahuris, froissés par la cage étroite et les secousses de la nacelle, dit Poncet en lissant de sa main osseuse le tiède duvet de neige, ils ont beau être affamés, ils ne mangeraient pas avant d’avoir pris leur bain et fait leur toilette. Il baisa sur la tête le pigeon inquiet : « Cher petit, tu ne sais pas, quand l’amour te ramène au colombier, la beauté de ton rôle, quels vœux te suivent, quelle impatience t’attend ! »

Et cet homme à l’apparence bourrue, cet amant des pauvres et de l’humanité, qui par horreur de la guerre ne rêvait aujourd’hui que moyens de destruction terribles, mettant la science au service du meurtre, eut, en reposant l’oiseau sur son perchoir, un regard d’une douceur infinie.

Au Maréchalat, où fonctionnaient les bureaux de la Guerre, un empressement d’affairés, de quémandeurs, ceux qui venaient offrir des plans, des inventions, ceux qui rôdaient autour des marchés avantageux ; on les voyait dans les jardins feuilleter leurs carnets, parler chiffres et fournitures, s’éloigner en courant vers le télégraphe ou la gare pour faire affluer sur Tours leurs commandes trop souvent fallacieuses : draps brûlés, souliers à semelle de carton, armes de pacotille. À côté d’achats excellens, de détestables. Des fusils hors d’usage, vendus à bas prix à l’Italie, rachetés le sextuple. D’autres, par lots énormes, négociés cinq ou six fois de suite, passant et repassant comme des figurans de cirque, et finalement payés le maximum. Mais comment, dans un pareil tourbillon, s’y reconnaître, discerner d’avance l’honnête homme du coquin ? Le contrôle était plein d’abus et de fraudes. Le moyen de vérifier un par un quarante mille fusils livrés d’un coup, quand le jour même tout devait partir pour l’armée réclamant des armes à cor et à cri. La variété des modèles ajoutait à la confusion. Au milieu de cette tourmente, le désordre était inévitable. Mais quelle activité efficace, que de prodigieux efforts !

L’aspect des bureaux était modifié par quantité d’officiers échappés de Metz redemandant du service. La marche de l’armée de la Loire vers Paris, décidée à la fin d’octobre, avait été remise à cause des pluies torrentielles défonçant les chemins et sous le coup de la chute de Metz. Depuis deux jours on en avait résolu la reprise. Les corps d’armée de d’Aurelles et de Chanzy, successeur de Pourcet, massés derrière la forêt de Marchenoir, commenceraient les hostilités par l’attaque d’Orléans, occupé par le corps bavarois de Von der Thann, tandis que la division Martin des Pallières, franchissant la Loire à Gien, exécuterait un mouvement tournant. Pour dissimuler la concentration des troupes, de Freycinet, habilement, avait répandu le bruit de transports au Mans. On s’était arrêté à cette campagne sur Paris de préférence au plan préconisé par Trochu, dont Ranc avait apporté l’écho : atteindre Rouen par l’Ouest, et là donner la main à une sortie de l’armée de Paris. On eût opéré ensuite dans la Normandie, menaçant Versailles et les communications ennemies. Mais une marche de flanc aussi prolongée était irréalisable ; gagner Paris par la Beauce en reprenant Orléans, point stratégique qui couvrait Tours, Bourges et le Mans, était le plus simple. On était à la veille d’une bataille. De petits combats, dont un heureux à Saint-Laurent-des-Bois, — on en recevait le bulletin au même instant, — avaient noué le contact. M. Réal, soudain assombri, tenta de s’imaginer où pouvait être Eugène. Pas une lettre depuis qu’il avait rejoint son bataillon.

Ils traversaient une pièce d’attente, où il reconnut et salua quelques-uns de ses compagnons de voyage. Le commandant Garrouge, qui causait avec un jeune commandant d’artillerie de la Garde Impériale à figure énergique et maigre, s’inclina. Au même moment une porte s’ouvrit ; un vieillard long et sec, très pâle, moustache grise relevée, s’avançait d’un pas brusque, sans voir personne, absorbé dans son émotion. Charles Réal regardait avec surprise la manche repliée sur l’avant-bras amputé. Poncet, non moins stupéfait s’écria :

— Mais c’est Du Breuil ! Qu’est-ce que vous faites ici ?

Ils le croyaient retourné près d’Amélie, dans son château de la Creuse. M. Du Breuil leva sur eux un regard d’une acuité douloureuse, un visage encore marqué d’un combat violent :

— Vous venez chercher des nouvelles de Pierre ? demanda Poncet.

Il répondit, contraint :

— Non, j’en ai.

— Voilà, dit Réal en montrant discrètement Carrouge, un commandant avec qui j’ai voyagé ; il connaît Pierre. Voulez-vous que je vous le présente ?

Sans attendre, il mit les deux hommes en rapport. Carrouge s’empressait de renseigner le père, racontant les douloureuses péripéties du blocus, inquiet d’ailleurs qu’on lui prît son tour et surveillant la porte.

— Mais, ajouta-t-il, d’Avol vous dira cela mieux que moi ; et le hélant : — C’était le meilleur ami de votre fils. M. Du Breuil s’avança, la main ouverte : il savait les anciennes relations de M. d’Avol et de Pierre, il était heureux de le rencontrer. Gêné, le jeune officier, tendant le bout des doigts, répondit :

— Vous m’excuserez, monsieur. J’ai en effet été l’ami du commandant Du Breuil. Mais dans les tristes jours que nous avons traversés, nos idées ont cessé de se trouver d’accord. Nous n’envisagions plus le devoir de la même façon.

— Que voulez-vous dire ? demanda sèchement M. Du Breuil, blessé au vif.

D’Avol, avec une sincérité dont l’effort mettait une rougeur à ses pommettes maigres, continua :

— Nous ne nous donnions plus la main. Il préférait subir la capitulation et ses conséquences. Je repoussais cela comme une honte. Voilà comment nous sommes aujourd’hui, lui captif de l’autre côté du Rhin, moi libre, prêt à servir de nouveau. Croyez, monsieur, qu’il m’en coûte de parler ainsi.

Dans l’esprit ulcéré de d’Avol repassait le drame de cette amitié brisée, sa jalousie haineuse pour la tendresse dont sa cousine, Anine Bersheim, avait favorisé Pierre. Il détourna les yeux du vieillard immobile et qui semblait peser en lui-même ces dures paroles. M. Du Breuil dit enfin, d’une voix pénétrée :

— Vous êtes sévère, monsieur. Pour moi, ceux qui ont courbé la tête sous le joug cruel de la discipline, je ne les blâme pas, je les honore et je les plains. On peut subir sans honte les lois de la guerre quand on les a courageusement observées. Un mot encore. Un Du Breuil est forcé de faire défaut, un autre le remplace. Mon fils est prisonnier, je redeviens soldat.

D’Avol salua, conscient de la grandeur simple d’un tel acte. Très digne, M. Du Breuil s’éloignait, suivi de Réal et de Poncet. Dans la rue, encore vibrant, il rompit le silence :

— Oui, mes amis, c’est fait. Me voilà lieutenant-colonel du 3e zouaves de marche, au 20e corps. Je vais embrasser ma femme, boucler ma cantine et chercher mon cheval.

Il lut dans le regard de son beau-frère une admiration mêlée d’inquiétude et continua rondement :

— C’est tout naturel ; soyez tranquilles, je m’en tirerai très bien. Mon bras ? J’en serai quitte pour garder le sabre au fourreau, voilà tout. La tête est bonne, c’est l’important, et le coffre encore solide.

Autour de sa propriété, les paysans d’Aubusson étaient habitués à le voir parcourir infatigablement les routes, au trot de son alezan, petit courtaud robuste qu’il enfourchait sans aide. Il avait contracté dans tous les actes quotidiens une étonnante adresse de gaucher. Réal et Poncet, qui eussent tenté de le dissuader d’un parti si douloureux pour Amélie, si hasardeux pour lui, n’osèrent plus insister devant le fait accompli, cachèrent leur préoccupation.

— Mon parti a été pris dès que j’ai su que Pierre était prisonnier. Parbleu, s’il n’a pas cru devoir s’évader, c’est qu’il est en repos avec sa conscience. Personne n’a de reproches à lui faire. Il s’est bien battu. Mais notre pays a besoin de ses fils, il faut que toute la famille soit représentée. Alors je me suis dit : Pierre n’est pas là, j’ai bon pied, bon œil, je peux marcher, je marche. Ce n’est pas vous qui allez vous en étonner quand Martial, Eugène, Louis et vous-mêmes faites votre devoir.

Il eut un retour de colère, grommela :

— Je leur ferai bien voir, à ces blancs-becs, qu’un Du Breuil en vaut un autre.

Ce qu’il ne contait pas, c’est qu’un débat pénible, le même qui avait dû déchirer l’âme de son fils, se prolongeait en lui. S’il ne pouvait se résoudre à condamner l’attitude de Pierre, il ne pouvait non plus refuser son approbation à ceux qui, au péril de leur vie, étaient accourus relever le drapeau. Du moment que nul engagement ne les liait… Et peut-être, dans sa détermination, entrait-il l’instinct d’une compensation obscure.

M. Réal, le lendemain, revoyait encore cette scène dans le cabriolet de louage qui, de la gare d’Amboise, le menait à Charmont. Ses affaires terminées, il avait voulu, entre deux trains, aller surprendre, embrasser les siens, avant de partir pour Saint-Étienne. Le roulement adouci des roues dans la grande avenue, les clartés courantes des lanternes faisaient surgir les troncs des hêtres, le fouillis roux des branches. Malgré le froid vif et la brume qui montait de la Loire, le silence, la paix des arbres, du sol le pénétraient du charme accoutumé. Jamais il n’avait mieux ressenti la beauté de ce nid de Charmont où il allait laisser les siens. Comme tout était précaire aujourd’hui, avenir, famille, maison ! Laissant le vieux Germain, tout content, s’emparer de sa valise. « Mais comment monsieur n’a-t-il pas prévenu ? » M. Réal, sans vouloir qu’on avertit personne, entrait rapidement, poussait la porte du salon. Marcelle et Rose, que le bruit de la voiture avait attirées à la fenêtre, se retournèrent avec des cris de plaisir, et, bondissant vers lui, se pendirent à son cou. « C’est papa, nous en étions sûres ! » Entre leurs frais visages, il apercevait avec bonheur l’intimité rompue d’un sursaut, la vaste pièce claire sous les lampes, sa femme qui s’élançait, son fils Louis penché sur un livre et se levant très vite, son père et sa mère à leur table, laissant tomber cartes et jetons, et se renversant dans leurs fauteuils avec une joie étonnée. La bonne étreinte ! Marie, descendue en hâte de sa chambre, accourait. Pâle, nerveuse, quoique résolue, elle avait perdu l’éclat subtil qui l’illuminait le jour de son mariage ; la femme était née de la jeune fille, dans un épanouissement où il y avait moins de cette divine fraîcheur heureuse, plus de sérieux prématuré. Une rêverie ardente l’emportait hors d’elle, à la suite d’Eugène ; son corps seul était là. Maintenant Charles Réal devait expliquer, raconter, répondre ; il jouissait de tout, des interruptions, des sourires, de la vie muette des choses, de la forme et de la place habituelle des meubles, de la lumière des petits abat-jour sur l’ovale vert de la table à jeu, du grand feu de bûches pétillant et dansant qui lui chauffait si délicieusement le dos. Mais bientôt il lui sembla que la gaieté générale avait quelque chose de factice ; il surprit un regard de sa femme et de Marcelle ; au fait, qui donc manquait ? il n’avait pas son compté ; et soudain inquiet :

— Où est Henri ?

Il perçut de l’embarras ; le grand-père souriait malicieusement, la sérénité de grand’mère Marceline, bien que rassurante, couvrait un mystère. Rose avait une mine sournoise de petite personne renseignée, la jolie Marcelle ne se départait pas de son calme.

— On me cache quelque chose ? Voyons, Gabrielle, où est Henri ?

Mme Réal, avec la loyauté de son regard, l’enjouement de sa belle nature pondérée, — pourtant son fils lui avait fait bien peur ! — prit la parole :

— Henri va venir, tranquillise-toi, tu l’as devancé de peu. Nous espérions que tu ne saurais jamais son escapade. Eh bien, voilà : il n’a pas pu résister à son désir. Deux jours après ton départ, il a disparu, nous avertissant par une lettre que, ne pouvant entrer dans la ligne sans ton consentement, il allait s’engager avec des francs-tireurs. Heureusement, le cousin Maurice l’a rencontré, par miracle, dans la forêt de Marchenoir, l’a sermonné et nous le ramène. Nous avons reçu hier sa dépêche ; tu penses si depuis nous respirons… Mais ne te fâche donc pas, c’est fini !

M. Réal s’indignait. Le garnement ! Désobéir ainsi, effrayer tout le monde, désoler sa mère ! Mais on l’entourait ; Marcelle et Rose intercédaient ; le grand-père déclara : « Voyons, voyons, il a du cœur, cet enfant ! Il faut être juste, ses frères s’en vont, il veut faire comme eux. » Louis, qui partait le lendemain pour prendre, dans une des sections de télégraphie de campagne attachées au quartier général, une place devenue vacante, essaya aussi de convaincre son père. Bien que n’ayant pas la facilité de parole, l’esprit distingué d’Eugène, ni la flamme d’Henri, on l’écoutait toujours pour sa raison placide et son bon sens fin qui rappelaient l’oncle Gustave. Le plus fort était fait ; et quand, une demi-heure après, un roulement de voiture annonça le cousin Maurice et le fugitif, M. Réal ne gardait plus qu’une sévérité apparente.

— Voilà le criminel, dit gaiement le forestier, dont le teint haut en couleur, la barbe épaissie, attestaient la vie au grand air, à parcourir routes et lisières de la forêt de Marchenoir, dont il organisait la défense avec ses gardes. C’était dans un véritable campement de bohémiens, au milieu de francs-tireurs de mauvaise mine, qu’il avait découvert Henri, tout fier de son escapade, voyant la vie et ses compagnons en beau. Le jeune homme ne s’attendait pas à trouver là son père ; son visage offrit un curieux mélange de bravade et de confusion. Mais la façon dont Réal lui dit : « Embrasse ta mère, et ne recommence plus ! » l’indulgence qu’il devinait chez son grand-père et chez le cousin Maurice, l’enthousiasme de ses sœurs eurent vite guéri sa blessure d’amour-propre. Il avait fait acte d’homme. L’orage était passé. La soirée s’écoula dans l’intimité reprise, pareille, eût-on dit, à tant d’autres, presque gaie sous les lampes amicales, à la chaleur des braises croulant dans le foyer ; mais chacun poursuivait au fond de soi sa pensée, espoir insouciant des jeunes, tristesse pacifique des vieux, songerie grave du cousin Maurice, de M. et de Mme Réal, tandis qu’appliquée à sa broderie, les yeux fixes, Marie, silencieuse, tramait du même fil sa douleur et la soie.

À la même heure, ce soir-là, Eugène, sous sa petite tente, grelottait. Une botte de paille pour matelas, sa cantine pour oreiller, blotti dans sa couverture et son manteau, il essayait de dormir. Le froid, qui traversait la toile raide, glaçait sa rêverie. L’exquise figure de sa femme se détachait des autres visages chers, le hantait comme une présence : obsession d’autant plus amère qu’une seconde après il ne sentait que l’absence, le vide. Les courtes minutes de son bonheur, sa jeunesse toute parfumée de Marie, le souvenir de ses actes et de ses pensées, lui semblaient presque le rêve d’un autre, parmi la tumultueuse, l’inexorable réalité. Poussé aux épaules, emporté par une force invincible, il se rendait compte du peu, du rien qu’il était, au milieu de ce formidable déchaînement. Deux grands peuples, la vieille société française, ce qui pour lui représentait la patrie, sol, pierres, traditions, histoire, l’échafaudage du présent et jusqu’aux fondemens du passé, tout était bouleversé par une rafale furieuse. Parens, amis, lui-même s’évanouissaient, atomes imperceptibles, dans cette multitude de Français en armes. Un jeu de hasards obscurs menait à l’aveugle ces masses d’hommes opposées à d’autres masses d’hommes, n’ayant plus entre elles d’autre fraternité que la mort. Son infime, sa totale impuissance lui étaient une souffrance aiguë ; à la longue, un jour indistinct se faisait en lui, mais coupé d’éclipses brusques, de ténèbres où il roulait de nouveau ; puis revenait la pâle aube mystérieuse : il ne pouvait rien à ce colossal conflit d’événemens et d’êtres, mais il pouvait quelque chose sur lui-même. Si minime, si borné que fût son champ d’action, c’était un petit univers qui lui appartenait en propre, et dont il connaissait certains chemins battus, certaines parties, dont d’autres lui demeuraient ignorées. Il savait que bien des coins étaient en friche, l’aube de ce jour indécis lui en révélait l’étendue, lui faisait pressentir tout un travail à faire. En même temps, avec une joie mêlée de surprise et d’hésitations, il croyait se découvrir des domaines nouveaux, et ce petit univers, plein de terres vierges et vastes, invisible à autrui, n’était autre que le commencement de la possession de soi. Jusqu’à présent il avait peu réfléchi, s’était laissé vivre, au courant tracé ; malgré sa sensibilité vive, il n’avait pas souffert, enfant, jeune homme, du contact de ses camarades, de ses égaux, de ses supérieurs. Nature heureuse, et de plus trouvant le nid construit, l’aisance assurée, jouissant de l’existence comme d’un héritage, côte à côte avec Marie, il n’avait qu’à suivre la pente facile, dans la régularité de son labeur, l’épanouissement de leur destinée. Et voilà que d’un coup tout s’abattait autour de lui comme un décor de théâtre ; il se trouvait aux prises avec des circonstances inouïes, d’impérieux devoirs ; pour seul horizon, ce soir, dans cette insomnie de fièvre aux avant-postes, l’angoisse de l’inconnu, la crainte de la mort… La mort ? Naguère, elle ne lui apparaissait que comme un improbable accident, ou le terme d’une lointaine vieillesse. Mais, demain, il allait se battre, et il avait beau secouer le cauchemar terrible, il en revenait toujours à ce saisissement, la mort, qui d’un instant à l’autre pourrait fondre sur lui, le séparer à jamais de Marie, des siens. L’abîme lui semblait d’autant plus noir que, malgré son éducation religieuse, il gardait un doute, dont il s’était jusqu’alors accommodé, mais qui le torturait à cette minute. La survie ? Elle ne s’imposait pas à sa raison. Cependant ne jamais revoir sa femme, son cœur ne s’y pouvait résoudre. Il s’en rejetait plus violemment dans l’amour de la vie, dont les sources chaudes bouillonnaient en lui. Comme elle était belle cette vie, comme il l’aimait, non plus à la manière d’autrefois, riante et légère, mais pour ce qu’elle contenait d’intime et de profond, d’insoupçonné ! Suffisait-il de vivre honnêtement, égoïstement ? N’y avait-il pas une plus haute notion du devoir ? une mission de bien à remplir vis-à-vis de soi, des autres, de son pays ? une règle de conduite qui pouvait se formuler : se rendre utile, selon ses forces ? Il eut conscience que s’il mourait demain, malgré l’immense tendresse qu’il avait vouée à Marie, et c’était le sentiment le plus fort et le plus noble qu’il avait éprouvé, il n’aurait pas complètement vécu. Non, il n’aurait pas vécu…

Allons ! il ne fermerait pas l’œil de cette nuit. Mieux valait se dégourdir un peu, faire les cent pas. À tâtons, il souleva le triangle de toile, se glissa dehors. Les blancheurs vagues des tentes voisines lui firent penser à ses hommes, à cette cinquantaine d’existences dont il était le maître, hier gens quelconques, paysans, ouvriers, bourgeois, aussi étrangers à lui que s’ils n’eussent pas été, et qui maintenant, sous l’uniforme, soldats improvisés, attendaient de son inexpérience, responsable pourtant, le réconfort humble et tout-puissant de l’exemple. Dans quelques heures, ces visages qu’il commençait à peine à connaître, beaucoup anonymes encore, se tourneraient vers lui, cherchant l’impulsion, le signe. Il ne distinguait, tant la nuit était sombre, que la ligne immédiate des faisceaux, une sentinelle allant et venant dans le froid vif. On avait défendu d’allumer les feux. Pas une étoile. Le ciel invisible. Bien qu’un voile flottant d’ombre et de nuages ; toutes les épaisseurs du noir et de l’espace. Il crut entendre le souffle d’un dormeur ; et de proche en proche, au long des files de tentes couvrant la plaine, sur les rangées d’hommes et de chevaux, sur les bivouacs épars, le campement des bataillons, des régimens, des brigades, le souffle lui parut s’étendre, grandir, s’enfler, rythme inégal, respiration géante.

Derrière le rideau des cavaliers de grand’garde et des cavaliers en vedette, ces milliers de vivans voyaient-ils à travers leur songe les milliers d’êtres pareils, si différens, qui comme eux sans doute, par-delà ces champs et ces villages, proches dans la nuit, dormaient et rêvaient avant de s’entre-tuer ? Tragique sommeil pour un grand nombre, à peine interrompu bientôt, et qui reprendrait ensuite, mais éternel. Avec l’horreur de la mort, la monstruosité de la guerre l’emplit d’une indicible révolte. Adolescent, il n’avait, dans ce terme funèbre, vu qu’imagerie de gloire, héroïsme pompeux, des fanfares de clairons et des claquemens d’étendards, des hourras et de la fumée. Enseignemens d’école et fiction des livres : Turenne et son canon, Murat caracolant, Ney dans la neige, fusil en main. Jamais il n’avait songé aux dessous répugnans et affreux, à cette folie du meurtre, à cette exaltation de la force et des instincts sauvages, à toute la basse animalité lâchée. Il exécra les fous qui avaient précipité leur pays dans le gouffre sanglant. Mais du fond de sa chair une intuition naissait, l’aube pâle de tout à l’heure, lumière qui devint évidence : cette guerre dont il subissait le fléau, il ne devait pas s’attarder à la maudire, mais plutôt l’aimer, lui sacrifier passionnément ses idées et sa vie, maintenant qu’elle dévastait le sol sacré. Il se dit avec orgueil que loin de faire œuvre de mort, il faisait œuvre de vie. Il défendait sa femme, les siens, la douce terre de Charmont ; il défendait d’autres existences et d’autres terres semblables, le passé, l’avenir. Il servait la justice, le droit, tout ce que résumait d’inaliénable ce mot suprême : l’intégrité de la France. Hors d’ici, l’étranger ! Hors d’ici, les barbares ! Ces Allemands dont, il y a quatre mois, il admirait les puissantes qualités de volonté, d’énergie, l’esprit de méthode, dont il reconnaissait la science militaire et la forte discipline, il les haïssait aujourd’hui, pour leur froide cruauté, pour leur âpre faim de conquête, pour leur dureté dans la victoire.

Longtemps il médita, en marchant pour se réchauffer. Il pensait à bien des choses pour la première fois, il se répétait : oui, là est le devoir ; d’abord, remplir de son mieux son métier d’officier et de soldat, aujourd’hui se bien tenir, donner l’exemple sous le feu, plus tard, la guerre finie, se développer dans un sens meilleur. Son affection pour Marie, cette tendresse brûlante de volupté, s’exaltait d’une pureté grave. En lui montait l’aube, tandis que peu à peu dans les ténèbres l’Orient se mettait à blêmir, et que, blanchissant le ciel et les nuages, le matin d’un grand jour se levait. Le souffle des mille sommeils se changeait en rumeur croissante, la toile des tentes s’agita, et sur deux lieues d’étendue, un réveil sans dianes fit surgir de terre la jeune armée de la Loire, dans le murmure des hommes et le hennissement des chevaux.

La soupe mangée, le 75e mobiles, où le bataillon d’Eugène, 3e d’Indre-et-Loire, fusionnait avec les bataillons du Loir-et-Cher, partait à son tour, dernier régiment de la brigade Bourdillon, division Jauréguiberry. La brigade servait de réserve à l’aile gauche du 16e corps, flanquée elle-même de la division de cavalerie Reyau. Il faisait moins froid, une trouée de soleil illuminait le jour gris. Eugène, à son rang, piétinait. Une bonne humeur animait sa compagnie. Au malaise de savoir qu’on marchait à l’ennemi, se mêlait une confiance instinctive, un entrain qui fréquemment devenait factice. Puis des silences, puis une plaisanterie, et des rires. L’Indre-et-Loire, fier au début de ses remingtons, jalousait le Loir-et-Cher pourvu de baïonnettes. Les képis blancs ondulaient. Eugène, au sommet d’une côte, s’émerveilla du soudain spectacle : la vaste plaine mollement accidentée était couverte du déploiement des deux corps d’armée de d’Aurelles et de Chanzy ; leurs vagues successives noyaient les creux, serpentaient aux crêtes. Le roulement des batteries, des ambulances et des bagages, le martèlement des sabots et des pas se fondait en un bruit sourd qui émouvait le cœur. Depuis l’anéantissement des armées régulières et l’échec du corps de La Motte-rouge, ces troupes étaient les premières que le pays mît réellement en ligne, armée de 75 000 hommes créée de toutes pièces, dans un hâtif et magnifique labeur, armée disparate mais disciplinée, premier effort de la province vers Paris.

À neuf heures et demie, sur la droite, on entendit le canon. À cette voix brutale Eugène tressaillit, un désarroi dans tout l’être. Puis aussitôt il se raidit, secoué à chaque détonation : tel un homme ivre essaie de marcher droit. Le regard de ses hommes se fixait sur lui, cherchait le sien, quêtant un modèle à leur propre tenue. Quand le rose revint à ses joues pâles, il osa seulement alors les regarder. Tous avaient partagé sa peur, quelques-uns étaient encore verts. On marchait cependant, et pour des conscrits, les mobiles faisaient assez bonne contenance. À mesure que les coups espacés de la canonnade s’unifièrent dans un fracas continu, la gaieté revint, plus fébrile ; ils se sentaient à l’abri ; l’idée que leurs camarades essuyaient le feu, tout en les emplissant d’une angoisse, leur laissait une sécurité. Après une halte on repartit. Eugène n’avait pas fait cent pas que, pour la seconde fois, le champ de bataille se déroula devant lui. C’est à droite qu’avait lieu le combat, un choc d’artillerie à distance. À ras de terre floconnaient de petits nuages blancs ; puis un roulement rauque et terrible, dont le sol tremblait. Il crut distinguer des sifflemens particuliers, le vol strident de l’obus. La fusillade crépitait de plus en plus vive ; des fermes en avant sur la route brûlaient. Eugène contemplait avec un intérêt poignant le panorama, les lignes mouvantes dans le jour gris, les éclairs rouges des batteries, la terre vivante sous la fourmilière, et, à travers les pans de fumée, des taches claires de villages. Leurs noms, qu’il connaissait pour avoir traversé jadis le pays et que lui avait rappelés l’ordre de mouvement, se précisaient dans sa mémoire. Rozières, Coulmiers, Baccon, lequel serait taché ce soir du sang de la défaite ou de la victoire ? Lequel conserverait dans l’histoire la marque éblouissante ou sombre ?

Maintenant, descendant le versant, les bataillons s’engageaient dans la plaine. Eugène cessa de voir. Il n’y avait plus autour de lui qu’un paysage limité, des champs qu’une haie cachant l’horizon bordait, un bouquet d’arbres dont les dernières feuilles frissonnaient au bout des branchettes. De se retrouver avec ses hommes dans l’ignorance et l’attente, l’énervement le reprit. Ils ne voyaient rien ; étaient-ils invisibles ? Le tonnerre gronda plus fort ; on entendait distinctement cette fois la plainte déchirante et l’éclatement des obus. Soudain, à cent mètres sur la droite, un vol noir, une explosion de terre et de fumée. Ils étaient découverte. Une griffe convulsive saisit Eugène aux entrailles : la peur hideuse qui dissout la volonté, affole d’un vertige. Un second, un troisième obus éclatèrent, se rapprochant. Instinctivement les mobiles courbaient le dos, s’aplatissaient. Un quatrième s’abattit dans le tas ; des balles sifflèrent. Eugène perçut à côté de lui le bruit mat du plomb trouant un corps, son voisin tomba ; d’une voix étranglée, inconsciente, il commanda : Serrez les rangs ! On ne l’écoutait pas, un flottement d’abord, une panique brusque éparpillèrent sa section, la compagnie entière. Dans une bousculade, lui-même fut emporté, d’une volte-face irrésistible. Une lueur de conscience le traversa : il fuyait donc ? Non ! Il voulait arrêter ses hommes, c’était cela qu’il voulait ! Et pris d’une rage inexplicable, il empoigna le premier venu, le secoua. Il courait de l’un à l’autre, les adjurant de faire demi-tour, les encourageant. Près de lui, son capitaine, un colosse roux, bras étendus, parvenait à grouper quelques hommes ; il les appelait par leur nom, les raillait, les gourmandait, avec une grosse voix confiante. Presque aussi vite qu’ils s’étaient débandés, les mobiles se reformaient ; la compagnie redevint un organisme ; Eugène compta son peloton. Ils passaient près du mort : il avait l’air d’un enfant, couché sur le dos, ses jambes repliées, les bras en arrière comme dans une sieste. On remontait le versant, on stationnait dans une ferme.

Eugène, humilié, souffrait d’une façon atroce : il avait fui. Ses hommes, qu’il avait presque aussitôt tenté de ramener, avaient-ils été dupes ? Le capitaine s’y était-il mépris ? Est-ce que sa lividité ne l’avait pas trahi ? Non, il avait réussi à donner le change, sincère d’ailleurs à cette seconde où il avait colleté le gros Neuvy, qui en restait confus. On devait croire qu’il n’avait pas hésité, qu’il avait rempli son devoir… Allait-il se mentir à lui-même ?… Il avait fui ! Où étaient toutes ses belles résolutions de la nuit ? En un instant balayées. L’aube intérieure ? Rien qu’un souvenir, les ténèbres. Et Dieu sait s’il avait voulu, s’il voulait être brave ! La chance seule avait fait qu’on ne vît point sa défaillance ; sa honte s’en accrut, et aussi sa résolution de dominer ses nerfs à l’avenir, de mériter vraiment le crédit qu’on lui faisait.

On avait quitté depuis longtemps la ferme, on gravissait une petite côte. Dans l’éloignement, une masse sombre de cavalerie parut : Allemands ? Français ? De nouveau l’incertitude, la bonne volonté en suspens. Renseignemens pris, c’était la division Reyau, attendant des ordres au lieu d’agir. Le bataillon s’arrêta. Des heures d’immobilité. Assis sur la terre gelée, on écoutait le grondement. Eugène s’étonnait : c’était donc cela, une bataille ? Marcher, s’arrêter, attendre. À la longue, cette inertie devenait intolérable : ne pas bouger, ne rien savoir…

C’était pourtant l’heure où, venant renforcer les tirailleurs de la division Peytavin, encore tout échauffés de la prise de la Renardière, une colonne de la division Barry, composée du 38e de marche, du 7e bataillon de chasseurs et des mobiles de la Dordogne, s’ébranlait pour l’attaque de Coulmiers ; sous un feu meurtrier, elle prenait pied dans le parc, donnait l’assaut de maison en maison. À cette minute, le général Barry, voyant ses troupes fatiguées, mettait l’épée à la main, et criant : « En avant ! vive la France ! » enlevait d’un bond héroïque les mobiles de la Dordogne. Leur jeune enthousiasme refoulait les vieilles troupes bavaroises, emportait le village, poussant à la pointe des baïonnettes l’élan de la nation.

Un peu plus tard, venue d’où ? apportée comment ? l’insaisissable nouvelle de la victoire, courant d’un bout à l’autre de l’armée, venait aboutir au bataillon d’Eugène. Les visages exultaient, un enivrement montait aux yeux. Il était cinq heures du soir. Le jour hésitait à mourir. À l’horizon confus grouillait en tronçons noirs le serpent de l’armée bavaroise en retraite : où était la cavalerie de Reyau ? C’était le moment de poursuivre ! Eugène la chercha des yeux. Vainement. Elle avait pris pour l’ennemi les tirailleurs de Lipowski chargés de l’appuyer, et, sans autre éclaircissement, avait regagné son campement du matin. Eugène ne pensait à rien. Il suivait dans le crépuscule l’éloignement des Bavarois vaincus. Une pluie fine, fouettée de neige fondue, commençait à tomber. Il n’avait plus ni faim, ni soif, ni fatigue. Une joie immense le transportait, effaçait tout. On était vainqueurs !

VI

Trois jours après, à quelques kilomètres d’Orléans, sur le seuil de la petite maison de Villeneuve-d’Ingré où fonctionnait la section de télégraphie de campagne attachée au quartier général de l’armée de la Loire, Louis Réal guettait une porte à quelque distance, devant laquelle stationnaient deux voitures crottées et, promenés en main par des ordonnances, des chevaux sellés ayant de la boue jusqu’au ventre.

— Sœur Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu ri cm venir ? gronda de l’intérieur une voix de basse-taille.

Louis rentra dans la pièce, où deux de ses camarades, affublés comme lui d’un uniforme de lieutenant, noir à bande bleue, tout battant neuf, se chauffaient les mollets devant une haute cheminée de pierre pétillante de sarmens. Ils savouraient avec délices les instans de répit que donnait à leur labeur le conseil de guerre tenu à cette minute dans la maison de d’Aurelles entre le général en chef, le ministre de la Guerre et son délégué, le général Borel, chef d’état-major, et le général Martin des Pallières. Gambetta, en même temps qu’arrêter le plan à suivre, était venu apporter aux troupes les félicitations de la République pour l’heureux succès de Coulmiers, le premier depuis le commencement de la guerre.

— Ouf ! reprit la voix de basse-taille de Sangbœuf ; en attendant que militaires et pékins se mettent d’accord, on a le temps de souffler.

— Oui, mais gare la bombe ! dit le plus petit des deux employés, Guyonet, aussi glabre que l’autre était barbu, les ordres vont pleuvoir !

Il louchait, avec le sentiment de son importance, sur les deux galons d’or qui ornaient sa manche, quand, impérieuse, la sonnerie électrique retentit. C’était justement à lui d’assurer la transmission ; avec une grimace comique il se dirigea vers son appareil : Pas une minute tranquille !

Quoique arrivé du matin, Louis avait pu déjà se rendre compte de l’importance de ce service, dont les installations provisoires, le travail incessant étaient des plus compliqués et des plus pénibles. Il fallait, avec des appareils très lents, mettre en relation le général en chef et le gouvernement de Tours, suffire à la correspondance des quartiers généraux, aux demandes des intendans et des médecins, une multiplicité de dépêches souvent fort longues et chiffrées.

Au bruit saccadé du manipulateur, Sangbœuf murmura :

— Où serons-nous demain ? Que vont décider les grands manitous ? Si on n’écoutait que moi, il y a longtemps que nous arpenterions la route de Paris. Guyonet, cessant d’enregistrer, déclara du ton péremptoire d’un stratège :

— À quoi sert une victoire, si l’on ne sait en tirer parti ? On a éreinté pour rien les troupes de des Pallières, avec un long mouvement tournant dans le vide. C’est vrai, on a battu les Bavarois, mais on ne les a pas poursuivis. Est-ce que la cavalerie de Reyau, au lieu de rentrer paisiblement à son campement, n’aurait pas dû leur couper la retraite ? Le commandant de Lambilly, et les quarante-cinq cavaliers d’escorte de Jauréguiberry ont ramassé le lendemain deux canons attelés, plus de cinquante caissons et voitures, et cent trente prisonniers ! Hein ! jugez si notre cavalerie avait marché !

— Pour moi, dit Sangbœuf, Gambetta va nous pousser en avant. Ils sont en train de décider qu’on marche. Je parie trois cigares !

Louis ne disait rien, peu bavard, tout à l’incertitude du lendemain, au tourbillon de ses souvenirs récens : le départ de Charmont, le long voyage de Blois à Orléans par la voie ferrée réoccupée de la veille, son arrivée dans la ville en fête, où les volontaires de Cathelineau, accueillis comme des libérateurs, étaient entrés au branle des cloches célébrant la victoire de Coulmiers. Il revoyait Charmont, la trêve heureuse du jour des noces. Il pensait à Marie, à Eugène : quand serait-on de nouveau réunis dans la grande salle à manger ? Puis Strasbourg ; il croyait être encore tristement assis dans une pièce de la citadelle, suivant de la fenêtre aux carreaux brisés le spectacle du bombardement ; les remparts déserts, les pièces démontées ; plus loin l’esplanade jonchée de branchages ; et, par delà, des murs, des toits qui s’écroulaient dans la fumée et les flammes.

Du seuil, de nouveau penché, il inspectait la route, — les deux voitures et les chevaux de selle y étaient toujours, — contemplait à travers le vent, la pluie, la boue, une corvée de lignards pliant sous des sacs de pain, un trot d’estafettes, et, fuyant dans la direction de l’armée, suspendu à des arbres en guise de poteaux, le petit fil télégraphique si mince qui, tout à l’heure, allait peut-être porter, par tous les camps dispersés, l’ordre attendu, le mot bref qui ferait s’abattre les tentes, courir aux faisceaux, dans la joie du départ, au rythme des clairons. Le frêle lien le ramenait à Eugène. Divination fraternelle, prescience obscure ? Pas un instant il ne se l’imaginait mort ou blessé. Il se le représenta dans l’inaction du bivouac, dépaysé, isolé comme lui. Mais un mouvement se produisait devant la maison du commandant en chef. Louis vit sortir, monter en voiture un personnage robuste, enveloppé dans une pelisse de fourrures… — Gambetta ! souffla Guyonet accouru. Derrière le ministre, la silhouette nerveuse du délégué se hâtait… — Freycinet, dit Sangbœuf. Ils n’avaient d’yeux que pour ces deux hommes, en qui s’incarnait, au-dessus des généraux, la pensée directrice, l’âme de la guerre. Les voitures s’éloignaient. Un général, des officiers supérieurs, des aides de camp se mettaient en selle. Les trois télégraphistes virent se diriger vers eux un officier d’ordonnance. — Canonniers, à vos pièces ! dit Sangbœuf. — Je suis curieux de savoir quel plan il nous apporte ? grommela Guyonet, tout prêt à la critique.

Louis reconnut un camarade d’Eugène, fils d’un manufacturier de Tours. Tous deux s’écrièrent : — Ah ! par exemple ! Avide de savoir, Louis demandait presque aussitôt : — Eh bien, on marche ? L’officier qui avait remis les dépêches à Sangbœuf, haussa les épaules, et prenant Louis à part : — Vous êtes jeune, vous ! D’Aurelles, qui est vieux, préfère ne pas bouger. Il n’a pas confiance dans les troupes qui viennent de faire leurs preuves. Il n’a voulu se rendre ni à l’avis du délégué, ni au désir du général Borel, qui tous deux conseillaient de porter l’armée en avant. On s’établit autour d’Orléans ; on crée un camp retranché qu’on fortifie. Au revoir, mon cher, vous avez de quoi vous occuper.

Louis, devant l’appareil Morse, transmettait mécaniquement les ordres amoncelés, aux interjections indignées de Guyonet, dont les hautes conceptions ne pouvait admettre des « mesures aussi saugrenues. »

— Dites donc, Sangbœuf, vos trois cigares !

Préférant ne pas juger une décision dont la portée et les motifs lui échappaient, Louis, joyeux de s’appliquer à sa tâche, faisait aller son manipulateur : appel immédiat à Orléans d’ingénieurs et d’ouvriers, réquisitions d’outils dans les départemens voisins ; on devrait dès le lendemain creuser des fossés, dresser des palissades, asseoir les plates-formes des batteries fixes ; les ports militaires enverraient des pièces de marine à longue portée. Et dans le silence de la chambre tiquetaient sans discontinuer le pianotement sec et inégal, la transposition précipitée des signes.


Une aube maussade et froide se levait sur la plaine de Beauce, bruinait dans une grisaille tramée de pluie, autour du village de Saint-Péravi-la-Colombe. Depuis le soir de Coulmiers tombaient la même neige et la même pluie, dix jours de monotone intempérie qui faisaient du sol un étang de boue, pénétraient les habits, détrempaient l’âme. Eugène entendit sonner la diane, mais se pelotonnant dans la chaleur humide de sa couverture et de son lit de paille, il goûtait une somnolence, où les voix des caporaux réveillant les hommes, le cinglement de l’eau sur les tentes, se mêlaient comme en rêve. Quand il rouvrit les yeux il faisait grand jour. Il eut honte, se secoua, et passant la tête dans l’entrebâillement de la porte flottante, cria : — Ricard !

L’ordonnance, un jeune paysan de Vouvray, face ronde et matoise criblée de taches de rousseur, sortit d’une tente voisine, et, pataugeant dans la boue liquide, vint prendre contre la tente d’Eugène une marmite remplie par un ingénieux système de gouttière. Une corvée de moins. Celle de l’eau était des plus pénibles, souvent loin des camps, et si peu qu’employassent pour leur toilette ces masses d’hommes, encore en fallait-il beaucoup. Eugène, couchant tout habillé, fut vite prêt. Il mit en ordre ses petites affaires, disposa sur sa cantine sa lampe à alcool, ses brosses, ce qu’il appelait faire son ménage. Combien de temps habiterait-il cette étroite maison, plantée d’hier en face du parc de Sainl-Péravi ? C’était depuis Coulmiers sa troisième installation.

Disparue, l’ivresse qui lui avait fait supporter la première nuit de triomphe sans sommeil, le piétinement sans fin, la halte transie aux distributions tardives. Et le feu qui ne prend pas, la lavasse du café, le biscuit dur ! Petits malheurs, à côté d’une grande joie : on apprenait la reprise d’Orléans, le recul des Allemands jusqu’à Étampes ; l’espérance de compléter la victoire par une vigoureuse offensive, une marche à travers les campagnes joyeuses au-devant des frères prisonniers de Paris, rendait moins lourd le sac, moins harassante l’étape. La neige entrait dans le cou, fondait le long du dos ; une glu fangeuse collait aux semelles, on soulevait à chaque pas un poids de plomb. Puis les heures, les jours coulèrent. On prenait vite conscience du manque de plan, d’idée dirigeante. Poursuite, pointe en avant ? Non, stationnemens sans but, remous de nappe qui, au lieu de se précipiter en torrent hors de la digue rompue, reflue, clapote, s’immobilise.

Ils avaient traversé des villages où les inscriptions allemandes, les carreaux cassés, les litières de paille souillée disaient la tristesse de l’invasion. Le sang de chevaux morts, tout raides, rougissait des flaques. Deux ou trois vieillards, quelques femmes regardaient d’un air hébété le défilé des colonnes… La secousse devant les premiers cadavres ennemis, trois fantassins à l’uniforme bleu, pieds nus ! Parbleu, il s’attendait bien à cette rencontre ; il ne l’avait pas prévue si saisissante. Ces corps à l’abandon ayant subi le vol sacrilège, ce qui restait d’expression à leurs visages crispés, l’idée que ces chairs blêmes avaient été des hommes, et qu’au fond d’une ville bavaroise des parens, une mère, une fiancée les suivaient encore de leurs vœux ardens, lui inspiraient une horreur profonde, ajoutaient à sa nausée.

Du bivouac de Villardu à celui de Clos-Aubry, toujours la pluie, la boue, — une semaine s’allongeait dans l’inaction et l’ennui. Décidément on ne bougeait pas ; Coulmiers resterait sans lendemain. Qu’attendait-on ? Que les troupes de Von der Thann se reformassent, que celles du grand-duc de Mecklembourg descendissent de Chartres ? Une reconnaissance culbutant à Viabon un régiment de uhlans avait trouvé sur la table de son chef, le prince Albrecht, un ordre de mouvement explicite. Et l’armée de Frédéric-Charles, disponible depuis la reddition de Metz ? Ne devait-elle pas, à marches forcées, accourir aussi ? Mais le 16e corps resserrait ses cantonnemens ; on demeurait acculé à Orléans. En vain Chanzy demandait à d’Aurelles d’occuper la ligne plus avancée de la Conie, en vain Lipowski et ses éclaireurs pouvaient pousser jusqu’à Voves, aux deux tiers du chemin de Chartres. Sous prétexte de réapprovisionnemens, on perdait un temps précieux, on payait un remède contestable par un mal certain.

Assis sur un pliant, Eugène griffonnait quelques mots au crayon pour tenir sa promesse à Marie. Longue causerie intermittente, où tenait le meilleur de sa tendresse, et qu’il tentait de lui faire parvenir comme il pouvait. Il relut la dernière lettre reçue, vieille de huit jours, usée aux plis, tant il l’avait rouverte. Mais, bien vite, il la remit dans son portefeuille, craignant de s’attendrir. Il ne voulait pas penser à leur séparation, il n’était déjà pas si brave ! Se dévouer pour la patrie, oui, c’était très beau, mais on ne pouvait pas se montrer stoïque du matin au soir. L’exaltation du combat dure peu, ensuite il y a le terre à terre, les fatigues, les privations, tout l’écœurement du jour à jour. Il glissait sur la mauvaise pente, il voulut réagir : le meilleur moyen de s’habituer à son devoir était encore de l’accomplir. Que devenaient ses hommes ?

Le temps s’était un peu éclairci. Le vent balayait le ciel gris. Le coq gaulois perché sur le clocher de Saint-Péravi se découpait sur les nuages mouvans ; les arbres dénudés du parc s’agitaient avec un murmure. Eugène passa le long des tentes. Le sergent vint au devant de lui, rendit compte : « Trois malades. Il avait dû infliger une garde de police à un tel. Toutes les cartouchières étaient à changer. Et toujours pas de baïonnettes. » Il parlait d’un ton délibéré, en exagérant l’attitude militaire. Ses yeux fureteurs, son grand nez au-dessus de sa petite moustache blonde, exprimaient, avec le contentement de soi, l’orgueil de détenir une part d’autorité. Fils d’un commerçant en soieries, élevé pour les amabilités du comptoir et l’empressement à l’égard du client, il s’enivrait de commander à ses maîtres de la veille ; un galon, le plaisir d’exercer la tyrannie en réserve chez tout homme avaient transformé Seurat.

Eugène s’enquit des malades. La variole sévissait. Pas étonnant, avec une vie pareille. Il allait d’une tente à l’autre, voyant se dessiner un sourire de sympathie chez les uns, l’indifférence ou l’hostilité chez d’autres, saisissant les nuances de cette âme complexe du soldat vis-à-vis du chef ; lui-même partageait ces sentimens. Ainsi il s’arrêta complaisamment devant Neuvy qui, graissant avec soin son fusil, lui adressa un bon regard ; loin de garder rancune à l’officier depuis la volte-face de Coulmiers, le gros moblot lui vouait un respect affectueux. Ami encore, ce petit homme noir comme une taupe, aux yeux doux, appelé Verdette, un apprenti cordonnier. En revanche Cassagne, le grêlé, à qui il avait fait une observation la veille, détourna la tête ; il brossait avec rage sa vareuse plaquée de boue, fronçant le sourcil, comme s’il rendait le lieutenant responsable de cette vase tenace qui rejaillissait partout, coulait dans les guêtres, poissait paille et couverture, bouchait le canon des fusils.

Traversant la ligne des faisceaux, Eugène s’approchait des feux ; les cuisiniers surveillaient leurs marmites noircies, posées sur deux grosses pierres ; une fumée acre, rabattue par le vent, sortait du bois mouillé.

— Ah ! mon lieutenant, dit un mobile de la section, qui planté devant le foyer regardait Michot, le cuisinier, éplucher un oignon, si c’est pas malheureux ! Jamais ça ne sera cuit ! Quand il y a tant de bois sec dans les fermes. Mais non, les paysans le gardent pour les Allemands !

Eugène, à la volubilité du moblot, au brillant de son regard, devina qu’il conservait de son ébriété de la veille. Pas un méchant garçon, au contraire, serviable et dégourdi, ce Pirou, un ouvrier charpentier que la ville avait contaminé, — trop de lundis arrosés d’alcool. En continuant sa tournée dans le camp, il songeait à l’étonnant mélange de sa section, image réduite de la compagnie ; il en était ainsi du bataillon au régiment, dans cette armée improvisée de la mobile, où toutes les professions, tous les caractères se fondaient dans un ensemble disparate, image de la société.

Au dessous, les paysans plus nombreux, puis les ouvriers des villes, les fils de commerçans, puis les privilégiés de la bourgeoisie et de la noblesse. Un monde sans cohésion, avec ses heurts et ses préjugés, militarisé en hâte, en gros, peu formé au joug de la discipline. Avec son déplorable système, la France n’avait d’armée que les troupes impériales, troupes de métier, où des officiers braves, trop confians, des soldats pour la plupart engagés ou remplaçans, croupissaient dans l’illusion de leur gloire et l’oisiveté des garnisons. Grâce à l’incurie du souverain et des ministres courtisans, aux déplorables théories de l’opposition, redoutant de faire du pays une caserne — « (Prenez garde d’en faire un cimetière ! » avait prophétisé le maréchal Niel,) — la France, aux appels impétueux de Gambetta, ne trouvait pour la défendre que des milliers et des milliers d’hommes arrachés à la charrue, aux ateliers, aux salons. Mais le courage et la bonne volonté ne suffisent pas à improviser des armées. Les maîtres d’aujourd’hui, les contradicteurs de la veille s’en apercevaient. Il faut un esprit, une éducation spéciale ; l’un et l’autre manquaient. On avait beau mettre debout la nation, la foi sublime de 92 était éteinte, le pays était tiré à quatre partis, désagrégé par le goût et le besoin corrosifs de l’argent, l’abaissement du niveau moral. L’absence d’institutions militaires, la pénurie des chefs laissaient presque désarmées ces foules en armes, promptes au soupçon, à l’abattement, aux défaillances. Des généraux très jeunes ou très vieux, changés à tout instant, ne parvenaient pas à faire jaillir l’étincelle, les belles qualités dormantes. Trop souvent les officiers subalternes, sans prestige et sans autorité, ignoraient les premiers mots d’une science qui ne s’acquiert qu’à l’usage. Bien des dévouemens réels demeuraient stériles.

Et pourtant, se disait Eugène, fallait-il désespérer au lendemain de la victoire, lorsque ces jeunes troupes, où tous les coins du sol imprimaient leur marque, n’attendaient qu’un signal ? Rien que dans son régiment, la France du centre groupait la fine et forte santé des Tourangeaux, la vivacité plus âpre des Beaucerons, la douceur des Solognots fiévreux. Dans la brigade, la division, le corps d’armée, il y avait, sous les ordres de Chanzy, des hommes venus de la Charente, de la Mayenne, de la Nièvre, de la Sarthe, des Bouches-du-Rhône, de l’Isère, de la Haute-Loire, de la Dordogne, tous avec les traditions et l’orgueil de leur clocher, les loquaces et les silencieux, ceux de la plaine et de la montagne. À la forme de leur visage et de leurs corps, à leurs traits distinctifs, s’évoquaient le cours sinueux des fleuves, le vent salé de la mer, ou bien la brume des vallées, l’air sec et léger du Midi. On voyait l’admirable diversité des races, chacune avec son groupement de patois, d’habitudes, défauts et qualités. D’antiques rivalités de province à province se faisaient jour, réveillées par le contact, pour disparaître aux heures de bataille dans la fraternité du danger, la communauté de la patrie.

— Venez-vous déjeûner, Réal ? disait la voix brusque et cordiale du capitaine. Eugène salua avec plaisir le colosse roux. M. de Joffroy était un ancien lieutenant qui, après la Crimée, avait démissionné et fait un riche mariage, homme paisible, grand chasseur, aimant son chez-soi, ses enfans, ses terres.

À la popote, Eugène serra la main de son camarade le lieutenant Groude, architecte mal bâti, longue figure bizarre, un de ces vieux garçons sentencieux à qui les phrases toutes faites tiennent lieu de pensées. Ils constituaient à eux trois le cadre de la compagnie, vivaient ensemble ; un mobile, aide de cuisine d’un grand restaurant de Tours, dirigeait leur table, mettant son amour-propre à varier, par trente-six façons, l’art d’accommoder les pommes de terre.

Une longue après-midi, mal abrégée par une inspection des remingtons. Allait-on mettre au moins cette inaction stupide à profit pour distribuer des baïonnettes ? Eugène, qui s’ennuyait ferme, accepta volontiers l’offre de son capitaine ; s’ils allaient faire un tour du côté de Patay, jusqu’à la Boissière ? Sortis du camp, ils s’étonnaient de suivre en promeneurs la route libre à travers les champs nus ; la haie des talus, les arbres bas leur parurent nouveaux et reposans ; pour un instant ils oubliaient la guerre, s’émerveillaient de respirer un air plus pur, l’odeur des prés mouillés fleuris de pâles colchiques d’automne. Il y avait donc des coins de nature paisibles, des horizons que ne mouvementaient pas des défilés d’hommes et de charrois. Des rainettes vertes, en les entendant venir, plongeaient dans les fossés. Comme c’était joli, cette éclaircie d’invisible soleil couchant, cette frange orangée au bas des nuées grises ! Là-bas, une ferme en était toute dorée. Une vapeur montait de la terre rougeâtre. Ils prirent un chemin qui menait vers les murs lumineux.

— Un bon temps de chasse, dit M. de Joffroy. C’est celui-là que je préfère. Je m’en vais avec de bons souliers, le carnier s’emplit ; devant moi, mon chien Ravaud marche en remuant la queue, et quand on rentre, quelle faim de loup, quel plaisir de retrouver sa femme et les moutards autour de la soupe fumante !

Eugène, lui, contemplait de la terrasse les prairies en pente de Charmont, la brume qui flotte au-dessus de la Loire. Il s’en allait avec Marie ; elle était emmitouflée dans une capeline, tout contre son épaule. Les brindilles sèches craquaient sous leurs pieds, la douceur du soir descendait dans leur cœur.

Une voix avinée, des cris de colère les surprirent.

— Cela vient de la ferme, dit M. de Joffroy. Ils pressèrent le pas. La dispute s’échauffait, avec des glapissemens aigus de femme. Ils débouchèrent sur une grand’route que longeaient les bâtimens. Devant la porte cochère, un rassemblement se démenait. À la vue des officiers, plusieurs soldats détalèrent. Il n’en resta qu’un, aux prises avec un vieillard en tricot. Ils tentaient de s’arracher un fagot de bois sec. Le képi blanc du moblot dodelinait aux secousses, tandis qu’écumant de rage, le paysan suffoquait : — Voleur ! Brigand ! La femme, une bique jaune, bramait à fendre l’âme. L’ivrogne se retourna, Eugène reconnut Pirou. En même temps la femme s’élança, les prenant à témoin : — C’est pis que des Prussiens ! Ils ont volé des poules ! Ils prennent tout notre bois ! Le capitaine regarda la route : à gauche s’avançait une compagnie revenant des avant-postes ; à droite, deux officiers d’état-major, au trot. M. de Joffroy fronça le sourcil : « Cet imbécile va se faire pincer. » Indulgent, il ne demandait qu’à arranger l’affaire, quitte à indemniser plutôt les paysans de sa poche. Cette arrivée inopportune l’inquiéta,

— Lâche donc ça ! fit-il.

— Voyons, Pirou, dit Eugène.

L’ouvrier, qu’un petit verre avait dû replonger dans l’ivresse, cligna de l’œil :

— Vous, je vous respecte, mais ces… là ! Qui qui se fait casser la gueule pour eux ? C’est à nous d’abord, ce bois !

Et, d’un ébranlement furieux, il fit tomber l’homme. La compagnie n’était plus qu’à trente mètres ; les officiers d’état-major arrivaient. La femme hurla de plus belle. Que faire ? Très contrarié, le capitaine crut, en usant de son autorité, — il le fallait d’abord, — qu’il convaincrait Pirou. Il empoigna le fagot et, grossissant la voix : — Lâche ça ! La compagnie, presque à sa hauteur, regardait. Il sentait derrière son dos le regard des officiers d’état-major arrêtés, le souffle tiède de leurs chevaux. Pirou, les yeux injectés, eut un éclair d’hésitation, mais l’ivresse fut la plus forte ; avec une mauvaise figure butée, il se cramponnait aux branchages. M. de Joffroy, que l’irritation gagnait, tira de toutes ses forces. Seconde tragique, puis le geste irrémédiable : Pirou, du plat de la main, bousculait le capitaine.

— Halte ! criait une voix. On entendit l’arrêt, le choc sourd des armes reposées. Eugène, très pâle, embrassa d’un regard la compagnie immobile, la tristesse sévère des officiers d’état-major, M. de Joffroy pourpre, Pirou livide, à demi dégrisé par le silence terrible.

— Arrêtez cet homme, dit l’un des deux cavaliers. Un caporal saisissait l’ivrogne qui se laissa faire. Les visages montraient clairement l’émotion, l’inflexible sentence. — En avant, marche ! commanda la voix. Les officiers d’état-major, après un colloque rapide, les noms relevés sur un calepin, s’éloignaient. Le paysan rentrait chez lui, satisfait, son fagot serré dans ses bras, derrière la femme qui ricanait.

Lentement, sans oser se regarder, sans échanger un mot, Eugène et M. de Joffroy revenaient au camp. Le crépuscule baignait la plaine d’une humidité vaporeuse ; au loin tout était silencieux et recueilli. La frange de feu des nuages avait disparu ; l’étendue des prés couverts d’eau s’estompait dans l’air gris ; les colchiques mauves s’étaient refermés. De l’ombre s’éleva des sillons : les haies des talus, les arbres bas devenaient noirs.

La journée qui suivit fut pour Eugène très douloureuse. Il en revoyait les détails dans l’interminable nuit qui précéda l’exécution. Son témoignage devant la cour martiale, les visions obsédantes de la veille le hantaient. Devant lui se dressait Pirou, près du feu de bois vert, à côté du cuisinier épluchant un oignon ; la soupe cuisait dans la marmite noircie. Il entendait la voix avinée, blagueuse de l’ouvrier. L’après-midi encore, il l’avait remarqué devant sa tente recousant un bouton. Pirou lui avait souri, méditant déjà son exploit. Maudite promenade ! quel besoin avaient-ils de sortir avant le dîner, de se diriger vers cette ferme ! Le drame se précipitait : les cris perçans de la femme, ce misérable bois mort tiraillé aux mains du vieux, de Pirou, du capitaine, l’arrivée malencontreuse des témoins, et puis le geste fatal, le mouvement sans méchanceté de l’ivrogne défendant sa conquête, cette impulsion inoffensive, moins qu’une injure, moins que rien. Et par une convention barbare, cela devenait un outrage mortel ! La discipline était atteinte. Il fallait du sang pour l’exemple… Maintenant c’était la cour martiale terrifiante à force de simplicité. Une grange vide, une table, les cinq juges sur des chaises de paille ; en face, debout, l’accusé. Eugène entrait, commençait sa déposition. Pendant qu’il parlait, essayant, comme M. de Joffroy, d’atténuer la scène, il épiait anxieusement le président, un vieux chef de bataillon impassible, les assesseurs, deux capitaines, un lieutenant et, ainsi que l’exigeait le décret, un sergent de la compagnie. C’était Seurat qui, gonflé d’importance, écoutait seul avec intérêt. Un des capitaines dessinait d’un air absorbé, l’autre s’agitait comme s’il avait hâte de voir la séance levée ; le lieutenant, déguisant un bâillement, tourmentait sa moustache. Et Pirou ! Cette figure contractée, où le désir de vivre luttait avec la crainte, cette révolte de l’individu jeune contre une loi sauvage, ce clin d’œil gouailleur qui revenait comme un tic ! Eugène emportait un regard de bête traquée, reconnaissante pourtant. Avec M. de Joffroy, il revenait de Saint-Péravi, siège du quartier général et de la prévôté. Échangeant leurs réflexions, ils attendaient le retour de Seurat. La compagnie, assemblée autour des tentes, chuchotait avec animation. On vit venir le sergent, grave.

— Eh bien ? demanda le capitaine d’vme voix mal assurée.

— La mort.

Ces mots faisaient courir un souffle, le murmure tombait, dans un silence. Brusquement M. de Joffroy avait regagné sa tente. Il n’était pas venu dîner. Eugène, se retournant dans la paille, fixait son attention sur la toile de la tente qu’un vent secouait. Nuit d’encre. Qu’elle s’abrégeât pour lui, ne finît jamais pour Pirou. Avait-il des parens, une amie ? Avec une angoisse que plus d’un partageait à cette heure, Eugène s’effara : pourvu que le peloton d’exécution ne fut pas désigné dans la compagnie ; que lui-même… Et Seurat, dormait-il après avoir prononcé les mots meurtriers ? Sa voix n’avait-elle pas tremblé, en assumant une telle responsabilité ? Sans doute les circonstances, l’usage la lui avaient imposée. L’armée, comme toute société, plus encore, ne peut subsister sans une règle rigoureuse, l’observation d’un servage étroit. Existait-il pourtant au monde un plus dur devoir ? Du jour au lendemain, pour une peccadille que tant d’autres commettaient impunément, pour une des résultantes infimes de cette œuvre de brutalité et de carnage, devenir le juge sans appel d’un camarade, d’un frère, son bourreau peut-être ?… L’idée que, soldat, il eût pu être tout à l’heure de ceux qui brûleraient leur cartouche contre un Français, qu’officier il pouvait être celui qui, d’un mouvement de sabre, ordonnerait le feu, le révulsait jusqu’aux moelles…

Comme au matin de Coulmiers, l’aube le trouva hors de sa tente. Mais cette fois le jour avait beau grandir, aucune clarté ne se faisait en lui ; il n’était que doute et ténèbres. Il vit les hommes se lever, procéder, mornes, à leurs habitudes. À la pâleur de M. de Joffroy, dont, par une sorte de pudeur, il évita d’aller serrer la main, il comprit que la nuit avait été aussi cruelle pour lui. La lenteur avec laquelle la section se préparait, le rassemblement, l’inspection lui furent autant de supplices. Il n’osait regarder ses hommes. Maintenant, par une impatience qu’il se reprochait, il souhaitait, tant l’attente lui était odieuse, que la chose fût faite. Il avait, avec un soulagement infini, appris que le premier bataillon était chargé de la besogne. Clairons sonnans, un régiment de marche, un bataillon de chasseurs longeaient le front de bandière ; il fallait, pour la solennité de la leçon, que la brigade fût réunie. Dans un vaste champ voisin de la ferme, les troupes étaient formées sur trois côtés d’un carré. À l’un des bouts, Eugène, en avant de sa section, regardait le centre vide, un groupe d’officiers autour du général à cheval. Près d’eux, sur un rang, les douze hommes du peloton funèbre. Il entendit un bruit de voiture ; elle s’arrêta. Entre deux gendarmes, Pirou descendit : un frémissement courut parmi ses camarades. Eugène, figé, vit passer devant lui le mobile. Pirou, dont les traits ravagés criaient une révolte contre la fatalité, lui jeta un regard de haine. Eugène en souffrit, se rappelant la façon dont le malheureux, avant la catastrophe, lui avait souri ; évidemment n’y comprenait rien ; et lui-même, à cette minute, comprenait-il davantage ? Dans le carré, Pirou, entre ses gardiens, suivi du médecin-major et de l’aumônier, s’éloignait, diminuait. Visible de tous les points, le colonel commandant les troupes éleva son sabre : « Portez vos armes ! « Du même geste les trois côtés du carré obéirent, dans le scintillement simultané des cinq mille fusils. D’un seul mouvement, les bras gauches retombèrent, dociles à cette discipline pour laquelle un homme allait mourir. La voix lointaine, impersonnelle, reprit : « Tambours, ouvrez le ban ! » Un roulement lugubre, suivi d’un silence plus lugubre encore. On crut entendre le souffle rauque du prisonnier. Eugène songeait au ciel libre, à l’espace ouvert ; maintenant le sort s’accomplissait, toute fuite était impossible. Une voix grêle lisait le jugement ; dans l’oppression muette, on distingua les derniers mots : « Au nom de la patrie envahie, le soldat Pirou est condamné à la peine de mort. » Presque aussitôt, une forte détonation, puis un petit coup sec, isolé, sinistre. Le coup de grâce ! Avec une ironie amère, Eugène regardait monter et se dissiper le nuage de fumée.

De nouveau le colonel commandait : « Armes au bras ! » Les tambours fermèrent le ban ; l’impitoyable défilé commença. La compagnie d’Eugène, étant la dernière, dut attendre ; enfin M. de Joffroy, qui avait de grosses larmes au coin des yeux, la mit en marche. Eugène suivait passivement. On arriva devant le cadavre. Auprès se tenaient le prêtre et le docteur ; Pirou, face à terre, gisait sur le côté, dans une mare de sang noir. On reprit le chemin du camp. Un poids alourdissait les cœurs, scellait les bouches.

Eugène revoyait toujours le regard de haine du supplicié. Il se trouvait amoindri dans sa dignité d’homme, ressentait pour tout une horreur confuse. Ses hommes, que son regard interrogeait maintenant, partageaient ce qu’il éprouvait lui-même. Seurat n’avait plus sa morgue, semblait aplati ; le gros Neuvy roulait des yeux éplorés ; Verdette, si doux, avait un air farouche ; Cassagne ne se gênait pas pour déclarer : — C’est barbare et idiot ! Eugène fit semblant de ne pas entendre. Oui, c’était barbare ! Il se répétait pourtant : « Au nom de la patrie envahie… » Puis les mots tranchans qu’avait dits M. Du Breuil au cousin Frédéric, le soir des noces : — « Sans discipline, pas d’armée ! » Et cela, il était bien forcé de le reconnaître : une armée forte, le salut du pays avant tout ! Qu’était cette pauvre existence sacrifiée, au prix des innombrables existences fauchées déjà et que faucherait demain ? À Coulmiers, son voisin, le petit mobile, était tombé sans qu’il l’eût plaint de tant de regrets. Et il était innocent ! Pirou, un pauvre diable, un ivrogne, victime lui aussi d’une loi supérieure. Un holocauste à la patrie, qui, pour vaincre, avait besoin de troupes disciplinées… Mais tout à coup le regard haineux du mort le transperçait, ce regard d’un être vivant, d’un homme pareil à lui. Sa conscience chavirait. Il ne ressentait plus qu’un indicible dégoût pour la guerre, pour cette meule sanglante qui broie tout sentiment individuel, étouffe toute pitié, toute fraternité, pour la guerre qui brûle, qui viole, qui saccage, qui massacre, pour la guerre qui change l’homme en bête sauvage !…


La nuit du 27, en pâlissant, laissa voir dans l’ombre terne et le froid du petit matin la compacte ondulation de divisions en marche. Ce n’étaient pas le 15e et le 16e corps sortant enfin de leur trop longue inaction, c’étaient, beaucoup plus à l’Est, du côté de Beaune-la-Rolande, le 18e et le 20e qui, sur les ordres du délégué à la guerre, tentaient l’offensive, à l’extrême droite. L’armée de la Loire, à ce moment, se composait du 17e corps, général de Sonis, couvrant la gauche ; au centre, des corps de Chanzy et de Martin des Pallières, qui avait remplacé d’Aurelles, promu au commandement en chef ; enfin des deux corps qui évoluaient en ce moment, le 18e, dirigé par le chef d’état-major colonel Billot, et le 20e, général Crouzat. De ces trois corps nouveaux, éclatant témoignage de l’activité de Gambetta et des bureaux de la guerre, le 17e en avant de Châteaudun, venait de faire une reconnaissance heureuse à Brou ; mais inquiété par les troupes du grand-duc de Mecklembourg, il s’était replié en désordre sur Écoman, permettant aux Allemands de réoccuper Châteaudun. Quant au 18e, formé à Nevers, transporté à Gien et de là à Montargis, il manquait de commandant ; le 20e, composé des élémens hétérogènes qui avaient opéré dans les Vosges, arrivait seulement, après avoir couvert Lyon, si mal équipé que quantité de mobiles étaient en blouse, les pieds enveloppés de toile ou de peaux de mouton.

Inquiet de voir s’accomplir sans entrave la concentration de l’armée de Frédéric-Charles, las de l’inertie de d’Aurelles, dont il ne pouvait tirer une velléité d’action, et voyant les effets démoralisans de la vie de bivouac, pressé d’ailleurs par les dépêches de Paris réclamant un concours rapide, Freycinet avait fini par s’arrêter au plan d’une marche sur Fontainebleau. Si l’armée de Paris trouait, ce ne pouvait être que dans cette direction. Ainsi, en s’avançant vers Beaune-la-Rolande et Pithiviers, on lui tendait la main. Mais surtout, le mouvement commencé entraînerait d’Aurelles, aurait l’avantage d’opérer une diversion nécessaire pour dégager les provinces de l’Ouest, où s’opérait la formation du 21e corps, et la gauche de l’armée de la Loire, menacée par le grand-duc de Mecklembourg. Malgré les conseils et les récriminations de d’Aurelles, proposant enfin de bouger, Freycinet s’entêtait au mouvement prescrit. C’était pour l’exécuter qu’après les engagemens de Mézières et de Ladon, le 18e corps par la droite et le 20e corps de front se portaient sur la petite ville de Beaune-la-Rolande.

À huit heures, le général Crouzat donnait l’ordre d’ouvrir le feu. Le commandant de l’artillerie, un colonel à figure énergique et maigre, trente-quatre ans à peine, disposait lui-même, au nord de Saint-Loup, la batterie de 12 d’où le premier coup de canon allait partir. Il portait l’uniforme de commandant de l’artillerie de la Garde Impériale, sous lequel il était sorti de Metz, franchissant en plein jour les lignes allemandes à cheval, après avoir dispersé une patrouille de uhlans. Le galon neuf ajouté aux quatre anciens donnait à Jacques d’Avol un prestige de jeune chef, entreprenant et résolu.

En avant de son état-major, il indiquait au capitaine de la batterie un emplacement meilleur pour l’une des pièces. Inspectant d’un regard canons et servans prêts à la manœuvre, les officiers à leur poste, la ligne des caissons en arrière, il sourit. Une cruauté joyeuse éclairait son visage tendu ; on devinait qu’il exultait de bonheur devant cette minute fiévreusement souhaitée. Les longues humiliations dans la boue de Metz, la rage de voir inutilisées, perdues pour la France et livrées à l’Allemand, ces deux magnifiques batteries de la Garde si patiemment dressées, qui le jour de Rezonville avaient pourtant su cracher leur mitraille, la joie d’être libre, la fierté de retrouver ces mêmes troupes de Frédéric-Charles, la rage de la défaite et l’espoir exaspéré de la revanche, tout cela se concentrait dans une jouissance orgueilleuse, si intense qu’elle était prête d’éclater en rire ou en sanglots. Il tira sa montre, vérifia de nouveau, de sa main en abat-jour, le champ de tir. Le chagrin de canonner une ville française s’évanouissait pour lui dans l’âpre volupté de frapper d’abord ces taches remuantes et noires, cette fourmilière envahissante de l’ennemi.

D’une voix dure, il jeta : — Allez ! On entendit : « Première pièce, feu ! » Un éclair rouge, une explosion qui fit se cabrer les chevaux, l’acre odeur de la poudre. « Seconde pièce, feu ! » À ce signal, la première division débouchait de Boiscommun, précédée de ses tirailleurs. La fusillade crépita, les canons tonnaient. Le colonel d’Avol fit pivoter sa jument, et, les oreilles bourdonnant de cette musique divine, il piqua des deux, rayonnant. La bataille était commencée.

À quatre heures elle durait encore. Les Allemands rejetés dans Beaune s’y maintenaient. La deuxième division entrait en ligne ; mais zouaves et mobiles, après avoir enlevé les premières maisons, se repliaient sous un feu décimant. Et le 18e corps qui n’arrive pas ! Une colonne d’artillerie et d’infanterie allemande, venant de Pithiviers, débouche sur le flanc gauche. La première division la repousse, en lui enlevant un canon. Le 18e corps n’arrive toujours pas. Il est quatre heures et demie.

À ce moment le général Crouzat, voulant tenter un dernier assaut, court vers trois compagnies des Pyrénées-Orientales et vers les zouaves. En avant de ceux-ci, un vieux colonel talonne de l’éperon son petit courtaud qui boite. Ferme en selle, tenant dans la main gauche une canne avec les rênes, la manche droite repliée sur l’avant-bras, le vieillard montre un visage calme, empreint d’une volonté stoïque. Il a confiance dans les soldats qui le suivent, de jeunes zouaves encadrés de vétérans d’Afrique, qui lui rappellent ceux que jadis il conduisait, avec ses cavaliers, dans les montagnes kabyles.

— Colonel Du Breuil, encore un effort !

— À vos ordres, mon général !

Avec son escorte, Crouzat se met en tête et fait sonner la charge ; la petite troupe s’élance sur Beaune-la-Rolande. Le cheval de M. Du Breuil s’abat, blessé dm éclat d’obus. Sain et sauf, le colonel se relève, et regagnant sa place à longues enjambées, — son sabre inutile est resté accroché à la selle, — il va droit devant lui, la canne à la main, le front haut. Ce n’est pas un enthousiasme amer qui, comme d’Avol, l’étreint. C’est une ardeur sereine, réfléchie. Certes, à cette seconde, il ne se doute pas que le 18e corps, forcé de se battre en route, n’arrivera qu’à la tombée du soir, et encore pour envoyer ses balles par méprise sur les tirailleurs du 20e ; il ne se doute pas qu’éreintées, disjointes, les troupes qui autour de lui se ruent avec une fureur sauvage, rentreront comme lui, la nuit close, dans leurs cantonnemens. L’eût-il su que sa pensée n’en eût pas été troublée, son pas ralenti. Mobiles et zouaves jonchaient le chemin. Il marchait toujours. Il ne songeait pas à sa femme, il ne songeait à son fils prisonnier que pour se dire : « À ma place, il marcherait ainsi. » Ils étaient arrivés aux premières maisons de la ville ; des fenêtres et des portes roulait le feu à bout portant ; une barricade flambante coupait la rue. Sans ivresse ni défaillance, une foi profonde dans son regard d’acier, rigide comme le devoir, grave comme le sacrifice, M. Du Breuil marchait toujours.

VII

— Mais enfin, s’écria Frédéric, avec un violent coup de poing sur la table, à qui dois-je m’adresser alors ?

Plus tanné qu’à son retour d’Amérique, bien pris dans son uniforme gris de fer à ceinture-cartouchière, guêtre de cuir et boueux jusqu’au genou, béret épinglé d’une cocarde tricolore, le commandant des chasseurs des Pampas, Frédéric Réal de Nairve, empoignait au bras et secouait un officier italien, blouse rouge et grandes bottes, dont le teint de cire, les fines moustaches noires, toute la physionomie rageuse souriait comme si elle eût voulu mordre.

Démuni de souliers et de cartouches après un mois passé aux avant-postes, surtout après la retraite précipitée qui de Dijon, le coup de main manqué, le ramenait à Autun avec sa compagnie, Frédéric, laissant ses hommes campés aux portes de la ville dans le couvent de Saint-Martin, était arrivé tout droit au bureau de la Place.

Pazienza, Signor. Il maggior di piazza va venir. Si volete aspettare un po !

Frédéric lâcha prise, et tandis que le garibaldien se remettait à écrire, penché sur une table à tréteaux salie d’encre, où des bouteilles tenaient lieu de chandeliers, il arpenta la pièce empuantie de tabac. Des images collées au mur représentaient Garibaldi, un poignard à la main, arrachant la Liberté d’entre les bras du Pape et de Napoléon. Devant une fenêtre, une table plus petite, ornée d’une couverte de campement et d’un flacon d’absinthe, attendait il maggior. Tout dansait dans sa tête : le combat de Dijon, la retraite, succédant à trente jours de vie à travers la campagne, de coups de feu dans les bois, de repas incertains, de courts sommeils. Où en était-on ? Quel décousu ! Quel désarroi !

Un éparpillement, une confusion extraordinaires ; foison de chefs, sans hiérarchie. Werder, mal à l’aise dans un pays dont il ne connaissait pas les projets, les moyens de lutte, était entré dès le 30 octobre à Dijon, bravement défendue par une faible garnison. Depuis tout s’était borné à des escarmouches de partisans, à l’heureuse surprise de Châtillon-sur-Seine par Ricciotti Garibaldi.

Frédéric, le nez à la fenêtre, contemplait le spectacle qui depuis le matin animait rues et places. Autun semblait une ville conquise. Chariots et fourgons, montures d’état-major, causaient un enchevêtrement inextricable. Une foule hétéroclite, déjà remise de sa débandade, tenait le haut du pavé, traînant le sabre et parlant fort. À côté des patois italiens les idiomes les plus divers : le polonais, l’anglais, le turc. Des Espagnols à interjections gutturales coudoyaient des Égyptiens silencieux et basanés, des Grecs à figure noble. Il y avait de tout dans cette armée, pompeusement titrée Armée des Vosges, et répartie en quatre brigades commandées par le vaillant général Bossak-Hauké, un Polonais proscrit, ancien colonel de l’armée russe ; par le colonel Delpech, hier encore préfet de Marseille, avant-hier teneur de livres ; enfin par les deux fils de Garibaldi, Menotti et Ricciotti. Issue de rien, elle comptait aujourd’hui douze mille hommes, où l’on voyait de l’excellent et du pire, des braves et des lâches, d’honnêtes mobilisés et des francs-tireurs de tout poil, les corps libres les moins disciplinés de la France, pêle-mêle avec des aventuriers venus des quatre coins du monde. Pas de jour où ne s’élevassent des plaintes d’habitans, de prêtres molestés, de commerçans volés. Et cependant, de cette tourbe bariolée, de cette lie écarlate, où s’étaient égarées bien des bonnes volontés, on pouvait attendre d’héroïques exemples de ce courage que donnent la brutalité des penchans et le dédain de la mort. Frédéric avait pu en juger à l’attaque de Dijon.

Un petit vieillard olivâtre, revêtu d’une pelisse à brandebourgs, entra dans un cliquetis de sabre et d’éperons.

Il maggior ! dit le garibaldien.

Frédéric exposait sa demande ; on ne pensait pas que ses hommes allaient marcher sans souliers, se battre sans cartouches ! Le Niçois l’ayant toisé avec la visible antipathie qu’il portait à tout ce qui n’était pas chemise rouge, s’asseyait à sa table, soulevait la bouteille d’absinthe. Satisfait de la retrouver au même niveau, il daigna secouer la tête, déclarer que les Bureaux de la Place n’étaient pas un magasin. Voir au quartier général !

Frédéric tournait les talons, claquait la porte. Il éprouvait une répulsion à servir sous de tels hommes. Lui, Français, accouru de si loin pour se battre avec son pays, il ne s’était pas attendu à ce qu’on lui infligeât des maîtres étrangers si arrogans, si oublieux du devoir commun. Certes, il n’incriminait pas le chef des Mille, le héros d’Aspromonte et de Mentana ; il respectait le pur désintéressement de sa vie, la noblesse de son idéal ; il admirait l’élan de gloire et de sacrifice qui, à son âge, le tirait de sa retraite de Caprera, l’exposait aux fatigues rigoureuses, à la mort possible. Sans aller, comme bien des fanatiques, jusqu’à penser que la présence de Garibaldi équivalait à un concours de cent mille hommes, il subissait, avec une partie de l’Europe, le prestige légendaire du vieux champion des revendications sociales et de la liberté des peuples. Il conservait, de la seule rencontre qu’il eût eue avec lui, — sa présentation à l’arrivée, — une impression de grandeur et de sympathie. Garibaldi, assis au coin du feu, ses béquilles auprès de lui, une fourrure sur ses jambes à demi paralysées, un fichu de soie rouge aux épaules, lui avait tendu gracieusement une longue main sèche aux doigts raides, lui souhaitant, sans l’ombre d’accent étranger, la bienvenue. L’air souffrant, un binocle sur le nez, il lui implantait dans le souvenir sa pâle et léonine figure à barbe et crinière blanches, d’admirables yeux de force et de douceur. Frédéric, de le voir si faible, si usé, n’en avait que plus admiré, à l’attaque de Prénois, avant Dijon, la vaillance qui maintenait à cheval ce corps débile, encastré dans une selle mexicaine, tandis qu’un petit clairon, tenant la bride, sonnait la charge.

Il était parvenu au quartier général, traversait des antichambres pleines d’un ramage d’officiers garibaldiens, au plumage pourpre et doré. Il fit passer sa carte, patienta longtemps. On l’introduisait dans une pièce élégante et tiède ; un tapis moelleux assourdissait le pas ; des fleurs fraîches embaumaient dans des vases de Sèvres, sur la cheminée. Devant la flamme claire, enfouis en de confortables fauteuils, des officiers coquettement frisés, mains blanches chargées de bagues, chuchotaient et riaient. Autant qu’il put comprendre, il s’agissait d’un succès remporté le jour même par le général Crémer, à Nuits, où il venait d’entrer, après avoir battu les Allemands.

— Pas si haut, Luigi ! fit un personnage maigre et blafard, dont les galons couvraient la manche rouge. — Et aussitôt le colonel Lobbia, penché sur un guéridon de marqueterie, replongea son regard myope dans les paperasses. Frédéric, choqué, allait élever la voix, lorsque la porte s’ouvrait devant un homme de haute taille et de belle mine, pincé dans une casaque écarlate bordée d’astrakan et rehaussée d’aiguillettes d’or. Blond, les yeux gris, l’air insolent et intelligent, c’était le seigneur du lieu, le chef d’état-major colonel Bordone. Ex-chirurgien de la marine française, puis pharmacien à Avignon, l’ancien combattant des Mille, ayant italianisé son nom de Bourdon, portait avec désinvolture des trois condamnations d’amende et de prison dont les tribunaux l’avaient gratifié pour coups, détournemens et escroquerie. Se targuant d’avoir facilité la venue en France de Garibaldi, il avait, à force de ruse et d’audace, évincé le chef d’état-major primitivement désigné, le colonel Frappoli, ancien ministre de la Guerre à Turin, grand prêtre de la franc-maçonnerie péninsulaire. D’une totale nullité militaire, il abusait de l’ascendant que lui avaient donné sur le général son aplomb et son activité pour escamoter le pouvoir à son profit, décidant de tout, tranchant du maître, traitant sur un pied d’outrecuidante égalité jusqu’au délégué à la guerre lui-même. Freycinet, si cassant d’habitude, le tolérait par force, lui prodiguant, comme à son maître-esclave, d’hyperboliques louanges, des cajoleries à l’italienne, tant le renom républicain de Garibaldi en imposait.

Bordone écoutait la requête de Frédéric avec sa mauvaise humeur habituelle. Il allait le congédier sans réponse, lorsque, radouci devant l’insistance énergique du partisan, il le dévisageait : — N’est-ce pas vous, commandant, qui êtes entré avec nous un des premiers dans Prénois ? — Et, tout miel, Bordone signa.

Dehors, Frédéric, voyant que la nuit tombait, voulut, avant le dîner de ses hommes, leur porter le précieux papier, grâce auquel son lieutenant toucherait demain matin cartouches et souliers. Malgré l’heure peu avancée, des ivrognes battaient les murs, des chants licencieux montaient des ruelles. Au couvent de Saint-Martin, il trouva ses volontaires groupés dans une salle basse. Les fusils alignés, propres, s’appuyaient au mur comme sur un râtelier d’armes. Prés de chaque botte de paille, le fourniment était en ordre. La soupe aux choux mijotait dans un énorme chaudron qui emplissait l’âtre. Des chasseurs, rudes figures bronzées et calmes, rapiéçaient leurs vêtemens, d’autres jouaient aux osselets, un lisait la Bible. Le lieutenant, vieil homme taciturne, causait avec un moine qui, avec un soupir, montra à Frédéric le promenoir jonché de soldats débraillés,

— Il y a aussi, ajouta-t-il, la Guérilla d’Orient qui murmure. Ils disent qu’ils n’ont ni munitions ni chaussures, qu’il n’y en a que pour les garibaldiens. Ils parlent de quitter Autun et l’armée.

Frédéric, fier de constater la tranquillité de ses hommes, — il était pour beaucoup dans ce maintien de l’obéissance, si rare au milieu de l’indiscipline ambiante, — regagnait allègrement la ville, tout au délassement d’une soirée de liberté et d’oubli. Les Allemands ? Personne n’y songeait. Sans doute, enfermés à Dijon, ils se remettaient de leur alerte. Et pressée de jouir, joyeuse de se retrouver dans ses cantonnemens, l’armée entière de Garibaldi, insoucieuse et bourdonnante, se répandait dans les hôtels, les auberges, les tripots et les bouges. Une heure après, attablé au milieu d’officiers de mobilisés et de garibaldiens qui se regardaient comme chien et loup, Frédéric, dans la grande salle de l’hôtel de la Poste, savourait un dîner copieux arrosé de Champagne. Des rires de femmes, qui étaient là nombreuses, les unes en corsage voyant, d’autres en travesti d’uniformes, perçaient le bruit de la table d’hôte. Il les regardait avec une curiosité ardente, sa lassitude, son énervement évanouis dans une détente complète. Il se sentait léger, plein de force et de jeunesse. À quarante-trois ans, retrempé par sa vie coloniale, il retrouvait des sensations lointaines de plaisir et de fête, d’autant plus violentes au contraste des derniers jours ivres d’éreintement, fouettés par la vue du sang et l’odeur de la poudre. Il était assis entre un superbe nègre aux galons de lieutenant et un camarade qui lui avait fait signe, le Polonais Malonsky, chef d’un minuscule corps franc semblable au sien, un diable d’homme, courageux et chevaleresque, dont la raison vacillait dans des yeux d’un vert étrange. En face d’eux, une très jolie blonde qui trônait, entourée de Gênois, souriait avec une bienveillance manifeste. Sa peau très blanche, sous la torsade drue et dorée de ses cheveux relevés d’un ruban amarante, avait la douceur d’un camélia neigeux. Des yeux noirs, luisans d’effronterie, une petite bouche impérieuse et fine, la paraient d’un charme d’aventurière qui la distinguait des autres, brunes populacières, filles sorties on devinait d’où.

— J’ai cru d’abord, dit Malonsky, qu’elle reluquait le nègre, puis moi. Mais décidément, mon cher, c’est vous.

Frédéric, flatté, répondait à l’œillade. Une conversation générale s’engageait ; dans un langage hybride, coupé de mots en o et en i, des exploits fabuleux étaient célébrés, on toastait à des santés diverses ; et quand, après de multiples tasses de café et des petits verres, on se leva de table, certains assez peu solides sur leurs jambes, il partait bras dessus, bras dessous avec les Génois et la femme. Ils paraissaient de vieux amis. Elle se laissa prendre la main, lui dit tout de suite : — Tu me plais. Comment t’appelles-tu ? Elle répéta : — Frédéric, Frédéric ! Cela sonnait bien. Un vrai nom d’homme. Lui-même redisait, ravi, les syllabes charmantes : Madeleine. Il regardait avidement sa nuque, les petites mèches lumineuses et l’éclat de son cou, avec un signe noir dans un pli comme une mouche dans du lait.

Ils entrèrent tous ensemble au café. Une dispute s’éleva : Malonsky menaçait de fendre la tête d’un consommateur qui le regardait de travers. Les Génois en s’interposant compliquaient la querelle, dont Frédéric profita pour baiser tranquillement Madeleine sur la bouche. Ce fut un éblouissement. Tout son passé de voluptés faciles et de passions vives lui remonta dans le sang et l’étourdit. Il jouissait à plein corps de l’instant si précaire, si fugace. Que pesait sa vie ? S’il était tué demain ? L’air froid de la nuit ne dissipait pas cet entraînant vertige, l’avivait encore. Le ton de jalousie irritée dont un des Génois, dans la rue, appela : Maddalena ! le transportait d’une fureur subite. Mais la belle fille, serrée contre lui, se mit à rire… Qu’on lui… laissât la paix ! Elle était libre ! Résignés à son empire et sachant qu’elle leur reviendrait, les Génois prirent le parti de fermer les yeux. Malonsky, radicalement ivre, récitait d’une voix élégiaque des vers de Slovacki. Une horloge sonna minuit. Ils étaient arrivés devant une vieille maison de la rue Saint-Saulge. À travers les contrevens d’une pâtisserie filtrait un filet de lumière. Un des garibaldiens se fit ouvrir, et par la porte entre-bâillée tous se glissèrent. Ils pénétraient au premier, dans une pièce déjà pleine, crûment éclairée de bougies. Autour d’une table chargée de cartes, de billets de banque et d’or, se pressaient un double cercle de joueurs et de spectateurs, une cohue de toute race et de tout rang, des figures ravagées, exultantes ou sombres, des mains fiévreuses, crochues. Avant chaque coup, des silences gros d’émotion ; après, des brouhahas d’exclamations et d’injures. Un major obèse tenait la banque.

— Tu joues, n’est-ce pas ? dit Madeleine.

Frédéric, qui n’avait pas touché une carte depuis le serment qu’il s’était fait à son départ pour l’Amérique, hésita. Mais sa pointe d’ivresse, son désir pour cette créature, l’occasion, tout ressuscitait le vieil homme ; il s’abandonna au torrent de l’heure.

Signori, faites vos jeux, il y a 1 500 francs en banque.

Frédéric s’emparait d’une chaise, Madeleine penchée derrière lui ; il sentait la flamme de son haleine, le contact souple et ferme de sa gorge. Monnaie, billets, s’entassaient sur les deux tableaux. Il ponta à droite, perdit, gagna. Son tour venu de prendre la main, il abattait huit, ramassait une liasse. Dès lors, repris par son démon, il joua frénétiquement, des heures. Par moment, il songeait à ses frères, à Maurice si indulgent, au marin dont le puritanisme l’avait toujours blâmé. Si Georges le voyait ? Et au lieu d’une honte, il éprouvait une envie de rire. Le gosier sec, les pommettes rouges, il jouait avec délices, perte ou gain l’appliquant davantage. Il voyait dans une fumée, intensément, les traits crispés de ses partenaires. Tiens, le nègre du dîner, comme il est blême ! Est-ce qu’il déteindrait ? Et celui-là, avec ses cinq galons, on jurerait un garçon coiffeur. Des bougies meurent, des bobèches éclatent. Un tumulte, des huées : « Ladro ! Filou ! Bandit ! » On prend au collet le banquier, un Levantin bouffi, qui a remplacé le major. On se bouscule. Les poches bourrées d’or et de chiffons bleus, Frédéric se retrouve dans la rue, au bras de Madeleine. Un escalier noir, une chambre inconnue, des lèvres qui se collent aux siennes, et tout sombra dans une folie de caresses, un néant divin.

Il n’en sortait que l’après-midi, sursautant du lit au cri de Madeleine demi-nue :

— Les Prussiens !

Une fusillade désordonnée épouvantait Autun. Le fracas du canon ébranlait les vitres. Il s’habilla comme un fou, s’élança. Ses hommes !… Il se heurta, en dégringolant les marches, contre un garibaldien suppliant qu’on lui donnât un déguisement ; quelques-uns cherchaient la cave. D’autres couraient au feu, les tambours battaient le rappel. Les habitans effarés rentraient dans leurs maisons, les magasins se fermaient. Des galops d’estafettes faisaient étinceler le pavé.

Frédéric, hors d’haleine, atteignit le bout de la ville : — Le couvent de Saint-Martin ? criait-il. — Pris par l’ennemi ! — Quels ordres ? — On ne sait pas. Garibaldi, Bordone, introuvables… Un remords lui déchirait l’âme. Enfin, aux dernières maisons, la vue de l’uniforme gris bien connu le rassérénait. Son lieutenant l’informa, à mots brefs. La Guérilla d’Orient ayant plié bagage, les Badois avaient pu enlever le couvent. Eux-mêmes avaient battu en retraite en tiraillant. Heureusement on avait les cartouches. Frédéric prit son fusil, qu’un des chasseurs portait en bandoulière, et posément, derrière un pan de mur crénelé, l’esprit aussi vif qu’à un matin de chasse, heureux et ragaillardi, il chargeait, ajustait, tirait, tandis que Ricciotti tentait un retour offensif, et que de la hauteur du Grand Séminaire, trois batteries, tonnant en hâte, repoussaient l’attaque.

Journal de Gustave Réal.

Un carnet de toile grise, tout neuf, fermé par un élastique rouge, où pêle-mêle avec de brèves ordonnances, des mémentos hiéroglyphiques, le docteur, aux instans de répit, notait plus longuement ses sensations. Entre deux feuillets, des lettres de famille épinglées qu’il gardait précieusement, mettaient l’intimité des souvenirs, la silencieuse paix de Charmont, une douceur d’oasis dans l’aridité de ces heures de sang, de fièvre et de fatigue.

16 novembre, Fontaine des Sablons.

Première note sérieuse depuis huit jours. Voilà mon petit monde en train. De Rouen à Lille, de Lille à Arras, démarches, tracas. Sapristi, civils ou militaires, ça ne brille pas par l’organisation ! Leur république, en cela encore, détrône l’Empire. Enfin, j’ai mes deux voitures, des brancards, une tente, une caisse de pharmacie complète, mes boîtes à amputation et à résection. Comme personnel, deux aides, trois infirmiers. Quatre bons chevaux pour tirer le tout. Seuls les blessés manquent. Ils viendront toujours assez tôt. Les journaux de Beauvais, où les Saxons règnent, annonçaient il y a huit jours l’arrivée à marches forcées, sur Amiens et Rouen, de 80 000 hommes de l’armée de Metz sous Manteuffel. Les contributions pleuvent ! Saint-Quentin, ville ouverte, pour avoir essayé de résister, a dû payer en expiation 900 000 francs, emportés bien vite dans des petits tonneaux ! À Soissons, tant l’ombre d’un franc-tireur épouvante, le gouverneur édicte que quiconque sera pris les armes à la main sans faire partie de l’armée régulière sera jugé « comme traître et pendu ou fusillé sans autre forme de procès. » J’ai copié la phrase, admirable d’impudence. Traître qui, sur son propre sol, défend la vie des siens et sa propriété ! Non, c’est roide !… Grâce aux efforts de Farre, notre petite armée grossit. Le 22e corps a presque 23 000 hommes. Le terrible c’est, comme toujours, le commandement. Où sont les armées impériales ? Bourbaki est bien là, mais son âme ? Ce n’est plus le brillant général de la Garde, dont la prestance, l’entrain au feu électrisaient les vieilles troupes ; il n’a pas confiance dans ces recrues. Il doute de tout, des autres, de lui-même. Les suspicions que son passé inspirent l’énervent et le blessent. Malgré lui, il est gêné, sent qu’il gêne. Pour certains caractères, l’habitude du succès est le grand ressort. S’il manque, tout plie. Il a demandé à être relevé de son poste.


Lettre de Charles.

17 novembre, Saint-Étienne.
Cher frère.

Je t’écris d’une table de café. Pas une minute ! Il a fallu trouver une usine qui consentît à se charger du travail, très délicat et très dangereux, de mes torpilles ; pas moyen de songer aux manufactures de l’État en pleine trépidation. Saint-Étienne n’est qu’un immense chantier de tuerie, un entrepôt de mort. Belle œuvre pour des hommes instruits et policés ! Après tout, on lutte pour sa peau, l’air qu’on respire, les êtres qu’on aime, on lutte pour les souvenirs et l’avenir de notre chère France !… Je me sens seul, loin de Charmont, d’où m’arrive une grande lettre. Gabrielle parle longuement de Marie, dont le désespoir résigné fait peine. Pauvre petite ! Eugène, Dieu merci, est sain et sauf ; je suis tranquille aussi pour Louis. Mais combien de temps va durer l’accalmie ? Les Allemands de Metz arrivent à grands pas. Que de périls et d’inconnu ! Je n’ai aucune sécurité avec Henri, dont l’idée fixe est d’aller se battre. Il me tourmente chaque jour pour s’engager. J’ai peur qu’il ne médite un nouveau coup. A-t-on jamais vu un garnement pareil ? Il est terrible : monsieur n’a-t-il pas été s’amouracher de la jeune Céline, la fille du garde champêtre ; tu te rappelles, la blondinette qui nous a offert un bouquet le jour des noces, au vin d’honneur ? Marcelle est, paraît-il, très débrouillarde, elle a le sens pratique de sa mère, une décision étonnante. Quant à Rose, c’est l’âge où tout glisse ; ses rires égaient la vieille maison. Père et maman vont bien. Elle, tu la vois d’ici, sa vie de petites habitudes, réglée comme du papier à musique. Lui, Coulmiers l’a tout rajeuni ; il est plus vert que jamais, parcourt le pays en prêchant la lutte ; il a fait venir quelques remingtons pour les jardiniers et les vignerons. Cette énergie, dit Gabrielle, est loin d’être du goût de notre voisin le comte de la Mûre : leur amitié se refroidit. Le comte ne se console pas de l’échec de Thiers et du rejet de l’armistice, déclare toute résistance locale inutile, absurde ; il exploite, auprès des notables trop disposés à l’entendre, la peur des représailles. Le maire et le curé, Pacaud et M. Bompin, ont des visages longs d’une aune. « Faisons le vide dans les campagnes ! » a dit Gambetta. « Faisons le vide ! Faisons le vide ! » répète le comte à satiété. Et pour être prêt à donner l’exemple, il fait ses malles. Déjà Mlle de la Mûre a fui chez des cousins de Dordogne, et la comtesse brûle d’aller la rejoindre. Elle ne comprend pas que ma femme et mes filles puissent, quoi qu’il arrive, rester à Charmont. Espérons que l’invasion n’avancera jamais jusque-là ! Agathe Poncet pourrait bien à la rigueur prendre Marcelle et Rose. Car pour Gabrielle et Marie, elles pensent comme moi, leur place est auprès des vieux, au foyer.

Allons, docteur, assez bavardé. Je t’embrasse,

Charles.


22 novemvre. Corbie.

Bourbaki est parti. Farre commande en attendant Faidherbe, le Sénégalien. Les Allemands marchent sur Amiens, d’où notre grand mouvement d’aujourd’hui. Toute l’armée (trois brigades) s’est portée en avant pour couvrir la ville.


27. En avant de Corbie.

On s’entre-tue. Canonnade et mousqueterie au-delà de Villers-Bretonneux, depuis les bois de Morgemont, sur une immense ligne qui doit aller jusqu’à Dury, à hauteur d’Amiens. Les minutes me semblent des siècles. D’ici je ne vois rien. Le drapeau de Genève flotte pour indiquer l’ambulance. Personne encore ; tout à l’heure nous ne saurons où donner de la tête. Ce bruit est horripilant. Midi. Du monde sur la route, une charrette, des brancards… Ils arrivent !


30 novembre. Corbie.

Depuis trois jours, je vis double. Les blessés à soigner, les morts… Et mon petit monde ! Les nôtres ont battu en retraite, les Allemands sont maîtres d’Amiens ; craignons de les voir apparaître à chaque instant. Premier combat qui fait honneur à nos formations improvisées. Le général Farre, avec des troupes sans expérience, sans cohésion, a tenu en échec les vainqueurs de Gravelotte, s’éloigne librement. Cette attitude de la jeune armée du Nord console un peu de la perte d’Amiens et de sa citadelle, dont le brave commandant, Vogel, a été tué.

Pour combien de temps suis-je à Corbie ? Quand pourrai-je rejoindre ? Mes malades dorment. Je viens de dîner d’un peu de soupe et d’un morceau de fromage. Une méchante bougie tremblote sur les murs. C’est effrayant ces rafales qui, à l’improviste, remplissent les premiers villages venus de blessés et de cadavres. Au début il y en avait trop, j’étais sur les dents. À présent, seize évacués, huit décédés, on voit clair. J’en ai trois qui n’iront pas loin.

Moi qui me croyais blasé ! J’ai vu jusqu’ici toutes les formes de la mort : celle qui vide les berceaux, celle qui vient à la fin de la vie et vous emporte comme tombent la feuille sèche et le fruit mûr, celle qui entre à pas inattendus et vous assassine dans le dos, celle qui s’étiole dans les lits d’hôpital ou saigne sur les tables de dissection. Mais cette boucherie, détruisant tant d’êtres qui n’étaient pas encore marqués du signe, toutes ces chairs foudroyées, déchirées, tailladées… J’entends dans la maison en face les coups rythmés d’un menuisier qui cloue en hâte des bières ; depuis trois jours le marteau frappe sans s’arrêter ; je pense aux parens qui ne savent pas, à leurs songes anxieux où vivent encore ceux qui sont sous terre. Je songe à tous les miens. Quels mauvais sommeils ont mes blessés ! Le marteau du menuisier cloue toujours.

VIII

— Ah ! mes enfans, qu’il fait bon chez vous ! déclara Thérould assis par terre, le dos au poêle. La famille, il n’y a que ça !

L’atelier de la rue Soufflot gardait toujours sa simplicité bohème, — le secrétaire bancal, un vieux coffre de bois sculpté, le divan effondré, les statues sur leurs sellettes ; mais une armoire à glace, un paravent autour du lit, des giroflées dans un vase de Delft, marquaient une présence féminine, l’intimité d’une vie à deux gentiment arrangée. Nini en peignoir, dans un grand fauteuil Louis XIII à tapisserie usée, cousait lestement une dentelle à un corsage ; une jambe croisée, l’étoffe épinglée au genou, elle allongeait, dans le joli naturel de cette pose, son pied fin chaussé d’une mule pendante.

Martial, debout, devant une figurine de glaise fraîche, modelait une silhouette de Parisienne du siège, jupe courte et pieds nus, ramassant un fusil. Andromède, sous un voile, séchait à l’autre bout de l’atelier ; sa nudité, dressant ses bras purs et son torse délicat, lui semblait à cette heure une chose morte, un art de luxe, sans signification. Le moyen de ne pas subir l’obsession du moment ? Ses émotions, au lieu de revêtir une forme symbolique, ne pouvaient plus se manifester qu’immédiates, vivantes : rendre ce qu’il avait sous les yeux, les préoccupations de chacun. Il captait, à petits coups d’œil, la ressemblance de Nini, ne parvenant plus à incarner autrement que sous les traits de son amie les trouvailles de sa pensée.

Au début, la jeune femme n’avait été pour lui qu’un caprice charmant. Puis à mesure que la longueur, l’ennui du siège avaient infligé à chacun l’isolement, la rupture des habitudes, Martial, sentant son cœur vide, son atelier désert et froid, s’était rapproché d’elle. Nini venait de perdre une tante qui partageait son logement, tenait le ménage. Sa vie libre, assurée jusqu’alors par des travaux de broderie riche, des poses de modèle qu’elle ne consentait qu’à son gré, achevait d’en être bouleversée, parmi le cataclysme qui appauvrissait les bourses les mieux garnies, ruinait les petites. Un jour Martial l’avait trouvée aussi esseulée que lui, supportant sans le dire la gêne, des privations sans doute. Touché, il saisissait tout le charme de cette petite nature vaillante, dont il n’avait senti d’abord que la grâce prime-sautière. Empaquetant le linge, pliant les robes dans une malle, il lui mettait son collet aux épaules, nouait les brides de son chapeau. — Qu’est-ce que tu fais ? demandait-elle, émue. — Je t’emmène ! Si tu savais comme l’atelier est triste sans toi !… Ils avaient uni de la sorte leur détresse : à deux ils se réchaufferaient, s’encourageraient. Et depuis, Nini, à qui Martial avait déféré le pouvoir, confié le secret du bureau Louis XV, du tiroir à argent, — satané argent, ils y touchaient à peine, et le tas diminuait si vite ! — Nini, veillant à tout, dispensant le feu et la lumière, un rire ici, une fleur là, était le génie familier, la douce providence du lieu.

Thérould, cuit d’un côté, se releva d’un bond de singe, et de ses bras ouverts entourant le poêle à la manière d’un autel, il s’écria :

— Ô feu bienfaisant, tu mérites qu’on te célèbre d’une louange païenne ! Hélas, le bois est introuvable, le charbon se fait rare, le coke a disparu. Bientôt le gaz va nous manquer ! De loin en loin clignote un pauvre réverbère. Nos maisons, à partir de sept heures, plongent dans la nuit. Heureux qui possède alors la lampe fidèle ou la bougie coûteuse ! — Quittant le dithyrambe, il reprit de sa voix faubourienne : — Ah ! là là ! J’étais hier sur les boulevards, les cafés empestent le pétrole, on n’y voit goutte. Sale gouvernement, qui, au lieu d’éclairer les Parisiens, met la lumière sous le boisseau. Poursuivre les grands patriotes, les héros du 31 octobre !

Ce que Thérould évitait soigneusement de dire, c’est que, fait prisonnier par les mobiles bretons pendant l’échauffourée de l’hôtel de ville, il avait été jeté dans une cave où, dégrisé, il avait passé la nuit. Son irritation contre le gouvernement venait du magistral coup de pied dans le derrière dont un mobile l’avait remis en liberté. Depuis il était révolutionnaire à mort. Il ne manquait pas une réunion des clubs rouges, n’ayant que l’embarras du choix. Dans la plupart, ce n’était qu’incohérence, violente et basse démagogie. Chaque soir, par tous les quartiers, des salles s’emplissaient d’une foule de braillards. Des orateurs cocasses émettaient des motions insensées. L’un voulait qu’on lâchât contre l’ennemi les fauves du Jardin des Plantes ; un autre, qu’on chassât au rempart à coups de fouet les prêtres en chemise ; un troisième regrettait de ne pouvoir escalader le ciel pour aller poignarder Dieu. Thérould en prenait et en laissait ; il excellait aux interjections gouailleuses, y avait gagné plus d’une expulsion. Il reprit :

— Ce que je leur ai collé un de ces Non ! le jour du plébiscite ! Par malheur vous êtes un tas de fainéans qui, le jour où on vous livrera pieds et poings liés, irez encore de votre Oui.

Martial haussa les épaules :

— Si je préfère aux Tibaldiens, des mains desquels tu m’as tiré, Trochu, Favre et consorts, ça ne veut pas dire que j’absolve l’inertie passée, présente et future. Comme toi j’ai souffert de cet interminable mois. Mais enfin, depuis Coulmiers, la reprise d’Orléans, tout est changé. Songe donc ! la province dont nous doutions, la province arrive avec une véritable armée ! La délivrance approche ; d’Aurelles n’est pas loin. Oui, nous aurions dû nous élancer au-devant d’eux ! Mais Trochu s’est réveillé. On va sortir ! Demain, c’est la grande bataille ; qui sait ? nous débloquons Paris. Ce n’est plus le moment de politiquer !

— Amen, dit Thérould, on ne fera jamais de toi qu’un gâcheur de plâtre. Il chantonna : Nous n’irons plus au bois, les lauriers sont coupés. Voilà les portes closes. Les marchands de vin sont dans le marasme. Et le trafic des maraudeurs ? Fini ! J’en ai crayonné de ces types ! Ils revenaient par centaines, courbés sur leurs sacs, poussant des brouettes, des petites voitures : pommes de terre, poireaux, des choux, des navets encore humides et terreux, arrachés en hâte sous le feu de l’ennemi.

— Taisez-vous donc, dit Nini, c’était pour les richards, ces légumes-là ! Oh ! manger un bon plat de petits pois frais, ou seulement une belle chicorée avec de l’huile qui ne soit pas de l’huile de lampe !

— Oh ! se lamenta Thérould, un rosbif aux tranches larges et rouges…

— Huh ! fit Martial, les yeux fermés, et humant une grillade imaginaire, rien qu’une pauvre petite côtelette de mouton…

— Adieu, dit Thérould, d’une voix de mélodrame. De pareils souvenirs font mal… Il se baisa galamment la main : — Mes respects, princesse !… Puis, à Martial : — Au revoir, garde national modèle !

Sur le seuil il se ravisa, et revenu à pas solennels :

— Non ! mais pourrais-tu me dire ce que signifient tous leurs micmacs ? Le but, n’est-ce pas, c’est de tirer enfin de ces 400 000 hommes une armée qui puisse se battre ? Il serait temps, nous voilà le 28 novembre, au soixante-treizième jour du siège. Les volontaires n’ont rien donné. Pourquoi n’avoir pas décidé que de vingt-cinq à trente-cinq ans on ferait partie des compagnies de marche ! On aurait eu des troupes capables de devenir solides. Pas du tout. On décrète que chaque bataillon, quel que soit sa composition et son effectif, fournira quatre compagnies actives, composées d’abord des volontaires de tout âge, puis des célibataires ou veufs sans enfans, enfin des hommes mariés ou pères de famille de trente-cinq à quarante-cinq ans. Qu’est-ce qui arrive ?

Martial avoua :

— Le gâchis. Les anciens bataillons, qui sont des gens mûrs et mariés, épuisent rapidement toutes les catégories. Les nouveaux, plus nombreux et formés de célibataires, restent pleins de jeunes gens. Ainsi, dans la maison, Delourmel, avec ses quarante-quatre ans, va être forcé de planter là sa femme, tandis que l’ouvrier relieur du cinquième se promènera libre comme l’air. Les vieux iront se faire tuer, les jeunes joueront au bouchon sur le rempart.

— Moi, dit Thérould, je m’en fiche. Je marche comme toi. Mais c’est égal, quelle sacrée organisation !

Martial se mit à rire :

— Je crois bien ! Blacourt, son palefrenier et son cocher ont assez traîné ! À propos de Blacourt, une bien bonne. Tu sais que Louchard l’avait embusqué à la mairie. Arrive le décret. Voilà mon Blacourt désigné pour la compagnie de guerre. Un désespoir ! Aller risquer sa peau quand on a cinquante mille livres de rente… Il ne dormait plus, cherchait un remplaçant. Ses larbins ? Impossible, pris comme lui. Est-ce que Louchard ?… Oui, peut-être. Mais un homme si important, lieutenant, marié… Cela valait, au bas mot, huit mille francs. Blacourt, qui tondrait un œuf, a failli en faire une jaunisse. Enfin il se résigne. Patatras ! Le chef de bataillon, flairant une transaction, refuse net ; c’est au tour de Louchard à se désoler. Non ! Il faut voir leurs têtes !

— Je le déteste, moi, ce poseur, dit Nini révoltée. Ses sales chevaux m’empêchent de dormir, en tapant toute la nuit.

Cette fois Thérould s’en allait, lorsqu’en ouvrant la porte il s’effaça devant un vieillard aux fins cheveux blancs, aux yeux pensifs. C’était Thévenat.

— Je ne vous dérange pas ? fit-il en s’inclinant devant Nini avec cette galanterie respectueuse qu’il témoignait à toutes les femmes, même aux plus humbles, comme à des reines.

Il admira la maquette que Martial venait de quitter, reporta d’un bon sourire vers Nini, fière et confuse, la louange silencieuse. Il savait que depuis huit jours les deux jeunes gens vivaient ensemble, et sa bonhomie indulgente le comprenait.

— Comment vais-je oser maintenant demander à l’artiste un service si au-dessous de lui ? Vous connaissez ma réduction en plâtre du Persée de Cellini, qui est à l’angle de la cheminée, contre ma bibliothèque ? Je l’ai rapportée de Florence il y a quarante ans, et j’y tiens comme au souvenir même de ma jeunesse. Je me plais à y voir la noble image de la Vérité triomphant de l’ignorance et de la méchanceté humaines. Ce matin, maladroit que je suis, j’ai laissé tomber dessus un tome de Gibbon. Le bras qui tient le glaive s’est détaché. Vite, il faut que vous veniez me raccommoder ça. Je ne peux pas voir sans douleur le héros mutilé. Il me semble qu’il souffre d’une blessure réelle, et que le bras qui soulève la face horrible et le cou ruisselant de Méduse va faillir à son tour et lâcher son trophée.

— Nous allons essayer, dit gaiement Martial. Laissez-moi seulement me munir d’un peu de chair de rechange.

Tandis qu’il préparait une poignée de plâtre et une petite éponge, Nini se risqua timidement.

— Nous avons avec bien du plaisir, monsieur, lu dans le journal que le gouvernement vous avait rendu votre place au Collège de France.

Thédenat parlait avec simplicité de sa joie de reprendre, après dix-huit ans de silence, l’enseignement interrompu. Certes l’histoire offrait de grandes leçons ! Mais, pour l’instant, les auditeurs manquaient. Il ajouta malicieusement : — Je catéchise devant les banquettes. Lycées, facultés et cours, toutes les administrations publiques fonctionnaient tant bien que mal. Rares élèves, professeurs intermittens. Les pantalons d’uniforme passaient sous la robe. Au palais de justice, on appelait les causes dans le vide, un des avocats manquait toujours.

— Nous y sommes ? demanda Martial. Thédenat prit congé, en s’excusant, et tous deux sortaient, le sculpteur se retournant vers sa maîtresse, dans un sourire terminé en baiser muet.

En traversant la cour, un bruit de dispute les frappa. Gagnant en hâte l’escalier, fuyait le dos courbé de Blacourt. Devant la loge du concierge, Tinet, l’ouvrier relieur du cinquième, criait furieux :

— Rapiat, voleur ! Quand on pense que ce cœur de poule a eu le toupet de m’offrir quinze cents francs pour aller m’faire casser la margoulette à sa place. Et moi, godiche, je me laisse attendrir, je vais m’offrir au chef de bataillon. Qu’est-ce qu’il me répond ? « Ce monsieur vous vole. Il a déjà proposé 8 000 francs à Louchard. »

— Oui, citoyens ! glapit le lieutenant-concierge, vouloir corrompre un pur comme moi ! Mais j’ai su repousser les tentations de l’aristocrate !

Martial ne put se retenir de rire, tout en faisant chorus à la lâcheté de Blacourt. Le relieur, — il avait la mine d’un furet, le nez pointu, les yeux rouges, — s’exaspérait à sa propre rage :

— Quinze cents francs à moi, parce que je suis un pauvre ouvrier, quand il en offre 8 000 au lieutenant ! Un rabais de six mille cinq ! Fesse-Mathieu ! Capon !…

Mais des aboiemens, des cris, des caquetemens remplirent l’escalier d’une poursuite et de vols aveugles. Des plumes tournoyèrent. Martial et Thévenat virent s’abattre dans leurs jambes des poules affolées. D’autres grimpaient aux étages supérieurs. Ne sachant vers lesquelles s’élancer, le fermier de Clamart, sur le palier du second, invectivait sa femme, devant la porte ouverte. Des lapins s’échappaient maintenant.

— Ferme donc l’armoire, hurla-t-il, en rattrapant l’un par ses longues oreilles, au lieu de rester là comme une buse !

Prenant son parti, il se précipita vers un gros de poules qui, perchées sur la rampe du cinquième, battaient frénétiquement des ailes, Martial avait fini par saisir deux des volailles étiques et, poussant la porte de l’appartement, il héla la paysanne, tandis que Thévenat caressait Pataud, le chien noir à longs poils qui remuait la queue avec satisfaction. Ils restaient suffoqués de l’odeur, de la vue. L’antichambre, la salle à manger, le salon des Du Noyer étaient jonchés de fumier, un sol de basse-cour gluant de détritus et d’immondices. Les murs n’étaient pas épargnés, les tentures lacérées et souillées, les bibelots et les meubles empilés dans les coins. Sur les étagères, des pommes achevaient de mûrir. Ah ! quand le magistrat reverrait son cher mobilier, les tapis dont Mme Du Noyers’enorgueillissait. Martial et Thévenat s’esquivaient bien vite. Au troisième, ils trouvaient, attirés par le bruit. Mme Delourmel et le petit mobile qui, remis de sa blessure, était venu remercier les braves gens qui l’avaient si bien soigné. Il tournait son képi dans ses mains rouges, l’air ému et content.

— Revenez nous voir, dit Mme Delourmel, une petite femme en boule, au cordial visage rond sous les anglaises noires. — Dieu veuille, fit le Bourguignon. On se bat demain. — Si ! si ! À bientôt. Mais vous savez, — elle menaça du doigt, — plus de folies ! — Il avait par reconnaissance apporté un cadeau ruineux, où toutes ses économies avaient passé, un magnifique gîte à la noix de huit livres, piqué d’une rose en papier.

— Entrez ! Entrez, messieurs. Votre femme est là, monsieur Thévenat. Elle tient compagnie à mon mari qui est rentré tout enrhumé de sa dernière garde.

Elle fermait la porte au moment où le fermier redescendait, tenant en main deux grappes de poules que Mélie, la compagne du relieur, l’avait aidé à capturer.

— C’est bien fait ! L’horreur d’homme ! Je voudrais que ses bêtes meurent toutes. Il les garde soigneusement pour les vendre plus cher, quand, au lieu de 15 francs, un poulet en vaudra 30 !

Le fermier était détesté de la maison pour sa brutalité d’abord, et pour son avarice, depuis que, dénoncé par Louchard, on avait saisi chez lui, au moment de la réquisition, des pommes de terre amoncelées jusqu’au plafond. — C’est comme le relieur d’au-dessus, ce Tinet, dit Mme Delourmel en levant les yeux au ciel, un pas grand chose non plus, un gobeloteur !

Elle les introduisait dans la salle à manger, où M. Delourmel, sous un amas de manteaux et de couvertures, toussait. Elle invoqua Mme Thévenat :

— N’est-ce pas, chère madame, vous croyiez que Tinet et Mélie étaient mariés depuis cinq ans ? Eh bien ! pas du tout. Ils n’ont passé devant le maire que ce matin. Et vous savez pourquoi ? C’est à cause de la loi qui vient de paraître : quinze sous par jour aux femmes des gardes nationaux dans le besoin ! Et dame ! trente et quinze, ça fait quarante-cinq.

— Je gage, dit Mme Thévenat, que nous allons voir beaucoup de mariages comme celui-là.

— Des mariages à 15 sous ! dit M. Delourmel, enchifrené.

Et aussitôt tous se mirent à parler du sujet unique. Où en était depuis Coulmiers l’armée de l’intrépide d’Aurelles, ignoré hier, célèbre aujourd’hui ? À Pithiviers, à Étampes peut-être ? Demain enfin, après ces quinze jours d’inexplicable torpeur, Paris se levait à son tour. On ne savait pas bien les détails. Ce devait être du côté de la Marne. La deuxième armée entière, commandée par Ducrot, opérait. Un certain nombre de gardes nationaux mobilisés appuieraient le mouvement. Martial se plaignit de leur petit nombre : trois mille à peine ; il eût souhaite marcher. Ils critiquèrent la réorganisation des troupes, le partage en trois armées. Seule celle de Ducrot, l’ami de Trochu, réunissait tous les élémens vigoureux, la première restant composée de la garde nationale, sous Clément Thomas, qui avait remplacé Tamisier ; la troisième sous Vinoy, faite de divisions éparses, des mobiles sans artillerie. Pourquoi n’avoir pas unifié tout cela ? À l’idée qu’il serait probablement inutile demain, Martial confessait son humiliation.

— Heureusement, dit M. Delourmel, que le contingent bavarois commence à se lasser de la guerre. Ah ! s’il est vrai que Garibaldi soit entré, comme on l’affirme, dans leur pays. On dit que le roi Louis a pris la fuite devant les chemises rouges.

Ces dames épuisaient leurs ordinaires plaintes : la rareté, la cherté des vivres, si cruelle aux pécules restreints. On avait eu beau parquer dans Paris d’innombrables troupeaux, entasser aux halles, dans les caves, les magasins, les entrepôts, 300 000 quintaux de farine, 100 000 de riz, des tonneaux de viande fumée, des meules de fromage, des murs de conserves, des montagnes de légumes secs ! En deux mois la ville géante avait englouti le bétail sur pied, dévoré à demi sa réserve de pain, fait disparaître ses menus vivres. Malgré le rationnement, les bons municipaux qui, aux boucheries, faisaient s’allonger d’interminables queues, les ressources baissaient à vue d’œil. Seul le pain était en abondance, et sauf le riz, les salaisons, les pâtes, le café et le vin, — tout manquait. Les quelques rares denrées de commerce, le chocolat, l’huile, quintuplaient de prix. Pour tout assaisonnement, des graisses innommables, à 4 francs le kilo. L’œuf valait 14 sous, une paire de lapins 36 francs. Le cheval était presque l’unique viande ; ânes et mulets, requis dès le commencement du mois, n’avaient fait qu’une bouchée. On prenait gaiement son parti de ces innovations gastronomiques. Aux crocs des étals pendaient, festonnés et parés, des écorchés qui étaient des chiens, des chats. On vendait des saucissons de cheval. Le marché aux rats, place de l’Hôtel-de-Ville, étalait ses cages de fer toujours pleines, 60 centimes la pièce. Rue Croix-des-Petits-Champs, on en confectionnait des pâtés.

— Qui est-ce qui nous aurait dit, il y a un an, dit M. Delourmel, qu’avec des trous remplis de glucose, nous essaierions d’attirer les rats des carrières, des égouts et des caves, afin d’en faire notre régal ?

— Pouah ! fit Mme Delourmel qui était, comme tant d’autres, partagée entre le dégoût et la faim.

Thévenat, avec une pointe d’ironie, insinua :

— Mais voyons, chère madame, de quoi vous plaignez-vous ? Avouez que nos ressources sont infinies. Il y a plus de vingt millions de rats dans nos sous-sols. Sans aller jusqu’à l’osséine, qu’un chimiste féroce propose d’extraire des ossemens des catacombes, celle qu’on tire des os des animaux tués dans Paris fournit un potage excellent.

— La soupe aux boutons de guêtre ! jeta Martial.

Des rires accueillaient la plaisanterie. Si dures que parussent les privations, tous les supportaient de bon cœur. Le gai courage de Paris, même aux jours les plus noirs, se traduisait en blague. Si facile, si médiocre qu’elle fût d’habitude, la blague, dans un tel moment, c’était de la vaillance, de la résignation, du sacrifice. Âme légère de la Ville, capable d’endurer une grande souffrance et d’en sourire. Ce Paris frivole, où l’Europe n’était accoutumée de voir qu’un bazar de plaisirs, s’était retrempé dans le malheur comme dans une source lustrale. Paris ne tiendrait pas quinze jours, avait-on dit, Paris tenait depuis deux mois et demi. Les femmes, qu’on prétendait si futiles, montraient une ténacité stoïque, une admirable simplicité de dévouement, elles sur qui pesaient les charges chaque jour plus lourdes de la vie.

La voix de M. Delourmel s’éleva :

— J’assistais, il y a quatre jours, à la matinée du Théâtre-Français pour l’œuvre de secours aux victimes de la guerre. Un acte d’Hernani, de Lucrèce Borgia, des pièces des Châtimens. On met Victor Hugo à toutes les sauces. Aujourd’hui les blessés, hier les canons.

On parla de la souscription toujours ouverte, de la voiture municipale, annoncée dans les rues à son de clochette et recueillant au passage tous les débris d’airain ou de cuivre pour la fonte. Thévenat raconta sa visite à l’usine Cail, la lave ardente coulée dans le moule d’où elle sortait canon, la curiosité des tours entraînant dans leur rotation les pièces comme d’énormes gigots de bronze à la broche. Malgré la résistance, la mauvaise volonté du comité d’artillerie opposé à toute initiative de l’industrie, les canons du commerce et les affûts fabriqués dans les ateliers des chemins de fer, des omnibus et des petites-voitures étaient en train de constituer une artillerie excellente, se chargeant par la culasse, égale, sinon supérieure à l’artillerie ennemie. Les Parisiens étaient fiers de leur armement. Quelques grosses pièces de marine à longue portée étaient connues, aimées, à l’égal de personnes vivantes. Dans le sourd grondement des détonations, on distinguait leur voix. On disait : — Voilà Cunégonde qui crache, ou : — Tiens, Joséphine soupire. Au Mont-Valérien, la Marie-Jeanne, d’un coup de tonnerre, jetait à 8 kilomètres des projectiles de 200 kilos.

Ainsi, tous trois, d’un sujet à l’autre, prolongeaient leur causerie, revenant toujours à l’inconnu du lendemain, à cette tentative qui allait réunir peut-être enfin Paris et la France. Ils sympathisaient dans un sentiment qu’ils ne connaissaient pas autrefois, une solidarité née des événemens traversés ensemble. Si différens avec cela ! La haute sérénité de Thévenat plongé dans ses études, sa foi dans l’avenir ; la bonne humeur de Martial, jeune, amoureux, artiste ; l’équilibre prudent de M. Delourmel, bourgeois placide et timoré, homme d’ordre, de principes et de lieux communs. Avec sa benoîte figure soigneusement rasée, son corps tassé par la grippe, ses pantoufles tendues vers le feu maigre, le petit rentier n’avait nullement la mine d’un soldat d’avant-postes. Il soupira :

— Maintenant que voilà les portes fermées, quand reverrai-je mon jardin de Nogent ? À moins que la bataille imminente ne nous libère, je ne referai pas de longtemps l’excursion.

Il montra le bouquet d’asters desséchés dans un vase, sur le buffet. Ils le gardaient comme un souvenir. Il dépeignit les gares vides et nues, l’ironie des vieilles affiches : Voyage circulaire dans l’Alsace et dans les Vosges. — Train de plaisir pour Nancy…, les files de wagons au repos, gris de poussière. À Nogent, la tristesse des maisons dévalisées, de la Marne, si vivante jadis, des collines brumeuses d’où, brusquement, des coups de fusil partaient. Si mélancolique que fût le tableau, une bouffée d’air pur entra. Thévenat dit :

— Le printemps reviendra ; les arbres reverdiront. Bientôt la France délivrée sentira monter la sève. Nous ne pourrons subir toujours le dur germanisme, une réaction est fatale. Mais je vous fais perdre votre temps, Martial. — Les deux hommes prenaient congé. — Attendez-moi ! attendez-moi ! s’écria Mme Thévenat. Je pars aussi. — Elle se leva en jetant un coup d’œil à son mari, avec une hâte que rien ne semblait justifier, pas plus que la lenteur que Thévenat mettait à monter les marches. Elle les précédait dans l’appartement. Martial, devant le Persée, ayant constaté l’état de la fracture, dit, en jouant le médecin :

— Ce ne sera rien ; donnez-moi seulement un bol plein d’eau, une soucoupe et un vieux manche de porte-plume. Thédenat allait les chercher lui-même, surveillait avec un plaisir d’enfant Martial mouillant son plâtre, rafraîchissant avec l’éponge les segmens du bras cassé. Il taillait lui-même le bois du porte-plume destiné à servir d’armature et, le rapprochement des deux morceaux opéré, soutenait le bras porteur du glaive tandis que Martial plâtrait la suture.

Une voix bourrue les fit se retourner. Thévenat parut ennuyé.

— Laissez donc, madame, ce n’est pas le fils du républicain Poncet qui me trahira !

Martial, stupéfait, vit entrer Jacquenne. C’était toujours cet air hérissé, ce port de tête raide, tendant le visage au front fuyant, au menton volontaire, où la rude barbe grise s’était épaissie, mais les traits hâves et tirés marquaient une exaltation nerveuse, un retour fixe d’idées, tout le crispé de la fièvre obsidionale. Il sourit pourtant, d’un gauche sourire qui étonnait dans sa morose figure :

— Non, ce n’est pas monsieur qui me livrera.

Martial revit le soir du 31 octobre, la salle du Trône envahie, le sectaire passant, rigide et mécontent.

Au lendemain du décret d’arrestation, Jacquenne croyant rendre, libre, plus de services à une cause qui était pour lui la vérité, le salut, s’était caché dans diverses maisons ; l’autre semaine les Thévenat l’avaient vu arriver. L’historien ne se souvenant que de sa vieille camaraderie lui disait seulement : « Vous êtes chez vous. » Il commençait aussitôt des démarches pour qu’on abandonnât toute poursuite. Mme Thévenat, avec ce dévouement à son mari qui était sa vie, sans songer à se plaindre de la gêne causée dans son petit ménage, se multipliait en attentions et en soins délicats.

Insensible à la sortie, Jacquenne se consumait dans la rancœur du passé, la méfiance de l’avenir. Le gigantesque élan qui poussait la province vers Paris, le mouvement réflexe qui allait lancer demain Paris contre la province, le laissait en somme assez froid. Il n’avait d’yeux que pour les fautes, tout à son amour exclusif de la grande cité, à sa chimère que la Commune proclamée, Paris ville libre, c’était le meilleur moyen d’expulser l’étranger, le commencement de la libération des peuples, une ère nouvelle.

Il était assis près de la fenêtre où une brume opaque empochait de voir, par-delà le Luxembourg défeuillé, la ligne molle des collines, le profil austère du Mont-Valérien. Et amèrement il se mit à parler, ressassant les souffrances, la longueur de cet interminable mois.

— Vous voyez trop en noir, M. Jacquenne, dit Mme Thévenat. Depuis Coulmiers, tout est oublié. Comment penser à autre chose ? La province qui s’est levée, la province victorieuse qui vient à nous ! N’allons-nous pas tenter le grand combat ! Ah ! quand le pigeon est arrivé, portant la bonne dépêche ! Pauvre petit ! dire qu’il était blessé. Ainsi il s’en est fallu de rien que nous ignorions le triomphe de nos frères ! Moi, quand je vois une de ces mignonnes bêtes s’abattre à l’angle d’un toit, toute lasse de sa course, les plumes trempées, je suis si attendrie que le cœur me fait mal. Tout le monde se rassemble. On l’appelle, on lui tend les mains. Et quand on le voit s’élever, repartir droit vers son colombier, quelle émotion ! Que va-t-on apprendre, quelles nouvelles de ceux qu’on aime, du bonheur ou de la peine ?

— Vous ai-je dit, interrompit Martial, qu’un des pigeons arrivés d’Orléans m’a apporté une courte dépêche de mon père. Trois mots seulement : « Allons tous bien. » C’est une fière invention, ces réductions photographiques ! À eux deux, les derniers pigeons ont apporté 1100 dépêches.

On centralisait à Tours tous les télégrammes de la province, qu’on typographiait en forme de journal condensé et que la photographie réduisait. Roulé en cylindre, le précieux envoi était glissé dans un tuyau de plume qu’un fil de soie cirée fixait sous la queue du pigeon. Ces messagers que guettait l’ennemi, Paris les honorait d’un culte pieux. Ils étaient le seul lien, bien frêle, bien chanceux, qui le rattachât au reste de la nation. Quant aux ballons, dont vingt-huit s’étaient déjà envolés, qu’on confectionnait sans trêve sous le hall des gares, ils partaient, mais ne revenaient pas, quelques-uns capturés, d’autres allant atterrir jusqu’en Norvège ou se perdre en mer. Voyages périlleux : les vents, la menace d’engins spéciaux, du mousquet de Krupp, sans parler, pour les aéronautes, du risque de se voir, une fois pris, traités en espions.

Qui sait si tout cela n’allait pas devenir superflu ? Jacquenne contemplait d’un air têtu la vitre qui le séparait de la vie, le brouillard opaque du dehors. Il se rongeait d’impuissance dans cette geôle amicale, prisonnier malgré tout. Martial venait de terminer sa réparation. Un bruit sonore monta de la rue, les notes cuivrées d’un clairon qui s’égrenèrent stridentes. Cette voix familière que d’autres jours, à force de l’entendre, ils n’écoutaient plus, parla dans le silence, fut l’appel guerrier, le sursaut violent de leur espoir. Tout le frémissement de l’armée prête à s’ébranler s’agitait dans cette vibration. Thévenat dit :

— Confiance en demain, mes amis !

Ils se rapprochèrent de la fenêtre, dont Jacquenne s’éloignait, contemplèrent à leur tour, l’âme angoissée de désir et d’attente, l’énorme ville noyée dans la brume et recueillie comme eux, l’océan confus des toits, et, par-delà ce rideau mystérieux, l’horizon qu’allait percer, dans les flammes et le sang, l’effort gigantesque de Paris, l’horizon vague derrière lequel la province était en marche.


TROISIÈME PARTIE


XI

C’était le grand jour, l’immense effort de la sortie en masse, gigantesque essai de délivrance. On allait rompre enfin le cercle de fer, l’étau derrière lequel Paris étouffait ; on allait au-devant de l’armée de la Loire, au-devant de la France qui accourait avec ses levées jaillies du sol, ses drapeaux neufs déjà laurés par la victoire. Chacun, sur cette page encore blanche du 29 novembre, inscrivait d’avance une des dates sacrées de l’histoire, sentait vibrer en soi l’héroïsme qui enflammait la proclamation de Ducrot ; toutes les âmes suivaient de leurs vœux ce général qui, à la tête de son armée, jurait de ne rentrer que mort ou victorieux.

Les groupes commentaient les affiches de Trochu et du Gouvernement. La Ville se tendait dans un seul élan, vers le bruit sourd du canon qui tonnait du côté de Choisy et de l’Hay, où l’armée de Vinoy opérait une diversion, en même temps que le contre-amiral Saisset s’emparait du plateau d’Avron, et que d’autres sorties essayaient de donner le change sur la véritable trouée : Ducrot franchissant les ponts, enlevant les plateaux de la Marne.

Par malheur, dans la nuit l’ingénieur, sur qui reposait la charge essentielle du lançage des ponts, s’était convaincu, un peu tard, qu’ils ne pourraient être prêts à l’heure dite. Une petite flottille portant le matériel de construction devait, remorquée par le vapeur la Persévérance, capitaine de frégate Rieunier, franchir l’arche restée debout du pont de Joinville, en amont duquel les points de passage étaient fixés. Mais, par suite du resserrement du fleuve, où les arches écroulées et toutes sortes de matériaux formaient obstacle, par suite aussi d’une manœuvre antérieure d’abaissement des hausses mobiles d’un barrage en aval, hausses qu’on avait omis de relever, le courant se ruait d’une violence telle que la Persévérance perdit un temps irréparable avant de pouvoir forcer la barre. M. Krantz, l’ingénieur responsable, se persuadait de l’existence d’une crue subite, et sans espoir de remplir sa mission avant le jour, allait faire part au général Ducrot de sa déconvenue. Celui-ci, dont le plan croulait, galope au fort de Rosny où le Gouverneur avait établi son quartier général pour se rapprocher du champ de bataille. De cruelles minutes s’écoulent : désarroi, incertitude. Comment modifier les ordres de mouvement, imprimer à la sortie une autre direction ? L’armée va s’ébranler, le temps manque. Renoncer à l’opération ? Mais une déception pareille, pour les troupes, pour Paris surtout, fanatisé d’attente et d’espoir ! C’est la Révolution ! Trochu et Ducrot, bouleversés, sautent d’une idée à l’autre, prennent le pire parti : laisser faire, suivre le cours des choses. On lancera les ponts la nuit suivante, et le 30, à l’aube, on attaquera. Mais la surprise est éventée. Et tandis que Vinoy, qu’on oublie d’avertir, fait tuer son monde inutilement, l’ennemi emploie ces vingt-quatre heures de répit à se masser sur les plateaux, presque libres la veille, et que demain, hérissés de canons et de fusils, il faudra lui arracher de haute lutte.


Enfin le matin se leva, éclairant d’une lumière paisible les pentes des coteaux, l’S brumeux de la Marne, l’étendue encore endormie du vaste terrain semé de bois et de villages. Le sol, durci par la gelée, était blanc au loin ; les arbres défeuillés se découpaient nettement ; un magnifique soleil illuminait le ciel sans nuage. Soudain les forts retentirent, donnant le signal. Du plateau d’Avron, de Rosny, de Nogent, de la Faisanderie et de Saint-Maur, une volée d’obus s’éleva, pour aller s’abattre, dispersée, inutile, sur la ligne des positions ennemies, tandis que, sortant du bois de Vincennes, les colonnes profondes des quatre divisions du 1er et du 2e corps s’ébranlaient, franchissant la Marne, au tremblement des ponts de bois dans l’eau verte.

Les routes sonores résonnaient sous le piétinement immense, le roulement ininterrompu des canons et des voitures. Armée de cent mille hommes, où seuls les deux vieux régimens de la retraite de Vinoy, le 35e et le 42e, subsistaient des troupes aguerries de l’Empire, au milieu des masses flottantes de la jeune République. Agglomération de recrues, de mobiles, avec des cadres de hasard ; multitude prête à se faire tuer, sans un chef capable d’utiliser vraiment ces admirables bonnes volontés. Du général au sous-lieutenant, la bravoure tenait lieu de tactique. On croyait avoir fait tout son devoir, en n’étant ménager ni de sa vie, ni de celle de ses soldats. Et les pommettes brûlantes de froid, les doigts raides à la crosse des fusils, les bataillons gravissaient la route libre, la pente des champs dont les mottes dures s’écrasent, interrogeaient du regard cet horizon clair, où le soleil fait miroiter des vitres, dore les murs, se pose en nappes blondes à la cime des bois. Champigny se détache sur la hauteur ; à gauche, les arbres du Plant, troués de maisons, et le remblai du chemin de fer de Mulhouse. Un grand silence plane en avant, qui angoisse par son mystère. De quel fossé, de quel talus partira le premier coup ? Les yeux guettent la petite fumée blanche, l’oreille la détonation brusque. Il est neuf heures.

Tout d’un coup, une batterie wurtembergeoise ouvre le feu, toute la ligne des avant-postes s’enflamme, le 1er et le 2e corps se déploient, refoulant les compagnies saxonnes de Champigny, du Plant et de Bry. À la gauche, en avant de la division de Maussion, marchant avec le bataillon d’éclaireurs, le général Ducrot a lui-même enlevé les hommes, hésitans devant une barricade sous la voûte du chemin de fer. Les gabions sont bousculés, les poutres renversées. Le général en chef, ferme à cheval, précède son état-major, qu’il dépasse du képi brodé ; sa taille athlétique, sa forte tête aux épaules larges expriment l’audace et l’entrain. Il ne semble pas se douter que sa place n’est pas là, mais en arrière, à un point d’où il pourrait embrasser l’ensemble du panorama, les mouvemens des troupes ; visiblement, il estime son rôle bien rempli, parce qu’en payant de sa personne, il essaye de les mener à la victoire, ou à la mort. Lui, le représentant de tant de vies, des destins de Paris et de la France, il joue cette partie suprême presque à l’aveugle, jetant dès le début ce qui devrait être la carte dernière, l’atout de sa vie. Il est dix heures. Les renseignemens arrivent, apportés par des officiers d’ordonnance au galop ; on occupe, de Bry à Chanipigny, la crête du plateau. Paris vient de mettre le pied sur les collines, voit plus loin, respire.

Que faire maintenant ? À droite, le château et le parc de Cœuilly, à gauche ceux de Villiers dressent leurs forteresses naturelles, dominent le plateau. Enlever cela ! Sans doute, le général en chef, qui dispose de 400 canons, va faire avancer son artillerie ; il a prévu que les pentes, battues par l’ennemi, sont exposées ; il a pris ses précautions pour abriter ses pièces, par des épaulemens provisoires. Non, c’est l’infanterie qui fera tout, celle de Maussion abordera Villiers de face et celle de Miribel de flanc ; les régimens de Faron se porteront directement sur Cœuilly. L’attaque se dessine. Les rares batteries qui la soutiennent sont aussitôt démolies par les batteries adverses, qui surplombent ; et pendant ce temps, les forts se taisent, ayant éparpillé leurs munitions, au lieu de concentrer le feu sur les villages. Du moins, Ducrot est persuadé que le 3e corps, son aile gauche, a franchi la Marne au-dessus de Nogent, et va, suivant l’ordre donné, attaquer Noisy, pour se rabattre ensuite sur Villiers qui, débordé, tombera.

Sur toute la ligne, pantalons rouges et capotes bleues fourmillent ; par petits paquets, enflant une énorme vague humaine, les compagnies et les bataillons montent, débordent lentement la crête. Au dessous de Cœuilly, la pente est raide. Faron, sans attendre ses batteries qui s’attardent dans Champigny encombré, a lancé les fantassins de la Vendée, du 35e et du 114e. Des canons, derrière la grille du parc de Cœuilly, les arrêtent, sous un feu de mitraille ; les tirailleurs wurtembergeois visent comme à l’affût, par les meurtrières. Enfin, voici deux batteries ; elles sont fauchées, se débandent ; ramenées, elles disparaissent encore. Une autre lutte bravement, a le même sort. Enhardis, les Wurtembergeois s’élancent hors du parc, mais le 35e et le 114e, conduits par les lieutenans-colonels Lourde-Laplace et Boulanger, foncent à la baïonnette et les rejettent, arrivent jusqu’au pied des murs ; là, criblés de balles, assaillis de flanc par de nouvelles troupes, ils plient sanglans, noirs de poudre, entraînant avec eux la division entière. La vague brisée reflue jusqu’à Champigny, abandonne dans son remous des centaines de blessés et de morts, pêle-mêle avec quatre cents Wurtembergeois.

En face de Villiers, le général en chef avait dirigé, mais sans plus de succès, l’effort du 2e corps. Les tirailleurs de Maussion, à peine la crête dépassée, sont accueillis par un ouragan de fer qui les refoule dans les vignes ; l’artillerie n’est pas plus heureuse. Onze heures ! Que devient le 3e corps ? Le général d’Exéa a dû franchir la Marne, il s’approche de Noisy, il va surgir au delà de Villiers ?… Et Ducrot, impatient, scrute l’horizon, prête l’oreille. Un aide de camp arrive, son cheval trempé fume ; le cœur du général, allégé, bat plus vite : D’Exéa ? — Ah ! bien, oui ! le 3e corps est encore sur la rive droite et ne fait pas mine d’en bouger, pas un pont n’est jeté !… La situation est intenable. Il faut prendre un parti. Alors la division Maussion s’avance à découvert, la brigade de Miribel tente de suivre le chemin de fer, pour déborder le parc vers le Sud. Généraux en tête, l’attaque de front ondule, hésite, repart. Vain courage ! cinq cents hommes, deux colonels, quantité d’officiers jonchent le sol. On regagne la crête. L’attaque de flanc échoue de même contre la fusillade qui jaillit du mur fatal. Il est midi. Ducrot se rend enfin compte que l’artillerie seule aura raison de ces réduits imprenables. Il fait donner huit batteries, à l’abri desquelles on se réorganise.

Et d’Exéa ? Pour le tirer de son inexplicable torpeur, le commandant Vosseur lui est détaché. Il trouve le chef du 3e corps en plein désemparement. À onze heures, sur les récriminations amères du général de Bellemare, le vétéran indécis s’était décidé à faire jeter les ponts, à laisser passer la rivière à Bellemare ; mais voyant l’ennemi progresser sur la rive opposée, de Choisy à Dry, il avait aussitôt donné contre-ordre, et Bellemare, la rage au cœur, avait dû retraverser. Du haut des coteaux, les Saxons tiraient maintenant sur les marins de Rieunier, en train d’établir d’autres ponts à Bry. D’Exéa, que déjà dans la matinée un envoyé de Trochu était venu talonner sans résultat, argue : les Saxons gagnent, le 3e corps courrait le risque d’être jeté à la Marne ! Pourtant ces pentes soi-disant occupées, le commandant Vosseur vient de les suivre. Il réitère l’ordre : franchir la rivière le plus tôt possible, repart vers le plateau où la canonnade répercutée en tonnerre roule, où à chaque seconde la foudre des détonations éclate. Et d’Exéa attend toujours : quoi ?

Sur le plateau de Villiers, tandis que les batteries mitraillent parc et village où les renforts allemands grossissent, les Wurtembergeois attaquent ; les chassepots les dispersent vite. Mais des masses noires s’approchent, longent les bords du plateau. Français ? Allemands ? Ducrot croit voir enfin l’invisible 3e corps… Les éclaireurs Franchetti, partis reconnaître, essuient des coups de fusil. Plus de doute, les Saxons ! Ducrot fait coucher les hommes : silence absolu ! Quand les premiers rangs ne sont plus qu’à quelques mètres, il crie : — Debout ! Joue, feu ! Sous la grêle furieuse, l’ennemi s’arrête, tombe, tourbillonne. Sabre haut, baïonnette brandie, pêle-mêle, les état-majors, les cavaliers d’escorte, les fantassins se précipitent ; le général en chef brise sa petite épée dans la poitrine d’un Allemand. Les masses noires sont en déroute, talonnées. Mais de nouveau les murs du parc vomissent la mort ; il faut reculer, à l’abri de la crête. Quatre batteries de la réserve générale accourent au galop, les servans sont décimés, impossible de tenir : les quatre batteries s’établissent plus en arrière, abandonnant deux canons faute d’attelages. La gauche du 2e corps est menacée. Les Saxons envahissent Bry. Par bonheur, de l’autre côté de la Marne, un aide de camp de d’Exéa les aperçoit ; une batterie de mitrailleuses, du Perreux, les prend d’enfilade. En même temps, Ducrot engage la réserve d’artillerie du 2e corps ; soixante pièces sont braquées de Champigny à Villiers ; les éclairs rouges jaillissent, un lourd voile de fumée blanche s’épaissit et flotte, l’air vibre, déchiré par le sauvage tumulte, saturé par l’odeur acre de la poudre. Il est deux heures.

À Cœuilly, après la retraite du 35e et du 114e, le combat avait continué avec la même frénésie. Le commandant du 1er corps, général Blanchard, après avoir fait donner son artillerie, vite écrasée en contre-bas, avait de nouveau porté en avant la division Faron. Mais un feu terrible part des créneaux et des meurtrières, broie ce dernier élan. Les moblots de la Vendée lâchent pied. Tout le 42e exécute, sous le feu précipité, une calme retraite par échelons marqués de jalonneurs, à hauteur desquels se portent, comme à l’exercice, un tambour et un clairon, sonnant halte et en retraite aussi crânement que tout à l’heure ils sonnaient la charge.

Maintenant, cramponné au coteau sans pouvoir y reprendre pied, en face de Villiers et de Cœuilly dressant leurs écueils au pied desquels est venue se briser l’énorme vague, le général Ducrot continue le duel d’artillerie, d’un bord à l’autre du plateau que jonchent des milliers de cadavres ; de longues minutes s’écoulent, dans le stupéfiant fracas qui achève de rendre sourd, dans la fumée qui prend à la gorge. Les canonniers chargent automatiquement, tirent toujours. La mort fauche, les servans se clairsèment, des affûts se brisent, des caissons sautent ; le général Renault, commandant du 2e corps, « Renault l’Arrière-garde » des guerres d’Afrique, a eu la jambe broyée d’un éclat d’obus. Peu à peu le feu ralentit. Il est trois heures ; le jour baisse. Ducrot prend alors la résolution de rester sur la défensive jusqu’au lendemain, puis se dirige vers le Four-à-Chaux, près de Champigny, pour faire construire des épaulemens. Mais un officier vient lui demander de la part de Blanchard l’autorisation de battre en retraite vers les ponts. Un assez grand nombre de généraux, peu confians dans leurs troupes, avaient accueilli la sortie avec froideur et la soutenaient sans entrain. Ducrot s’indigne : — « Allez dire partout que, sous peine de mort, je défends d’abandonner aucune position ! » Il pique des deux, vers Champigny : plus de Blanchard, rentré chez lui sans attendre, après avoir donné l’ordre d’évacuer. Ducrot arrête à temps la division Faron en désordre et la reporte dans le village. Il prend le chemin de la villa Palissy où il espère rattraper Blanchard lorsque, comme un incendie mal éteint, la bataille se rallume sur la gauche. On entend une vive fusillade, du côté de Bry et de Villiers. Ducrot s’y précipite. Il est quatre heures. La nuit tombe.

C’était l’entrée en scène, inutile et tardive, de la division de Bellemare, qui vers deux heures était enfin parvenu à arracher à d’Exéa l’autorisation de marcher. Il avait franchi la Marne, et au lieu de se porter sur Noisy, comme l’ordre le prescrivait au 3e corps tout entier, escaladé Bry, d’où il avait chassé l’ennemi après un corps-à-corps acharné. De là, pensant pouvoir enlever de front ce redoutable parc de Villiers contre lequel le 2e corps avait échoué, Bellemare lançait la brigade Fournès. Les mêmes zouaves, qui avaient fui à Châtillon, d’un bond superbe arrivaient jusqu’à cent mètres du parc, et là, épuisés, hachés, reculaient, ramenant les deux canons abandonnés. La nuit s’est faite, le ciel rougeoie, Ducrot arrive, amenant le dernier renfort : quatre bataillons et deux batteries, tandis qu’immobile, retenu par d’Exéa, là-bas, de l’autre côté de l’eau, le 3e corps piétinant ronge son frein. Alors toutes les troupes de Bellemare s’ébranlent, avec une intrépidité fougueuse. En vain, Villiers, inexpugnable dans un cercle de feux, émiette et disperse le dernier assaut.

Nuit noire, le froid augmente. L’armée de Paris, campée sur ses positions, voit tomber sur elle, comme un suaire de glace, le poids de sa fatigue et le frisson des mortelles heures sans feu, sans pain, sans couverture. C’est, à ces oreilles encore bourdonnantes, à ces cerveaux pleins d’images tumultueuses, une saisissante impression que celle du silence auguste et de l’ombre. À cette heure Paris va s’endormir, confiant. Tout le jour il a été bercé par ce sourd grondement d’orage où les coups étaient si pressés qu’on ne distinguait plus qu’une basse profonde, continue. Le défilé des blessés, des prisonniers redoublait sa fièvre. Les cœurs étaient tendus du côté de la Marne. On s’inquiétait peu de l’insuccès de la vaillante diversion tentée par le général Susbielle sur Montmesly, diversion dont on avait oublié de prévenir, cette fois encore, Vinoy, en sorte qu’il s’était borné à reprendre, puis à évacuer la Gare aux Bœufs. On s’inquiétait peu de la diversion de l’amiral La Roncière sur Épinay. On ne songeait qu’à Ducrot : demain on compléterait la victoire, on percerait ; c’était la délivrance, la main tendue aux armées de secours, la capitale réunie à la France !

Ducrot, de retour à Poulangis, où, sans que l’armée en sût rien, son quartier général était établi, se rendait si bien compte des illusions de Paris, et du danger qu’il y aurait à les braver, qu’il recula devant le seul parti raisonnable : rentrer, pour ressortir dans une direction nouvelle. L’opération était manquée ; on s’était heurté à des lignes devenues infranchissables ; on avait sans résultat perdu l’élite des soldats et des cadres ; chaque heure de sursis renforçait les Allemands. Pourquoi s’entêter ? Mais l’opinion ! S’avouer vaincu, sans tenter l’impossible ? On allait au-devant de l’insurrection. Alors, se battre encore, pour l’honneur des armes. Essayer de justifier l’imprudente promesse : mort ou victorieux… Quelques généraux, consultés, s’accordent sur cette étrange nécessité : on est dans une impasse, on y restera. Il n’y a plus qu’à informer le généralissime. Inlassable, Ducrot remonte à cheval, et par l’éclatant clair de lune, va trouver au fort de Rosny Trochu, invisible de la journée et dont le rôle s’est borné à une promenade sous le feu à Montmesly ; puis, à trois heures du matin, il rentre à Poulangis, dormir un instant.

Une âpre bise souffle du Nord, balaie, sous la clarté bleue, l’S argenté de la Marne, les pentes des coteaux, le plateau funèbre. Là, au milieu de débris informes, de chevaux éventrés, d’arbres fracassés, les milliers de blessés et de morts gisent dans les flaques de sang gelé. Ceux qui n’ont plus de souffle sont violets et rigides. Ceux qui respirent encore sentent le froid leur pénétrer le cœur, et se tordent, crispés, avant de s’assoupir à jamais. Les gémissemens et les râles se mêlent au sifflement du vent dans les branches noires. Quand on se hasarde au secours, qu’on fait un pas sur le plateau, les Wurtembergeois, par terreur d’une attaque, tirent. Lente, la lune baisse ; les étoiles se montrent et cruellement scintillent. Le froid devient atroce. Les râles diminuent ; la mort achève de glacer les tas immobiles.

Harassée, grelottante, le ventre creux, l’armée, encore lourde de son insomnie ou de son mauvais sommeil, se dressa dans ses vêtemens raides et fripés, agita ses membres perclus. Les appels s’égrenèrent dans le petit Jour. On entendait : Présent ! puis des silences : blessé, mort, disparu, mille trous sinistres entre les répons. Figures hâves, traits tirés ; beaucoup avaient travaillé à remuer la terre, épaulemens et tranchées. Ceux qui avaient dormi demeuraient, transis de leur cauchemar sur le sol dur. De longues toux se faisaient écho. Pourtant l’insouciance de ces troupes jeunes, leur patriotisme, se lisaient aux visages. Ici, là, les plaisanteries du soldat, ces gros rires d’hommes assemblés. Le physique plus que le moral avait souffert. Ducrot, dans la blancheur de l’aube, parcourait avec son état-major la ligne des avant-postes. À Champigny, au Four-à-Chaux, les divisions Faron et de Malroy, faute d’outils, n’avaient presque rien fait. Son mécontentement, qui se calmait à la vue de la division Berthaut, solidement retranchée en face de Villiers, éclata lorsque, à la hauteur de Bry, il s’aperçut de la disparition de Bellemare. Ignorant que ce dernier, à l’annonce de nombreux renforts allemands, inquiet pour ses troupes décimées, l’avait fait chercher toute la nuit afin d’obtenir l’ordre de retraite, et ne pouvant soupçonner que le commandant du 3e corps avait pris sur lui de donner cet ordre sans le consulter, Ducrot, dans une colère violente, fait intimer à d’Exéa de réoccuper Bry sur-le-champ. Néanmoins, de part et d’autre, on n’avait aucune envie d’attaquer, les généraux allemands trop heureux d’avoir le temps d’arriver à la rescousse, de masser troupes et munitions, les Français de reprendre haleine. Ne fallait-il pas terminer les travaux, combler les vides, reconstituer les attelages, garnir cartouchières et caissons ? Ne fallait-il pas surtout, dans un armistice d’abord tacite, puis ratifié avec satisfaction par l’ennemi, relever les blessés, enterrer les morts ?

Tandis que le long du front de bataille sonnait dans les abris le fer des pioches, que les soldats, laissés sans vivres, déterraient de pauvres légumes, mangeaient à moitié cuits, dépecés sur place, des lambeaux de chevaux tués, on se hâtait, sur le plateau d’agonie. Parmi les sillons bruns, l’herbe jaune, un pâle soleil éclairait les traînées et les amas de corps défigurés, les coquelicots des pantalons rouges. Le froid coupant, sous l’azur, annonçait une nuit plus meurtrière encore. Les corvées de lignards et de mobiles, de Wurtembergeois et de Saxons, se regardant sans haine, d’un air triste, ramassaient, ramassaient… Les blessés d’abord ; ils ne repasseraient pas une deuxième nuit ! puis les morts… Dans les fosses s’entassèrent les corps anonymes. La nuit tomba. Il en restait encore.

Et de nouveau douze heures glaciales, la prostration et les souffrances de l’armée vautrée à terre, l’ombre sereine, le silence, — un silence si profond qu’il semblait que toute vie fût en suspens, comme avant l’ouragan. Il était près de sept heures et demie quand, dans la cour de la ferme de Poulangis, Ducrot entendit éclater canonnade et fusillade, au-dessus de Champigny. Il sauta à cheval, galopa sur sa droite, vers la route. Une masse grossissante de voitures, de fantassins et de cavaliers, dans un tourbillon de panique, dévalait à fond de train vers la Marne. Affolés, des centaines d’hommes couraient devant eux, sans voir. La peur rendait le flot irrésistible. Le général et ses officiers, sabre et pistolet au poing, se mirent en travers. Le flot se divisa, s’étala dans la plaine. Des groupes firent halte ; on leur parlait, on les rassurait. Ducrot ordonna de barrer les ponts, appela en toute hâte deux divisions de réserve et, sur la rive droite, en soutien, des bataillons mobilisés de la garde nationale, puis il s’élança aux premières lignes. Il traversait une inextricable confusion de fuyards. Du Four-à-Chaux à la Marne, le front se trouvait presque dégarni. Dans Champigny, surpris, à demi-envahi par deux régimens wurtembergeois, quelques braves tenaient bon, et, à l’abri des maisons, des enclos, des jardins, faisaient tête. La fusillade, dans le village, crépitait avec fureur.

Les Wurtembergeois avaient profité des mouvemens de relève et de la brume. Vers six heures et demie, les troupes montantes s’avançaient ; à leur ignorance habituelle de toutes règles militaires, s’ajoutaient l’engourdissement du réveil, la fatigue des journées et des nuits précédentes. Les mobiles, plus jeunes, sont plus las. Ceux de la Côte-d’Or arrivent sur le plateau du Signal, les sentinelles garnissent la Plâtrière et la lisière du bois en avant et à gauche de Champigny.

Derrière un arbre, serrant anxieusement de ses mains crevassées d’engelures son fusil chargé, le petit Bourguignon des Delourmel, écarquillant les yeux, tentait de percer le brouillard matinal, le taillis confus. Le jour commence à poindre. On y voilà peine. Hum ! Ce n’était pas drôle d’être là, tout seul, en face de ce diable d’endroit inconnu, des Prussiens partout ! Ventre vide, sale régime ! Pas même une goutte de café… ou de vin, le bon vin de Meursault ! C’est ça qui réchaufferait… Et des visions le hantaient : le pays, la maison, le champ ; puis Châtillon, sa blessure, les bonnes gens qui l’avaient soigné, Mme Delourmel, une tasse de bouillon à la main, souriant sous ses boucles noires, l’air content de M. Delourmel devant le beau gîte à la noix qu’il leur avait apporté l’autre jour. Fameux rôti… Ah ! rien qu’une tranche, une belle tranche maintenant… Soudain, un sifflet strident ; les taillis bougent, des hurrahs, des coups de feu. Dans un craquement de branches, le moblot distingue une barbe rousse. Son saisissement est tel, sa terreur si paralysante qu’il sent tout chavirer. Il ne peut ni tirer, ni crier ; à toutes jambes, le cœur sautant, il détale ; les balles sifflent, il lui semble qu’une lourde main va s’abattre sur son épaule, ses oreilles bourdonnent. Des camarades le dépassent, il butte dans une racine, le soufflet des branches le décoiffe ; voilà des murs, c’est la Plâtrière, et en avant, des gens qui se groupent ; il reconnaît les capotes bleues. Plus qu’un fossé… Une vague conscience lui revient, un obscur sentiment du devoir. Il tourne la tête, les assaillans sont à vingt mètres. Machinalement il lâche au hasard son coup de fusil ; son arme lui échappe, il porte les mains à ses cuisses, où il vient de recevoir un coup de fouet terrible. Ses mains sont couvertes de sang. Qu’est-ce qu’il y a ? Il est par terre, les deux fémurs brisés, évanoui, dans le fossé.

L’attaque des Wurtembergeois refoule tout devant elle, envahit le plateau du Signal, renversant les tentes sur les dormeurs, lardant à coups de baïonnette les renflemens des toiles mouvantes. Les mobiles qu’on parvient à ramener finissent par maintenir, par rejeter les agresseurs. Le jour se lève, on se voit enfin. Plusieurs barricades de Champigny, toutes les maisons du haut sont aux mains de l’ennemi, qui vient se briser contre les poignées du 35e et du 42e. Il n’a pas mieux réussi au Four-à-Chaux où la brigade Paturel l’arrête court et le pourchasse. Le 1er corps se remet de sa surprise. Ducrot reprend haleine, il ne sera pas tourné sur sa droite.

Au centre, sur le plateau de Villiers, la division Berthaut, bien retranchée, tient ferme. À gauche, où la brigade Daudel occupe Bry, l’alerte a été chaude. Les Saxons ont emporte le parc Dewinck et la moitié du village. Comme à Champigny, la journée commence par une débandade, rapidement contenue, grâce au général Daudel et au colonel Coiffé. On se bat de mur à mur, de jardin à jardin, on se fusille sur les pentes. Mais cédant aux craintes exagérées de d’Exéa, resté sur la rive droite, et voyant les Saxons descendre de Noisy, Ducrot prescrit à Daudel de retraverser la rivière. Celui-ci, en pleine lutte, n’exécutait qu’à regret le mouvement, quand Trochu, venant se mêler à l’action, ordonne de se reporter en avant. Sur toute la ligne, l’artillerie accourue avait engagé un feu violent, tandis qu’en arrière du plateau d’Avron, du Ferreux, du fort de Nogent, une tourmente d’obus fend l’air et s’abat.

Il est à peine neuf heures ; la première poussée du prince de Saxe, pour culbuter l’armée, la jeter à la Marne, a échoué ; le général de Fransecky lance contre le 1er corps une brigade fraîche. L’un des régimens se heurte à la troupe du général Paturel, qui tombe grièvement blessé ; mais sous la fusillade des tranchées et des carrières, les Poméraniens rétrogradent, disparaissent dans Villiers. Ils en ressortent, leur artillerie prenant le dessus ; leurs tirailleurs, derrière les haies, les clôtures, les vergers, descendent des pentes de Cœuilly, tirent de la Maison-Rouge ; la brigade Paturel les ramène à la baïonnette, reprend la Plâtrière. À Champigny, le second régiment prussien et les Wurtembergeois s’acharnent à l’assaut, au milieu des maisons en flammes, de la fumée épaisse. Partout, des coins de rue, des barricades, des fenêtres, des greniers, du clocher de l’église, les détonations partent. Au-dessus l’azur clair s’éploie, dans la gaieté du ciel vif et l’éblouissement du soleil. L’ennemi arrêté recule.

Au plateau de Villiers, la division Berthaut se défend énergiquement. La réserve générale accourt à l’aide des batteries. Les Saxons débouchent de Noisy et du Villiers. On se dispute, on s’arrache, champ par champ, verger par verger, le plateau repris, perdu, repris. Ducrot, surexcité, le sang aux joues, éperonne un cheval blanc comme neige ; il galope derrière la ligne des tirailleurs, cible vivante. Mais le feu faiblit, les cartouches manquent. Les éclaireurs Franchetti vont en chercher, les rapportent de Bry dans des sacs sur l’arçon des selles. Le commandant Franchetti est tué ; le feu reprend intense. Ducrot galope toujours. La direction de la bataille ? Il n’y pense pas, il ne voit que le court cercle qui se déplace avec lui, pare au plus pressé, un régiment ici, un bataillon là. La victoire ? Trouer, maintenant c’est fini, c’est impossible. Mais y a-t-il jamais cru ? Reste la mort. Certes il ne la craint pas, il la nargue. Et si elle ne le frappe pas, c’est qu’elle ne veut point de lui. Un autre général galope à sa rencontre. C’est Trochu, sans état-major, suivi de quelques officiers et de deux hommes d’escorte. Vient-il en généralissime ? Non, il s’efface devant Ducrot qu’il aime, — et dont il redoute le caractère entier. La victoire, plus encore que Ducrot, il la considère comme une chimère. Il est le serviteur résigné de Paris, par crainte de la guerre civile et manque de foi dans l’avenir. Paris veut qu’on sorte, on sort. C’est un fataliste que le patriotisme, non l’ambition, retient à son poste. Un autre ferait-il mieux ? Sa présomption l’empêche de le croire. Il vaut surtout pour critiquer, pour raisonner, en juste et beau langage. C’est un esprit méthodique, un homme d’étude, un philosophe, un sage. Bon juge des défauts, mais incapable d’action. Au demeurant l’honneur, l’intégrité, l’intrépidité même. Il encourage les hommes, félicite les officiers. Il vient de Champigny, où les soldats des deux vieux régimens tiennent « comme des teignes. » Il discourt maintenant devant Villiers, paisible comme si les balles ne pleuvaient pas autour de lui. Le jour avance, dans cette effroyable mêlée qu’agite un ressac furieux, où les vagues d’hommes avancent, reculent, s’écrasent en choc de marée. Enfin, les Saxons se replient. Il est une heure. Trochu se dirige vers Bry, suivi de Ducrot soucieux et contraint ; ces harangues l’impatientent. À Bry aussi les Saxons ont cédé. À travers les pans de fumée qui se déchirent et tournoient, sous l’azur lumineux s’étalent les maisons crevées, les rues encombrées de prisonniers, de blessés, de morts, les pentes semées d’armes, de casques, de havresacs, le plateau funèbre où de nouveau s’amoncellent, par tas épais, par files serrées. Saxons, Wurtembergeois, Français. À Bry, la division Bellemare relève les défenseurs épuisés. Sur le plateau de Villiers et au Four-à-Chaux, la division Susbielle renforce les divisions Berthaut et Malroy. De nouvelles pièces crachent ; il passe d’incessantes volées d’obus ; vis-à-vis, l’artillerie de réserve allemande, des hauteurs de Cœuilly et de Villiers, répond sans relâche. Deux heures.

C’est l’instant suprême, à Champigny.

Quatorze batteries le bombardent. La division Faron, rivée aux murs qui chancellent, résiste au troisième effort désespéré de l’ennemi qui, depuis onze heures, a fait avancer une nouvelle division. Les soldats sont rendus, exaspérés. On s’est battu, on se bat avec une sauvagerie héroïque ; les sapeurs trouent les murs à mesure, on progresse ; ce n’est pas maison par maison, c’est chambre par chambre qu’on regagne le village ; les coups de feu claquent dans la figure, la baïonnette cloue, la crosse broie. On tue, on tue, dans l’acre fumée, l’odeur de poudre, l’explosion des obus, qui font sauter les toits, pleuvoir poutres et moellons. Le soleil rayonne. Les quelques habitans, qui restent blottis dans cette fournaise, contemplent, hagards, leurs ruines.

De l’autre côté de la Marne, à quelques centaines de mètres, l’artillerie du général Favé, malgré l’ordre du Gouverneur, reste silencieuse. Ducrot envoie son sous-chef d’état-major, le lieutenant-colonel Warnet, qui ne peut rien obtenir ; le général Favé n’en veut agir qu’à sa tête. Devant cette inertie, Ducrot lui renvoie Warnet, chargé de prendre le commandement ; mais, Favé, éludant l’humiliation méritée, se décide à avancer trois batteries, qui font un simulacre de tir. Le moment efficace est passé.

Des deux côtés la lassitude vient. Au Four-à-Chaux, Français et Prussiens, à cinquante mètres, restent face à face, hypnotisés dans une attente hébétée et tragique : ceux-ci sourds à la voix de leurs officiers qui les poussent, les frappent, les injurient ; ceux-là criant : « À la baïonnette ! » sans tirer. Il est trois heures. Seuls désormais les canons tonnent. La grande voix des forts s’élève. Toutes les réserves donnent, mêlant leurs tonnerres dans un formidable déchaînement qui peu à peu fait taire l’artillerie allemande. L’ennemi est rejeté de partout. On reste maîtres des positions. Stérile succès, qu’une retraite suivra. Graduellement le feu s’éteint, le silence tombe, avec le crépuscule. Le soleil s’est couché dans des nuées rouges, puis violettes. Les silhouettes noires de Cœuilly et de Villiers se fondent, disparaissent ; le froid, oublié durant la fièvre du combat, dégrise et mord. La nuit vient.

Elle étend l’immense suaire des ténèbres sur les troupeaux de soldats confondus, campant sur place, sur le va-et-vient des ambulanciers et des brancardiers, sur les routes sillonnées de convois gémissans, sur la Marne et la Seine, où les bateaux-mouches allongent leurs tristes cargaisons. Par milliers, chair ensanglantée, paquets inertes, reflue vers Paris le torrent des blessés, partis joyeux, pleins de sève et d’espoir. Tout le jour la Ville, comme hier, comme avant-hier, a vécu dans une exaltation fébrile, parmi la rumeur de la bataille invisible et si proche. Dans toutes les avenues qui avoisinent Vincennes, une foule innombrable se presse, piétine. Les blessés, empilés sur toutes sortes de voitures, défilent au milieu d’un frisson douloureux et d’une curiosité avide. Il y en a de farouches, d’anxieux, de loquaces. À la portière d’un coupé on distingue la cornette blanche d’une sœur, des linges tachés de sang, une figure blême d’officier. On s’élance au-devant des galops d’estafettes, on s’attroupe, on veut savoir. Bonnes, mauvaises, les nouvelles contradictoires éclairent, assombrissent, se propagent en ondes. Qui parle haut est écouté. On commente, on suppute. Puis des silences, des regards absorbés, et sur tous les visages jaunis par la longueur et les privations du siège, cette obsession de la bataille, de la sortie, le rêve d’en finir, l’idée fixe.

Partout où l’on peut voir, Paris s’est porté en masse. Au Père-Lachaise on s’écrase. Le cimetière regorge : on dirait une fête des morts. Et par-dessus les tombes communes, grimpée aux grilles, couvrant le mur d’où l’on aperçoit la plaine, les forts, l’horizon du champ de bataille, une cohue se pousse, l’oreille, les yeux vers les colonnes de fumée blanche qui sur le plateau, là-bas, cachent l’autre cimetière. Les proclamations du gouvernement entretiennent l’espoir : la trouée serait faite, l’ennemi en déroute. Le gouvernement délibère s’il nommera Trochu maréchal de France. Pourtant beaucoup doutent, et le soir descend, et l’angoisse grandit.

Sur le plateau, le petit mobile des Delourmel gisait toujours, au fond du fossé ; un halètement mécanique soulevait sa poitrine. D’atroces souffrances, depuis quatorze heures, l’avaient aplati à la place où il était tombé. Longtemps, pour soulager son supplice, il avait, comme une bête, hurlé, pauvre soupir dans le vacarme. D’indicibles affres, suivies de longs évanouissemens. Puis il avait gémi, d’une voix d’enfant ; puis il s’était tu, comprenant qu’il était seul, dans cette multitude furieuse. Un moment il avait essayé de se mettre sur le flanc, de ramper. Impossible, il avait cent kilos à la place des jambes. Maintenant il ne les sentait plus, anéanti de faiblesse, vidé de sang, anesthésié par le froid. Une seule sensation, de soif horrible. Tout le reste dissipé, disparu.

D’abord, dans les accalmies de la douleur aiguë, il avait perçu la vie de son horizon borné, les talus du fossé, l’herbe maigre, la terre où pourrissait une racine brune. Des arbres balançaient leurs branches nues, dont il voyait le réseau se détacher sur l’azur. Au-dessus, le ciel infini. Lentement, si lentement qu’il n’aurait jamais cru qu’un jour pût durer ainsi, le soleil avait décrit sa courbe ; l’or fluide dépassait les arbres, atteignait le fossé, lui baignait le visage, lui brûlait les yeux. Pourtant cette tiédeur était bonne ; puis le rayon glissait, remontait le talus ; alors un frisson l’avait secoué ; avec le froid l’envahissait une détresse affreuse. L’oreille contre le sol, il entendait se répercuter en lui le tremblement de la terre, tout le chaos de la bataille ; pas de course des régimens, galops d’attelages, le roulement des canons, les explosions. Maintenant voilà que de grosses bottes accouraient, de lourds fuyards sautaient le fossé. Des cris, des coups de fusil. Et puis voilà des pantalons rouges ; cela se calme ; plus rien. Alors, dans la fièvre ardente, les visions défilaient, le pays, la maison, le champ… Il est sous les tilleuls, devant la mairie ; c’est l’heure du jeu de boules. Les filles ont des rubans dans leurs cheveux ; le vin blanc rit dans les verres… Pourquoi a-t-il quitté son village ? Qu’est-ce qu’on lui veut ? Il ne demandait rien. Pourquoi est-il là, dans ce fossé ? Si seulement l’on était vainqueurs, si l’on trouait ?… Tout à coup, la moitié du talus versa, dans le tapage d’un obus éparpillant une gerbe d’éclats, de terre et de fumée. Sur les jambes mortes du petit moblot venait de s’abattre un pan de linceul. Quand il reprit connaissance, le jour avait baissé, le cercle de ses idées s’était rétréci. Un délire confus l’agitait. Les Delourmel ? Braves gens ! Ils sont là, penchés au-dessus de son lit. Est-ce vrai qu’il va mourir ? Est-il bien nécessaire qu’il meure ? Puis, dans un éclair, toute son enfance remonte. Sa mère, les siens… Le cercle se rétrécit encore, le froid gagne ; et la mémoire achève de sombrer ; c’est la torpeur d’avant la fin. Il s’en réveille encore, la nuit est complète, le froid l’a saisi tout entier. Il n’a plus ni regrets, ni souffrances. Contorsionné, raidi, il n’est qu’un peu de chair terreuse, contre la terre, dans les ténèbres. Victime obscure entre d’autres, humble sacrifice perdu dans un grand sacrifice inutile. Le souffle mécanique cesse. Le petit moblot est mort…

La nuit mortuaire, auguste, plane, sur le plateau que couvre, de ses sommeils fourbus, l’armée survivante. L’aube point ; les soldats s’étirent et grelottent. Va-t-il falloir recommencer encore ? On est à bout de faim, de fatigue et de découragement. Ducrot, sombre, parcourt le front des positions. Il se rend compte que tout nouvel effort est impossible. Il n’a plus le choix : ni victorieux, ni mort, — en retraite ! Il réunit ses généraux, donne l’ordre qui, d’un bout à l’autre du plateau, ébranle en silence les troupes mornes. Un épais brouillard voile le mouvement ; il assourdit la marche, pénètre l’âme. On ne voit pas devant soi. Que réserve l’avenir ?

À Vincennes, Trochu s’émeut à la nouvelle qu’on repasse les ponts. Qu’en va-t-on dire à Paris ? Lui qui, hier, annonçait la victoire !… Et l’armée de la Loire !… D’après une dépêche de Gambetta arrivée d’hier, elle est en route, espère être le 6 à Fontainebleau ! Mais puisque Ducrot en juge ainsi… D’ailleurs, aussitôt ravitaillés, on tentera de percer de nouveau. La partie n’est pas perdue, elle est remise.


Et tandis que le Gouverneur se consolait avec ces phrases, Martial, sur la route de Nogent à Vincennes, au pas désuni des bataillons mobilisés en soutien depuis la veille, inutiles cette fois encore, Martial tristement songeait à cette gigantesque tentative avortée, au déplorable retard des ponts de la Marne, au sang prodigué dans ces batailles stériles. Qui accuser ? Certes pas cette armée improvisée de Paris, ces jeunes troupes qui venaient de tenir glorieusement en échec les vainqueurs de Wœrth et de Sedan ! Certes pas ces vaillans officiers, tombés à la tête de leurs compagnies et de leurs régimens. Autour de lui on murmurait ; on maudissait Ducrot, héroïque mais malheureux ; Trochu, dévoué à la patrie, mais sans la flamme qui inspire les grandes volontés.

Et las, les larmes aux yeux, il traînait la jambe sous le poids du siège, qui lourdement retombait sur tous.

X

D’un bout à l’autre de la rue Royale, à Tours, l’émotion d’une grande nouvelle faisait s’assembler les passans, animait les visages. L’armée de Paris, victorieuse, aurait percé le blocus, marchait vers la Loire. C’était le premier décembre, à l’heure où, en face de Villiers et de Cœuilly, fermant le passage, on enterrait les morts. Le soleil couchant, tout le jour, avait doré les maisons, les platanes défeuillés du mail, et s’éteignait dans une calme gloire, qui ajoutait à l’espérance.

Poncet courait à la Préfecture, retrouvait l’agitation de la rue. Il pénétrait jusqu’à Gambetta, apprenait de lui confirmation de la victoire.

À travers les fenêtres closes, la rumeur entrait. Quelqu’un, front collé à la vitre, dit :

— On vous réclame. Ils s’impatientent.

Gambetta se leva, de ce même mouvement brusque d’orateur, dont naguère, aux tables du café Procope, il était coutumier. Et familièrement, avec assurance, ayant fait signe d’ouvrir, il gagna le balcon. Poncet, par-dessus Spuller et Glais-Bizoin, dont les traits grimaçans paraissaient sculptés dans la pierre, entrevit à la lueur des réverbères le moutonnement des têtes dans le soir. La voix descendait en paroles vibrantes, sous lesquelles l’enthousiasme naissait, grandissait. Elle disait l’hosannah du triomphe, la délivrance prochaine de la patrie, l’héroïque Trochu se joignant à Ducrot pour entraîner les troupes au delà de la Marne, le cercle de fer rompu, l’amiral La Roncière poussant jusqu’à Épinay, au delà de Longjumeau, Amiens évacué, l’armée d’Orléans marchant à la rencontre de celle de Paris. Le génie de la France, un moment voilé, réapparaissait… « Qui donc oserait douter de l’issue finale ? »

Poncet, sans attendre la fin, partait au milieu d’une pause d’acclamations. Il lui tardait de retrouver sa femme, de causer des grands événemens, de Martial… La nuit était close, magasins illuminés, cabarets pleins. Des bandes chantaient la Marseillaise. Des inconnus se donnaient des poignées de main ; on se congratulait, on s’arrachait des carrés de papier distribués par des enfans et des femmes, criant : « Demandez la grande nouvelle ! La victoire de Paris par le général Trochu ! » Les murs se couvraient de placards.

Il faisait sombre, ce matin-là, au village de Faverolles. Un jour couvert enténébrait la cour, où les hommes s’agitaient autour du café, de leurs sacs. M. de Joffroy montra le ciel gris : « Un temps de neige ! » Devant le puits blanc de glace, Verdette et Neuvy battaient la semelle. Eugène s’avança jusqu’à la porte de la ferme, regarda la route où des tringlots attelaient des voitures, et sous un auvent, Seurat, qui, dans un groupe de sergens-majors ou fourriers, copiait des ordres dictés par un capitaine. Le bruit lointain des charrois montait toujours des routes sonores, l’armée était en marche, ils ne tarderaient pas à bouger. Seurat, d’un air satisfait, le crayon à l’oreille, vieille habitude de commis, — approcha en bombant le torse. M. de Joffroy et Gronde avaient rejoint Eugène ; Seurat lut, avec des temps et des intonations : selon l’ordre du général Chanzy, on allait poursuivre le succès de la veille, attaquer. Tandis que les divisions Barry et Maurandy devaient se porter sur Loigny et Lumeau, la division Jauréguiberry formant réserve appuierait la 2e division. Puis la bonne nouvelle, la grande victoire de Ducrot, la confiance qu’elle devait donner à tous… M. de Joffroy se frotta les mains :

— Avez-vous entendu, cette nuit, le murmure incessant des convois ? On dit que le 17e corps accourt à la rescousse. Nous serons soutenus par lui, cet après-midi.

Seurat, maintenant, devant la compagnie rassemblée, recommençait sa lecture. Se savoir en réserve, le triomphe de Paris, réjouissaient tous les yeux. Eugène, une soupe chaude avalée, était de bonne humeur, plein d’espoir dans la journée. Ses hommes partageaient son entrain, stimulés comme lui par le succès de la veille. La fatigue restait, aux figures encore engourdies, bleues de froid. Il remarqua les mains crevassées, noires de crasse et de poudre, les vêtemens déteints, déchirés, bizarrement rapiécés, les souliers boueux et percés. Bien des souffrances déjà avaient imprimé sur ces traits jeunes leur usure rapide ; plus d’un avait ployé, maigri sous le sac ; mais l’énergie restait sinon intacte, du moins tendue, capable des plus magnifiques élans. Comme on partait, Eugène aperçut devant leur écurie, gardés par deux gendarmes, les prisonniers qu’on allait joindre au convoi. Ils avaient l’apparence de gens robustes et bien nourris, opposaient un sourire tranquille aux regards curieux, gouailleurs, des moblots. Tiens, ce grand-là, qui hier avait des bottes superbes, a des souliers avachis ! Eugène d’un coup d’œil vérifia les chaussures, constata le troc, aux pieds de Cassagne, imperturbable. Indigné d’abord, il retint une observation, dit seulement d’un ton de blâme ironique : « Elles ne vous ont pas coûté cher, celles-là ! »

Sans qu’il sût comment, dans les longs préparatifs du départ, les marches, les haltes, une partie de la matinée s’était écoulée. Le canon tonnait toujours. Il fut étonné de lire à sa montre : dix heures. Déjà ! La compagnie était arrêtée le long d’une haie. Le soleil avait déchiré la nue, scintillait sur la terre gelée. La plaine se déroulait en larges ondulations semées de villages, de petits bois, de châteaux. Il se rappela le matin de Coulmiers, une plaine semée de villages semblables, le flux ruisselant des divisions déployées. Et, comme à Coulmiers, il se demanda lequel de ces villages était prédestiné, porterait ce soir la marque éblouissante ? La défaite, il n’y songeait pas, il s’était levé pour une journée de victoire. Au sommet d’une colline en pente douce, le parc de Goury détachait son bouquet noir sur le ciel bleu. Moins loin, sur la gauche, Loigny ; plus près encore, Villepion.

La bataille se livrait sur un immense arc de cercle, d’un château vers la droite, dont, minuscule dans l’éloignement, le toit d’ardoises luisait au soleil entre des nuages de fumée, à Loigny, qui déjà flambait. La canonnade et la fusillade assourdissantes ébranlaient les nerfs. Charger les fusils, mettre le sabre à la main, autant d’actes qui trompaient l’attente, en augmentant l’impatience. Quand vint l’ordre de se porter en avant, ce fut presque avec soulagement que d’un seul pas, gagnant la zone dangereuse, un fossé bordé d’osiers à partir duquel les obus pleuvaient, le régiment, aligné comme à l’exercice, parcourut un labour aux sillons givrés. Eugène, sentant derrière lui la poussée de sa section, participait à cette union fortifiante que ses hommes éprouvaient eux-mêmes à le voir devant eux. Solidarité du péril, de l’épreuve. Il contemplait, ainsi qu’un spectacle récréatif, les obus encore éloignés éclater en tombant, leurs ricochets de fonte courir comme des cailloux sur le sol plat. À mesure qu’on se rapprochait, on prêtait malgré soi l’oreille avec un petit frisson à leur musique glapissante coupée de sifflets brusques, de plaintes aiguës. Eugène franchit le fossé, quelqu’un glissa, trouant la glace ; c’était Neuvy, qui, les pieds trempés, lança un juron. « Veux-tu mes bottes ? » dit Cassagne ; et tous de rire. Quelques mètres plus loin, dans la section voisine, doux mobiles tombèrent. Ils ne se relevaient pas. Instantané, le silence revint. À distance, l’artillerie de la brigade, huit vieilles pièces usées, transformées, encore solides, suivaient. Les savoir là rassurait. Eugène distingua, à huit ou neuf cents mètres, une ligne de tirailleurs, et de l’autre côté, sur les pentes de la colline couronnée par le parc de Goury, les Prussiens. Des coups de canon en arrière retentissaient, il vit sur le mamelon d’où le 75e venait de descendre des pièces en batterie, l’éclair rouge des détonations, et, dans la fumée, les servans aller, venir, comme de petites figures automatiques. Tout à coup on cria :

— Ventre à terre !

Quoi ? Que se passe-t-il ? On est dans un pré. Eugène, étonné, fait coucher ses hommes. Ce sont les canons de la brigade qui, à leur tour, vont tirer. Le temps d’aviser, contre une touffe d’herbe au grésil craquant, un portefeuille gras tombé d’une poche, et il entend une voix essoufflée qui commande : « En avant ! En avant ! Les Prussiens sont en fuite. » C’est le colonel qui arrive au galop, crie déjà plus loin. Le régiment est debout. De toutes parts, les commandemens s’élèvent : « En avant ! » Le terrain plonge. Une course spontanée, irrésistible, entraîne Eugène et sa section. La charge sonne, tant pis pour qui tombe ; ils sont déjà loin. On franchit des petits fossés, on enjambe des corps. Une ligne de buissons dentelle les rangs, un vent glacé coupe les visages ; le terrain remonte, on a chaud ; on court sans voir, dans la fumée ; on crie à tue-tête. C’est une minute ivre de vitesse et de force.

— Halte ! Halte !

La masse hurlante se ralentit, oscille. Les hommes soufflent, s’interrogent. Pourquoi halte ? Les Prussiens regrimpaient rapidement la colline, jetant leurs sacs. Voilà un général qui passe, soucieux. Le colonel lui demande des ordres. Là-haut, des murs crénelés du parc, un feu violent crépite. « Il faut emporter cela ! » dit le général Barry, dont la division, ayant échoué déjà devant Goury, se replie en désordre. De front, c’est impossible ; le colonel détache sur la droite le premier bataillon. Celui d’Eugène va reprendre l’assaut. En tirailleurs ! Mais l’ivresse est dissipée, l’élan perdu. N’importe, on marche. Toute la bataille est concentrée pour Eugène dans cet étroit espace, au bout duquel les murs gris, les arbres dénudés se dressent. Voilà Cassagne qui boite, ses bottes le gênent… Ah ! mon gaillard !… Verdette tire coup sur coup, précipitamment ; mais pour viser !… Le caporal Boniface, deux poils de moustache, penche sa tête bandée d’un mouchoir à carreaux, ajuste avec soin. Il ne fait pas bon ici. Le rang se clairsème. À côté de M. de Joffroy, dont plus loin la haute taille se démène, le beau Seurat laisse tomber son fusil. Un éclat d’obus l’a décoiffé, lui rabat sur le visage un lambeau de chair rouge. Bras étendus, il fait trois pas, tourne et s’abat. Eugène voit jaillir la cervelle. On est maintenant dans une carrière. D’ici on peut tirer comme à l’affût. Les balles écornent la pierre tendre ; on a les genoux blancs. Mais voilà les Prussiens qui détalent, s’engouffrent dans une brèche du parc. Feu ! Feu ! Les remingtons s’en donnent. Cette fois c’est le vrai moment de charger. Eugène évalue à doux cents mètres la distance qui le sépare des murs, rien qu’un saut. M. de Joffroy lève son sabre ; il l’imite. En avant ! Toute la compagnie s’élance, plus que cent pas ! Groude, qui tient son sabre bas comme un double mètre, — il a l’air d’arpenter, — est à sa hauteur. Des murs crénelés, le feu redouble ; le bataillon hésite, s’arrête. Soudain Eugène aperçoit là-bas, à droite, la masse imposante d’une colonne compacte. Déjà M. de Joffroy la signale, des remingtons s’abaissent. Mais le colonel se précipite : — Ne tirez pas, c’est le 1er bataillon ! — Eugène relève le canon de Cassagne qui grommelle : — Je parie que c’est des Pruscos ! — En même temps, de la sombre colonne jaillit une gerbe rouge, une grêle de balles. Cassagne triomphe. Michot, le cuisinier, Ricart l’ordonnance, tombent ; vingt autres s’affaissent ; clopin-clopant, des blessés s’écartent. Le colonel a le pied broyé d’un éclat d’obus. Les compagnies hachées, décimées, battent en retraite ; le quart du bataillon gît sur la pente.

À redescendre la colline, à sentir dans son dos la poursuite du vent de grêle, à faire tous les cent mètres demi-tour et de là voir chaque fois plus lointain le but manqué, Eugène, tant le revirement était brusque, ne se rendait pas bien compte encore. À son enthousiasme inconscient succédait de la rage, la conviction que ce n’était pas fini, un espoir quand même. Ce ne fut qu’à l’abri des premières maisons de Loigny qu’il mesura le sanglant échec. Une stupeur l’envahit. Comment, on avait été si près ! Il revoyait l’angle des murs, un arbre brisé pendre sur les créneaux où des casques en pointe fourmillent. Et maintenant il était là, dans cette cour, près d’une charrette et d’un tas de fumier. Découragement ? pas encore. Mais abdication involontaire de soi, dans une série d’actes machinaux, d’images animées comme en rêve. L’instinct seul le guidait. Son âme s’était dissoute. Il n’aurait pu s’analyser, il vivait.

Les ralliés de la section essayent de barricader la route. Eugène les compte. Dix-sept sur trente. Où est donc le sergent Bru ? Boniface l’a vu tomber au moment de la méprise. Il n’aura pas porté longtemps ses galons !… Des tables, des tonneaux, la charrette s’empilent. Dans la cour, Neuvy, avec une pioche, écrête le mur. Qu’est-ce que fait donc Verdette, à genoux sous le hangar ? Il déplace des fagots ? Non, il a découvert un tas de pommes de terre et en bourre sa musette. Le conseil de guerre alors, comme Pirou ? Ah ! bien oui, voilà Cassagne qui en fait autant. Ils mangeront ce soir, les pauvres diables. Dans la cuisine un vieillard bave, gâteux. Il a l’air, sur sa chaise, tant il est immobile, d’une souche déjetée. Où est l’escalier du grenier ? De là, on serait bien pour voir. Des marches branlantes, une odeur de foin, la lucarne pleine de toiles d’araignée. Quelle vue ! Ouf, ça cuit ; la moitié du village flambe. Des lignards tirent à jet continu. Tiens ! il y en a dans le cimetière. Ah ! voilà Groude et M. de Joffroy à la fenêtre de la maison voisine. Bonjour ! C’est étonnant comme la place est bonne. On distingue très bien la plaine, Goury, d’où maintenant les Bavarois arrivent ; l’avant-garde court, il y a un officier à cheval, en tête. Quel malheur de n’avoir pas de fusil. Comme ils vont vite ! Ah ! l’officier est par terre. Bravo, Boniface ! Les lignards du cimetière sont des lurons. Joli, le champ de repos : quel feu d’enfer ! Eh bien, où est ma section ? Les Bavarois sont là, La cour est vide !… Eugène voit les derniers tireurs s’engouffrer sous la porte. Instinctivement il veut les suivre, descend quatre à quatre, traverse la cuisine. Le vieux est allongé, dans une flaque de sang. La compagnie détale. Il trotte côte à côte avec M. de Joffroy, qui lui dit : « Le cimetière tient toujours ! » Une maison en flammes leur darde au passage sa bouffée brûlante ; ça sent mauvais. On traverse des champs où des cadavres font tache. Un caisson saccadant, attelage fou, sans conducteur, passe au galop. On est dans un petit bois. Eugène reconnaît des visages familiers. Voilà Neuvy, Verdette. On souffle. Là-bas, Loigny brûle dans un fracas terrible. Un clairon grêle s’époumone. Quelle heure est-il ? Eugène tire sa montre. Elle est arrêtée, marque onze heures. Il en est trois. Il ne s’en doute pas, sait seulement qu’il est las, qu’il a faim. Quelqu’un lui parle : « Voyez-vous ces troupes en avant ? Ce sont des cuirassiers blancs, n’est-ce pas ? » M. de Joffroy met sa main en abat-jour. « Il y a des uhlans aussi. » À plat ventre, les moblots usent leurs dernières cartouches. Un lignard qui est couché avec eux, appuyé sur ses coudes, pique brusquement du nez, ses mains se crispent sur le chassepot puis se détendent. Une fureur transporte Eugène. Les doigts lui démangent. Il ramasse l’arme, vide la cartouchière, et comme aux tirs de foire, autrefois, sur le mail, avec un plaisir d’enfant fouetté d’un âpre vertige, il charge, épaule, tire. Il ne se rend pas compte qu’il tue. Il accomplit un acte très simple, il fait sans réflexion son devoir.

Les remingtons manquent de cartouches. La culasse de son chassepot ne joue plus. Le clairon grêle sonne : en retraite ! On quitte le bois. La compagnie traverse des champs, des fossés, un village. On s’y bat avec frénésie, dans le parc et le château. Eugène, maintenant presque détaché, contemple ces enragés. Il n’a plus que l’espèce d’irritation sauvage que donnent la fatigue et la faim. Il ne se soucie guère de savoir à présent comment ce village s’appelle. Il s’éloigne de Villepion comme il a fait de Loigny, sans se douter qu’à cette heure, tous deux reçoivent l’immortel baptême, la marque sombre, mais éblouissante. Car il y a des défaites aussi glorieuses que des victoires.

Tandis qu’anéanti, sa fièvre tombée, il gagnait, comme un somnambule, l’étape de hasard où il trouverait, dans la grange inconnue, pleine de cris de blessés, repos et sommeil de bête, le général de Sonis, amenant à marches forcées la poignée d’hommes seule valide du 17e corps, accourait vers le champ de bataille au secours de Chanzy.

Le 16e corps, écrasé dans sa marche en avant par l’armée du grand-duc de Mecklembourg grossie des Bavarois de von der Tann et des renforts de Frédéric-Charles, pliait. La division Maurandy, désorganisée, était jetée sur Terminiers. La division Barry s’arrêtait en déroute au delà de Villepion où Jauréguiberry, seul, se maintenait héroïque, après une résistance acharnée à Loigny. La nuit dans le froid vif venait. C’est alors que le général de Sonis, hier encore colonel de cavalerie à Laghouat, apparaît à la tête des troupes qu’il a pu détacher de son corps, épuisé par une longue marche. Trois brigades et de l’artillerie de réserve entraient en ligne, se débandant presque aussitôt. Il essaye de les entraîner. On refuse de le suivre. Désespéré, comprenant que l’heure du dévouement et de l’exemple suprêmes a sonné, Sonis enlève une petite réserve d’élite. Ils sont huit cents : mobiles des Côtes-du-Nord, francs-tireurs de Tours et de Blidah, volontaires de l’Ouest. Ces derniers, sous Charette, s’appellent dans l’histoire les Zouaves pontificaux, vieux soldats volontaires, complétés de recrues, qui bien vite se sont pénétrés de l’esprit des anciens. Poignée d’hommes, qui est le plus éclatant témoignage de ce que peut, sur des âmes droites, un haut idéal. Ce sont des croyans. Et parce qu’ils ont l’ardeur profonde de la foi religieuse, ils ont le culte du sacrifice dans ce qu’il a de plus élevé, l’offrande entière à la patrie. Les mobiles à droite, les francs-tireurs à gauche, les zouaves au centre accompagnés de leurs aumôniers, tous s’élancent. Immédiatement après les tirailleurs, Sonis et Charette suivent à cheval. Le fanion du général, âme pieuse et mystique, est une bannière de soie blanche où le Sacré-Cœur est brodé. Vers Loigny, qui à douze cents mètres crache balles et mitraille, et où dans le cimetière quelques lignards du 37e tiennent encore, la charge fonce, à la baïonnette. Sa ligne irrésistible balaye le terrain découvert, une ferme, des boqueteaux. Bien des héros tombent. Le rang se serre, la charge avance. Sonis, une cuisse brisée, roule à terre. Le cheval de Charette s’abat. La charge avance. Elle emporte les premières maisons de Loigny, mais le général de Treskow masse sa dernière réserve et, sous un feu meurtrier, l’assaut tourbillonne et reflue. La bannière blanche, quatre fois abattue, aussitôt relevée, passe de main en main. Le porte-étendard Verthamon tué, Bouille tué, son fils tué, Cazenove blessé, la hampe sanglante s’érige aux mains du sergent de Traversay. L’admirable petite troupe bat en retraite, et à peine poursuivie, parcourt fièrement le calvaire semé de ses morts. Partis trois cents, les volontaires de l’Ouest sont soixante-quatorze. Loigny, dans la nuit tombée, brûle toujours. Çà et là quelques fermes fument comme de grandes torches. Les premiers flocons de la neige voltigent. Le 16e corps s’écoule en désordre. C’est la retraite, morne, éreintée, grelottante. Les cœurs fléchissent. Le sourd roulement de l’artillerie qui se retire au galop ébranle les routes sonores, augmente l’effroi.


Deux nuits après, si énervé qu’il ne pouvait dormir, Louis, debout, les tempes battantes, contemplait Guyonet ronflant, renversé sur un dossier de fauteuil. Sangbœuf, rouge de contention, était penché à la lueur de deux bougies au-dessus de l’appareil Morse, dont la mince bande bleue se déroulait, au tic tac du martèlement. Il faisait noir, il faisait froid, en dépit des bougies qui tremblotaient, des braises qui rougeoyaient dans la cheminée. Dehors, un piétinement ininterrompu de troupeaux emplissait l’ombre glacée. À travers fenêtre et porte, Louis l’entendait retentir en lui. Et cette rumeur monotone, parfois soulevée de jurons et de cris, berçait son désespoir taciturne. La fatigue et les émotions de la nuit dernière ajoutaient à cette surexcitation.

Ah ! cette nuit du château de la Monjoie, où un aide de camp de Chanzy avait apporté les nouvelles de Loigny, où, de minute en minute, les aides de camp de d’Aurelle entraient silencieux dans le grand salon encore souillé du récent passage des Allemands, — glaces en miettes, tentures lacérées, sièges crevés, — déposaient leurs dépêches, tendaient un instant leurs bottes couvertes de neige à la flamme du foyer, causant bas… Louis, qu’avait longtemps assombri l’inaction de d’Aurelle, l’indécision du général on chef dont, par la transmission des télégrammes chiffrés, il était le témoin obscur, avait alors achevé de perdre confiance. Tandis que l’armée du duc de Mecklembourg écrasait le 16e corps et partie du 17e, le 15e maladroitement divisé, ne prêtait à Chanzy qu’un secours dérisoire. La 1re division, avec des Pallières, restait immobile à Chilleurs ; les divisions Peytavin et Martineau, qui selon l’ordre de mouvement général entamaient leur marche sur Pithiviers, au lieu de se porter droit au canon, s’engageaient mollement à Pourpry, pour rétrograder bientôt sur Artenay, Apprenant que l’aile gauche était rompue, et n’ayant pas encore reçu la dépêche qui le même soir lui restituait la direction de l’aile droite, 18e et 20e corps, d’Aurelle, réduit par conséquent au seul 15e, prenait le parti de renoncer sur-le-champ à une offensive qu’il n’avait jamais approuvée. Sans essayer de résister au centre, de coordonner son armée éparse, il décidait la retraite sur Orléans. Bien qu’il ne fût pas comme Guyonet stratège en chambre, Louis s’était rendu compte qu’une retraite sans combat, — le 15e corps, malgré l’engagement de Pourpry, demeurait intact, — allait avoir sur de jeunes troupes l’effet le plus désastreux. Et de fait, sitôt les ordres transmis, de dures heures courbé sur l’appareil Morse, — il ne l’avait que trop vu. Devant l’avenue du château, une cohue, pareille à celle qui en ce moment roulait grondante sous la fenêtre, avait jusqu’à l’aube submergé la grande route, le bord des champs de neige. À travers les ténèbres fouettées d’essaims blancs, des ombres coulaient, intarissables. Pliés en deux, sans fusil, sans sac, des centaines d’hommes pieds nus tournaient le dos à l’ennemi, s’empressaient vers la ville. À la vue de ce pêle-mêle où il n’y avait ni officiers, ni rangs, rien qu’un amas de bétail, le cœur de Louis s’était serré d’un affreux pressentiment. Il avait deviné la défaite totale, la ruine foudroyante de ce qui hier encore était l’armée victorieuse de Coulmiers.

Et maintenant, dans la pièce où son insomnie le promenait, des braises mourantes de la cheminée aux bougies presque consumées de la table, il écoutait le torrent de la rue, ce long piétinement de débandade qui faisait un bruit d’eaux grosses dans les ténèbres. Il se remémorait toutes les dépêches de la journée, ces glas de défaite qui annonçaient l’action définitive, l’entrée en ligne de toute l’armée de Frédéric-Charles, accourue de Pithiviers en ne laissant devant le 18e et le 20e corps qu’un masque de quatre bataillons, et tombant tout entière sur le 15e corps en retraite. À Chilleurs, à la Tour, à Neuville-aux-Bois, le Prince Rouge enfonçait la division des Pallières dont les régimens meurtris, harassés, se traînaient dans la forêt, le long des routes, de village en village, vers Orléans, dans le crépuscule, dans la nuit. À Artenay, à Chevilly, il bousculait, après une lutte tenace, la division Martineau dont maintenant, sous la fenêtre, le flot rompu coulait, coulait intarissablement. En vain à l’Encornes, à Huêtres, les divisions Barry et Peytavin réussissaient à arrêter un moment l’envahisseur ; le 16e corps se repliait ; partout, à coups puissans de bélier, Frédéric-Charles précipitait sur le camp retranché, dans un formidable remous, les tronçons de l’armée.

Louis eut devant les yeux d’Aurelle tentant dans la grand’rue de Cercottes d’arrêter les fuyards. Aidé de tous ses officiers d’état-major, des gendarmes de la prévôté, des cavaliers d’escorte, il priait, conjurait, menaçait. Peine inutile ! En proie à la terreur panique, oreilles sourdes, faces closes, le flot coulait toujours. Le cœur brisé, l’homme de la discipline, qui naguère faisait fusiller pour une peccadille, débordé, impuissant, voyait fuir entre ses doigts cette armée, qu’il avait formée, conduite, de Salbris à Coulmiers ; car il ne suffit pas, quand on assume l’honneur de commander en chef, d’être un strict observateur de la discipline, un vaillant soldat. Il faut, à l’ardeur de l’initiative, joindre la force de caractère. Elles lui avaient manqué toutes deux.

Un bruit sec fit tressaillir Louis. Une des bobèches avait éclaté. — Là ! dit Sangbœuf, en consultant la pendule, heureusement que j’ai fini. À vous le tour. Je vais imiter Guyonet. Les bougies sont dans le tiroir.

Louis venait de les renouveler, et, la tête dans ses mains, il songeait à Eugène ; où était-il maintenant ? Pourvu qu’il ne lui fût rien arrivé ! Soudain la porte s’ouvrit sur la nuit glaciale et sur l’interminable défilé de fantômes. Un officier parut, tendit une dépêche à Louis. — « Urgent, dit-il. Très important. J’ai l’ordre d’assister à l’envoi. » Sans donner signe d’émotion, comme un manœuvre, Louis, la main à l’appareil, transposait le texte tragique. C’était le message de d’Aurelle au gouvernement de Tours, annonçant que tous les corps étant plus ou moins éprouvés ou désorganisés, il n’y avait plus lieu de faire des plans de campagne. Une seule ressource s’offrait : évacuer sans défense Orléans, le 16e et le 17e corps gagneraient Beaugency et Blois, le 18e et le 20e Gien ; le 15e se retirerait en Sologne. Louis, tout en manipulant, se revit trois semaines plus tôt, en train de transmettre, après la victoire de Coulmiers, les instructions prescrivant la fortification du camp retranché à l’abri duquel l’armée se referait. Quelle ironie dans ce contraste ! Que de temps stupidement gâché ! Que de forces et de travaux perdus !

Le dernier mot lancé, l’officier salua, sortit, sans parler. Louis retomba au silence de la pièce où, traversant les murs, l’immense rumeur couvrait les ronflemens de Sangbœuf, la faible respiration de Guyonet. Il somnolait, quand la sonnerie tinta, et, brusquement réveillé, lut avidement, sur la bande déroulée, la réponse stupéfaite et sévère de Freycinet… « Il fallait rassembler les cinq corps épars, tenter un vigoureux effort !… » Le planton parti, il se remit la tête dans les mains, rêvassa longtemps, partagé entre le doute et l’espoir. La clarté des bougies devint jaune ; les vitres avaient blêmi. Un jour de neige se leva. Guyonet et Sangbœuf étaient debout, on allait bientôt se remettre en route. Déjà les originaux des dépêches, les copies étaient entassées dans les cantines lorsque l’officier de tout à l’heure reparut, tendit avec une recommandation pressante le télégramme de d’Aurelle. Le général ripostait avec humeur qu’ « étant sur les lieux, il était mieux à même de juger de la situation. Orléans n’était plus défendable ; les forces de l’ennemi dépassaient ses prévisions ! Il maintenait l’ordre d’évacuation. »

Aussitôt l’officier parti, Guyonet, qui avait relayé Louis, levait les bras au ciel, commençait à développer un plan admirable. Mais un chef de service entra en hâte : « Vite, emballez les rouleaux Morse ! Nous filons sur Orléans ! »

Louis n’était plus à Saran quand la réponse du gouvernement, un acquiescement affligé, y parvint. Pris dans le courant rapide, ahuri, ballotté, il n’était maintenant qu’une épave de plus. Nulle volonté humaine, aucun obstacle n’eût pu entraver le déchaînement de ces milliers d’êtres sans chef. Inutilement d’Aurelle, troublé par les représentations de Freycinet, revirait, témoignait l’intention de défendre le camp. À Gidy, à Cercottes, les divisions Peytavin et Martineau recevaient le dernier choc, s’enfuyaient maintenant vers la ville, dans une confusion inexprimable. À Vaumainbert, à Saint-Loup, les restes de la division des Pallières fondaient, les batteries de marine éteignaient une à une leur feu, sur les positions tombant d’elles-mêmes. Le 16e et le 17e corps, coupés du gros, s’en allaient vers la Loire. Le 18e et le 20e passaient le fleuve en amont. Tout croulait. D’Aurelle, sans armée, télégraphia enfin l’abandon fatal. Sur toutes les routes, on ne sait quelle ivresse farouche emportait ces bandes, où parfois des chevaux sans cavalier trouaient, où des batteries au galop se frayaient passage, conducteurs éperonnant au sang les attelages. Les vides se comblaient aussitôt, dans une ruée bourrue vers l’abri. À mesure qu’on approchait d’Orléans, une satisfaction ranimait ces visages éteints ; l’espoir du pain, du vin, du lit. Dans la ville, on s’entassait. Les soldats ivres envahissaient cabarets et bouges ; beaucoup mendiaient ; on se couchait malgré le froid en travers des trottoirs. Les officiers emplissaient hôtels et cafés. La nuit tomba vite. Le cercle allemand se rétrécissait. Ses avant-gardes occupaient les faubourgs. Il fallait se hâter.

Sur le pont de pierre et le pont du chemin de fer, dans le désarroi de l’ombre, l’évacuation continuait, tumultueuse. Comment arracher des maisons cette foule inconsciente, si assommée de lassitude, si hébétée de découragement, que des milliers, plutôt que de faire encore un pas, se laissèrent prendre ? À partir de quatre heures, au-dessus de la Loire charriant des glaçons énormes, sur les ponts secoués, trop étroits, tout ce qui s’élançait trois jours auparavant vers le mirage de l’armée de Ducrot, tout ce qui restait de l’armée de la Loire, l’effrayante horde, lignards, zouaves, chasseurs, mobiles, artilleurs, cuirassiers, hussards, le prodigieux amalgame de canons, de caissons, de voitures s’écrasa, cependant que le long des rues noires et des maisons mortes, dans Orléans évacué pour la quatrième fois, le grand-duc de Mecklembourg entrait, minuit et demi sonnant, derrière les tambours plats et les fifres aigres.

XI

— Dépêche-toi, ma bonne, si tu ne veux pas être en retard, fit Poucet, s’emparant d’un sac de nuit et d’une valise, tandis que sa femme, son chapeau à brides sur la tête, donnait un dernier tour de clé aux placards et aux armoires. Avec une ironie mélancolique, il ajouta : — « C’est que, vois-tu, il y a des gens plus pressés que nous ! Ce soir il ne restera plus à Tours que les Tourangeaux pur sang… » Tous deux embrassèrent d’un regard cet appartement des Réal, où, depuis l’arrivée de la Délégation, ils avaient vécu des heures d’intimité, d’angoisse, d’espoir.

Rue Royale, quantité de gens couraient vers la gare. Devant le Maréchalat, on chargeait sur une charrette des cantines et des caisses précipitamment empilées. Partout, à l’Archevêché, au petit séminaire, à la préfecture, au palais de Justice, au lycée, que les grandes administrations quittaient, c’était le même déménagement fiévreux, où chefs de service, commis, garçons de bureau, chacun mettait la main aux paquets. Tours, dans l’immense remue-ménage, se vidait en deux jours de ce que deux mois d’énorme centralisation y avait entassé de personnel, de dossiers, de paperasses. Déjà, dans la soirée du 8 et dans cette matinée du 9, les services des ministères, les hauts personnages, le corps diplomatique, Fourichon, Grémieux, étaient partis pour Bordeaux. Quant à Glais-Bizoin, toujours mouche du coche, il s’en allait en Bretagne visiter le camp de Conlie. Gambetta, lui, demeurait en arrière, voulant suivre de près le mouvement des armées, où il jugeait la présence du ministre de la Guerre utile. Ah ! sans Gambetta, sans le prodigieux ressort de cet homme que, loin d’abattre, l’imminence du danger redressait, fouettait d’une énergie nouvelle ! Le jour même, des deux tronçons de l’armée, il avait refait des armées nouvelles. D’Aurelle enfin destitué, il donnait à Bourbaki le commandement en chef des 15e, 18e et 20e corps, reconstituant à Sully la première armée de la Loire, avec mission de reprendre immédiatement l’offensive, de se remettre en route vers Melun et Fontainebleau ; Chanzy, en plus du 16e et du 17e corps, prenait le commandement du 21e amené du Mans par Jaurès, et formait la deuxième armée de la Loire, avec mission d’assurer la défensive, de Vendôme à Beaugency, par la forêt de Marchenoir.

À la gare, où la voiture les déposait avec peine, au milieu de la bousculade des voyageurs et des bagages, d’un entassement fou de matériel et d’impédimenta de toutes sortes, les Poncet mettaient deux heures à prendre leurs billets, à faire enregistrer leur malle, à gagner le quai d’attente noir de monde. Les trains se succédaient, pris de force et bondés. Certains croyaient déjà voir apparaître les lances des uhlans, maudissaient la confiance de Gambetta, les illusions dont il les avait bercés. Une autre foule, plus serrée encore que la première, emplissait les salles, couvrait les quais. C’étaient, constamment ramenés par d’interminables files de wagons à bestiaux, des blessés pâles, linges sanglans, vêtemens en loques, un grand nombre, par ce froid lugubre, en pantalons de toile. Personne ne semblait s’apercevoir de leur présence. Sur les garages, des convois entiers stationnaient, tout murmurans de plaintes, sans pouvoir être débarqués. L’évacuation, dans l’affolement de l’intendance éperdue, ne se faisait pas. Et les blessés arrivaient toujours, beaucoup morts en route, ou mourans d’attendre.

Mme Poncet, deux grosses larmes dans les yeux, souffrait d’être à ce point inutile. Il lui tardait maintenant de partir. Poncet, révolté dans sa pitié profonde, éprouva, plus violentes, l’horreur de la guerre et la haine de l’ennemi. Tous deux, le vieux couple de travail et de charité, pensaient à leur fils, si loin dans ce Paris qui allait s’éloigner encore, à leurs neveux Eugène et Louis, à Charmont incertain, où bientôt l’invasion entrerait. Si encore ils avaient pu emmener les deux petites ! Que Gabrielle et Marie voulussent rester avec Marceline, les trois générations de Réal autour du grand-père, obstinément fidèle au foyer et au sol, ils le comprenaient bien. Mais une jeune fille comme Marcelle, une gamine comme Rose ! Est-ce que leur place était là ? Vainement, ils l’avaient dit hier à Charles, arrivé de Saint-Étienne, où la fabrication des torpilles était terminée ; il était venu faire fixer par les bureaux de la Guerre sa destination définitive, et avant de rejoindre l’armée des Vosges, il allait embrasser les siens. Charles avait remercié, refusé. Comme le grand-père, il avait, dans sa religion de la famille, la superstition du toit, gardien des souvenirs et des habitudes, de l’abri tutélaire sous lequel, aux heures de calamité plus qu’à d’autres, il faut se serrer coude à coude, cœur à cœur.

Ils parvenaient enfin à se caser dans un compartiment de seconde bourré de gens et de colis, attendaient une heure, à travers le courant d’air glacé des vasistas sans vitres, que le train, s’ébranlant le long du quai couvert de blessés immobiles, les emportât, transis, accablés, vers un coin de France encore libre, ce Bordeaux reculant, dans les terres meurtries et l’instable avenir, la frontière diminuée de la patrie.


L’après-midi, Gambetta, laissant le gouvernement rouler vers sa destination, reprenait la route de Beaugency. Avec cette souplesse qui s’accommodait aux événemens, avec cette confiance ardente qui l’élevait à leur hauteur, il ne pensait qu’à son plan nouveau. En quatre jours, Chanzy avait su, par une ferme retraite, combattante à Patay, ramener à trente kilomètres en arrière, garder unis le 16e et le 17ecorps, malgré la déplorable panique qui, après les engagemens de Bricy et de Boulay, avait éparpillé les divisions Barry et Maurandy, si démoralisées qu’elles refluaient en désordre jusqu’à Blois. En quatre jours, reformant avec le 21e corps une armée qui devait s’élever à 120 000 hommes et 300 canons, armée composite, d’élémens, d’armes et d’uniformes incohérens, sans autre lien que la patiente et tenace volonté du chef, il s’était établi sur la ligne prescrite, et depuis le 7, cramponné aux positions de Josnes, il résistait victorieusement à l’attaque du grand-duc de Mecklembourg, lancé à sa poursuite par Frédéric-Charles, le lendemain de la prise d’Orléans. On était au troisième jour de la bataille. Depuis soixante-douze heures, les jeunes troupes battues à Loigny, éreintées par des fatigues surhumaines, les marches, les privations, le froid, luttaient avec l’héroïsme de vétérans.

Au delà de Mer, — ne pouvant pousser jusqu’à Beaugency occupé par l’ennemi, — Gambetta descendait de wagon, gagnait en voiture le quartier général de Chanzy à Josnes. La nuit se passa à régler les questions urgentes : complément d’organisation, de cadres, surtout à débattre le grand parti : continuation de la lutte, ou retraite découvrant Tours. Mais puisque d’elle-même la Délégation avait quitté la ville, et que de son côté Bourbaki, après une courte pointe sur Gien, loin de tenir campagne, se retirait vers Bourges, pour aller s’y refaire, — comme si la deuxième armée n’avait pas le même besoin, — il fut décidé qu’on se replierait sur la ligne du Loir, après avoir tenté une fois encore le sort des armes : « Qui sait, disait Chanzy, ce que peuvent apporter les changemens de fortune si fréquens à la guerre ? » Il ajoutait : « L’ennemi est aussi fatigué que nous. » Général et ministre s’étaient vite entendus. Chanzy avait alors quarante-sept ans, une singulière maturité d’esprit jointe à une résistante vigueur physique ; quoique assez chauve, il semblait jeune, avec sa taille élancée, sa figure fine et énergique, au front large, au nez aquilin, au regard vif empreint de volonté. De toute sa personne émanait la marque virile : un caractère. L’échec de la veille, les risques du lendemain n’existaient pas pour lui. Il se réveillait chaque matin avec une résolution indomptable, un espoir intact. Il faisait manœuvrer ses recrues comme de vieilles troupes, et parce qu’il avait confiance en ce qu’elles représentaient de vaillance et d’efforts possibles, elles avaient confiance en lui. Si inexpérimentées qu’elles fussent, si tragiques que se succédassent les revers, il ne formait, comme Gambetta, qu’un vœu, débloquer Paris, lutter à mort. Il croyait au triomphe final, et qu’une nation qui ne veut pas se laisser écraser, peut vaincre.


Et de fait, trois jours durant, il avait résisté pied à pied, cédant à droite par suite du recul de la division Camô, mais regagnant à gauche. Les rudes chocs des Allemands, à bout de souffle, désespérés, échouaient contre cette opiniâtreté. Forte à ce moment de 60 000 combattans, l’armée s’étendait, la droite au fleuve, la gauche à la forêt de Marchenoir. Jauréguiberry avait remplacé Chanzy au 16e corps. Le 7, lutte indécise, chacun conserve ses positions ; le 8, les Bavarois plient au centre, mais enlèvent Beaugency et Messas, évacués après la blessure de Camô. Le 9, cramponné aux hauteurs de Tavers, en arrière de Beaugency, on recule à peine de deux kilomètres, après une lutte vive à Villorceau, à Villejouan, à Origny. Et, tandis que Gambetta, tranquille du côté de Chanzy, reprenait le chemin de Tours, pour de là courir à Bourges vers Bourbaki, le prier de tenter au moins une diversion, la deuxième armée livrait le 10 sa quatrième bataille, reprenait Origny, tentait d’envelopper la droite ennemie. Quatre jours acharnés à la défense, à la possession d’une lieue à peine de terrain. Surgissement devant l’adversaire stupéfait d’une armée nouvelle, jaillie de sa ruine, comme un phénix de ses cendres. Foinard, Gravant, le Mée, Villorceau, Tavers, Origny, noms obscurs, perdus entre tant d’autres, tous dignes pourtant de demeurer glorieux dans l’histoire, car ils sont peut-être les plus significatifs de la défense, portent le plus éclatant témoignage de ce que peut le soldat à la dernière limite de ses forces, ravagé d’épuisement et de froid, quand un chef décidé le ranime, le maintient, de son inébranlable foi. Mais Frédéric-Charles, au secours du grand-duc, dirigeait en hâte deux corps d’armée complets, rappelés de leur poursuite contre l’armée de Bourbaki ; Maurandy se laissait surprendre à Chambord, les restes de la division Barry n’offraient aucune solidité à Blois. Chanzy, sa mission remplie et au delà, redoutant de voir sa droite tournée, se décidait à donner enfin les ordres de retraite, vers Vendôme.


À Charmont, l’angoisse était vive. Les fuyards de Chambord avaient atteint Amboise, semant l’épouvante. À les en croire, l’ennemi accourait sur leurs talons ; il avait pris Blois ; il était là. Un instant, le général de Maurandy essayait de ressaisir ses hommes, songeait à défendre la ville. Un régiment de mobiles était détaché pour surveiller la forêt, mais une panique l’essaimait. Maurandy, recevant l’ordre de rallier Vendôme, se retirait aussitôt, coupant le câble du pont suspendu, faisant sauter le pont de pierre. Vite Amboise désarmait sa garde nationale ; l’ordre était donné de jeter les fusils dans la Loire. On était au soir du 12.

Dans le salon du château, la vaste pièce tiède où se continuait la vie muette des choses, les lampes versaient leur clarté paisible sur la forme et la place habituelles des meubles. Un grand feu de bûches pétillait dans la cheminée, des ronds de lumière tombaient des petits abat-jour sur l’ovale vert de la table à jeu, aux deux bouts de laquelle, maniant cartes et jetons, le grand-père et la grand-mère se faisaient ; face. Leurs vieilles figures durcies semblaient se pétrifier, comme les autres soirs, en une sérénité absorbée. Marie, assise au coin du feu, dans un fauteuil bas, ayant laissé tomber sa broderie sur ses genoux, contemplait avec attention les jets se la flamme dansante. Elle écoutait tomber au loin la pluie torrentielle qui, par toute la campagne, ruisselait dans le gluant dégel ; percée jusqu’aux os, comme si elle marchait avec Eugène sous ce déluge, elle accompagnait son cher mari dans la retraite noire, inconnue ; elle partageait chacune de ses souffrances, elle l’imaginait avec une pitié infinie, couché dans la boue, sans sommeil, sous la tente qui suinte et plie. Leur pensées se rejoignaient à travers le jour, à travers la nuit. Elle ne finirait donc jamais, cette guerre affreuse !… Dans un coin, Charles Réal, tenant les mains de sa femme, lui parlait à voix brève. Gabrielle penchait la tête, dissimulant son envie de pleurer. Et vraiment, à voir le jeu machinal des vieux, les attitudes familières, l’immuable tranquillité de la pièce, où le lent balancier de la pendule scandait l’heure de son grave tic tac, rien n’eût fait présager le drame qui se dénouait là : dans une heure, Henri et son père partaient.

À force de supplications, le jeune homme avait vaincu la résistance des siens. M. Réal, touché, comprenant qu’à cette minute critique, le pays avait besoin de tous, fier aussi de cet enthousiasme juvénile qui poussait Henri à imiter ses frères, avait consenti à le laisser s’engager. Seulement, pour être plus tranquille, il exigeait qu’Henri entrât au 3e zouaves de marche, le régiment de son oncle, le colonel Du Breuil, et tout à l’heure, rejoignant l’armée des Vosges, où, attaché à un corps du génie auxiliaire, il essaierait, avec ses torpilles, de nuire aux communications de l’ennemi, il allait emmener le jeune homme avec lui, jusqu’à Bourges. Là, il le confierait à Du Breuil, avant de reprendre son matériel à Saint-Étienne, pour le transporter à Autun. Mais le temps pressait. IL fallait, à la gare encombrée, coupée de la ville, — heureusement qu’on était sur la rive droite ! — à la gare où refluaient, de Blois et de Mer, dans un tumulte indescriptible, d’innombrables convois de blessés, de matériel et d’approvisionnemens, trouver place dans un train descendant. Avec douceur, avec tendresse, Charles Réal encourageait sa femme. Elle se mordait les lèvres pour ne pas éclater en sanglots. Dans son amour maternel, elle s’était dit : « Au moins, de mes trois fils, un me restera. Henri est trop jeune, il ne peut partir. » Et voilà qu’une fatalité le lui enlevait ; il lui fallait tout donner, son mari, ses enfans, aller au bout du sacrifice. Et cela, à l’heure la plus cruelle, quand se livrait la partie suprême. À voix étouffée, il essayait de trouver des mots d’espoir, de ramener un pauvre sourire sur le beau visage bouleversé. Lui aussiavait le cœur saignant : quitter Charmont à cette minute, laisser sans protection ces femmes et le vieux père ! Les deux derniers hommes de la maison partis, qu’adviendrait-il de ces existences qui lui étaient plus chères que la sienne ? Tout l’effrayant aléa lui apparut : le château à l’abandon, les Prussiens si près… Qui sait, bientôt peut-être les vexations, l’insolence de l’envahisseur ? Comment le père, avec sa rage patriotique, son caractère vif, supporterait-il ?… Avait-il été sage de céder à sa volonté têtue ? N’aurait-il pas dû, puisque Jean Réal était inséparable de Charmont et que Gabrielle et Marie se faisaient un devoir de ne pas abandonner les vieux, accepter l’offre de Poncet, écarter Marcelle et Rose ?… Mais non, à moins de fuir de ville en ville, il n’y avait qu’un parti digne d’une famille unie comme la leur. Les hommes à l’armée ; femmes, enfans, vieillards à la maison. C’est une lâcheté que de déserter le coin de terre où l’on tient par des racines si puissantes : la naissance, la mort ; de fuir le toit où successivement tous ont vécu, aimé, souffert, dans le jour à jour des tristesses et des joies, la douceur des souvenirs et la force des habitudes, la religion du foyer. Le père avait raison : c’était bien.

Marie avait repris sa broderie, jetait de temps à autre un regard furtif sur Gabrielle. Comme elle la comprenait et la plaignait ! Puis, point à point, elle suivait l’aiguille ; une expression indéfinissable passait alors sur son visage où la douleur et l’amour avaient épanoui une âme de femme ; elle paraissait écouter en elle-même, un doute mêlé d’espoir éclairait ses yeux bleus. Est-ce qu’elle ne se trompait pas, est-ce qu’une vie obscure n’allait pas bientôt remuer dans sa chair ? Elle en sentait courir à travers ses veines, avec un trouble plein d’anxiété, l’émoi précurseur, le frisson délicieux.

Le grand-père posa ses cartes et fit pivoter son fauteuil. Il venait d’entendre la porte s’ouvrir, dans un éclat de voix gaies. Henri entrait, entouré de ses sœurs. Marcelle et Rose le contemplaient avec une admiration attendrie, dont il jouissait naïvement, bien qu’il fît le détaché. Il eût cru d’une âme inférieure de paraître troublé et, bien que l’étant au fond, il éprouvait un orgueil enivrant à faire acte d’homme, — de héros, disaient les yeux de Rose. Mon Dieu, oui, de héros, s’avouait-il, tout en affectant une simplicité de bon goût, conforme à la situation. Il avait beau faire ; ses gestes, la vivacité de son regard, tout disait son triomphe. Il se sentait grandi de cent coudées, croyait porter déjà l’uniforme glorieux des zouaves, braies bouffantes, chéchia crânement plantée. Il n’aurait pas l’air d’un « bleu. » Le chagrin de la séparation s’effaçait devant le champ d’aventures qui s’ouvrait. Il n’était pas jusqu’à son regret de quitter Charmont et la jolie Céline, la petite couturière, fille du garde champêtre, autour de laquelle il tournait depuis deux mois, qui ne lui devînt plaisir amer à l’idée qu’il immolait l’amour au devoir.

Marcelle, en petite personne calme et avisée, — à la place d’Henri, elle aurait été se battre aussi, — le forçait à vérifier s’il n’avait rien oublié : son portefeuille, les photographies, sa montre, sa bourse, le grand couteau à trois lames avec scie, poinçon et tire-bouchon qu’elle lui avait acheté, pareil à celui de l’oncle Maurice. Ses seize ans, qui devenaient chaque jour plus réfléchis, lui laissaient, en dépit de son chignon de demoiselle et de sa robe longue, un air d’extrême jeunesse, qui la désolait. Rose ne lâchait pas la main de son frère, se collait à lui avec une gentillesse affectueuse. Ils avaient toujours été très camarades. La gamine, si bruyante d’ordinaire, toujours dans un envol de jupes et de cheveux blonds, se tenait songeuse, avec cette immobilité des enfans qui pour la première fois découvrent dans la vie des choses mystérieuses. Jusqu’ici tous ces événemens extraordinaires, l’attente et l’inconnu des Prussiens fantastiques, lui avaient été un divertissement passionné, quelque chose d’analogue aux terreurs des histoires de Croquemitaine et de Barbe-Bleue. Elle venait seulement de toucher du doigt une porte d’ombre, qui, redoutable, s’entr’ouvrait silencieusement, devant elle.

— La voiture doit être attelée, dit Jean Réal, en levant les yeux vers la pendule. Vous êtes prêts ?

— Une minute, dit Henri, soudain très rouge. Je reviens.

Quatre à quatre, il s’élançait dans l’escalier, courait à sa chambre où un instinct lui disait qu’il allait retrouver Céline. Elle avait aidé à la valise, il n’avait pu lui dire adieu devant ses sœurs, elle devait être là !… Une forme légère s’avançait dans le couloir ; Céline s’arrêta. Elle avait les yeux rouges, les joues pâles sous ses frisons dorés, un peu défaits. Jamais elle ne lui avait paru plus charmante, avec sa taille ronde et mince, son corsage bleu piqué d’une aiguille au fil blanc, sa frimousse fine. Il prit ses mains, qui étaient brûlantes. Elle osa alors le regarder en face, il ne vit plus l’ouvrière qui jusque-là évitait, partageait son affection timide. Elle fut la fleur brusquement éclose du premier amour, la rose fraîche du désir. Et d’un élan il lui jeta les bras au cou, leurs lèvres se touchèrent, dans un éblouissement. Elle le repoussa confuse, avec un retrait du buste qui était encore une caresse. Il sentit qu’elle lui prenait la main, y glissait un papier plié.

— C’est une médaille bénite, jeta-t-elle, portez-la toujours.

Et défaillante, elle s’enfuit. Henri serra le précieux souvenir. S’il ne portait pas la médaille, certes, il la garderait. Il la baisa avant de la serrer dans son portefeuille. Maintenant il pouvait partir ; il aimait, il était aimé, il était vraiment un homme.

Au salon, Jean Réal et Marceline étaient debout ; les adieux commencèrent par eux. La grand’mère, émue, tremblait ; et cela impressionnait, venant d’elle, si apaisée et si imperturbablement calme. Goguenard, mais avec une petite toux qui en disait long, Jean Réal fit seulement :

— Va, mon brave, et descends-en beaucoup !

Henri était son Benjamin ; il lui avait lui-même, ces derniers jours, appris l’exercice dans le parc, donné des conseils de tir ; l’élève faisait honneur au maître. Qu’Henri s’engageât, rien de mieux, et pourtant son vieux cœur était tout triste ; un peu plus, il l’eût maintenant empêché.

Mme Réal ouvrit ses bras, pour une muette, une interminable étreinte. Henri se hâtait, il abrégea les caresses de ses sœurs, désireux de ne pas montrer de faiblesse. Malgré la pluie battante, on accompagnait les voyageurs jusqu’à la voiture. La clarté jaune des lanternes plaquait, aux pieds du cheval, des reliefs de lumière mouillée. Le vieux Germain, qui avait arrimé les valises, tenait un parapluie ouvert, près de la portière. Charles Réal grimpa vivement, lança un dernier : — Bon courage ! Penché à la portière, tandis que le coupé roulait, Henri, à l’adieu suprême des baisers et des gestes, répondait, d’une voix joyeuse qui affrontait l’avenir : — Au revoir !

Marie, qui en embrassant Henri avait revécu la cruelle minute où Eugène, deux mois auparavant, s’était arraché d’elle, s’approcha de Mme Réal ; et quand, là-bas, au bout de l’avenue, la clarté des lanternes tourna, disparut, les deux femmes s’abattirent l’une sur l’autre en pleurant. Jean Réal dit enfin : — Allons !

La veillée commença morne. Marie, près de Mme Réal perdue dans sa pénible rêverie, avait repris son ouvrage. Marcelle à la table des livres, sous la lampe, ouvrait ses cahiers d’allemand, mais sa pensée y était encore moins que d’habitude. Aux pieds des vieux, Rose, la tête sur les genoux de sa grand’mère, bavardait avec insouciance, et son babil les distrayait. Tout à coup, Marcelle prêta l’oreille : un bruit de roues dans l’avenue… On se levait avec inquiétude : « Reviendraient-ils ? » mais dans le vestibule une voix résonna, étrangère et pourtant connue. Le comte de la Mûre, quittant sa pelisse de fourrure et ses caoutchoucs, montrait un visage défait, où l’inquiétude avait remplacé la morgue. Il inclina son crâne chauve : Mesdames !… baisa la main de la vieille Marceline, puis serrant la main de Jean Réal, il gémit :

— Je viens faire près de vous une nouvelle tentative. Je n’ai pas voulu partir sans essayer de vous convaincre. Mon cher ami, c’est de la folie de rester !

Et attirant le vieillard au coin de la cheminée :

— Vous exposez inutilement ces dames !

Jean Réal regarda cette figure craquelée de rides, ce teint de vieille porcelaine, dont le sourire aimable, la dignité convenue, lui avaient si longtemps fait croire, en dépit de la divergence de leurs opinions, à une entente de sentimens et qui, au rude choc des circonstances, tombait comme un masque, ne laissant voir qu’égoïsme et peur. Il eut un haussement d’épaules, murmura :

— Vous exagérez, mon bon.

M. de la Mûre se récriait. Il tira de sa poche une lettre, l’agita. C’était un mot de M. Brémond, le président du tribunal. Réal allait-il le récuser aussi ? « La forêt s’emplissait de patrouilles ennemies. Les campagnes fuyaient en masse. La lie des traînards, des francs-tireurs débandés, infestaient le pays, pillant et volant, aussi redoutables que les Prussiens. »

— Quant à ceux-là, dit M. de la Mûre, on sait trop de quoi ils sont capables ! Moi, à votre place, je plierais bagages sans perdre une minute. Mme de la Mûre et moi partirons demain matin. Nous n’avons que trop tardé.

— Et où allez-vous ? demanda Jean Réal, marquant ainsi qu’il était inutile d’insister.

— Chez nos cousins, les Grimadac, à Caudéran près de Bordeaux, où ma fille, qui est en Dordogne, nous rejoindra.

— Si loin ? fit malicieusement le vieillard.

— Je tiens à être à proximité du gouvernement. Par le temps qui court, un véritable Français ne peut se désintéresser de l’avenir de notre pays. Cette affreuse guerre ne peut pas être éternelle. Je suis de l’avis de M. Thiers, il faudra toujours finir par la paix, et le plus tôt vaudra le mieux.

— Permettez, dit Jean Réal.

Mais Germain, à pas silencieux, déposait sur un guéridon le grand plateau du thé ; Gabrielle, voulant prévenir la discussion, s’empressa d’offrir une tasse à M. de la Mûre ; Marcelle présentait le sucrier. — Du lait ? fit Rose. — Non, ma mignonne, un peu de rhum. Et tonifiant d’une addition vigoureuse le breuvage parfumé, il reprit : — Il faut être net en affaires. Nous avons perdu. Payons. Plus nous reculons la liquidation, plus cher elle nous coûtera.

— C’est un point de vue, dit Jean Réal, une rougeur légère aux pommettes. Seulement, vous partez d’un principe faux : Nous avons perdu ! Qu’en savez-vous ? C’est vite jeter le manche après la cognée. S’avouer vaincu d’avance, abdiquer toute idée de lutte, c’est pour moi, je l’avoue, un moyen trop simple de sortir d’embarras. Raisonnement de financier, de politique. Nous ne sommes pas en affaires ! Croyez-moi, Gambetta a raison. La seule pensée que nous devrions tous avoir, c’est de nous battre encore. Un peuple n’est perdu que lorsque tout son territoire est conquis, son dernier soldat tué. Et encore !… Non, ce dont une nation meurt, ce n’est pas du sang versé, de la ruine matérielle, c’est de l’abaissement moral. Mon cher, la seule vraie défaite irrémédiable, ce n’est pas celle qu’on subit, mais celle qu’on accepte.

M. de la Mûre laissa tomber les bras, fit la moue : décidément, ce vieux Réal avait la tête trop dure, il ne comprenait rien aux spéculations élevées ; comme de sortir de la vie habituelle vous change un homme ! Froissé au vif, il s’étonnait d’avoir pris pendant tant d’années son voisin pour un sage. Libre à lui de jouer aux hommes de Plutarque ! Il ne perdrait pas davantage son temps à le persuader.

Le silence se prolongeait. M. de la Mûre se leva :

— Après tout, mon bon ami, je n’insistais que dans votre intérêt.

Et tourné vers la grand’mère et Gabriel le : — Ma femme m’a chargé de vous redire encore qu’elle se mettait à votre disposition, si vous changiez d’avis. — Il flatta les joues de Rose et de Marcelle :

— Elle eût été charmée d’avoir ces petites compagnes de voyage.

Jean Réal le reconduisait, le regardant mettre soigneusement ses caoutchoucs, endosser sa pelisse, nouer un foulard à son cou, rabattre les oreillettes de sa toque de fourrure. Il ne prendrait pas froid ! Ils échangeaient une poignée de main molle. — Eh bien, adieu ! mon cher. — Adieu.

La porte claquée, le roulement de la voiture décroissant, Jean Réal rentra au salon, où toutes attendaient, Marcelle s’approchait de lui, et l’embrassant avec effusion : — Cher grand-papa ! — Il secoua sa tête blanche, dit avec bonhomie : — Et voilà vingt ans d’amitié par terre.

Cette nuit-là, on dormit mal. Le lendemain, avant le déjeuner, Jean Réal, sa tournée de propriétaire achevée, — suivait la grande avenue de hêtres qui menait au village. La pluie avait cessé. Un vent froid entre-choquait les branches où bruissait un murmure triste. Tout en marchant, il emplissait ses yeux du paysage familier : la fuite des prairies semées de noyers jusqu’au fleuve, la terre brune des vignes, les massifs des bois, tout le large domaine qu’il avait lentement créé, perfectionné, et que chaque année il voyait avec le même culte fervent, verdir, jaunir, s’épanouir en moissons lourdes, en grappes sucrées, en feuillages ombreux, puis sécher, mourir, pour renaître. Il arrivait à la grille, tournait sur la grande route. À sa droite, quelques maisons s’espaçaient, descendant vers la berge sablonneuse où les hauts peupliers dressaient leurs fuseaux. Il prit à gauche, vers la mairie et l’église, croisa quelques soldats qui lui demandèrent l’aumône. Eux aussi se disaient trahis. C’étaient des mobiles de la colonne de Tours, du régiment même qui, se portant au renfort de Chanzy, avait bivouaqué à Charmont, dix jours avant, et dont Jean Réal avait hébergé au château les officiers. Il revit le salon plein, les uniformes neufs, l’entrain avec lequel on avait toasté, verres de punch en main, au succès. Il écarta les mendians, d’un refus brusque, et poursuivi d’injures, parvint à la petite place plantée d’une rangée de tilleuls taillés. Devant la mairie, les membres de la commission municipale, la séance finie, se disputaient. L’instituteur, un homme chétif aux cheveux roux, aux yeux verts, aperçut le premier Jean Réal et, le saluant, vint comme pour lui demander secours.

— Parlez-leur, monsieur ! Moi, je ne suis rien, on ne m’écoute pas. Pour que personne ne pense à se défendre, ils veulent jeter tous les fusils dans le fleuve !

Républicain convaincu, forcé de se taire sous l’empire, il s’était donné carrière depuis le 4 septembre, parlant haut enfin, jouissant de son triomphe vis-à-vis de la commission municipale, composée de l’ancien conseil, dissous avec tous ceux de France en septembre, mais maintenu par arrêté préfectoral. Il se retrouvait seul, maintenant que, la République en péril, les conseillers la défendaient avec autant de mauvais vouloir qu’ils l’avaient servie d’abord avec platitude. Mais déjà un des gros bonnets, Massard, prenait Jean Réal à partie. Il fallait que le danger fût grand, la peur pressante, pour que le menuisier, connaissant les idées du château, se risquât à contrecarrer le plus grand propriétaire, le bienfaiteur du pays. Rubicond et ventru, il battait l’air de ses bras courts. « Était-on fou ? Ils n’étaient pas soldats. Les mobilisés ? Partis. Les gardes nationaux sédentaires ? Il y en avait treize bien comptés. Quand on n’est pas les plus forts, on se couche. Ce n’était pas la peine de faire brûler Charmont, fusiller les gens. Tout ça pour rien ! » Et voyant que ses argumens rencontraient une approbation générale, il avisa l’Innocent, qui, gravement, à l’autre bout de la place, faisait l’exercice avec un bâton, aux huées des gamins.

— Eh ! l’Innocent ! c’est-il toi qui vas nous défendre ?

On rit. L’idiot, tournant ses yeux rouges et sa tignasse crépue, mit le groupe en joue. Le maire, Pacaud, que la présence de Réal gênait, se décida et très vite : « Il n’y avait pas de déshonneur à agir selon la raison. Pourquoi garder des armes inutiles ? Ça pouvait faire du tort à la communes. À quoi ça servait-il que la guerre durât ? Plus tôt on arriverait aux élections… »

Sous les yeux clairs du vieillard, il parlait avec un embarras irrité, secouait sa tête bovine, frottait l’une contre l’autre ses mains épaisses.

— Mais gardez au moins vos fusils ! cria l’instituteur. On peut les mettre de côté, sans les détruire !

Jean Réal fit un signe : « Qu’on les lui confiât. Il les garderait, lui. Ce n’étaient pas les caves qui manquaient au château. » Soulagé, Pacaud abonda. Parfaitement, on les porterait aujourd’hui même. Les autres, malgré l’opposition de Massard, acquiescèrent sans enthousiasme. On regardait Jean Réal en dessous, avec méfiance. Tous les visages suaient l’inquiétude, l’agitation. Un vent aigre charriait la pluie. Au-dessus de l’église, le ciel était noir.

Jean Réal s’éloignait. Il se rappelait les fanfaronnades du même Massard, en juillet, avant la guerre. Assombri, il songeait à cette apathie des campagnes, couardes et veules, prêtes à tout plutôt que de compromettre leur sécurité animale. Ainsi, on en était venu là ! Ayant toujours tourné dans son cercle laborieux de terrien, limité aux joies et aux soucis de la famille, il ne savait à quoi attribuer cette déchéance d’un grand pays. Il constatait la plaie, et s’étonnait de son étendue rapide, si profonde qu’elle pourrissait toute notion juste du bien et du mal, étouffait jusqu’aux sentimens sans lesquels on n’est pas digne d’être homme.

Le curé, M. Bompin, sorti d’une ruelle, eut un moment d’hésitation, et le saluant de loin, rasant les murs, s’éclipsa. Jean Réal ne fit qu’entrevoir la longue tête de mouton triste, la soutane usée : « Encore un, se dit-il, à qui je fais peur. Un brave homme, charitable pourtant, mais il aime trop la paix… »

Des cris, des voix colères montaient d’une maison, sur le seuil de laquelle parut le garde champêtre. Fayet, le père de Céline, avec sa plaque et son petit sabre courbe, sa blouse propre, avait la Figure rasée, l’air énergique d’un ancien troupier. Loin d’éviter M. Réal, il lui fit le salut militaire, l’accosta avec un respect dévoué :

— C’est la Clicharde, expliqua-t-il, à qui on a volé un jambon, et vingt francs qu’elle avait dans une boîte… Quelque maraudeur, bien sûr. C’est mal pour des soldats… Et comme il en avait gros sur le cœur, il l’accompagnait un moment… « Croirait-on que des dernières troupes qui avaient passé il restait plus de dix soldats dans le village ! Massard en cachait deux, ne se gênait pas pour leur dire de rester là, de travailler chez lui, que ça vaudrait mieux que de se faire conduire à la boucherie… Ah ! au temps d’Inkermann et de Balaklava !… »

M. Réal regagnait la petite porte de la grille, s’engageait dans l’avenue. Le château, entre l’arceau lointain des hêtres, sous le ciel sombre, eut beau montrer sa façade amie, les yeux paisibles des fenêtres, pour la première fois, le vieillard n’en reçut aucune joie. Était-ce bien son Charmont ? Il se sentit vieux, il avait froid. À pas lents, sa haute taille un peu voûtée, il avançait, absorbé. La pluie creva, noyant l’horizon d’une rafale grise. Elle ruisselait des arbres, picotait les flaques, étendait la boue. Alors, devant l’effondrement brusque de toutes les croyances de sa vie, hanté par ce qu’il venait de voir, désertion, lâcheté, abandon stupide, pénétré par cette tristesse des choses, ce midi de pluie qui faisait le jour pareil au soir, il murmura, dans un bref accès de découragement :

— C’est la fin.

XII

Eugène, fourbu, marchait mécaniquement, les pieds meurtris dans ses bottes percées. Abaissant un œil morne sur la route durcie et défoncée, à peine s’il entendait le long murmure des pas, le bruissement inégal de la compagnie, du bataillon, du régiment en retraite. À peine s’il voyait par momens la campagne désolée, les squelettes des arbres noirs sous le givre, le lointain ondulement de l’armée : ici des batteries aux chevaux maigres peinant sur les traits tendus, là des files de convois, des alignemens de cavaliers, tout le lourd amas des colonnes mouvantes. C’était l’après-midi du 11, après les quatre jours de Josnes.

Eugène, qui avançait tête basse, buta contre un caillou ; M. de Joffroy le retint. Eugène avait maigri, l’air souffreteux, l’entrain tombé. Lui résistait, habitué à une vie de campagne, plus tanné seulement, sa barbe poussée. Quant à Groude, malade, il se traînait, la face ravagée de bile. Il restait silencieux des heures, ne sentenciait plus de proverbes, toute son application obstinée à suivre. M. de Joffroy dit à Eugène : — Voulez-vous que je vous passe ma gourde ? Ça vous remettra.

Mais Eugène n’avait ni soif, ni faim, ou plutôt tous ses instincts se fondaient à ce moment en un seul besoin : dormir. Une somnolence aux yeux ouverts l’engourdissait. Le grand coup de fièvre de Villepion, de Loigny, la détente harassante des jours suivans, de la retraite aux étapes obscures, l’énervement ensuite des quatre derniers jours de Josnes dans le sursaut des efforts continuels, le cauchemar interminable de la bataille, lui laissaient un accablement moral, une torpeur physique où il ne pensait presque plus à Marie, ni à rien de sa vie passée, tout au défilé des courtes visions immédiates, à une rage sourde d’en finir : humiliation de reculer encore, honte de sentir baisser autour de lui confiance et patriotisme, haine enragée et impuissante contre l’envahisseur. Un arrêt brusque fit courir son remous dans les rangs emmêlés. On se laissait choir, le dos rompu par le sac ; les fusils jonchaient le sol ; on se taisait, ou bien c’étaient des récriminations et des plaintes. Ça n’aurait donc pas de fin, cette guerre ! Le long de la route, dans les champs, un régiment de lignards s’écoulait, corps dépenaillés, visages blêmes aux joues creuses, aux yeux luisans.

Verdette, brûlant de lièvre, accroupi près d’une flaque gelée, cassait, avec la crosse de son remington, des morceaux de glace terreuse qu’il suçait avidement. Et la marche reprit, le piétinement de bêtes. Des coups de feu lointains firent un instant dresser les têtes : « Y’là qu’ils s’aperçoivent qu’on décampe ! » Puis le bruit cessa, les têtes retombèrent. À trois heures et demie, le 75e mobiles arrivait à Villegonceau, dressait ses tentes sur le plateau désert, autour de quelques fermes aussitôt envahies. À coups de poing, à coups de pied, on se disputait la paille. Le sol était si dur que les piquets de bois des tentes n’y pouvaient entrer ; on dut cette fois encore planter les baïonnettes dans les anneaux des cordes. Autour des feux où le plus souvent ne cuisait rien, des ombres se groupaient, noires dans la nuit vacillante. On mâchait du biscuit gelé, on échangeait de rares paroles ; on sentait plus vivement le froid, la faim ; et cette tristesse se prolongeait dans le sommeil.

Le 12, à travers le brouillard, qui peu à peu tournait en pluie, l’armée hâve et lasse se remettait en marche. Par la campagne noyée d’eau, par les routes grises s’étendit la masse d’hommes, dans le roulement confus des charrois, le passage des canons, l’immense fourmillement des fantassins et des cavaliers. Bien vite, sous l’averse incessante du dégel, la terre se liquéfiait, les ornières devenaient lacs ; routes et campagne, à force d’être foulées au pied, n’étaient plus que fange grasse, étangs limoneux, où les arrière-gardes enfonçaient jusqu’aux chevilles. En vain, à Maves, à Nuisement, deux petits combats élevaient dans l’air strié de pluie leur rumeur brève et sourde ; on scrutait anxieusement l’horizon, on écoutait la voix inexorable du canon, ce perpétuel grondement dont toutes les oreilles depuis deux semaines bourdonnaient ; puis les visages, un moment inquiets, se penchaient de nouveau ; l’armée continuait sa marche lente, alourdie par l’épaisse glu qui collait aux semelles en paquets de plomb, trempée du déluge torrentiel qui ruisselait aux képis, imbibait pantalons et capotes. Eugène courbant le dos, pataugeait. La brigade venait la dernière du corps, déployée pour pouvoir, en cas d’attaque, répondre plus rapidement. On cheminait à travers vignes, labours, ravins et fossés, enfonçant dans les sillons, détruisant le blé vert. L’horizon sans arbres, sans clochers, indéfiniment reculait, sur la plaine sans limites, l’océan de boue. De temps à autre, un mobile tombait, demeurait là. Cassagne tout à coup lança un juron : une de ses bottes l’avait quitté. Clopin-clopant, talonné par les rangs suivans, il dut en gémissant poursuivre.

— Ben quoi, dit Verdette dont les yeux doux étaient à présent farouches, tu seras pieds nus, comme les camarades !

Beaucoup avaient depuis longtemps perdu leurs souliers, les pieds enveloppés de linges sans nom, ou s’écorchant à même.

Eugène revit le Bavarois de Faverolles et songea : « Bien mal acquis ne profite jamais, comme dirait Groude. » Mais au fait, où était-il donc, Groude ? Il se retourna, l’aperçut loin en arrière, plié en deux, se tenant le ventre d’une main, l’autre crispée sur un échalas en guise de bâton. La figure lamentable de l’architecte disait un entêtement désespéré à ne pas abandonner le rang, à tenir jusqu’au bout. Plus d’un se serrait comme lui à ses voisins, lié à ce petit centre de l’escouade qui de la section à la compagnie, de la compagnie au bataillon, nouait ce chapelet de soldats. Quitter la colonne, se reposer un instant ? mais après, comment rejoindre ? Où aller, que devenir ? L’intérêt plus que la discipline groupait ces bandes en marche. Pourtant des traînards s’essaimaient, aussitôt maraudeurs, rués à l’assaut des fermes et à la conquête des villages. Ceux qu’on traversait, maisons formées sous la pluie, regorgeaient de blessés et de malades, varioleux ou typhiques.

Depuis huit heures du matin, Eugène marchait ainsi, aux côtés de M. de Joffroy, du même pas automatique qui ne choisissait plus la place où se poser, plongeait indifférent. Des arrêts à toute minute, des départs glissans, et tout autour, le vaste écoulement sans fin de l’armée, hommes et chevaux crottés jusqu’aux épaules, essieux embourbés, canons qu’on pousse aux roues.

— Y a-t-il encore quelque chose dans votre gourde ? demanda-t-il au capitaine. Elle était vide. Une soif ardente les dévorait. Eugène marchait toujours, dans un hébétement où le sommeil parfois le prenait debout. Le passé, l’avenir, un trou noir ; l’idée de boire, de manger, de dormir surtout succédait seule à l’idée de patrie, au doux sentiment de son amour ; ni conscience ni souvenir, un besoin machinal si impérieux qu’il étouffait tout. Cette lumière intérieure qu’il avait entrevue à la veille de Coulmiers, à la veille de Loigny, cette petite aube pure de devoir et de sacrifice, soufflée, éteinte. Le tendre visage de Marie, loin, trop loin, dissous dans la brume d’eau, la pluie, la pluie.

Cependant, vers le soir, le 75e voyait pointer, grandir le clocher de Pontijou. Tous les corps s’arrêtaient sur un même jalonnement d’avance prévu, fixé par la pensée vigilante. Dans ce vaste désordre de chacun des corps, un ordre général reliait l’armée flottante, maintenait compact ce faisceau énorme. Et c’était l’idée volontaire et minutieuse, jaillie du cerveau du chef, le dispositif quotidien des plus petits mouvemens, la mince ligne d’écriture griffonnée en hâte, dont le fil tenace, enveloppant ces milliers d’hommes, marquait une présence invisible, la sûre volonté du commandement.

Eugène avec sa troupe, — de trente, la section était tombée à quinze, — traversait un ancien camp dont ils ramassaient la paille pourrie. Halte ! On était dans un labour. Une boue si profonde que les piquets n’y mordaient pas, — les baïonnettes d’hier pas davantage. Impossible de dresser les tentes. Ni bois ni eau, que les corvées durent aller encore chercher à un kilomètre et demi. Pour se faire une litière, jouir du fumier, il fallut ratisser avec des bâtons la boue liquide.

Le 13, dans l’aube affreuse, l’armée secoua son sommeil funèbre, sortit de son lit de vase, et de nouveau par les routes en fondrières, la campagne noyée d’eau, la nappe d’hommes s’étendit, dans le roulement plus pénible des charrois, l’ahan des attelages aux canons, l’immense cheminement, ralenti, exténué, des fantassins et des cavaliers. Vendôme pour tous se levait au bout de l’étape dans une attraction de phare, sur cet océan de misères. C’était la ville, avec ses toits, sous lesquels on dort, on mange, on boit, et bien que beaucoup dussent camper autour, sans y entrer, ils souhaitaient la voir apparaître comme un lieu béni de protection et de repos, une terre promise. Tout le jour le mirage recula, sous le flagellement de la pluie, le rejaillissement des flaques. On dépassait des soldats étendus, agonisant de fatigue, où morts. On traversait des villages presque abandonnés ; des traînards occupaient seuls des maisons, s’entassaient aux granges, sourds, hagards, insensibles aux menaces, aux prières. Ils aimaient mieux se faire prendre, bétail humain, par les uhlans à leur poursuite. Plus loin, d’autres villages semblaient déserts, vidés par un fléau. Et la campagne aplanissait toujours la désolation de ses champs uniformes. Des chevaux crevés, déjà raides, des prolonges enlizées obstruaient les routes. La faim, la soif devenaient intolérables, on buvait aux mares, aux sillons ; des plants de choux gelés, en un instant étaient arrachés, avalés crus. Dans une ferme où l’on mettait le pain à cuire, la fournée de pâte molle fut pillée, la farine chaude mangée sur place ; les paysans, — sans doute ils avaient des fils, — pleurèrent de voir cela.

Eugène marchait sous l’impulsion de la souffrance acquise. Lui aussi mourait de besoin, eût voulu se laisser tomber comme sur un lit moelleux dans cette infecte boue : dormir,… dormir… Mais il comprenait qu’il ne se relèverait pas. Ce n’était plus son devoir, son amour, qui le retenaient à la vie ; mais un instinct sauvage de conservation, qui faisait de lui un automate, rivé à l’atteinte du but. Alors, il se serrait contre M. de Joffroy, dans un besoin de s’épauler contre quelqu’un de plus fort ; mais le bon géant, souffrant, marchait en silence, la mine sombre, ne secouant sa tristesse que pour jeter aux hommes une exhortation, un ordre. Et Groude ? Il n’était plus là ; ce matin au départ, il s’était évanoui, on l’avait chargé sur un fourgon. Derrière Eugène, la section suivait, pauvres diables que le même instinct de conservation, l’habitude groupaient en noyau ; une mise en commun de douleurs et de besoins, de forces latentes aussi. Que de manquans, depuis Tours ! Coulmiers, Loigny, Josnes, les privations, les marches… une moitié tuée, blessée, disparue. Ces visages qu’au début il différenciait mal, lui étaient familiers maintenant. Il lui semblait avoir toujours vécu avec chacun, il connaissait leurs façons d’être, leur caractère ; ces épreuves qui faisaient sortir tout ce qu’il y avait en eux de bon et de mauvais, mettaient à nu leur âme véritable, retrempaient les uns, pourrissaient les autres. Il se retourna : le caporal Boniface, très pâle, une lueur têtue dans les yeux, avançait, portant courageusement le sac, fusil à la bretelle. Le gros Neuvy, maigri, roulait des regards éplorés. Cassagne avait l’air de méditer un mauvais coup ; son visage suait la révolte et la haine. Où était donc Verdette ? Tout à l’heure, il trébuchait, avec son museau noir de taupe, parlant tout seul. Eugène en vain se retourna plusieurs fois, il ne le revit pas. Le petit homme, n’en pouvant plus, avait déserté. Beaucoup faisaient comme lui, passant à proximité de leur pays, ou parfois même le traversant. La tentation était trop forte ; ils jetaient leur fusil, restaient au village. Dans quelques régimens, les traînards étaient si nombreux qu’on dut les contenir par de la cavalerie ; Eugène, le cœur serré, vit un moment, sur une route à l’horizon brouillé, les chasseurs d’Afrique charger.

Enfin, de bouche en bouche courut le mot magique : Vendôme ! Vendôme ! La nappe d’hommes s’immobilisa. À ce moment les cataractes du ciel crevèrent, un ruissellement s’abattit. Autour de la ville, brusquement emplie d’un tumulte boueux, les trois corps dressèrent leurs camps. À travers le cloaque de la campagne, par les routes indiquées, la masse flottante, en trois jours d’incroyables fatigues, avait été conduite, rassemblée sur les positions choisies. Pour la seconde fois, par une retraite douloureuse dont la difficulté lui faisait honneur, l’armée échappait à l’ennemi victorieux ; Chanzy venait de l’établir sur une nouvelle base de défense. Vaste front de 30 kilomètres, sur lequel bientôt les feux s’allumèrent. Le courage revint. On allait pouvoir manger, boire, dormir, et demain, se battre.

Le 14, Eugène, à ne pas bouger, goûta une ivresse délicieuse. Bien que restant avec sa troupe, car comme M. de JofFroy il partageait toujours la dureté du lit de terre et la pauvreté des ressources, loin d’imiter tant d’officiers dont le premier soin était de quitter leurs soldats, à ce point que Chanzy faisant la tournée des avant-postes ne trouvait dans sa longue visite ni un général, ni un chef de corps, — quelques heures de sommeil profond, dans de la paille achetée à une ferme, l’avaient à demi rétabli. Il ne gardait plus qu’une courbature. Se débarbouiller, changer de chemise, manger avec du pain qui ne fût pas détrempé un poulet sauté dans une marmite de soldat, se chauffer longuement à la flamme du bivouac, ces actes si simples que la privation rendait si précieux, refirent de lui un homme. Tant est grande la somme de fatigue que peut supporter un organisme jeune, tant se réveillent vile des réserves insoupçonnées d’énergie.

M. de Joffroy comptait son monde, passait une revue sommaire. On porta manquans Verdette et trois autres. La compagnie était de celles qui avaient le moins perdu ; beaucoup d’isolés circulaient au hasard, campaient dans les bois, des détachemens erraient à la recherche de leurs cantonnemens. Gronde et cinq typhiques furent envoyés à Vendôme, d’où Chanzy faisait évacuer en hâte les hôpitaux pleins de varioleux et de blessés. Il parait à tout ; on distribuait les munitions venues de Bordeaux, on réapprovisionnait les convois, on remit de l’ordre dans les chemins de fer et les gares ; le temps pressait, déjà, dans l’après-midi le contact avait été repris. Une fraction de l’armée du grand-duc attaquait. Eugène entendit le canon du côté du Nord, sut le soir qu’on avait conservé Morée, mais perdu Fréteval. Malgré la neige qui s’était mise à tomber, cette seconde nuit fut calme et reposante. Roulé dans sa couverture, blotti dans la paille, il reprenait possession de lui-même : idées, sentimens, images de sa vie passée, de son bonheur si court, Charmont, les siens, Marie… Il s’étonnait d’avoir pu l’oublier si complètement ; tout avait sombré dans cet abîme de lassitude ; tout renaissait, mais sans sécurité, sans vivacité, dans une espèce d’acceptation résignée, de mélancolie sous la meule de cette aveugle fatalité qui pesait sur lui, sur des milliers comme lui… Peu à peu, sa rêverie s’obscurcit, dans un néant sans rêves.

Le 15, Eugène recevait avec joie l’ordre d’abattre les tentes. Chanzy, qui la veille avait étudié le terrain, décidait de faire passer sur la rive droite une partie du 16e corps ; le reste demeurerait sur le plateau de Sainte-Anne, en avant de Vendôme qui ne serait plus considérée que comme tête de pont. Un ordre du jour d’une simplicité magnifique était, avant de partir, écouté sous les armes. Et en route ! La bataille imminente, on évitait d’y penser… On allait revoir une ville, des rues, des magasins ! Par les rampes qui mènent à la vallée, et d’où l’on découvrait les ponts sur les deux bras de la rivière, le hérissement des toits et des clochers, par les rues étroites et tortueuses, le 75e descendit. Eugène foulait allègrement le pavé, s’amusait des visages aux fenêtres. La ville n’était qu’une inextricable cohue de soldats de toutes armes : capotes grises des mobilisés, blouses noires de la mobile, pantalons rouges de l’infanterie, des dolmans à brandebourgs, les vestes bleues et vertes des cavaliers, les manteaux sombres de l’artillerie, armes rouillées, draps plaqués de boue, les visages barbus et sales, tout cela formait un ensemble disparate, bruyant et terne. Entre les files des voitures, l’amoncellement des convois de vivres, on se glissait ; les chevaux osseux, affamés, cherchaient à mordre. Pour la première fois, depuis huit jours, un pâle soleil reparaissait. Eugène en était tout ragaillardi. On gagnait sans trop de peine, sur la rive droite, les hauteurs de Courtiras d’où l’on domine la Loire. Le terrain était plus sec, le temps radouci. Encore un bon repas, une bonne nuig, et après cela les Prussiens pouvaient venir !… Ils étaient là. Comme on achevait d’édifier les petites maisons de toile, le canon, sur la rive qu’on venait de quitter, retentit. Eugène éprouvait un allégement étrange, dont la honte ne diminuait pas le plaisir, à assister en spectateur à la bataille invisible qui, vis-à-vis, débordait en fumée au-dessus de la crête et dont le vent apportait, avec une odeur de poudre, le bruit croissant. Cependant, sur les feux des cuisines, les soupes commençaient à bouillonner. Un ordre : Bas les tentes ! Aux faisceaux ! Eugène partageait la mauvaise humeur de ses hommes. Pas de chance ! retirer précipitamment la viande à peine cuite, renverser les marmites… Adieu le bon repas et la bonne nuit ! et dans le jour redevenu gris, voilé de gros nuages, lentement le 75e reformé se déroula, redescendant vers le Loir, gagnant le bas de la colline grondante qu’ils contemplaient paisiblement de loin tout à l’heure.

À subir sans ordres, l’arme au pied, jusqu’à ce que le soir tombât, une attente interminable, Eugène ne ressentait plus le même énervement que jadis, à Coulmiers. Tant d’impressions violentes avaient passé sur lui ! il se pliait à la nécessité souveraine. L’exaltation qui l’avait transporté à Loigny, la griserie du chassepot brûlant entre ses doigts, quand il tirait coup sur coup, sans réfléchir, avait fait place, après le suprême effort de Josnes et le fléchissement de la retraite, à une indifférence fatiguée. Il avait vu trop de larmes, trop de sang, trop de morts. Son devoir, il le remplissait sans défaillance, mais sans joie. Pourquoi s’était-il réjoui, à Courtiras, d’éviter le combat ? Pourquoi s’affliger maintenant ? Qu’on avançât, qu’on restât là, il ne s’en souciait plus. Est-ce que son destin n’était pas écrit ? Là-haut, devant eux, la fusillade crépite, le canon tonne, le temps passe. La mystérieuse partie se jouait en dehors de lui. Dès le matin, au 21e corps, les marins de Jaurès avaient repris Fréteval, détruit le pont. Le grand-duc, dont l’armée épuisée se traînait depuis Josnes sur les traces de Chanzy, réattaquait en vain. Mais deux corps de l’armée de Frédéric-Charles entraient en ligne et, tandis que tous les efforts de l’un venaient se briser à Sainte-Anne contre la mâle résistance de Jauréguiberry, l’autre réussissait à emporter, au centre, les hauteurs de Bel-Essort, dominant Vendôme. La ville était découverte, Jauréguiberry menacé de flanc. La nuit tomba sur la bataille indécise.

Le 16, à l’aube, elle était perdue. Sans un coup de canon, sans un coup de fusil, dans les ténèbres, dans la décomposition grandissante, une défaite silencieuse accablait l’armée à bout. Les énergies achevaient de s’éteindre, les meilleurs n’en pouvaient plus. Seul, Chanzy, sans une seconde de défaillance, se raccrochait à une foi invincible. Il n’était pas las de la poursuite, ni de sa lourde responsabilité en face de l’ennemi acharné, dans l’immense rumeur de cette canonnade qui depuis dix-neuf jours les enveloppait de son inexorable menace. Il comptait sur l’épuisement fatal des adversaires, autant que sur sa propre ténacité. La fortune changeante reviendrait à la justice de sa cause, au secours du pays saccagé par une horde de dévastateurs. Sa pensée prévoyante planait sur le désastre. Il n’avait qu’une idée : lutter encore, toujours. Ses instructions prescrivaient une résistance poussée aux dernières limites. Force lui fut de se rendre à l’évidence. Les troupes qui avaient dû camper sans feu dans la boue, dans la neige, laissaient trop voir qu’il ne fallait plus rien exiger d’elles. Des rapports alarmans se succédaient à toute minute. Jauréguiberry lui-même venait à cinq heures du matin déclarer que c’était fini. Chanzy, avec sa décision prompte, se résignait à la retraite. La retraite encore ! Sur le Mans, cette fois, le Mans, nœud de routes et de lignes ferrées, centre inappréciable d’approvisionnemens pour une armée qui avait un tel besoin de se refaire, le Mans, qui avec ses environs accidentés, couverts de forêts de pins, de vergers, coupés de talus, de fossés, présentait un excellent terrain de défense. Mais la retraite avec une armée désormais rompue, démoralisée, troupeaux plus que troupes, où rien, ni la volontaire, la minutieuse direction du chef, ni le sentiment du courage utile, de la discipline nécessaire, de la plus simple dignité humaine, ne prévalait contre l’excès de tant de souffrances, de si cruelles misères ! Autant, dès lors, la commencer de suite. Et profilant du brouillard pour cacher ses mouvemens, l’immense agglomération, dissoute dans chacun de ses corps, mais liée toujours par le fil tenace de la pensée en éveil, cette mince ligne d’écriture qui par le dispositif quotidien, le sûr détail des ordres, rassemblait ces milliers d’êtres, — le flot tumultueux se répandit. Par les routes indiquées, vers les étapes choisies, à travers le marécage de la campagne morne, avec une confusion gigantesque, l’armée s’écoula de nouveau, dans le roulement des convois, l’ahan essoufflé des attelages aux traits tendus des canons fangeux, le grouillement exténué des hommes et des chevaux étiques. Tandis que des batteries couvraient le départ, et qu’à l’extrême gauche, le général Rousseau tenait toute la journée encore, devant Morée, dont il reprenait les premières maisons, des explosions se succédèrent. C’étaient les ponts du Loir, qui sautaient derrière l’amas des colonnes, abritées maintenant par la rivière. Dans Vendôme un désarroi éperdu. La gare bourdonnait du tohu-bohu de l’évacuation. On empilait munitions et vivres. Enfin l’énorme file du dernier train, attelé de deux locomotives, s’éloignait à toute vapeur.

Eugène, sur la route noire, marchait, repris à l’inexorable étau de sa place dans le rang. On ne s’arrêterait donc jamais, il faudrait éternellement se battre, reculer ! On avait eu pourtant du courage, autant que les Prussiens. Pourquoi étaient-ils les plus forts ? Pourquoi la France était-elle toujours vaincue ? Quel crime expiait-elle ? N’avait-elle pas montré pourtant un merveilleux ressort ; au souffle de Gambetta, des armées nombreuses ne s’étaient-elles pas levées du sol ? Il ne se doutait pas que, se révélât-il un chef comme Chanzy, déployassent-elles, comme elles l’avaient fait, une bonne volonté sans bornes, un héroïsme spontané, tout cela était vain, car on n’improvise pas des armées ; seule, la longue éducation militaire de l’ennemi lui donnait l’avantage, par un peu plus d’endurance. Et accusant le sort, dans une exaspération impuissante, il retombait au fatalisme. Il s’était dit, au début, avec l’enthousiasme d’une âme jeune et noble : « Je ne suis qu’un atome, dans cet ouragan qui bouleverse deux grands pays, mais, si infime que soit mon rôle, je puis du moins, par cette humble offrande, me rendre utile, selon mes forces. » Il s’était, par un élan de sacrifice, haussé jusqu’à sa propre découverte ; un domaine intérieur, presque vierge lui était apparu : la possession de soi, la conscience de sa mission humaine ! Avec l’aube de Coulmiers, un lever de lumière s’était fait en lui, le fortifiant contre l’égoïsme de ses regrets, de ses défaillances, contre le déchirement de sa vie et la peur de la mort. Sous Orléans, dans l’inaction amollissante du bivouac, un moment l’exemple de Pirou, la nécessité de l’exécution, lui avaient rendu plus pénible son devoir, plus odieuse la guerre. À Villepion, à Loigny, dans l’ivresse du combat, une fièvre meurtrière l’avait soulevé, l’ardent souhait du triomphe sanglant de la Patrie. De quel cœur frénétique il visait, tirait machinalement. À Josnes, ç’avait été le sombre va-tout de l’énergie désespérée, l’entêtement de la religion nationale, et aussi l’humiliation commençante, un enragement personnel à cette tuerie à distance, déjà l’ébranlement, le doute. Puis, avec la retraite sur Vendôme étaient venus, sous le poids trop lourd, la chute rapide et le glissement sur la mauvaise pente. Un moment, restauré, réchauffé, il avait repris pied. Maintenant, achevé par la dernière nuit, il partageait l’écrasement silencieux de la défaite sans combat. Ces dix heures d’abominable insomnie, sous la pluie battante, à changer continuellement de place, tant la boue enfonçait, avaient suffi à le ramener au niveau de cette foule sans âme qui, heurtée par le timon des charrettes et la croupe des chevaux, se traînait bestialement, couverte de haillons et de vermine.

Qu’elle fut dure, la montée de la côte de Villiers, cassés en deux sous le sac, dont les courroies sciaient l’épaule, dont la pesanteur semblait augmenter à chaque pas, à ce point intolérable que beaucoup se débarrassaient de leur fardeau, en jonchaient les fossés. Le pied heurtait des paquets de cartouches, des fusils, et aux endroits des distributions, des monceaux de biscuit et de viande, abandonnés pour ne pas avoir à les porter. Eugène touchait à la plus dure épreuve. Il retombait à cette prostration où seule avait place la détresse physique. De tout son être, il souhaitait la fin de l’étape : ne plus marcher, ne plus souffrir ! Un lit où s’étendre devint son idéal maladif. Le plus humble des lits, une paillasse aux draps rudes… Par instans, il implorait du regard M. de Joffroy, comme si celui-ci eût pu lui donner un peu de sa force. Le capitaine, redressant sa haute taille, s’arrêtait pour interpeller ses hommes. Mais les encouragemens de la grosse voix sonnaient creux. Le caporal Boniface laissait s’allonger son intervalle. Cassagne, verdâtre, à chaque halte, s’accroupissait, vidant ses entrailles. Neuvy, qui depuis longtemps boitait, se laissa rouler d’un coup, criant : « Je n’en peux plus ! J’aime mieux mourir. »

Le 17, la marche reprit. De Lunay, où le 75e avait couché, Eugène, dont le lit comme toujours avait été de paille humide, rentra dans l’éternel cauchemar de boue et de neige. Le régiment formait l’extrême arrière-garde du 16e corps, avec les batteries qui, dans chaque division, établies à des points dominans, devaient protéger les colonnes. Pourvu que, comme hier, l’ennemi ne harcelât pas la retraite ! Une mitrailleuse, une batterie de réserve, un convoi, étaient restés dans ses mains ! Pendant deux heures, le 16e corps défila. Dans ce pays montueux, on ne pouvait plus utiliser que les routes ; elles étaient embarrassées de charrettes, le terrain si glissant qu’on en abandonnait beaucoup, culbutées dans les fossés. Les bataillons, les escadrons, les batteries s’égrenèrent dans la plainte criarde des essieux, le martèlement mouillé des fers des chevaux, et le piétinement crotté, l’interminable écoulement des fantassins et des cavaliers. Un goum passa ; dans leurs burnous rouges et bleus, c’était pitié que de voir se blottir, grelottans, les Arabes basanés, cuits de soleil. Ils laissaient tomber un regard fier et triste, éperonnaient en silence leurs gris pommelés aux jambes nerveuses, aux queues flottantes. D’habitude on les hélait joyeusement. Cette fois ils s’éloignaient au milieu de l’hébétude générale. Cassagne, subitement, se mit à déblatérer, très haut, contre les officiers, contre cette vie ignoble. Eugène, tiré de sa torpeur, lui cria de se taire. Mais le forcené hurlait toujours, si excédant que les camarades eux-mêmes, fatigués de l’entendre, intervinrent ; on lui ferma la bouche. Dès lors, il suivit sans lever les yeux. Le canon se mit à gronder. Allait-il se rapprocher ? Non, la voix inexorable se cantonnait au Nord. Tant mieux ! Ce n’était pas pour eux… Le général Gougeard, assailli à Droué par une division de cavalerie, ralliait ses mobilisés surpris et bousculait résolument l’agresseur. Eugène, heureux de ne pas avoir à se battre, n’avait plus notion du temps qui s’écoulait, de la distance. Un instant Neuvy, qui avait rejoint dans la nuit, lui parla ; il ne le remarqua pas. Il était de nouveau ravalé aux exigences de l’instinct. Il marchait sans entendre et sans voir, il n’était que faim, soif et sommeil. Il tournait à la brute.

Autour de lui la section s’espaçait. Le noyau chaque jour se rapetissait. L’habitude qui jusque-là les avait groupés, le lien des souffrances et des besoins communs se déliait. À la solidarité de la discipline succédait l’égoïsme de l’action individuelle. Chacun pour soi. De toutes parts le faisceau crevait. Rompant toute barrière, filtrant à travers sentiers et campagnes, un flot de débandade grossissait. Malgré leurs pieds saignans, les traînards retrouvaient du nerf, doublaient l’étape. Vers le Mans, fascinant ces malheureux, le Mans, paradis de repos, vers les toits divins sous lesquels on cuve de longs sommeils, on se rassasie à plein ventre, des ruisseaux d’hommes sinuaient le long des chemins creux. En arrivant à la Chapelle-Huon, Eugène compta la section : ils étaient douze.

Le 18, bien que le temps fût un peu meilleur, l’exode se poursuivit, couvrant de son déroulement sans fin les routes encaissées entre haies et talus, les vallées étroites et profondes avec leurs rubans d’eau, l’ondulation des crêtes boisées, les villages aux maisons de briques. Étalant la belle campagne accidentée de la Sarthe, le pays changeait de plus en plus, mais non le découragement, et l’amertume horrible d’aller ainsi, de kilomètre en kilomètre, de lieue en lieue, le front bas, les pieds à vif. Désertant les colonnes, emplissant les traverses, vers le Mans encore lointain, plus attirant à mesure qu’il se rapprochait, la masse des isolés fuyait toujours. Des escortes de convois se débarrassaient de leurs armes, en les fourrant dans les voitures. Des officiers, quittant leurs troupes, envahissaient des charrettes de réquisition, se juchaient sur le chargement et le siège. Eugène se traînait, insensible à la distraction du paysage, sourd aux exclamations de M. de Joffroy admirant un château niché au faîte d’une colline. Il était à la fin de tout, il eût presque souhaité la mort. On venait de s’arrêter pour souffler, au haut d’une côte. Il écoutait vaguement Boniface dire : « Joli endroit tout de même, » et Neuvy : « On n’entend plus le brutal ! » quand derrière eux un coup de fusil partit. Ils sursautèrent. Cassagne, très pâle, un pied nu, la crosse du remington à terre, tenant le canon de la main gauche, secouait sa droite trempée de sang. D’un orteil, il avait pressé la détente. Crevé de fatigue, gorgé de dégoût pour « cette vie de forçat », il venait de se mutiler, préférant la souffrance d’un index broyé à la continuation du supplice.

M. de Joffroy se précipitait. Cassagne eut la présence d’esprit de gémir : « F… sort ! Il ne manquait plus que cela ! » Un silence pesant s’était fait. L’accident, personne n’y croyait. Mais sa blessure dégouttant d’un filet rouge, Cassagne gémissait : « Quel malheur ! C’est en posant ma crosse à terre ; le coup est parti. » Dans tous les regards se marquait une répulsion mêlée de pitié. Quelques-uns l’admiraient et l’enviaient : sa campagne était finie ! Sans être dupe, — mais comment prouver le crime ? et puis, dans ce tourbillon de maux, tant de principes sombraient !… La cour martiale ? on n’avait guère le temps ni le cœur d’y songer !… — M. de Joffroy haussa les épaules et dit au caporal :

— Mène-le à l’ambulance.

Eugène, sous le fouet de cette émotion brusque, s’était ressaisi. C’était donc là qu’on en arrivait, à se laisser abattre ? Une horreur réveillait en lui l’âme abdiquée. Le brouillard du matin dissipé, luisait une après-midi de soleil bien blême, bien court, mais dont le rayon consolant était une caresse d’aube après une si longue nuit. Les villages, plus riches, plus fréquens, le pittoresque vallonnement du paysage, disaient une étape nouvelle, et bientôt la proximité de la grande ville. Il pensa qu’il y aurait des lendemains, se reprocha d’avoir désespéré ; Charmont avec sa chère maisonnée, l’avenir encore bien trouble, mais peut-être un jour possible, rasséréné, aux côtés de Marie, se levèrent dans cette éclaircie. Pour la première fois depuis Vendôme, il se tourna en souriant tristement, avec une lumière d’espérance dans les yeux, vers M. de Joffroy qui marchait près de lui, et fut tout ému et réconforté lorsque le bon géant, paternel, lui jeta : — Courage ! — Il en fallait encore, avant d’atteindre Saint-Georges-la-Couée.

Autour d’eux, l’immense désagrégation continuait. L’armée à vue d’œil fondait. Balayant ses digues, se précipitait, non plus par ruisseaux, mais par rivières, par torrens, le flot des isolés et des traînards. En vain Chanzy barrait les routes, avec de la cavalerie et des gendarmes. Le sortilège de la ville hantait les cervelles affaiblies. Des corps entiers se hâtaient en fraude vers le Mans, déjà encombré par cette avalanche. Bétail confondu, troupeaux lâchés, les fantassins, les cavaliers, les artilleurs, se dépassaient, se bousculaient, avançant d’une poussée irrésistible, vers l’étable.

Le soir, à la section d’Eugène, on était dix.

Le 19, l’armée était enfin établie, en avant du Mans, à cheval sur l’Huisne, garnissait les positions prescrites. Elle allait pouvoir se refaire, attendre l’attaque imminente. Pour la troisième fois, elle échappait à la ruine complète, faisceau de forces dispersées, que seul avait maintenues, allait ramasser le lien volontaire, l’indomptable pensée de Chanzy, — faisceau de forces usées, encore vivantes.


QUATRIÈME PARTIE


XIII

Une lampe fumeuse éclairait à peine l’atelier de Martial ; hors du rond de lumière jaunâtre, les murs, les rares meubles, l’immobilité confuse des statues enveloppées de linges s’enfonçaient dans l’ombre, le froid silence de ce petit matin qui était encore de la nuit. Au dehors, les cadences sourdes des tambours, à tous les coins de la ville, faisaient, dans la misère des mansardes ou le confort des chambres, s’agiter par milliers le réveil de la garde nationale. On était au 19 décembre, et de nouveau une vaste opération, pompeusement annoncée par le Gouverneur après quinze jours d’inexplicable torpeur, allait utiliser cette immense armée de Paris, qui depuis les batailles de la Marne s’usait à vide, dans l’incroyable marasme où la laissait l’incurie de ses chefs. Les soldats, sans jamais voir la plupart de leurs officiers, croupissaient dans la neige et la boue ; jamais d’exercices, nuls soins de propreté ; un abandon de soi qui du corps gagnait l’âme. Deux semaines d’inaction, succédant à l’héroïque effort de Champigny et de Villiers, dissolvaient ces masses doutant de leurs généraux, redoutant de nouveaux échecs, d’autant plus abattues qu’elles avaient plus espéré. La garde nationale, elle, toujours inutilisée à chaque sortie, énervée et sceptique, se demandait : — « Est-ce enfin pour cette fois ? » Beaucoup l’espéraient. Martial, si cruellement déçu lorsque, au retour de l’attente devant la Marne, il avait senti retomber sur ses épaules le lourd blocus, était de ceux-là. Cet être jeune, qui ne demandait pas mieux que de se battre, souhaitant voir bientôt Paris délivré, la France sauve, qui aspirait à la reprise d’une vie normale de liberté, de travail, eût voulu un gouvernement plus actif, moins verbeux, un chef militaire pénétré de la grandeur de son devoir. Trochu, dont comme tant d’autres il avait trop attendu, ne lui inspirait plus, de déception en déception, qu’une antipathie violente. Encore ces députés beaux parleurs, ces avocats portés par les circonstances au pouvoir le plus complexe et le plus écrasant !… Mais Trochu, le chef suprême, le président responsable ! Martial se moquait qu’il eût les mains pures, si elles ne pouvaient tenir la barre.

Il bouclait son ceinturon, dut resserrer un cran :

— Hé ! soupira-t-il ; j’ai maigri. Et, comme il cherchait son képi : Le voilà, dit Nini pâlotte qui toussa, grelottant sous sa camisole. Il fit la grosse voix :

— Qu’est-ce que j’entends ? Tu vas te remettre au lit et soigner ce rhume.

Il la prit par la taille, baisa la nuque gracile, où l’or des cheveux follets frissonnait sous son souffle. Elle se blottit contre lui, en une tiédeur d’oiseau frileux. Il remonta l’étoffe de laine sur le cou délicat, d’où s’arquait la courbe pure de l’épaule. Le jeune corps d’il y a deux mois, l’Andromède aux rondeurs fermes, avait fondu aussi ; un affinement creusait le mignon visage, mettait à fleur de peau un charme souffreteux. C’était le contre-coup des longues journées à avoir froid, dans l’atelier de moins en moins égayé de flambées — ils avaient brûlé, l’autre semaine, la haie desséchée de lilas qui séparait leur jardinet de la cour, — des longues journées à avoir faim, la crémerie de la mère Groubet ayant depuis longtemps clos ses volets… Il avait fallu faire connaissance avec la carne salée et la morue sèche, aller dans l’aube noire, sous les rafales de pluie ou la tombée de la neige, à la queue des boucheries et des boulangeries. En bonne petite compagne, elle se levait courageusement, faisant avec simplicité le ménage, depuis que Mme Louchard, percluse de rhumatismes, geignante, gardait la loge. Elle était heureuse de partager avec Martial ces heures dures ; elle le trouvait si bon, si gentil ; son affection s’était resserrée, de toute la force de l’épreuve subie, de la douceur qu’il y avait à être heureux, malheureux ensemble. Leur tendresse, née d’une sympathie légère, s’était lentement approfondie, grandie en amour.

— As-tu de l’argent ? demanda-t-elle. C’est vrai, il ne savait pas quand il rentrerait. Elle prenait la lampe, allait au vieux secrétaire ; il fit jouer le secret. Tous deux se regardèrent avec un sourire. Diable, le tas avait baissé ! Pas étonnant, au prix des pommes de terre ! Avec leur insouciance, ils n’avaient pas songé à s’inquiéter d’abord, mais voilà que ce maudit siège en était à son quatre-vingt-seizième jour, et pour peu qu’il durât encore…

— Bah ! dit Martial d’un ton de blague convaincu, cette fois-ci on va trouer. Et les communications rétablies…

Les cadences sourdes des tambours se rapprochaient. Nini, les bras autour du cou, le retenait longuement. Elle avait les yeux gros de larmes, la peau brûlante.

— À bientôt, ma chérie. Non, je ne veux pas que tu sortes ! Recouche-toi vite.

Mais elle l’accompagnait jusqu’au seuil ; et, comme elle toussait encore, il dut se fâcher, pour qu’elle rentrât.

Dans la cour, il faisait nuit. Il se cogna contre la porte ouverte de l’écurie. Envolés, les pur-sang de Blacourt ! L’avant-veille, ils avaient disparu, sitôt la publication de l’arrêté qui réquisitionnait les chevaux des particuliers. Où diable les avait-il cachés ? Pas dans l’appartement des Du Noyer, toujours ! Le fermier de Clamart, barricadé, y débitait à poids d’or ses dernières poules et ses derniers légumes… Sous le porche, M. Delourmel, qui, un bout de chandelle à la main, descendait prudemment l’escalier, projetant sur le mur sa silhouette falote, sous l’ombre monumentale du sac surmonté de hauts piquets de tente et d’une gamelle, le héla :

— C’est vous, monsieur Poncet ?

Et, reconnaissant le bonjour cordial.

— J’en étais sûr. Il n’y a que nous de bons, ici. Puis, baissant la voix avec amertume, il soupira : — Quand on pense que ce fainéant de relieur est là-haut, bien au chaud ! M. Tinet dort avec sa Mélie ! Ce sont les vieux qui montent la faction !

En passant devant la loge silencieuse, Martial cria :

— Eh bien ! mon lieutenant !

Mais une voix plaintive sembla sortir de dessous des profondeurs d’édredon. Non, Louchard ne pouvait bouger, il était en proie à sa fièvre intermittente… Pas de chance ! Il l’avait eue déjà à la sortie de la Marne, et, chose curieuse, elle précédait toujours les nuits d’avant-poste, au lieu de les suivre. M. Delourmel cligna de l’œil d’un air entendu, et, soufflant sa bougie, la mit dans sa poche. La nuit en redevint plus opaque ; la porte retomba derrière eux. Ils se séparèrent, allant chacun à leur rassemblement. Le bataillon était à demi réuni ; Martial serra la main de Thérould. Changé, le bohème ; des yeux brillans dans une face barbue, aux pommettes saillantes. Une exaltation saccadait son geste, sa voix. Sur lui aussi, la misère mettait son empreinte famélique ; mangeant moins, il buvait plus, soutenu par l’excitant de l’alcool et du café. Il ne quittait pas les clubs, y pérorait parfois, gagné à la contagion de leur enragement, de leur outrance niaise. L’autre voisin habituel de Martial était un chapelier de la rue Monsieur-le-Prince, homme gras et court. Le rang se formait, avec son étrange amalgame de boutiquiers, de professeurs, de commis, d’avocats, de gens d’affaires. Le dernier sous-lieutenant élu, un marchand de vins du boulevard Saint-Michel, commanda d’une voix de rogomme : — Garde à vos !… Il y eut des adieux. Des femmes qui avaient accompagné leurs maris, leurs amans, s’écartaient. Les lanternes éclairèrent un capuchon sur des frisons bruns, une bouche jetant un baiser, le luisant de fusils et de visières. On entendit une fraîche voix faubourienne lancer : — « Ernest, ne te fais pas casser le cou ! À ton retour nous mangerons le chat ! » Des rires coururent. Le vent bruissait dans les hauts platanes de la fontaine. Martial, de sa place, voyait sa maison et, à une fenêtre du cinquième, une immobile petite clarté. C’était la lampe de Thévenat, déjà debout à son habitude, travaillant dans le recueillement des premières heures. Devant cette lueur sereine, Martial, ému, songea au labeur incessant de son père, penché sans doute lui aussi sur son œuvre, à cette heure, dans quelque chambre lointaine.

L’éreintement d’une longue marche, l’établissement du bivouac à Noisy-le-Sec, le mécompte d’apprendre que, par suite du dégel qui rend le terrain défavorable, on va rester là, attendre, Martial retrouvait la comédie habituelle de la guerre à l’usage de la garde nationale, ce simulacre qu’ils accomplissaient de bonne foi, tandis qu’en haut lieu, on écartait de parti pris l’innombrable armée parisienne, dédaignée en tant que soldats, crainte en tant que citoyens. Une fois de plus, c’était la parade militaire, rien qui annonçât l’opération décisive, l’essai suprême de sortie. En vain, l’immense fleuve de gardes nationaux, les cent bataillons mobilisés, avaient ruisselé par les avenues et par les rues vers les ponts-levis des portes ; en vain, de Pantin à Rosny-sous-Bois, le déploiement des faisceaux et des tentes s’était aligné, dans une vaste stagnation. Martial passait deux jours de longue inertie à tuer l’ennui avec de courtes promenades sur place, d’oiseuses causeries, des parties de cartes sous la tente. Non les fermes préparatifs d’une veillée d’armes, mais l’éternel temps perdu des gardes au rempart. Même sensation de sécurité ; en avant, l’armée régulière ; sur les flancs et en arrière, la protection des forts. Même puérilité d’occupations ; en avait-il assez gaspillé d’heures précieuses, au spectacle du jeu de bouchon et des tournées chez les marchands de vin ! Il avait eu aussi des émotions plus hautes : il revit, du faîte des talus aux gazons flétris, l’immuable horizon avec la monotonie changeante des paysages d’automne, puis d’hiver, l’indifférente splendeur des couchers de soleil, orangés et pourpres, par delà des lignes allemandes, les brouillards épais où l’astre descend comme un bloc rouge, et les rideaux serrés de la pluie, la morne étendue des champs sous le tapis de la neige.

La neige ! Il revécut, avec un regain fier, les minutes d’inspiration, quand, les doigts en feu, il pétrissait, dressait avec les boules blanches que les camarades lui apportaient gaiement, la statue immaculée où, sous les traits d’une jeune République, jupe courte et bonnet phrygien, serrant dans sa petite main un fusil, il avait incarné la grâce frêle de sa maîtresse, le sursaut nerveux de la Parisienne. Il avait eu un joli succès, on venait à la ronde, on le félicitait. Le gel avait durci d’une vie éphémère l’effigie glorieuse, le grain micacé de la chair éblouissante. Le regret le poursuivait maintenant, de la statue fondue en boue, le regret d’une personne morte qu’il aurait aimée. Oui, il avait passé au rempart des heures qu’il n’oublierait pas. Et toujours cette impression d’étouffement, de prison, regards au ciel vers le glissement des nuages libres, une fuite de ballon rapetissé, ou le vol à tire-d’aile d’un pigeon annonciateur. Des séries de froid aigu, d’indicible tristesse, d’espoirs éperdus. Se pouvait-il qu’on eût laissé se consumer stérilement leur flamme d’enthousiasme et de bonne volonté, se corrompre tant de forces vives ? On était toujours à les leurrer de la sortie prochaine, on les cajolait, on les comblait de distinctions et d’éloges hyperboliques, et en même temps, on gardait d’eux une peur manifeste, trahie jusque dans la faiblesse des répressions, le ridicule des punitions. On les jugeait en secret un ramassis incohérent, indiscipliné. Que faire, disaient les généraux, sans songer qu’ils se condamnaient eux-mêmes, de troupes non aguerries ? À qui s’en prendre, si elles ne l’avaient pas été ?

Certes, il y avait dans le tas, et parfois dans des compagnies entières, des saoulards, des chenapans et des lâches. Pas plus tard que l’avant-veille, la moitié d’un bataillon s’était présentée aux avant-postes, ivre, commandant en tête. D’autres avaient déserté leurs tranchées. Clément Thomas avait dû licencier les tirailleurs de Belleville pour fuite devant l’ennemi et refus de marcher. Mais ce ce que, sur plusieurs centaines de mille hommes tirés d’une capitale qui avait ses bas-fonds, il y avait d’inévitables élémens de désordre, devait-on juger à cet exemple la garde nationale entière ? Pourquoi ne l’avoir pas, dès le début, disciplinée ? Pourquoi n’en avoir pas tiré un noyau solide, qui eût fourni une véritable armée ? Vraiment, on était mal venu à lui reprocher son incapacité militaire, quand on avait tout fait pour l’entretenir, rien pour y remédier… Mais Martial était jeune, avait besoin de vivre. Qu’à Noisy quelques-uns se répandissent dans les maisons abandonnées, à la recherche des provisions et du bois ; que, dans les villages voisins, un pillage partiel défonçât armoires et tonneaux, brisât, pour les feux de bivouac, les palissades et les meubles, qu’y pouvait-il ? Qu’y pouvaient tant de lieutenans et de capitaines sans autorité, souvent sans morale, sortis d’élections déplorables ? Et n’était-ce pas la loi terrible de la guerre, qui, quand elle n’élève pas les caractères, les ravale, déchaîne la basse animalité ? Aussi, quand Thérould, absent depuis une heure, reparut, deux bouteilles de Porto blanc sous le bras : « Et, tu sais, provenance garantie ! Le marchand en répond, » Martial, sans s’enquérir davantage, trinqua de bon cœur avec les camarades. Le lieutenant, qui s’y connaissait, eut des clappemens de langue. Le vin était bon.

L’aube du troisième jour se leva dans le brouillard ; au dégel succédait un froid mordant. Dans la nuit finissante, des mouvemens de troupes avaient annoncé la bataille. La garde nationale prit les armes. Derrière elle, l’artillerie des forts entamait la canonnade. Sur tout l’horizon en avant, le tonnerre se répercuta. Cette fois, on allait donner. Martial ne pouvait se défendre d’un trouble, son cœur battit à grands coups. Mais les quarts d’heure, les demi-heures, les heures passèrent. Le canon grondait toujours.

Ils avaient remis les armes en faisceaux, on attendait. Inemployé aussi, un régiment de mobiles, qui allait s’arrêter un peu plus loin, défila ; comme il passait devant le bataillon voisin, mal composé, des gardes les interpellèrent : « Hardi, les mobiles ! Chaud ! Chaud ! Vive la République ! « Ceux-ci répliquaient par des quolibets : « Hohé ! les Sang-impur ! Hohé ! la Trouée ! C’est votre tour ! » Ligne et mobiles détestaient la garde nationale, qui suspectait leur patriotisme. Un moblot se tourna, fit un geste obscène, accueilli par des huées. Le canon grondait toujours ; Martial, immobile, sentait croître son impatience douloureuse. Du bataillon voisin, un chant guerrier monta, l’inévitable Marseillaise. Piétinant sur place, comme des figurans d’opéra, des braillards hurlaient à pleine gorge :

Marchons, marchons !…
Qu’un sang impur abreuve nos sillons !…

Mais nul ordre ne venait. La masse gesticulante ne bronchait pas.

À ce moment, tandis que son cousin se morfondait, en réserve derrière d’autres réserves, le marin, Georges Réal de Nairve, accourait au galop du Bourget vers la Suifferie, pour rendre compte au Gouverneur. Le capitaine de frégate était passé depuis huit jours de l’état-major de Pothuau à celui du vice-amiral en chef la Roncière le Noury, qui avait désiré reprendre son ancien subordonné. Avancement qui, loin de flatter de Nairve, lui était plutôt à charge. Déjà, en quittant son fort, il avait éprouvé un désenchantement ; ces fonctions d’aide de camp, qui semblaient élargir son rôle, en réalité l’amoindrissaient. Que lui servait d’être mieux au fait des plans et des projets, s’il n’en voyait que davantage l’incertitude et la mollesse ? D’humeur grave, peu courtisan, il était plus à l’aise, surtout plus utile, dans le cercle restreint de ses fonctions primitives. Là, il était, comme sur son navire, le maître, faisant de bonne besogne, aimé, obéi. Les mâles figures des marins se tournaient vers lui, il lisait dans leurs yeux clairs le courage et la confiance. Maintenant, plus près encore des grands chefs, sa désillusion augmentait. Du courage, parbleu, on en avait à revendre ! Mais de confiance, point. Tous jugeaient la partie perdue, ne persévéraient que par discipline. Georges de Nairve, si sûr de l’avenir quand il ripostait à Jacquenne, dans le cabinet de Thévenat, si allègre lorsqu’il croyait à la sortie de la Marne, accomplissait aujourd’hui tristement sa mission. Il savait trop que cet assaut du Bourget, soi-disant destiné à conquérir, d’Aulnay à Garges, la plaine vaste d’où l’armée de Ducrot eût pu ensuite s’élancer, n’était, avec une diversion de Vinoy sur Gournay, et d’autres sur plusieurs points, qu’une bataille platonique, une satisfaction donnée à l’opinion réclamant toujours ou la lutte en détail ou la sortie en masse. Malgré lui, il se disait : pourquoi avoir refusé en octobre de garder le Bourget conquis, y avoir laissé écraser sans secours une poignée de braves, en déclarant alors la position « de nulle importance stratégique, » pour venir la reprendre en décembre, y faire massacrer sans résultat d’autres héros ?… De Nairve poussait son cheval : la situation était critique, les minutes valaient du sang.

Dans le Bourget en flammes, sur les fusiliers marins et le 138e de la brigade Lamothe-Tenet, qui se battaient en désespérés autour des barricades et des maisons, les obus français tombent de toutes parts. Il en vient d’une batterie placée par Trochu lui-même près de la Suifferie, du fort d’Aubervilliers, d’une autre batterie à Drancy. L’aide de camp a vu les marins écrasés par nos propres projectiles ; il court avertir Trochu et la Roncière. La seconde brigade, général Lavoignet, est arrêtée devant un mur blanc. Impossible d’avancer. En vain le lieutenant de vaisseau Peltereau, avec une compagnie de fusiliers, contourne le village, l’attaque à revers.

La gorge sèche, la voix altérée, le marin a rendu compte. Il attend la réponse de Trochu. Le généralissime, à cheval, l’a écouté d’un air placide, tournant vers lui son visage ennuyé. Georges retrouve, sous le képi d’or à visière carrée, ce front de chauve qu’affuble d’habitude un bonnet grec, alors que dans son grand cabinet du Louvre, en veston civil et pantalon garance, une pipe à la main, le général disserte interminablement ; de la même voix pondérée, le Gouverneur, sans émotion apparente, comme s’il attachait peu de prix à la partie qu’il jouait, dit que « c’est bien, qu’il va faire avancer des renforts. Le commandant peut aller en prévenir Lamothe-Tenet. »

De Nairve, péniblement impressionné, galope en sens inverse. Des renforts ! Il est temps. À quoi sert l’armée de Ducrot ? Pourquoi la Roncière a-t-il refusé au conseil de guerre d’hier le concours de la division Berthaut, sous le prétexte qu’en attaquant de deux côtés, les troupes se tireraient les unes sur les autres ! Que font, si l’on veut réellement sortir, les énormes réserves inactives ?… Il rentre dans la zone du feu, son cheval danse. Voilà le pont du chemin de fer, le mur blanc se rapproche. Les soldats de Lavoignet n’ont pas avancé d’une semelle. De Nairve prend à gauche, remonte ensuite vers l’église, où tout à l’heure il a quitté Lamothe-Tenet. Qu’a donc son cheval ? Un écart brusque a failli le désarçonner ; à quelques mètres, sur sa droite, un obus qu’il n’a pas vu venir éclate. Une flambée subite jaillit de terre, un vol acre de fumée et de mottes. De Nairve est loin ; sa bête emballée, les naseaux sanglans, hoche avec furie son chanfrein brisé, hennit de douleur, et l’emporte. Elle ne sent plus le mors, elle est folle. Dans une vision fulgurante, le marin aperçoit sa vie à travers un éclair, des maisons grandissantes d’où les coups de feu partent, une rue, un tumulte de marins bleus qui frappent de la crosse et de la baïonnette. Puis tout croule, en un éblouissement rouge et noir. Son cheval s’est abattu. De Nairve gît évanoui le long de sa bête, contre une barricade. Son front a porté sur un madrier… Quand il revint à lui, un médecin allemand, penché sur sa couchette, était en train de lui bander le crâne. Il vit l’uniforme étranger, des yeux bleus derrière des lunettes, le plafond de toile de l’ambulance, et, poussant un soupir, il s’évanouit de nouveau…

Martial, à cinq kilomètres de l’action, devant les faisceaux, battait la semelle. Il s’était habitué à la rumeur grondante. Décidément ce n’était pas pour eux ! Il lui semblait assister, derrière la toile, à une représentation à grand orchestre. Vers trois heures, quand le bruit cessa, Thérould, dont les grimaces et les bonimens étaient fort goûtés, monta sur une borne et, avec des gestes de pitre : — Messieurs et Mesdames, la grande opéra… tion est terminée ! C’est pour avoir l’honneur de vous remercier !… Et, tourné vers Paris invisible, il ajouta, au milieu des rires : Par ici la Sortie !

Un ordre courut, on s’en allait. À midi, Trochu, devant l’échec de la brigade Lamothe-Tenet, si héroïquement décimée que de la compagnie Peltereau il ne survivait que six hommes, et sans se donner la peine d’envoyer au secours du petit corps d’armée de Saint-Denis, seul engagé, une seule des innombrables troupes massées en arrière, avait rompu le combat, ordonné à Ducrot d’arrêter aussi son mouvement, d’ailleurs presque insensible. Quant à Vinoy, toujours sacrifié à Ducrot et réduit dans la nouvelle réorganisation des forces à une armée de réserve presque sans canons, il n’avait enlevé la Ville-Evrard que pour la voir perdre le même soir.

Martial, à reprendre la route de l’avant-veille, encore une fois vaincu sans avoir entendu siffler une balle, à rentrer dans la geôle plus lourdement verrouillée, dans ce Paris déjà enténébré par le crépuscule, rues noires et boutiques closes, remâchait son irritation. Autour de lui, on blaguait Trochu. Le froid cinglait. Quelqu’un dit : « Tout de même, il fera meilleur dans son lit que dans la plaine ! » Martial songea à l’armée des mobiles et de la ligne qui, d’Aubervilliers à Bondy, dressait ses tentes, au bivouac glacé, eut une satisfaction en pensant à l’atelier, où Nini l’attendait. Mais Thérould lui poussait le coude : « Regarde donc, ma vieille ! Non ! ce toupet ! » Ils venaient de franchir la porte de Pantin. Un attelage fringant les croisait. Dans une calèche pavoisée d’un drapeau de Genève, de beaux messieurs se carraient. « Mais c’est Blacourt ! » s’exclama Martial. Et il reconnut les chevaux gras et luisans. Voilà donc où ils avaient passé ! Blacourt en avait fait don, comme de sa précieuse personne, à une ambulance. Derrière la calèche suivait, tiré par deux rosses, un omnibus ignoble, destiné aux blessés. Le contraste était tel que des murmures et des ricanemens conspuèrent le double équipage. — Ne vous pressez pas ! cria Thérould, et surtout n’en ramassez pas trop ! — Si l’on ne voyait que des ambulances pareilles ! grommela le chapelier.

Heureusement, il y en avait d’autres. Pour quelques inutiles, oisifs protégeant leur peau, curieux de pitié malsaine, bien des dévouemens sincères se consacraient à l’œuvre de secours, ne reculant devant fatigues ni dangers. Aujourd’hui même, un brancardier des ambulances de la Presse, le frère Néthelme, de la Doctrine chrétienne, relevant les blessés sous le feu, avait été frappé mortellement. Paris, à mesure que ses souffrances croissaient, redoublait de tendresse et de pitié pour les blessés, les malades et les pauvres. Au Grand-Hôtel, au Corps législatif, dans les innombrables ambulances où Américains, Belges, Suisses, Anglais rivalisaient de zèle avec la charité française, par milliers les blessés étaient recueillis et soignés ; mais, en dépit du bon vouloir, de l’argent prodigué, des dons en nature, entretien de cantines et fournitures de vêtemens, une effrayante mortalité sévissait. Inévitablement les foyers d’infection s’étendaient ; presque tous les amputés succombaient. La nourriture insuffisante et malsaine, graisses immondes, animaux d’égout, la rigueur du froid féroce depuis novembre, décimaient la ville ; la petite vérole, la bronchite et les pneumonies emportaient chaque semaine des milliers de victimes. Enfans et vieillards périssaient ; les cimetières urbains, trop étroits, regorgeaient.

Il était dix heures du soir quand Martial tourna la clef dans la serrure. Il poussa la porte, entra dans le noir.

— C’est moi, n’aie pas peur !

Un cri de joie. Nini, sautant du lit, rallumait la chandelle, passait en hâte un jupon :

— Te voilà ! Tu n’es pas trop éreinté ?… Et, le prenant dans ses bras, elle l’étreignait. Il sentit contre lui palpiter le torse jeune. Sous la chemise entr’ouverte, il percevait la rondeur du sein et le battement du cœur. Il fut remué jusqu’au fond de lui par cette ardeur de tendresse, cette offre, ce don spontané.

— Tu vois, dit Nini, je t’attendais bien sage, j’étais au lit à sept heures pour avoir plus chaud.

Économisant le feu et la lumière, Paris finissait sa journée de bonne heure, s’endormait tôt. Les petits ménages se couchaient comme les poules.

— Mais ton rhume ? gronda Martial. Recouche-toi bien vite.

Elle ne voulait rien entendre, s’enveloppait d’un châle. Et, dans l’atelier si froid que leurs haleines se condensaient, c’était un gentil remue-ménage, le café préparé sur une lampe à alcool, servi comme par enchantement, un babil gai. Elle lui faisait raconter ses journées, s’inquiétait, riait aux exploits de Thérould. Ils mordaient à belles dents dans le gros pain bis, trop dur, le trempaient dans ce café noir qui avec le chocolat et le vin étaient le plus clair de l’alimentation, soutenaient la fièvre de Paris. Martial faillit s’étrangler, retira un brin de paille d’une bouchée.

— Diable, le pain se mélange.

Depuis dix jours, tout pain blanc avait disparu, toute vente de farine était interdite. Une panique avait suivi, emplissant certains quartiers de tumulte et de rassemblemens. Le bruit du rationnement imminent courait. Mais un arrêté du maire, Jules Ferry, avait démenti cette crainte, promettant que la consommation du pain ne serait pas limitée. Toujours la peur de l’opinion ; comme si, dans toute ville assiégée, on ne devait pas, et dès le premier jour, prescrire le rationnement des ressources.

Nini, à son tour, disait ce qu’elle avait fait, la gentille attention de Mme Thévenat venue voir si elle n’avait besoin de rien. Comme le temps lui avait paru long ! Elle ne pouvait plus se passer de son ami, trouvait un réconfort à cette affection simple et vraie, qui, née des circonstances, fleur délicate de ces ruines, avait poussé de si brusques racines. Ils étaient émus de songer qu’il avait fallu tant de misères pour les rapprocher, changer leur liaison, qui sans elles n’eût été qu’un caprice charmant, en un lien solide de joies et de souffrances ; au lieu d’une ivresse passagère, ils connaissaient ce qui est le véritable amour, la vie partagée, rendue l’un à l’autre plus facile et plus douce.

— Allons, fit Martial, au dodo !

Serré contre elle, dans le petit lit, il éprouvait maintenant une tristesse : le regret de cette bataille perdue, de tous ces jours gâchés ; et à son amertume se mêlait le bonheur d’être là, d’être aimé, une reconnaissance pour celle qui, de vivre étroitement ces heures de détresse avec lui, en allégeait le poids. Il jouissait de sentir le frémissement du corps délicieux, son abandon confiant, et la mollesse de cette minute, tandis que là-bas, dans la plaine, en arrière, des morts, sur la terre gelée si profond qu’on n’y pouvait dresser les tentes, l’armée grelottait, souffletée par l’âpre bise. Le lendemain matin, dans la cuisine, Martial, pour se laver, dut briser la glace du seau. Les vitres disparaissaient sous d’épaisses arborescences. Ce qu’il devait faire froid là-bas !… Si froid qu’on évacua dans la journée des centaines d’hommes aux pieds gelés. Il fallait fendre le pain à la hache. Le vin n’était qu’un bloc dans les tonneaux. L’eau, que les corvées allaient puiser au canal de l’Ourcq, durcissait en route. Faisant feu de tout bois, brûlant charpentes et meubles des villages abandonnés, on vit durant quatre jours, autour des maigres brasiers, tourner mobiles et lignards, misérables à faire pitié. Pelotonnés dans leurs couvertures, ils jonchaient le sol, ou par troupeaux erraient dans la rafale, sous leurs loques. Le thermomètre descendit à 15 degrés. L’oisiveté achevait tout. Beaucoup de mobiles se ruèrent alors vers les portes, en criant : « Vive la paix ! » Ils le criaient encore au passage des généraux, qui, pour la plupart, sous leur air renfrogné, pensaient comme eux. Un corps d’armée de 32 000 hommes était tombé à 17 000. L’artillerie allemande ne cessait de sillonner d’obus la plaine. On ne put même obtenir l’armistice habituel pour l’enterrement des morts. Leurs cadavres sans sépulture se momifiaient, racornis au point de sembler des corps d’enfans. Quand l’armée eut bien souffert et que toute opération fut ainsi démontrée impossible, Trochu donna l’ordre de reprendre les cantonnemens.

Ces quatre jours, Martial ne put travailler ; le froid sibérien, tel qu’il n’en avait jamais vu de pareil, prenait aux moelles, engourdissait la pensée. Dans l’atelier, en dépit des calfeutrages improvisés, il semblait qu’on fût dans la rue. Il gelait jusqu’au coin du poêle, bourré pourtant de cotrets obtenus à grand’peine, — une folie de Martial, inquiet de voir retousser Nini. La réserve du tiroir baissait de plus en plus. Il ne restait que quatre-vingts francs. Allons, il faudrait toucher les trente sous de la garde nationale ! Les journées si courtes, entre le matin gris et la nuit noire dès quatre heures, paraissaient d’une longueur mortelle. Impossible de toucher un ébauchoir ; les maquettes, sous leurs linceuls raidis, étaient toutes crevassées, L’Andromède pétrifiée semblait une vieille. Eût-on pu manier la glaise, l’envie manquait. Cette vie anormale dévorait tout. L’artiste diminuait dans l’homme. Lire, s’évader dans le rêve ? Mais les yeux se détachaient de la page. Comment oublier une minute la réalité tragique ? L’univers se limitait à la ville investie, à ce siège qui durait depuis cent trois jours, à la dureté du présent et à l’inconnu de l’avenir.

Martial essayait de tromper son impuissance en sortant, en se mêlant à la vie des autres. La rue Soufflot, avec ses maisons rares, ses passans filant comme des ombres, avait dans le silence et la neige un aspect de lointaine province. Presque plus de fiacres, les omnibus se traînant à de longs intervalles. Les volet clos de la crémerie Groubet, sous le balancement de l’enseigne, la vache rouge en zinc, lui rappelaient avec un serrement d’estomac les repas évanouis. C’était le bon temps ! On ne mangeait plus maintenant que de la morue et du riz, et, une fois par semaine, de la viande salée. Et encore, pour obtenir cette pauvre ration, il fallait que Nini se donnât tant de mal ! Il revit la Nini de juillet, aux joues de pêche, aux yeux de lumière sous les frisons dorés, sa robe large de tussor à petits plis et à grands volans. L’image de son amie, avec ses yeux meurtris et ses pommettes pâles, l’obséda d’une tristesse étrange. Autour de lui, il remarquait, aux visages, cette même maigreur et ce teint jaune, accusant privations, soucis, et toujours l’idée fixe, la hantise obsidionale, qui selon les natures rendait irritable ou morne. Boulevard Saint-Michel, il s’amusait à voir derrière la vitrine d’un bijoutier, à la place des colliers scintillans et des bracelets d’or, des œufs frais dans la ouate des écrins. Tous les commerces languissaient. On ne vendait plus que ce qui avait rapport aux besoins immédiats, soulageait la faim, le froid. Un ciel terni, au-dessus des toits blancs et des cheminées noires, pesait comme un couvercle. La Seine était gelée.

Martial, avec Thérould, perdit toute une soirée dans les clubs, en rapporta une impression de salles sombres et tristes, de braillerie vaine. Pourtant, ce n’était pas le patriotisme qui manquait à ces gens, mais d’être intelligens, de comprendre, de savoir… Il se débitait là des bourdes énormes. « C’est effrayant, songeait-il, quand on se met à plusieurs, la somme de crédulité, d’imbécillité qui en résulte ! » Les journaux soufflaient sur cette braise, tous hostiles au gouvernement, les conservateurs pleins de réticences et de pusillanimité, les rouges, de bravades et d’injures.

Le 27, succédant au froid polaire, la neige se mit à tourbillonner. Ses flocons drus et craquans étoupèrent l’espace, recouvrirent la ville et les toits de leur suaire éclatant. En même temps, une rumeur sourde retentit, un grondement d’orage à travers la blanche tombée silencieuse. Le bruit s’éleva avec l’aube, grandit avec le jour. On se disait : c’est dans la direction des forts de l’Est et du plateau d’Avron. Et, si habitué qu’on fût aux canonnades, il y avait, dans la continuité de celle-ci, une violence singulière qui à la longue angoissait. Les gens se regardaient, une même question dans les yeux. On s’attroupait aux portes des mairies. Enfin, la nouvelle si longtemps jugée absurde, impossible, courut. L’ennemi foudroyait les forts. Le bombardement était commencé.

XIV

En arrivant à Bordeaux, Poncet, au sortir de la gare, grimpait avec sa femme dans un triste omnibus d’hôtel ; ils se sentaient dépaysés et las, furent cahotés, sans le moindre plaisir de curiosité, sur le pavé boueux. À travers les vitres, ils apercevaient la courbe majestueuse des quais, bordés de façades sombres et monumentales, l’immense déploiement de la Garonne, hérissée de coques et de mâts, qui profilaient sur le ciel gris l’enchevêtrement des vergues, encore lisérées de neige. Rue du Pont-de-la-Mousque, étroite et noire, l’omnibus s’arrêta. Leur mélancolie s’accrut, dans l’hôtel comble, où ils purent obtenir à grand’peine une chambrette sur une arrière-cour. Les murs étrangers, la tristesse du soir ajoutaient à leur exil, à leur humiliation de fuite.

Le lendemain, dans le tourbillon des courses, des occupations, leur mauvaise impression s’atténuait. Ils étaient dans une ville autrement vivante que Tours, où la Délégation n’avait imprimé qu’une animation passagère. Bordeaux, avec ses rues bruyantes, ses beaux magasins, avait une magnificence de grande cité, une atmosphère moins molle, fouettée par la vivacité de la mer et la sécheresse du midi proches. Restaurans, cafés, théâtres étaient pleins. À la population déjà dense de la capitale du Sud-Ouest se mêlait, dans une installation hâtive, dans un brouhaha de bon accueil, cette masse flottante, émigrée de Tours et de Paris, qui, des membres de la Délégation et du personnel des ministères jusqu’au remous d’individus que tout gouvernement traîne avec soi, comptait tant de purs dévouemens parmi tant de zèles suspects et d’âpres convoitises. Un flot nouveau de quémandeurs, fournisseurs aux aguets, inventeurs tous de génie, ambitieux politiques, venait grossir les rangs serrés des premiers postulans. Aux chants patriotiques, aux crieurs de presse, aux réunions publiques, aux défilés de gardes nationaux qui, musique en tête, sillonnaient les rues, on reconnaissait les opinions plus républicaines de cette foule qui, le 4 septembre, avait renversé de son socle, jeté dans le fleuve la statue équestre de Napoléon III. Beaucoup de francs-tireurs de trottoir évoluaient belliqueusement sur les allées de Tourny. Matin et soir, sur le champ de bataille des tables d’hôte, il se consommait un grand massacre de cèpes à l’ail, de cruchades à la graisse et de saucisses à la Brunette. Les grands services s’organisaient. À l’Hôtel de Ville et à la division militaire, les bureaux de la guerre reprenaient, sur des tables volantes, entre des paravens, leur labeur forcené qui mettait debout régimens et batteries, activait l’immense création des ressources de toutes sortes ; à la Préfecture, on faisait place aux employés du ministère de l’Intérieur. La marine se casait dans un bâtiment de dépôts ; les Postes et Télégraphes au rez-de-chaussée du Grand-Théâtre. Crémieux, avec la Justice, fut logé à l’hôtel Sarget, dont le vaste balcon de pierre lui servit dès le lendemain aux harangues populaires. Glais-Bizoin, à cette nouvelle, accourait du camp de Conlie, pour prendre sans retard sa part d’importance. Avec ses goûts modestes et son sans-gêne habituel, il se contentait d’un petit logement place des Quinconces, recommençait sa vie d’audiences en plein air, son agitation de mouche du coche ; son triomphe était de passer en revue la garde nationale, en l’absence de Gambetta et en compagnie de Crémieux ; emmitouflés de macfarlanes et de cache-nez, les deux vieillards allaient alors du même pas, se tenant par le bras, — pour que l’un ne précédât pas l’autre.

M. Thiers, qui avait retenu l’entresol de l’hôtel de France, rue Esprit-des-Lois, arrivait sans se presser, avec sa petite cour. Circonspect, il regardait, écoutait. Toute sa politique tenait dans ce mot : attendre. Tandis qu’aux armées, Gambetta accordait son âme avec celle de Chanzy, dans la brève entrevue où tous deux unissaient leur foi au triomphe final de la France, courait de là essayer de galvaniser Bourbaki, à Bourges, l’ancien ministre de Louis-Philippe, dans l’attitude que lui avaient donnée son opposition primitive à la guerre, le dévouement de ses voyages auprès des puissances, sa conviction de l’armistice nécessaire, se préparait paisiblement à recueillir la succession du pouvoir, le jour où ceux qui le confisquaient seraient usés. Une partie de la France escomptait cette inévitable réaction, comptait sur lui. On le considérait comme le sauveur probable ; on avait foi dans sa modération, son bon sens, ses lumières ; et personne n’y croyait autant que lui.

Les journaux de Tours et ceux qui, n’ayant pu y trouver place, paraissaient à Poitiers et à Nantes, affluèrent, ajoutant à la zizanie des feuilles locales leurs ardentes revendications de partis. En face de tout cela, la présence attentive du corps diplomatique matiqiie, suivant la Délégation à Bordeaux, comme il l’avait suivie à Tours, ambassadeurs, chargés d’affaires, attachés de légation, tous moins disposés à des interventions de sympathie efficace, que préposés à une surveillance méfiante, prête à profiter des fautes et à exploiter la situation. Seul toujours, pour correspondre avec l’Europe, le représentant de Jules Favre, le comte de Chaudordy, dont l’éloquente protestation contre les procédés barbares de la guerre allemande venait de retomber sans écho. La France, sous les yeux impassibles de la diplomatie européenne, demeurait isolée, au ban de la pitié du monde civilisé. Elle-même, avec un entêtement farouche, s’obstinait à rester à l’écart. Une conférence était sur le point de se réunir à Londres, la Russie ayant profité de notre abaissement pour dénoncer le traité de 1836, qui limitait à dix bateaux sa flotte sur la Mer-Noire. La France, première signataire du traité, eût dû être la première représentée. Gambetta souhaitait que Jules Favre se rendît à Londres, pour parler au nom de la République ; il eût pu en même temps constater de visu les efforts, les ressources de la province. Chaudordy insistait vivement, espérant que, la conférence transformée en congrès, on pourrait enfin préparer la paix, dans des conditions meilleures. Mais, devant l’intransigeance de la presse avancée, prônant le dédain silencieux, Jules Favre et le gouvernement, par peur de l’opinion, se refusaient à demander à Bismarck l’humiliant sauf-conduit.

Ainsi, l’exode de Tours à Bordeaux n’avait rien changé à la lutte solitaire et désespérée. Par une force irrésistible, qui, en dépit de la faiblesse du gouvernement de Paris, montait de l’âme du peuple des faubourgs, et qui en province, en dépit des campagnes aveulies, s’élançait de l’âme de Gambetta, le cours des événemens aboutissait à ce mot que le conseil de l’Hôtel de Ville, malgré Picard, résigné d’avance à la capitulation, malgré Jules Favre, désormais sans illusions, avait fait placarder aux murs, en réponse aux ouvertures de De Moltke : — Combattre !

Poncet, vite familiarisé avec ses habitudes nouvelles, le chemin qui de son hôtel le menait au bureau de la Commission, repris à la fièvre du travail, retrouvait avec plaisir les visages connus ; d’autres lui devenaient vite familiers. Sous le hâle de la peau brune et l’éclat des yeux noirs, dans la vivacité gasconne, il lisait ses propres préoccupations. Bordeaux ne lui semblait plus une ville étrangère. Jusque-là, il avait cru que Paris seul était la France, qu’en dehors de ses écoles et de ses musées, de son vaste rayonnement d’industrie et d’idées, il n’y avait que vie réflexe, inertie et langueur ; la province lui apparaissait arriérée et stérile. Et voilà que Tours, puis Bordeaux, lui révélaient des capitales subites, pleines d’un ressort imprévu, et d’inépuisables ressources. Il avait senti palpiter sous ses pieds une France inconnue, partout vigoureuse et féconde. Et, si le sort voulait qu’après Tours, Bordeaux succombât, il y avait d’autres foyers intacts, d’où la flamme ne demandait qu’à jaillir. Il y avait Lyon avec ses fourmilières d’ouvriers, Marseille la riche, Toulouse dorée de soleil, Nantes et ses vaisseaux, Grenoble et Clermont, dans la montagne. Il y avait, au cœur des plaines et des imprenables plateaux boisés, toute une réserve de villes, où, dans le cliquetis des armes et le hennissement des chevaux, des centaines de milliers d’hommes pouvaient surgir. Partout, c’était la patrie. Comme il aimait Gambetta de ne pas douter d’elle, de l’avoir réveillée de la torpeur où depuis dix-huit ans elle se corrompait dans un bien-être sans grandeur, livrée au culte lâche de l’argent ! Comme il l’eût voulue plus virile encore, tout entière debout, sans arrière-pensée de paix déshonorante et de vil repos ! Et, dans sa religion filiale, son amour jaloux, il eût voulu lui faciliter la besogne, mettre à son service le peu de science qu’il possédait. Il en revenait, lui qui n’aurait pas tué une mouche, lui qui n’avait d’autre idéal que la paix des peuples et le bonheur des pauvres, à son obsession : le moyen de détruire et de chasser l’envahisseur ; à sa dure cruauté opposer une terreur pire, tuer enfin la guerre par la guerre, en la rendant si terrible, qu’épouvantés, ces civilisés pareils à des barbares fissent trêve à leurs moissons sanglantes, pour laisser grandir sous le soleil la vraie moisson, le blé sacré, le pain de tous.


Le même soir, une petite colonne, péniblement, cheminait aux lianes d’une vallée, gravissant la côte, vers le remblai de la ligne ferrée de Tonnerre à Dijon. Elle avançait avec prudence ; le pays montueux et boisé n’était occupé que par quelques avant-postes garibaldiens, et constamment traversé par les reconnaissances et les réquisitions prussiennes. Les hommes pliaient sous le sac, les mulets tiraient dans la neige. C’était une compagnie du génie auxiliaire qui escortait Charles Réal et ses torpilles ; on espérait faire sauter le lendemain, à l’aube, un pont du chemin de fer. Le petit village de Romont montra ses toits blancs au loin parmi les arbres. À mesure que Charles approchait, il distinguait des allées et venues suspectes, des apparitions d’uniformes sombres, aussitôt disparues. Soudain, comme les premiers éclaireurs de la compagnie atteignaient un taillis bordant la route, une voix rude leur cria : — Qui vive ? Ils répondaient : — France ! On s’abordait, on se reconnaissait. C’était un peloton isolé de francs-tireurs.

La stupeur de Charles n’eut d’égale que sa joie, lorsque, sous le costume gris de fer, hautes guêtres de cuir et béret à cocarde, il vit venir à lui un gaillard bien découplé, qui, en le regardant, s’écriait après une courte hésitation : — Comment, c’est vous, Réal ! — Frédéric !

Du diable si tous deux s’attendaient à se retrouver dans ce coin perdu d’avant-garde ! Le plus étonné était Frédéric. Qu’il fût là, lui, c’était tout simple. Depuis la surprise d’Autun, il avait quitté la ville, rejeté tout entier à l’imprévu fiévreux des coups de main et de l’aventure. Réal, en deux mots, le mit au fait. Ils éprouvaient un égal plaisir à se serrer la main, à ce miracle de leur rencontre, au milieu de la tourmente qui arrachait tout, balayait les familles comme des feuilles sèches ! Se revoir ainsi, dans ce froid d’isolement et de mort, leur faisait chaud au cœur. Jamais ils n’avaient senti à ce point qu’ils étaient parens, liés par la force obscure du sang ; jamais, avec leurs différences de caractère, ils n’auraient cru trouver un tel réconfort à cette communion d’amitié. Frédéric exigeait que, sitôt le cantonnement assuré, Charles fût son hôte. Il partagerait la soupe au lard, et l’on dédoublerait le lit : Ah ! ça ne ressemblerait pas à Charmont ! Que de temps et d’événemens depuis le mariage d’Eugène ! Où était chacun maintenant ?… Charles, à ce souvenir qui était son inquiétude de toutes les minutes, devint si triste que Frédéric n’insistait plus. Au bout d’une heure, la voiture d’explosifs remisée dans une grange devant laquelle une sentinelle montait la garde, ils s’attablaient, le capitaine du génie en tiers. Le feu dansait dans la cheminée ; le vin rouge dans les verres égayait la nappe : deux torchons de toile bise ; les choux de la soupe embaumaient. On avait tant de choses à se dire ! on se quittait demain… Frédéric conta son existence errante, depuis la surprise manquée des Prussiens sur Autun ; trois semaines au plein air, avec des repas et des sommeils de hasard, des affûts de Mohican, parfois des coups heureux, un étrange monde de compagnons ; sa petite troupe restait homogène, grâce à une surveillance rigoureuse ; mais, autour de lui, quelle anarchie ! Charles abondait. Il y eut un silence ; le capitaine du génie hochait la tête. On parla de la surprenante inertie de l’armée des Vosges. Garibaldi était malade, cloué sur un lit de douleur. Mais Bordone ? puisque au demeurant c’était le chef réel ! Ignare et tranchant, vain de sa fortune, fanfaron de promesses, il se bornait à exploiter son ascendant, jouissait de l’heure présente, à l’abri du vieillard, dont la célébrité républicaine, la gloire internationale, imposaient à Gambetta et à Freycinet des ménagemens et des égards qu’ils n’avaient pas toujours pour les généraux français. Les seules opérations de guerre qui se fissent dans la région, on les devait à Crémer, dont la fougue et la résolution osaient. « Un lapin ! dit le capitaine du génie… Soiffard, mais énergique ! » À Nuits, le 18, il avait livré, contre l’armée de Werder, descendue de Dijon, une bataille meurtrière et glorieuse. Tout le jour, avec un régiment de marche, 800 mobiles de la Gironde, la 1re légion du Rhône et 20 pièces, il avait défendu Nuits et le plateau de Chaux. Il tuait ou blessait aux Allemands 900 hommes et 55 officiers, et si, faute de munitions, il battait en retraite, son acharnement intimidait ses adversaires au point que, loin de poursuivre, ils s’étaient repliés sur Dijon.

Un long moment, avant de se coucher, Charles Réal et Frédéric revenaient à la pensée des leurs, au sort de la famille dispersée ; à l’aube, ils se séparèrent, après s’être embrassés. Charles se remettait en route, vers le pont qu’il allait détruire. Frédéric avait une longue étape, devant, à vingt kilomètres de là, essayer de surprendre des uhlans en réquisition…


Trois jours auparavant, tandis que M. Réal partait d’Autun pour son expédition, bien inquiet sur le sort de ses fils : Eugène au Mans, Louis attaché au quartier général de Bourbaki, à Nevers encore, mais où demain ? et Henri, le pauvre, si enfant, si seul, malgré l’appui de son oncle ! — un jeune zouave, perdu dans le rang, se morfondait sous la bise glacée aux abords de la gare de Decize. Dans un désordre inexprimable, le 20e corps embarquait. Ligne, mobiles, artilleurs, cavaliers, services divers affluaient, s’entassaient, encombrant les quais, piétinant la neige. Le 3e zouaves de marche, depuis des heures, attendait son tour. Qui eût reconnu, au front rasé sous la chéchia trop large, au visage gamin creusé déjà, au corps endolori dans la défroque des braies et de la veste de rencontre, le coquet, le fier adolescent qui, guides hautes, naguère conduisait avec tant de maestria le phaéton dans l’avenue de Charmont, l’Henri amoureux de Céline, satisfait de vivre et ne doutant de rien ?

Immobile, appuyé sur son chassepot et courbé sous le sac, il contemplait à droite et à gauche, avec des yeux bouffis de sommeil, la masse remuante de son bataillon aligné. Une palissade les séparait de la voie. Les wagons noirs, à la queue leu-leu, s’allongeaient, débordans d’hommes dont on voyait bras et têtes s’agiter. Les rails étaient jusqu’à perte de vue couverts de trains en souffrance, de files de locomotives et de voitures, bondés d’hommes, de munitions et de chevaux. C’était une bousculade, des cris, des ordres ; le personnel affolé courait en tout sens… Ainsi commençait, dans les pires circonstances, avec un défaut total d’organisation matérielle, le gigantesque mouvement excentrique qui jetait vers l’est la première armée, avec le plan confus de débloquer Belfort au passage, et de couper ensuite les communications des Allemands, par une marche sur les Vosges.

Gambetta, durant son séjour à Bourges, avait usé sa chaleureuse conviction à presser Bourbaki. « Il n’y a que vous en France qui croyez la résistance possible ! » s’écriait le général. Et, arguant de la décomposition de ses troupes, il renonçait à secourir Chanzy, non par manque de camaraderie, car il était tout dévouement chevaleresque, mais tant la perspective de marcher avec des recrues à une défaite qu’il préjugeait certaine, effrayait l’ancien commandant des vieux soldats de la Garde. Alors, de guerre lasse, Gambetta, revenant à son dernier espoir, l’idée fixe qui le poussait à la délivrance de Paris, au lancement têtu, infatigable d’armées convergentes, lui ordonna la reprise de l’offensive, la marche sur Montargis et Fontainebleau. À contre-cœur, Bourbaki obéissait, l’armée s’ébranlait enfin. Mais, de Bordeaux, Freycinet avait conçu un projet plus vaste, projet dont on avait parlé déjà ; abandonné, repris… Au lieu de s’acharner au centre, pourquoi ne pas tenter une diversion puissante, sur le point faible de la circonférence, la ligne de ravitaillement ennemie ? Longtemps, pour ce coup de force, il avait compté sur Garibaldi à Autun, et sur Bressolles à Lyon, mais l’armée des Vosges ne bougeait pas, le 24e corps était lent à s’organiser. L’armée de Bourbaki serait un plus puissant bélier… Les plans du délégué et du ministre se contrariaient. Freycinet, confiant dans ses propres combinaisons, supplia Gambetta de renoncer aux siennes et lui envoya pour le persuader son mandataire habituel, M. de Serres, qui n’était pas étranger au plan de l’Est. Ce jeune ingénieur des chemins de fer, accouru d’Autriche au début de la guerre, et jusque-là sans fonctions précises, mais actif, intelligent, aimable et à qui ne manquaient ni la prévoyance, ni l’énergie, était le confident de Freycinet, un sous-délégué officieux, sans cesse par chemins entre les bureaux de la Guerre et les généraux. À Gambetta, objectant le mouvement commencé, il démontrait les beautés de l’opération lointaine, et le ministre s’était laissé convaincre, subordonnant son acceptation à celle de Bourbaki : celui-ci, trop heureux d’éviter toute rencontre immédiate avec Frédéric-Charles, souscrivait volontiers à un parti qui l’éloignait momentanément des armées allemandes.

Le transport de l’armée de l’Est, composée des 18e et 20e corps auxquels allaient s’adjoindre le 15e le 24e et la division Crémer, en tout plus de 100 000 hommes, commençait aussitôt pour les deux premiers corps. Mais la Compagnie de Lyon et celle d’Orléans, prises à l’improviste, ne parvenaient pas, en dépit des colères et des menaces du délégué, à suffire à ce transit prodigieux. Pénurie de wagons vides, incroyables entassemens de wagons pleins, que l’intendance conservait en magasins roulans, s’obstinait à ne pas décharger ; insuffisance du personnel d’équipe, qui depuis l’appel aux armes n’était souvent que de vieillards et d’enfans ; pluie d’ordres contradictoires sur les employés ahuris, cédant au plus galonné, chacun voulant être servi à la fois ; nulle direction d’ensemble réglant la formation des trains, les graphiques de marche ; et, par-dessus, la complète ignorance des états-majors et des troupes aux manœuvres de l’embarquement et du débarquement, un pêle-mêle de régimens, chevaux, canons, voitures envahissant les gares, à Bourges, à la Charité, à Nevers, à Saincaize. Décidée le 20, l’opération pouvait à peine commencer le 23, et cette tentative énorme, dont tout le succès dépendait du silence et de la rapidité, s’ébruitait, se traînait, en un tumulte stérile, un enchevêtrement inextricable.

Henri, à qui le froid donnait envie de pleurer, lâcha un juron ; il s’efforçait de paraître crâne, jouait à l’endurance du brisquard. Mais, devant lui, le feu des grandes bûches de Charmont ronflait dans le poêle de la salle à manger. Sa faim sourde se repaissait d’une vision de table chargée de plats. Un coup de coude lui défonça les côtes.

— Passe-moi du tabac, mon fi !

Son voisin, un grand diable, sec comme trique, dont le nez d’oiseau de proie pendait entre des moustaches phénoménales, sur une bouche fendue, loucha terriblement, par plaisanterie :

— La fumée, vois-tu, ça creuse ; mais une chique, ça nourrit.

Ce chevronné, vétéran d’Algérie, de Crimée et du Mexique, dont la vie n’avait été que de remplacemens, et s’était bronzée aux camps, avait pris en amitié ce blanc-bec, d’autant plus tendrement qu’il l’avait vu jeune, gauche, les poches garnies, et ce qui ne gâtait rien, neveu du colonel. Rombart, moniteur patient, avait inculqué à Henri les notions de l’art militaire : comment on paquette un sac, comment le parfait zouave roule sa ceinture et coiffe sa chéchia. Avec cela, et le port d’armes, on allait au bout du monde ! Rombart était fier des progrès de son élève, admirait en lui sa propre science. Il lui décocha une autre bourrade amicale, d’avertissement cette fois. « Hep ! v’là le colo ! Il a de la tournure, ton oncle ! »

Le colonel Du Breuil, mécontent de l’attente, passait en avant du front ; suivi d’un adjudant-major, il allait relancer le chef de gare. Barbiche raide, profil austère, sa canne légendaire à la main, il hâtait son pas encore vif. Les voix tombèrent ; on l’accompagnait du regard.

Henri, une fois de plus, se sentit déçu. Il eût voulu que son oncle, par un clin d’œil, lui marquât qu’il s’apercevait de sa présence, il ne se rendait pas compte qu’absorbé par tant de soucis le colonel avait d’autres préoccupations ; il le supposait prévenu contre lui, ennuyé de son inexpérience, doutant de ses qualités. Là où M. Du Breuil, soucieux de la responsabilité que lui avait confiée son beau-frère, s’était borné à de la réserve, veillant en dessous à ce que l’enfant fût bien traité, Henri découvrait de la froideur, l’injure d’un traitement immérité. Cette distance qui souvent sépare, d’une incompréhension méfiante, les très jeunes des très vieux, il la mesurait tout à coup, maintenant que son oncle était devenu son chef. Il le rendait responsable de toutes les déceptions qui avaient fondu sur lui, froissé son enthousiasme. D’abord son dépaysement violent à s’incorporer, atome infime, à ce chaos de troupes de misère, à subir du jour au lendemain le froid, la fatigue des marches, le manque d’abri pire que la hideur des logemens ; et puis cet habillement qu’on lui avait distribué faute de neuf, le costume d’un zouave mort à l’hôpital ! Il avait fallu recoudre la ceinture du pantalon bouffant ; la veste était trouée aux coudes, tachée de graisse ; cela l’humiliait. Le plus dur était cette obéissance forcée, cette abdication perpétuelle de la volonté, insupportable à ses dix-huit ans avides d’indépendance et gonflés du contentement de soi. Il était parti pour la victoire, une libre vie d’aventures, et, depuis dix jours, il tirait la jambe, de halte en étape, par les villes en désarroi, qu’il traversait obscur, par cette plaine sinistre de Saincaize, aux bivouacs de neige fangeuse.

Un ordre retentit ; une poussée. Cette fois on allait partir ! Détendu comme par un ressort, Henri s’élança dans la cohue des camarades. Partir ! L’espoir miroita. L’avenir s’ouvrait… Et, en wagon, on aurait chaud.

Ils arrivaient sur le quai, voyaient déjà se former leur train vide. Mais en même temps qu’eux des artilleurs avaient pénétré. Un jeune colonel, figure tourmentée, voix tranchante, criait que ces wagons étaient les siens, serviraient à ses hommes et à ses chevaux, sommait le chef de gare d’ajouter des trucks pour les canons et les caissons. Voilà assez longtemps qu’il attendait ! Mince, bien pris dans son uniforme d’artilleur de la Garde impériale encore élégant sous l’usure, Jacques d’Avol parlait d’un ton sans réplique. Mais le colonel Du Breuil s’avançait, plus grand, avec sa belle figure respirant le calme et la volonté. Entre eux, le chef de gare se récusait, d’un geste découragé.

— Ce train m’appartient, mon colonel, dit M. Du Breuil.

Il avait reconnu le commandant de l’artillerie du 20e corps, avec lequel plusieurs fois depuis Tours il avait eu des rapports froids. Il sentait en d’Avol l’ennemi de son fils, et, sous sa politesse hautaine, une hostilité remontée jusqu’à lui. La présence de l’évadé de Metz blâmait l’absence du prisonnier de Mayence ; elle insultait, de son reproche tacite, à ce qu’il avait de plus cher au monde, son amour paternel et son sentiment militaire. Mais la conduite de Pierre ne justifiait pas une telle sévérité ; M. Du Breuil percevait vaguement autre chose, et, dans ce mépris silencieux, un motif personnel de haine, quelque intime blessure cachée.

D’Avol l’avait reconnu, et de le voir lui fut aussi une irritation. Tout l’irritait : cette campagne qu’il avait ouverte d’un tel tressaut de cœur, avec le premier coup de canon de Beaune-la-Rolande et qui depuis n’avait été que boues, fuites et inaction ! Ne s’était-il échappé de Metz que pour retomber dans le même cloaque, la même succession de catastrophes ? Il répondit :

— Vous faites erreur, ce train est à moi.

Et comme le colonel Du Breuil protestait, arguant de sa priorité d’occupant, il répliqua sèchement :

— Permettez. Je commande.

Ses fonctions spéciales, ordinairement remplies par un général, lui donnaient le pas. M. Du Breuil, dont l’ancienneté d’âge et de services devait s’incliner devant cette jeune autorité, souffrait cruellement, dans son amour-propre et son sens de la justice. Il ne put se retenir de hausser les épaules, en répétant :

— C’est un passe-droit. J’étais là avant vous !

D’Avol, l’orgueil fouetté par les centaines de regards posés sur eux, satisfait d’humilier dans le père l’image du fils, ce lâche, ce félon qui lui avait volé l’amour d’Anine, étendit le bras, et, dans un rappel aux convenances, dit avec une morgue narquoise :

— La discipline, colonel !

Le mot souffletait M. Du Breuil, de son intention blessante, de son ironie qui visait Pierre. Le vieillard rougit, s’en voulut d’être vieux, amputé, et cédant à regret, dans un sacrifice à cette discipline qu’il respectait par-dessus tout, même injuste, il recula d’un pas, avec une dignité suprême, et, de la main gauche, salua. Les artilleurs embarquaient.

Il était nuit close quand Henri put enfin monter en wagon. Chaque zouave avait reçu pour plusieurs jours deux fromages de Hollande et trois pains. On s’était empilé au petit bonheur. Le train se mit en marche. Il stoppait à tout instant. Henri, ne pouvant étendre bras ni jambes, au bout d’une heure avait une courbature ; il était encastré entre Rombart et un clairon, qui, blême, vomissait de fatigue. L’air devenait irrespirable, et pourtant l’on gelait. D’opaques ténèbres, où voletaient des flocons blancs, pesaient sur le cheminement du train, si lent qu’il ne dépassait pas la vitesse d’un cheval au pas. Impossible de dormir.

Le lendemain, la journée s’écoula, interminable, avec des stationnemens sans fin dans la campagne livide. De brèves minutes où l’on roulait trompaient l’impatience, cette torture d’être immobiles en cage. Le froid pénétrait, glaçant la moelle des os. La neige s’amoncelait au joint des portes. Rien à manger que le pain et le fromage pétrifiés, rien à boire, aux arrêts, que des poignées de neige. La nuit revint, sans repos que des sommeils ankylosés, pleins de frissons. Puis ce fut le jour, le supplice avivé, avec cette terne clarté de mort, ces étendues de pays qui se ressemblaient sous leur suaire.

Henri passait de rêveries fébriles à des abattemens mornes. Est-ce que cela durerait toujours ? Le régiment s’en irait-il, éternellement, dans ces geôles affreuses, vers un intangible but ? Il n’avait plus la notion du temps. Il y avait des siècles que Rombart avait cessé de plaisanter, des siècles que le clairon, qui, un instant avait essayé de sonner les notes allègres, les Schouf, schouf, l’Arbi ! des marches d’Afrique, s’était rencogné, sans le souffle.

Une nuit encore, puis un jour. Ils ne sentaient plus l’odeur épouvantable qui montait d’eux-mêmes, sous le plafond bas. Les pieds gonflés étaient devenus énormes. On avait la gorge brûlante, la faim s’enrageait sur le pain gelé, où les dents ne pouvaient mordre. À une halte, Henri se souvenait confusément d’un aumônier, — c’était la première fois qu’il le voyait, — qui l’avait secoué par le bras, lui avait donné de l’eau-de-vie de sa gourde. Il longeait les wagons, distribuait du tabac, un mot jovial. « C’est le père Trudaine ! avait dit Rombart, en renouvelant sa chique. Un brave type !… » À un autre moment, dans une gare, le colonel s’était informé de lui, l’avait appelé, encouragé affectueusement. Belle consolation ! Il n’en faisait pas moins froid, ce n’en était pas moins horrible, cette lenteur et ces wagons ! Et cela dura trois jours encore. Les infectes cages ne charriaient plus qu’un bétail malade ; Henri fut un matin réveillé par un choc : une tête roulait sur son épaule ; le clairon était mort. Les médecins-majors ne pouvaient suffire à tous les malheureux dont les membres gelaient, ou que ravageaient variole et pneumonie. Des chevaux crevèrent de faim. Un engourdissement funèbre s’était emparé d’Henri. Il ne pensait même plus à ses illusions si cruellement trahies, il n’avait pas cru qu’il devait employer son courage à cela ! Seraient-ce toutes ses victoires ? Il oubliait Charmont, sa vie heureuse, son avenir de rêves. Une paralysie du cerveau l’accablait. Il s’oubliait lui-même, n’était que chair qui souffre. Lorsqu’on arriva à Chalon, Rombart dut le descendre, tant il était raide. Le train avait, en six jours, parcouru cinquante lieues. On était plus éprouvé qu’après une défaite.

XV

Ce fut par un de ces jours lugubres de la fin de décembre que Charmont vit arriver les premières colonnes de l’invasion. Une rumeur d’approche les avait devancées. Le vieux Jean Réal se trouvait au village, dans la matinée. Un gamin tout essoufflé vint dire au maire, Pacaut, que les uhlans avaient couché à la ferme de Mocquart, étaient au bas de la côte. Une panique se répandit ; portes et fenêtres se fermaient, au désespoir de Pacaut, qui craignait qu’on n’indisposât les vainqueurs ; il tremblait pour sa responsabilité, suppliait Jean Réal de ne pas attirer de malheurs sur la commune, en se laissant aller à quelque violence. Il regrettait maintenant que tous les fusils n’eussent pas été détruits. — Au moins, sont-ils bien cachés chez vous ? demanda-t-il à voix basse et peureuse… Écœuré de se sentir isolé, impuissant, dans ce village pusillanime qui allait au-devant de sa servitude, le vieillard s’éloignait à grands pas, d’un air de réflexion décidée. Le maire se rejeta sur l’instituteur, qui, avec ses cheveux roux, ses yeux aigus, son profil émacié, avait écouté rageusement le colloque. Lucache, par ses opinions radicales, ses idées de lutte à outrance, était devenu la bête noire de la Commission municipale. — C’est votre sale République qui est cause de tout, gémissait Pacaut ! Sans elle, y a belle lurette que nous serions en paix ! Mais maintenant vous allez marcher droit ! Et d’abord, la liste des billets de logement est-elle en règle ?… » Massart, le gros menuisier, qui, à la nouvelle, était accouru, son rabot à la main, renchérit. Il eût voulu qu’on préparât du vin à la mairie, même on aurait dû réunir d’avance une provision de fourrage… — « J’ai vu M. le curé, ajouta-t-il. Il est d’avis qu’on enferme l’Innocent. Les fous, on ne sait jamais, — ça peut être dangereux. » Pacaut approuva : la mesure était bonne. On allait tout de suite prévenir le garde-champêtre. Et, comme il apparaissait sur la petite place aux tilleuls, on l’avisa. Le vieux soldat d’Inkermann regarda Pacaut et Massart avec stupéfaction, eut de la peine à réprimer un rire. — On y va, fit-il. Lucache, révolté, rentrait dans son école, en faisant claquer la porte. Derrière la vitre guettait le visage inquiet de sa femme, une pâle créature souffreteuse. Des têtes curieuses avançaient le cou, des enfans se précipitèrent, on entendait les sabots des chevaux, sur le pavé. Et drapés dans leurs manteaux, les uhlans au trot parurent, lance haute.

Tout l’après-midi, Jean Réal, sombre, guettant du vestibule s’il n’apercevait pas au bout de l’avenue les casques à pointe, attendit. À l’exception des armes du village et des souvenirs les plus précieux des chambres, rien n’avait été caché ; toute chose était en place, selon l’habitude familière. Comme si elles eussent marqué des heures ordinaires, les aiguilles des cadrans continuaient leur ronde ; de grands feux égayaient les cheminées ; les habitantes poursuivaient leur vie égale en apparence, silencieuses, plus tristes seulement. Ah ! sans elles !… S’il n’avait pas craint d’attirer les représailles cruelles sur les chères femmes, eu peur pour ses petites-filles !… Il sentait se réveiller l’âme du lieutenant d’autrefois, qui avait affronté kaiserlicks et cosaques. Il aurait retrouvé assez de vigueur pour distribuer ses remingtons aux vignerons, faire ensemble le coup de feu. Mais il n’y avait plus dans la propriété que des vieux comme lui. Et que faire, sans autres bonnes volontés que Lucache et Fayet ? Pouvait-il remonter ce courant de lâcheté, transformer le village, et non seulement Charmont, mais tous les villages environnans, hélas ! qui sait, tous les villages de France ?… Comment résister, seul, quand le pays ne le voulait pas, contre cette marée montante de l’envahisseur ?… Que faire, sinon se terrer, subir les bras croisés l’outrage des réquisitions, donner le moins possible, opposer aux demandes, aux exigences, la force d’inertie, protestation encore ? Mais que ces pillards ne s’avisassent pas de vouloir tout prendre, de mettre à sac ce Charmont que depuis tant d’années il avait vu, sous sa main, s’agrandir et fleurir, avec ses jardins qu’il s’était plu à orner, avec ses étables chaudes, ses caves bondées de vin, ces murs dont il avait dressé les plans et drapé le lierre ! Il embrassait d’une possession méticuleuse, dans un rappel soudain, ses vignes, ses prés, ses bois, dont il connaissait jusqu’au plus petit sentier, et la maison vaste, avec ses recoins et ses greniers, ses pièces dont chaque objet faisait partie de sa vie, était une date, un souvenir. L’idée que des mains étrangères toucheraient à cela, que les bottes boueuses allaient fouler cette terre dont chaque repli lui tenait au cœur, lui était intolérable, enfiellait son attente. Et, bien qu’à chaque minute il crût les voir apparaître, le brusque surgissement des casques, tout là-bas, au fond de l’avenue, l’ébranla d’une commotion. Dans la tristesse du crépuscule, la masse noire grossissait. Il distingua le groupe des officiers à cheval, le sourd balancement du pas ; toute l’ombre du soir entra en lui.

Il fallut pourtant s’avancer, entendre le chef de la troupe, un major à belle barbe blonde, qui parlait un français rude, mais correct, l’inviter à loger le détachement : cent hommes ; il aurait à fournir un bœuf et trois moutons, du vin ; en plus, pour sept officiers, le repas et des chambres. Il fallut veiller à l’installation dans les communs des Saxons à tunique verte, dîner en hâte, pour faire place dans la salle à manger aux maîtres provisoires de Charmont. Toute la soirée, dans le salon où comme d’habitude on se tint, parlant plus bas, le cœur serré, — pour la première fois Jean Réal ne s’assit pas devant ses cartes, — on entendit, à travers les portes, les grosses voix et les rires passer, en un brouhaha de syllabes rauques, avec l’acre fumée des grosses pipes dont l’odeur empestait. Muette dans un fauteuil, la vieille Marceline ne marquait sa colère que par un tapotement nerveux de ses doigts secs sur son étui à lunettes. Jean Réal marchait de long en large, absorbé dans un mutisme que Marcelle ni Rose n’osaient troubler. Elles étaient toutes désorientées par cette rupture des habitudes, ce poids des présences étrangères, qui humiliait l’aînée, agitait la petite de curiosité et de peur. Gabrielle et Marie se tenaient l’une contre l’autre, les mains dans les mains, sur un canapé bas, sans avoir le courage de parler. Par momens, malgré les volets clos, un bruit venait du dehors, les chants assourdis des Saxons. Elles pensèrent à cette autre soirée où, des communs, les voix joyeuses des vignerons s’étaient élevées, fêtant les noces, après le vin d’honneur. Elles revirent l’aurore sanglante, l’étrange mystère de la nuit en feu au-dessus de la Loire et des campagnes rouges secouées de tocsins. Le présage n’avait pas menti. Le fléau était venu. Avec une amertume indicible, elles songeaient aux absens, dont elles étaient sans nouvelles ; voir là ces Allemands, au lieu d’eux, accroissait encore l’éloignement, en soulignait la douleur. Non qu’elles craignissent pour elles-mêmes, mais ce joug brutal de l’invasion rouvrait d’un déchirement brusque toutes leurs blessures ensemble. Gabrielle, qui avait tout donné, saignait dans son mari et dans ses trois fils. Bien qu’elle tremblât autant pour tous, c’est vers le dernier parti, son Henri, le plus jeune, que montait son vœu le plus fervent ; comme si elle avait pu l’entourer d’une protection occulte, elle retrouvait pour lui des élans de prière ardente. Marie, dont l’être entier se concentrait en Eugène, souffrait, par cette seule hantise, autant que Mme Réal, crucifiée à quatre clous. Qu’était-il devenu dans cette affreuse retraite ? Elle le plaignait éperdument, elle eût voulu se dévouer pour lui, prendre sa part de ses fatigues, panser ses pieds meurtris. Sa vie de jeune fille, la courte et éblouissante révélation de sa vie de femme, et cet avenir dont, sur la terrasse, accoudés aux balustres, elle dans sa robe de mariée, lui en uniforme, il avait évoqué la douceur, montré les joies intimes, tout était suspendu à cette chère existence, dans l’inconnu, le noir. Il n’était pas, ce soir, jusqu’au malaise particulier, ces maux de cœur qu’elle supportait bravement à l’espoir du petit être qui se formait en elle, qui ne lui fût presque odieux. Cet inconnu, ce noir où elle se heurtait, tremblante, à l’avenir incertain, empoisonnaient le délicieux émoi des premiers jours ; elle s’attendrissait sur elle-même et sur le germe frêle ; quel sort leur était réservé ? Des mois la séparaient de cette naissance, du nid refait de ces joies intimes dont Eugène parlait d’une voix si douce, — un abîme au delà duquel elle ne parvenait pas à s’imaginer le bonheur futur. Un voile le lui dérobait. Alors la même appréhension, qui dans les bras d’Eugène naguère avait changé son sourire en larmes, l’étreignit. Elle lutta un instant, puis longuement, immobile, se mit à pleurer, si bas qu’on ne l’entendait pas.

Le château s’endormit tard ; la nuit, sur le pays occupé, fut si calme que Jean Réal, à sa fenêtre, put croire que Charmont était encore libre. Les Saxons s’éloignaient au matin, avec ordre. Avant le départ, le major avait, avec ses officiers, voulu saluer le propriétaire. Il avait décliné son nom, remercié, en termes dignes, et ensuite, sur le silence de M. Réal, murmuré : — Grand malheur, monsieur, cette guerre ! Puis, avisant au mur du fumoir un vieux sabre, il s’était informé. Réal, retrouvant la parole, jetait : — J’ai servi sous Napoléon. Le major répétait, avec considération : — Ah ! Napoléon !… et dans ce mot tinrent la marche du temps, les retours du destin.

On respira pendant deux jours. Au village, vint raconter Fayot le garde champêtre, tout s’était bien passé ; on gémissait pourtant sur la réquisition, fourrages et bestiaux enlevés ; on ne tarissait pas sur ces appétits d’ogres, engouffrant pain, rillons, pommes de terre et viande. Du reste, ils n’avaient fait de mal qu’aux garde-manger. Pas mauvais diables, polis avec les femmes, aimant la famille ; plusieurs avaient pris des enfans sur leurs genoux. Devant Céline, un soldat, dans son baragouin, s’était mis à parler d’une fiancée, laissée là-bas.

Puis, à la boue du dégel ayant succédé des routes fermes, ce fut le martellement sonore des passages de cavalerie. De nouveau Charmont fut submergé. Un escadron de Poméraniens entra dans l’avenue dépouillée. Les grands chevaux étiques emplirent écuries et hangars. On dut vider les remises pour leur faire place. Les dragons, cheveux longs et barbes incultes, avaient un air de bêtes affamées et farouches. La cour, avec les harnachemens dressés en tas, les balles de foin éventrées, la fontaine où les bais crottés allaient boire, semblait le camp d’une horde. Les officiers, de hauts reîtres brutaux, tempêtèrent parce que le dîner ne venait pas assez vite. Repus, ils pénétrèrent dans le salon, trouvèrent mauvais que les dames brusquement se retirassent. Enfermées dans leur chambre, elles écoutaient douloureusement la gaîté insultante des éclats de voix et le piano retentir de polkas et de valses. Jean Réal ne put contenir sa colère, quand Germain, scandalisé et les mains tremblantes, vint annoncer qu’ils exigeaient du Champagne. — Il n’y en a pas pour eux ! Et, attends, je me charge d’aller le leur dire !… Gabrielle le retenait à grand’peine, tandis que Marceline, pour arranger les choses, glissait à Germain, dans l’oreille, de servir quelques bouteilles du vin mousseux de l’an dernier, le premier tas à gauche, dans la cave. Le piano résonna de plus belle, sous les durs accords. Des pas avinés et des traînemens de sabre montaient enfin ; tout à coup, un bruit de chute énorme et de dégringolade. Marcelle et Rose, satisfaites, ne pouvaient réprimer leurs rires, pouffaient à se tenir les côtes. Le lendemain les Poméraniens déguerpissaient sans trompettes. On eut du mal à nettoyer la cour.

Au village, on déchantait. Les Poméraniens avaient eu le vin brutal. Massart, dont les amabilités leur avaient paru suspectes, gardait un œil tuméfié, d’un coup de poing. Cette fois on avait razzié sans scrupules, sondé les cachettes, défoncé les tonneaux. M. Bompin se louait d’avoir fait enfermer l’Innocent. L’instituteur, pris à la gorge, s’était vu menacer de prison, pour une simple observation. Le maire demeurait blême, d’un interrogatoire au sujet des fusils : « — Vous en avez ! » affirmait le commandant soupçonneux, et Pacaut geignait : « — Non ! non ! je les ai moi-même jetés dans la Loire !… » À peine Charmont évacué, il vint au château, s’enquit encore si ces armes damnées étaient bien introuvables. Ne valait-il pas mieux les détruire de nuit, sans attendre ?

Le temps s’était mis au froid le plus dur. Cette belle campagne aux horizons paisibles, d’une douceur harmonieuse, étalait des steppes désolés où les villages, les bois, les noyers des routes, au ras de la neige sous le ciel bas, espaçaient leurs taches noires. L’air si mol brûlait, dans une sécheresse de bise coupante. On ne voyait de vivant que le vol de corbeaux par bandes, et, sinuant à travers l’étendue blanche, un fourmillement renouvelé de convois et de troupes. La terre semblait morte, gelée dans ses profondeurs. Les sources mêmes s’arrêtaient. La Loire pétrifiée n’était que glacier lisse, ou chaos de blocs. L’étonnante rigueur de l’hiver, jointe au cataclysme de la guerre, s’abattait comme un châtiment mystérieux, un second fléau.

Alors des nuées d’êtres qui avaient faim, soif, et ravageaient chaque fois le sol au passage, d’interminables colonnes d’infanterie, des masses de chevaux portant des cavaliers, traînant des canons, se succédèrent. Pas de jour où Charmont n’eût à loger pour sa part des centaines de bouches dévorantes. Il défila des fantassins pesans, dont les barbes descendaient sur les tuniques foncées. Écrasés de fatigue, la mine têtue, disciplinée, ils paraissaient traîner à leurs semelles la lourdeur de tant d’étapes, à travers la terre conquise, depuis leurs pays d’Allemagne. Il défila des dragons hessois et des chevau-légers de Bavière, des cuirassiers blancs et des hussards bleus. Ils portaient sur de larges épaules des visages où la morgue de la victoire haussait les mâchoires épaisses, sous la jugulaire des casques.

Le château, dans cette double malédiction de la guerre et de l’hiver, se faisait petit. On n’y parlait qu’à mots rapides, à voix basse ; on pliait le dos avec rage. On ne prenait que le temps de remettre les choses en ordre après chaque fournée, ces écuries et ces hangars où hommes et bêtes laissaient leur fumier, ces chambres familiales devenues chambres meublées, où chaque hôte laissait son relent. Courts intervalles, irrités par les constatations de dégâts qui suivaient chaque départ, exaspérés par l’attente de l’arrivée prochaine. Jean Réal s’assombrissait de plus en plus. Il comprenait trop son impuissance, l’inutilité maintenant de toute révolte. Il avait eu raison, à cause de Marceline, de Gabrielle, de Marie, des petites, de renfoncer en lui son âpre désir de lutte ; il eût fait massacrer inutilement toutes ces faibles vies dont il avait la charge, et qui appartenaient à d’autres. Dans cette abdication du pays entier, qu’il était peu, comme sa résistance eût été folle, en face de ce raz de marée, de ce flot d’inondation qui nivelait tout ! Pourtant, malgré sa force de caractère, cette sagesse qui lui coûtait tant, il avait des bouffées de sang terribles ; il eût voulu alors saisir au mur un de ces fusils que, dans chaque chaumière, chaque Français eut dû décrocher, et redevenu jeune, tirer, tirer, tuer des Prussiens, dans une ivresse rouge, comme à Leipzig. Son Charmont ! D’autant plus il le chérissait, d’autant plus il exécrait l’invasion. La France se résumait pour lui en ce coin où cinquante ans de sa vie avaient semé, récolté. Levé tôt, couché tard, surveillant, dirigeant tout, il avait vu les prés s’ajouter aux champs, les arbres grandir. C’était son œuvre, son bien. Il lui fallait voir fouler cela aux pieds ! Lui, un vieil homme respecté, le premier viticulteur du pays, il n’était plus que serf taillable et corvéable, vaincu anonyme à qui n’importe quel soudard venait dire : — « Vous ! le propriétaire, vous tuerez trois bœufs, donnerez tant de paille, tant de vin ! » Et, à voir de jour en jour se vider les étables, les granges et les caves, son cher bien entamé, ses réserves fondre, un crève-cœur indicible le tenaillait. Il gardait aussi une rancune contre Pacaut et ses acolytes, qui, heureux de nuire à un riche, déchargeaient le village, pour accabler le château.

L’avant-veille de Noël, des Bavarois s’installèrent pour deux jours. Ils étaient si las que beaucoup, leur sac jeté, se couchèrent et s’endormirent. À bout de forces, en loques, plusieurs ayant remplacé leurs uniformes par des blouses de moblots ou des culottes de paysans, ils n’avaient pas cessé de marcher et de se battre depuis deux mois : Coulmiers, Loigny, Josnes, Vendôme… Visiblement, il n’eût pas fallu un grand effort pour achever de les rompre. Ils étaient rassasiés de la guerre. L’approche de Noël, d’habitude joyeusement fêté dans les maisons allemandes, et cette année sans autre cloche ni cierge que ceux des services mortuaires, ravivait en eux le souvenir de la famille et le regret de la patrie. Une tristesse, à l’idée de leurs mères, de leurs femmes, de leurs enfans, de leurs fiancées, pénétrait ces hommes rudes, qui sous leur grossièreté conservaient, comme un frais myosotis, la religion du foyer. Cette nuit-là, les Réal furent réveillés par des cris épouvantables ; une lueur d’incendie venait de la cour. Marcelle et Rose, dressées en sursaut, pâles, croyaient à des meurtres ; on s’informa : c’étaient seulement deux porcs que les Bavarois venaient de saigner, flambaient au-dessus de sarmens. La journée se passa à préparer les grillades et le boudin, à aller scier dans le parc un sapin. Le commandant du bataillon, un homme à figure douce, avait demandé la permission. Il se faisait comprendre avec difficulté, tout heureux quand, aidé par Marcelle, qui traduisait tant bien que mal, il vit sa requête accueillie. Mais Jean Réal n’avait pas prévu qu’ils iraient justement couper le sapin de la grande pelouse, celui qu’il aimait entre tous, l’ayant planté le jour de la naissance de Rose. Quand l’officier l’apprit, il en exprima ses regrets de façon touchante ; lui aussi avait des enfans, trois filles, et de la main partie de bas, levée chaque fois plus haut, il indiquait leur taille. On n’eut pas à se plaindre de lui, ni de ses lieutenans. Mais leur humanité restait impuissante à empêcher, le soir, que leurs hommes, après avoir commencé la fête par le choral de Luther, chanté à voix graves, la finissent par des danses de caraïbes autour de l’arbre illuminé, en brisant et brûlant bancs, palissades et tables, avec un plaisir stupide.

Marceline et Gabrielle eurent beau réunir la famille dans un petit salon, lampes claires, à l’abri des volets clos et des rideaux tirés ; les clameurs rauques passaient au travers. Au coin du feu, le vieux Réal, la tête dans ses mains, s’enfonçait dans une rêverie farouche. Tous faisaient le même retour au passé si proche, à leur Noël de l’an dernier : la famille était au complet, ils avaient attendu dans le grand salon, abandonné maintenant, la messe de minuit. Avec des lanternes, à pas silencieux, dans la neige, on avait suivi l’avenue, gagné l’église. Marie se serrait au bras d’Eugène. Marcelle et Rose marchaient devant. Au retour, dans cette salle à manger où les intrus choquaient leurs verres, ils avaient réveillonné gaiement, avec l’oie grasse et le boudin blanc ; à la cuisine, Germain présidait, très digne, le repas des domestiques, où Céline était venue, fraîche comme une églantine, sa jeannette d’or au cou. Jusqu’à l’Innocent, à qui l’on avait donné, comme tous les ans, son bol de vin chaud et ses crêpes…

Triste Noël pour tous, et dont chacun des absens partageait l’amertume à cette heure, sans autre lien que le vain élancement de leurs cœurs. Jean Réal ne sortit de sa pensée que pour remarquer : « Comment se fait-il que Maurice du moins ne soit pas venu ? Il n’a jamais manqué ! » Depuis le passage de la division Maurandy à Amboise, on n’avait plus de nouvelles de lui. Enfin minuit sonna. Les lents coups de l’heure s’égrenèrent, moururent. Avec une émotion pieuse, mais troublée d’incompréhension et de douleur, ils songeaient à ce minuit qui, par toutes les églises du monde, célébrait, dans la ferveur des hymnes et le branle des cloches, la naissance de l’Enfant-Dieu, de celui qui n’était que paix et lumière, et dont la voix évangélique, toute de tendresse et de pitié, enseignait aux hommes de s’aimer les uns les autres.

Les Bavarois partis, des Silésiens vinrent. Plus brutaux encore, ils répandirent la terreur dans le village : Charmont ruiné voyait avec désespoir disparaître ses bestiaux et ses meules. Les habitans, toujours sur pied, chassés de leurs lits, menaient l’existence la plus misérable, maudissaient cette servitude qu’ils avaient préférée. Bonnes grâces et platitudes ne servaient de rien ; il fallait donner, donner toujours ; ce qui n’empêchait pas que l’on pillât. La seule propriété qui fût ménagée était le château du comte de la Mûre, où le régisseur, par ordre, faisait largement les choses. La cavalerie trouvait son fourrage prêt, les fantassins, des marmites pleines ; aux officiers, une table bien servie. Sur l’avis du garde champêtre, Pacaut avait fait relâcher l’Innocent, gênant à garder, et qui se tenait d’ailleurs tranquille. Mais de l’enfermer sans raison l’avait rendu tout à fait fou ; il errait du matin au soir, dangereux sous son air absent, avec cette espèce de prudence sournoise qu’ont les pires aliénés. Le froid descendait encore. Les branches des arbres, alourdies de neige et gelées sec, cassaient comme verre. À travers les vitres couvertes d’un givre opaque, ne filtrait presque plus de jour. Et, dans le désert blanc, les étendues mortes, sinuait toujours le fourmillement serré des convois et des troupes. En parcs, devant l’église où frémissait encore le bronze des cloches pacifiques, les canons accroupis allongèrent leurs cous de métal, bêtes malfaisantes dont la bouche d’ombre béait, terrible. Puis ce furent des Polonais et des Badois. Les uns montraient des médailles bénites ; ivres, ils étaient cruels. Les autres avaient des mufles de férocité placide. Tous croyaient avoir Dieu avec eux. Un grand nombre chantait en chœur des psaumes. Un matin, devant la grille de l’avenue, cinq cents hommes alignés, à ce commandement brusque : « La prière ! » mirent genou terre, et la main aux casques se recueillirent. Charmont vit ensuite passer les longs échelonnemens de voitures, les chariots bondés et les chariots vides, tout ce qu’une armée traîne avec elle d’innombrables services, les ambulances, les bagages, parfois des prisonniers dont le pantalon rouge faisait mal à voir, puis des figures louches de revendeurs juifs et, derrière, un piétinement de troupeaux, des moutons bêlans et maigres, que touchaient de leur gaules des vétérans de la landsturm. Dans la continuité du flot, cette immigration de croisade où se mêlaient les races de l’Allemagne, il semblait que le Nord entier descendît.

Au château, ces derniers jours de l’année firent aux Réal l’effet de ne jamais vouloir finir. On ne s’indignait plus, en s’apercevant qu’un objet manquait encore. Singulière manie qui s’attaquait aussi bien aux bibelots de prix qu’aux plus vulgaires ustensiles ! Grand’mère Marceline, dont les pommettes roses avaient pâli et qui à présent était en proie à une perpétuelle petite fièvre, notait successivement la disparition d’un métronome, d’une boîte à ouvrage en bois des îles et d’une machine à coudre. Le parc se dévastait. Les carreaux de la serre furent brisés à coups de pierres, les pelouses défoncées par des roues. On ne savait plus quelle pièce habiter. La maison violée avait perdu toute intimité ; par les couloirs souillés, par les portes sans cesse battantes, sa vieille âme était partie. Le soir de la Saint-Sylvestre, comme on se séparait, un toc-toc timide frappa à la porte du petit salon ; c’était Germain, avec un groupe fidèle de serviteurs et de servantes qui venaient apporter leurs vœux, se joindre aux pensées de la famille. 1870 finissait dans la désolation et le sang. Il fallait, quand même, espérer en 1871. Et, malgré soi, chacun essayait de croire, saluait tristement l’an nouveau.


— Zing ! Boum ! dit Martial, mal réveillé, en se frottant les yeux. Nini souleva sa tête charmante sous les cheveux en désordre.

Un grondement confus au-dessus de l’atelier, humble terrier perdu dans le vaste Paris, les tirait de leur sommeil. Le vol des obus, striant de tous côtés le ciel gris avec un fracas sourd et des sifflemens, s’abattait sur les forts de la rive gauche.

— Cette fois, fit-il, ils bombardent Paris. Et dur !

Nini se serra étroitement contre lui, appuya sans parler la joue sur sa poitrine. Elle se sentait bien là, protégée, heureuse à l’idée de partager le péril ; Martial, avec son insouciance de Parisien artiste, s’étira, bien au lit, comme si en effet il n’y avait aucun danger.

— L’année commence bien, railla-t-il. Ça promet !

— Brr ! dit Nini, en sortant le bras des couvertures, pas chaud ! Ce n’est pas drôle de se lever !

Il lui ramenait le drap jusqu’au menton ; rapprochés, ils se pelotonnèrent, prolongeant la grasse matinée, par crainte du froid, ennui des heures vides. Et, le cœur gros de révolte, mais sans souci du tonnerre des lourds obus qui bientôt allaient tomber non loin d’eux, au Panthéon, à l’Observatoire, peu à peu, ils se rendormirent.

Leur vie, depuis que le bombardement s’était abattu sur les forts de l’Est, n’avait été pendant ces huit jours qu’une prolongation des souffrances qui, après le Bourget, avaient étreint Paris : misère du froid, diminution des ressources, rage contre l’inexplicable inertie du gouvernement. Chaque jour davantage, la Ville-Lumière perdait de sa flamme et de sa chaleur, envahie par le froid, l’ombre. Martial et Nini gelaient dans l’atelier obscur, près du poêle éteint ; le charbon et le bois étaient presque introuvables. Le soir, les rues s’enténébraient, désertes, avec des coins de coupe-gorge. Les profondes avenues s’ouvraient dans l’opacité du noir, troué çà et là d’un tremblotement lointain de réverbère. Les quais semblaient ceux d’une cité morte, abandonnée depuis longtemps, avec leurs façades sinistres, au-dessus du fleuve immobile que des péniches bossuaient, dans une croûte de glace et de neige. La diffuse clarté rousse qui, la nuit, flottait sur la plaine d’édifices, emplissant le ciel, et qui faisait dire de loin aux voyageurs : « Voilà Paris ! » et éveillait en eux une émotion devant le rayonnement du gigantesque foyer, s’était éteinte. On s’endormait ; on se réveillait au bruit de cette canonnade incessante qui partait de Montfermeil, de Noisy-le-Grand, du Raincy. Quand on apprit que le plateau d’Avron venait d’être évacué, l’exaspération ne connut plus de bornes. Ainsi, depuis un mois on occupait cette position importante qui, soutenue par le puissant fort de Rosny, entrait comme un coin dans les lignes ennemies, et l’on n’y avait fait que des travaux sommaires, destinés à parer à l’assaut. Personne n’avait semblé prévoir un bombardement, on avait laissé avec une incurie totale les Prussiens dresser en face leurs batteries. Puis, les obus balayant le plateau, artillerie et mobiles recevaient l’ordre de la retraite. Un tolle général s’éleva. Tout le monde, dans l’abandon de ce mont Avron qu’on avait en novembre couvert de batteries pour appuyer la marche de Ducrot sur la Marne, la sortie de Paris au-devant de l’armée de la Loire, voyait la ruine définitive de tout projet d’attaque, une preuve nouvelle de l’incapacité de Trochu.

Si bien qu’ils fussent au lit, ce matin-là, malgré le tapage qui mêlait à leur somnolence des rêves troubles d’ouragan, ils durent se lever, éprouvèrent la nausée de recommencer, les nerfs vibrans, ces journées vides où elle s’ingéniait à conserver le logis propre, à varier leur pitance, si rebutante qu’ils n’eussent pas, avant le siège, songé à l’offrir même à un chien, — où lui se rongeait à attendre l’appel des tambours qui à chaque instant rassemblait des compagnies de marche de la Garde nationale, aussitôt congédiées, dans de perpétuels contre-ordres, un ajournement indéfini de toute opération. Vers deux heures, le fracas des obus s’était rapproché. Leurs explosions assourdissaient, plus fréquentes. Ils entendirent un pas précipité, leur porte secouée. Thérould apparut, blême de saisissement et de révolte. — J’en ai vu éclater un dans le Luxembourg ! jeta-t-il, en s’écroulant dans le fauteuil Louis XIII.

L’indignation le suffoquait.

— Faut croire que la montre de Bismarck vient de sonner le moment psychologique !

Nini haussa les épaules, et dans un rire nerveux :

— Ah bien ! s’ils espèrent que Paris va leur tomber comme ça dans la bouche ! le morceau est trop gros. Passera pas !

Une énergie raidissait son frêle corps. Dans cette ironie gamine passait l’âme de milliers de Parisiennes, des humbles créatures de sacrifice et de dévouement, cramponnées à la résistance quand même. La même rage soulevait les deux hommes, devant la froide cruauté de cette minute prédite qui jusque-là leur avait paru invraisemblable, tant elle était monstrueuse.

— Quand on pense, cria Thérould, debout d’une frénésie subite, et brandissant le poing du côté du Louvre, que c’est ce gouvernement de faux républicains qui nous vaut ça ! Ces donneurs d’eau bénite qui nous ont laissés moisir inutiles ! Ce Trochu qui n’a su rien faire !

Dans la cour, un bruit de pioche mordant la pierre retentissait. Martial et Thérould, s’enveloppant de leur manteau, Nini emmitouflée d’un châle, sortirent. Un froid soleil étincelait sur la neige, pâlissait l’azur brumeux. Ils virent Louchard qui dépavait la cour. Il maniait l’outil, comme s’il n’avait fait que cela aux tranchées.

— Songez donc, monsieur Martial, si un obus tombait là-dessus ! Au moins, avec une bonne couche de sable…

D’autres explosions se succédaient. Du Jardin des Plantes au Panthéon, de l’Observatoire à la rue de Sèvres, les projectiles pleuvaient sur tout le quartier du Luxembourg et de Saint-Sulpice. Les vitres tremblaient ; la secousse ininterrompue des détonations se précipitait, comme les coups de piston d’une machine à vapeur. Sans aucun avertissement préalable que des menaces, le bombardement s’abattait sur les hôpitaux, les écoles, les musées et les églises. Les ténèbres ne ralentirent pas le fracas meurtrier. L’ambulance du Luxembourg était évacuée la nuit, à la panique des blessés. Des gens inoffensifs étaient tués dans leur lit. Les sinistres oiseaux de fonte sifflaient au-dessus des toits, avec un déchirement aigu, suivi d’éclats de foudre, d’un écroulement de débris. Une stupeur morne enveloppait la ville entière, les quartiers intacts comme les autres. Avec le soleil, le dégel était venu. Ce fut dans une fange glissante que, le dimanche au petit jour, Mélie et Tinet, n’y tenant plus, déménagèrent, emportant les outils du relieur et un paquet de nippes. Ils partageraient le taudis d’un camarade, au Temple, où l’on était en sûreté. L’après-midi, un camion, attelé de deux chevaux bien pansés, stationna devant la maison. On vit Blacourt affairé présider à l’enlèvement de ses meubles les meilleurs. Le soir, chargeant eux-mêmes une petite voiture à bras, les Delourmel s’éloignèrent, allant loger plus loin, chez des parens. Ils avaient empilé en deux malles leurs effets ; et, leur appartement bien fermé, lui en redingote et képi, tirant aux brancards, elle en robe de soie du dimanche poussant à la roue, sans retourner la tête ils partirent. Quant au fermier, il se trouvait bien là, dans les meubles de Du Noyer ; hors de sa terre perdue et des profits qu’il tirait de ses derniers restes, tout lui était égal ; il était abêti par cette succession de fatalités et l’unique pensée du lucre.

Quand Nini fut couchée, et que sous le tendre regard de Martial le sommeil l’eut prise, il s’esquiva sur la pointe des pieds, grimpa à tâtons les quatre étages. Il avait besoin de réconfort, le trouverait dans le paisible courage des Thévenat. Dès la porte, le sourire d’accueil le remontait. Mme Thévenat lui prenait la main pour le guider dans l’appartement sans lumière. Il entendit, en traversant la salle à manger, le battement d’ailes éperdu des canaris en cage.

— Les pauvres petits, dit-elle, sont fous depuis trois jours. Ils n’y comprennent rien. Dans le cabinet de travail, sous la lampe à demi baissée pour ménager l’huile, à travers une fumée de tabac, il aperçut Jacquenne et Thévenat, qui, méditatifs, causaient, à longs silences. Jacquenne, que sa vie errante et le perpétuel qui-vive avaient encore aigri, leva son front fuyant et sa figure creuse hérissée de poils gris. Il serra distraitement la main de Martial, en homme dont la pensée est ailleurs. Il avait signé l’avant-veille, avec 440 délégués des arrondissemens de Paris, une affiche rouge placardée sur les murs, et qui invitait le peuple à renverser un gouvernement d’incapables, réclamait le réquisitionnement général, le rationnement gratuit, l’attaque en masse. Il prévoyait des poursuites nouvelles.

— Et par quoi, ricana-t-il, nous répond-on ? Une belle phrase encore : « Courage ! Confiance ! Patriotisme ! Le gouverneur de Paris ne capitulera pas ! »

Thévenat, qui maintenant reconnaissait la justesse de tous les griefs de Jacquenne et partageait son désespoir, mais sans aller jusqu’au bout des conséquences, à l’application des théories communistes, soupira. Il savait que, dans le dernier conseil du gouvernement, on avait estimé n’avoir plus de pain que pour vingt-trois jours. Jacquenne, avec une moue hargneuse, reprit : — Si encore on avait écouté les maires, quand ils ont demandé qu’on associât la municipalité à la défense. Mais non ! ces messieurs du sabre resteront les maîtres !

Il faisait allusion au conseil de guerre adjoint à Trochu, et composé de généraux divers, presque tous convaincus de l’inutilité d’un effort quelconque. Les trois hommes s’étaient tus, la pièce s’estompait dans la fumée bleue, quand un sifflement étrange se fit entendre, et presque aussitôt tout tremblait, l’abat-jour de la lampe, le Persée sur la cheminée, les vitres, dans un effroyable tonnerre. Muets, le cœur en suspens, ils tournaient leurs regards vers la fenêtre obscure, cet abîme du ciel et de la nuit où l’énorme grêle tourbillonnait. Par delà l’océan des toits, ils évoquaient les coteaux liés par une ceinture de fer, le cercle invisible que la province en marche n’avait pu atteindre, que désormais elle ne pourrait plus rompre, tout l’horizon charmant, aux bois noirs saccagés, d’où les batteries de Krupp crachaient leurs obus géans, foudroyaient Paris.

— Quand on pense, fit Jacquenne avec un éclat de rire amer, que ce Trochu, — et cela, j’en suis sûr, — doutant de tout parce qu’il doute de lui, sans foi dans son armée, dans ce Paris qui fait pourtant chaque jour ses preuves, n’a trouvé, contre ces Attilas, d’autre ressource que d’implorer sainte Geneviève, patronne de Paris !

Thévenat eut un geste étonné.

— Oui, dit Jacquenne. Il a envoyé à l’Imprimerie nationale une proclamation si saugrenue que le gouvernement, par peur du ridicule, l’a supprimée. Il invoquait la protection de la sainte, la remerciait de son intervention manifeste : elle seule avait pu inspirer aux Allemands cette pensée du bombardement qui les déshonorait.

— C’est un homme d’autres temps ! dit Thévenat.

Et, à l’idée de ce Breton mystique, général de la République, qui, à l’époque des canons à longue portée, au moment même où Bismarck enseignait que la force prime le droit, ne trouvait, dans son patriotisme sincère de citoyen, dans son expérience de soldat malheureux, que des armes pareilles, ils eurent un soulèvement de rage.

— Pourquoi, reprit Thévenat, ce chrétien ne pense-t-il pas d’abord au beau précepte : « Aide-toi, le ciel t’aidera ? »

Le lendemain, décidément, la Garde nationale chômait, — Martial fit son tour de quartier. Un balcon descellé pendait à la maison d’en face. Quelques incendies, çà et là, dressaient leurs colonnes de fumée noirâtre. Les obus à pétrole en allumèrent douze. Depuis la première bombe, il y avait eu 94 victimes, 86 maisons frappées. Mais, déjà remise de son alerte, la population circulait comme de coutume. Les déménagemens, nombreux les premiers jours, devenaient rares. Les rues dangereuses, d’abord désertes, se remplissaient de curieux et de promeneurs. Sitôt qu’un obus avait éclaté, les gamins couraient, donnant la chasse aux éclats. Les fragmens de fonte faisaient prime ; chauds, sentant la poudre et le goudron, ils se payaient plus cher. Le dimanche, dans les quartiers bombardés, l’affluence des badauds incorrigibles, dont ici la puérilité se haussait à l’héroïsme, avait été considérable. On s’étonnait presque du peu de traces que dans l’immense ville laissait l’énorme grêle. Grâce au dégel, un pigeon arriva. La nouvelle d’une victoire de Faidherbe à Bapaume donnait un peu d’espoir. L’admirable conduite des marins dans les forts, écrasés par le tir ennemi, et répondant comme à la manœuvre, enthousiasmait. Aux grilles des boucheries, où les queues patientes s’éternisaient, les seules qui soutinssent vraiment le siège, dont tout le poids retombait sur leurs épaules maigres, les femmes par milliers, avec un entêtement sublime, une énergie sombre, luttaient de toute leur souffrance silencieuse. Jamais on ne s’était cramponné davantage à l’espoir tenace, à l’irréductible volonté de ne pas se rendre. Paris écoutait le charivari, suivait du regard les trajectoires de mort, et, dédaigneux, songeait : « C’est bien la peine ! »

XVI

Journal de Gustave Réal.

Le carnet, dont la couverture s’élime, est devenu une chose triste et sale, couleur de ses pensées. À travers taches d’encre, hiéroglyphes au crayon, notations et souvenirs, une lettre de Charmont, reçue la veille, pique sa page griffonnée par Marcelle et dit le château envahi, les santés sauves. Il y a aussi, d’Eugène, un mot qui a voyagé ; le revers porte les timbres du Mans, de Rennes, de Sainl-Malo et du Havre… Eugène est tout près du Mans, où il se remet de ses fatigues. L’armée de Chanzy se reforme… Mais où sont Charles, Louis, Henri ?…

Arras, 1er janvier.

Des coureurs ennemis sont venus jusqu’aux portes ; une reconnaissance les a dispersés. Aujourd’hui l’armée se rassemble en avant de la ville ; un nouveau mouvement se préparc. Mon ambulance suit. Adieu, mes blessés de l’ouvroir. Ou marche au secours de Péronne bombardée. Extrême importance de Péronne, clef de la ligne de la Somme. Combat aujourd’hui à Achiet-le-Grand. Pas d’autres malades que des mobilises de la division Robin. Les ai renvoyés. Ils n’avaient rien.

3 janvier.

On se bat du côté de Bapaume.

4 janvier, au matin.

Ambulance pleine. Quelques Allemands. Dû charcuter toute la nuit. Grande victoire. Avons enlevé villages occupés par l’ennemi, sommes arrivés jusqu’au faubourg de Bapaume. Campé sur place. L’ennemi évacue Bapaume. Élan de nos troupes régulières et solidité de l’artillerie. Mais la division Robin s’est couverte de honte. Forcé de défendre l’entrée de l’ambulance contre quantité de lâches qui n’avaient d’autre mal que la peur ! Nuit très froide, congélations en masse.

10 heures.

Les villages, inlogeables, sont pleins de morts et de blessés. Faidherbe, l’armée ayant beaucoup souffert, donne l’ordre de reprendre les cantonnemens autour de Boiteux, devant Arras. On dit que le bombardement de Péronne a été suspendu.

7 janvier.

On se ravitaille. Évacué mon monde sur les hôpitaux et ambulances fixes d’Arras. Frappé du caractère sérieux et de la foi simple des blessés allemands. Quelle différence avec l’état d’âme de nos soldats, qui ne croient à rien. Nécessité d’une croyance, quelle qu’elle soit. Ce peuple est aussi plus instruit que le nôtre ; presque tous savent lire, écrire, ont un carnet de route où ils griffonnent leurs impressions. En ai feuilleté plusieurs, qui expriment la conviction qu’ils font une guerre juste, que Dieu les soutient. Race forte, moins affinée, plus réfléchie. Curieux mélange d’idéologie, et d’animalité. Soigné un gros cuirassier qui, furieux de la diète nécessaire, répétait tout le temps, en roulant les yeux : « Viante ! Viante ! » Il m’excédait tellement que j’ai eu envie de lui dire : « Tiens, mange et crève ! »

10 janvier.

On se ravitaille. Plus de nouvelles de Péronne, où le bombardement a repris. L’armée reposée se reporte en avant. Aperçu pour la seconde fois le général en chef ; j’ai confiance dans cet homme grand, au corps sec, au teint jaune. Les yeux luisent sous le verre bombé des lunettes. Les gestes sont rares, empreints d’une volonté calme. On le sent pénétré des trois vertus qu’il recommande : l’amour de la discipline, l’austérité des mœurs et le mépris de la mort.

11 janvier.

La division Derroja est entrée dans Bapaume. On apprend que Péronne a capitulé. Froide barbarie des Allemands qui ont écrasé d’obus la ville, visant exclusivement les églises et les hôpitaux. Toutes les maisons étaient atteintes à la fois. Mœurs de guerre nouvelles qui remontent à la sauvagerie primitive. Ils terrorisent les habitans qui supplient alors la garnison de se rendre. Le commandant de Péronne a dû céder à la pression de la ville. C’est pour aller plus vite en besogne, disent-ils, pour épargner aux villes les souffrances d’un siège en règle, et ils frappent un coup terrible au début. N’ont-ils pas eu le front de déclarer au commandant de place qu’ils le rendaient « responsable de tous les malheurs que le bombardement entraînerait pour la population civile ! »

Péronne tombée, voilà l’ennemi établi sur toute la ligne de la Somme, consolidé à Rouen.


Quand il se réveilla, le 1er janvier, dans l’auberge des environs de Chalon-sur-Saône, où depuis deux jours il vivait, ayant avec Rombart quitté sa compagnie, Henri Réal s’étira sur son matelas, détendant ses poings fermés, bâillant à se décrocher les mâchoires. Il sourit à ses forces retrouvées, à la vie de nouveau belle. Le régiment, cantonné dans un des faubourgs, attendait qu’on le remît en route ; et cette halte de trois jours, dans une ville hospitalière, n’était pas de trop pour faire oublier l’affreux voyage depuis Decize. Mécontent de voir que son oncle ne semblait pas s’occuper de lui, — supposition gratuite, car le colonel Du Breuil avait de ses nouvelles par ses chefs, — Henri savourait d’autant plus sa fugue, mettait une espèce de protestation rancunière, d’amour-propre vexé à se tenir à l’écart. Sans rien solliciter, il s’étudiait à vivre en vieux troupier, à l’imitation de Rombart, ne paraissant qu’aux appels, le reste du temps passé à boire et à manger. Il se laissait aller, loin des officiers, à l’indépendance frondeuse dont il n’avait autour de lui que trop d’exemples, et qui s’accordait à son penchant réfractaire à la discipline. Reposé par trois nuits de sommeil, restauré par les fricassées que Rombart disputait à la faim turbulente des soldats de toute sorte campés dans l’auberge, il jouissait de cette existence sans pensées, éprouvait bien parfois un peu de honte à faire ainsi la guerre. Mais quoi ? C’était une de ses nécessités ! Plus tard, quand viendrait le tour des coups de fusil, des drapeaux qu’on enlève, on verrait ça ! il saurait agir. En attendant, avec ce don de métamorphose qui adapte si vite les jeunes gens à des situations imprévues, il avait tout oublié de sa vie passée, jetait en chansons et en rires sa vie présente, l’espoir de demain. Il n’était pas jusqu’à la grossièreté franche de pareilles heures qui ne lui parût agréable, digne d’un soldat, d’un homme. Charmont, la petite Céline, rêve dissipé, plaisirs d’enfant. Il ne songeait guère à ses frères, ni que Louis, pourtant aussi de cette armée de l’Est, destinée à de grandes choses, pût être là, dans une ville voisine, peut-être dans celle-ci. Et en effet, la veille, perdu comme Henri dans cette confusion immense, et sans qu’aucun des deux s’en doutât, sans que nul pressentiment les eût avertis, Louis avait traversé Chalon, venant de Chagny, allant rejoindre à Dôle le quartier général.

— Ohé ! les agneaux, on décampe !

L’auberge se vidait instantanément. Henri et Rombart se retrouvèrent à leur place, dans le rang. Et en route pour la gare ! On les rembarquait. Encore ! Et pour où ? Allait-on recommencer, dans les cages roulantes, l’interminable supplice du premier voyage ? Quand on sut qu’on allait à Dôle, courte distance, les visages rembrunis s’éclairèrent. Mais bientôt, sur la voie sommaire de cette ligne inachevée, inaugurée pour la circonstance, et où les appareils manquaient, ce furent les mêmes lenteurs et le même encombrement. Pendant quarante-huit heures, l’immobilité percluse dans le wagon tassé, le froid qui glace et ankylose, les marches par à-coups, suivies de longs, d’inexplicables arrêts dans des coins de campagnes désertes, aux abords des gares en construction. Henri, borné à des sensations immédiates, n’en voyait, n’en comprenait pas plus que ces bœufs à l’œil terne, empilés dans un convoi parallèle, et dont les mufles cornus se montraient aux claires-voies, relevés en des beuglemens plaintifs.

Avec un fatal retard, qui viciait l’opération dans le principe, une partie du 18e et du 20e corps, suivant ce tronçon de ligne de Dôle ou le détour ferré de Mâcon, Bourg, Lons-le-Saulnier, l’autre peinant sur les chemins de montagne couverts de verglas, l’armée se traînait vers Besançon. Le poids des misères déjà subies durant cette campagne de trois mois, ses combats et ses retraites, alourdissait les troupes, qu’une main ferme n’avait pas ressaisies et que contribuait à maintenir flottantes leur improvisation même : généraux souvent inexpérimentés, états-majors ignorans, cadres insuffisans, secours administratifs presque nuls, — le tout, c’est-à-dire rien, pour animer des masses sans instruction ni entraînement militaires, capables pourtant d’endurance physique et d’efforts, magnifiques germes perdus.

Il manquait encore, ralliant par petits paquets, presque tout le 15e corps et le 24e corps. Tels, dénués de tout par impossibilité de se ravitailler, faute de convois, — car, le 18e et le 20e corps ayant perdu dans le transport presque tous leurs équipages, et le 24e n’en ayant pas, le pays traversé ne pouvait suffire aux immenses besoins de charrettes et de voitures, et des épaisseurs de neige et de glace rendaient tous chemins impraticables, — tels, sous le suaire meurtrier de cet hiver sibérien, s’avançaient à tâtons, vers leur destin obscur, ces 140 000 hommes, seule force intacte, suprême espoir de la France.

Pour faire face à ces difficultés presque insurmontables, guider à la victoire cette apparence d’armée, il eût fallu dans le commandement une autorité, une ardeur, une décision, une ténacité géniales. Bourbaki, chef heureux, n’avait que l’éclat pâlissant d’un ancien prestige, la plus héroïque intrépidité, un dévouement sincère, mais abattu. À ses cinquante-six ans manquait le ressort de tout, la foi. Avec les gloires de l’Empire, son étoile avait disparu ; il survivait, meurtri, à cet écroulement. Il était de ce temps où, les généraux n’ayant qu’à lever le sabre, les soldats gagnaient les batailles. Aujourd’hui, les vainqueurs de Crimée : et d’Italie, la Garde impériale emplissaient les casemates allemandes. Il avait 140 000 hommes et pas de soldats. Dépaysé parmi ce monde nouveau, faisant quand même à la patrie un sacrifice entier, il la servait religieusement, non avec l’enthousiasme de l’officiant, mais avec une résignation de victime. Ceux qui avaient jadis vu, dans la fumée de l’Alma, le geste entraînant, l’altier visage, avec ses yeux de feu et son front dressé, ne reconnaissaient plus ce masque morne, empreint de tristesse et de désenchantement. Accablé sous la grandeur d’un rôle auquel rien ne l’avait préparé, Bourbaki le trouvait d’autant plus lourd qu’il sentait peser sur lui la mainmise de Freycinet. Ne se rendant pas compte que ses hésitations la nécessitaient, son amour-propre militaire souffrait de ces perpétuelles ingérences, sa loyauté, d’être suspect. L’aventure de d’Aurelle, les tiraillemens de mutuelle méfiance, se reproduisaient. Le commissaire du délégué, l’actif de Serres, était adjoint à l’état-major, autant pour contrôler que pour donner des ordres directs au besoin ; il avait en poche le décret de révocation du général, avec la date en blanc, comme s’il n’eût pas été préférable de remplacer tout de suite, par un plus jeune, le chef vieilli qu’on écrasait de sa responsabilité, tout en restreignant son initiative, déjà si molle. Aux regrettables inconvéniens de ce dualisme dans la direction, s’ajoutait encore la désorganisation intérieure, due à l’annulation du chef d’état-major, le général Borel, tenu entièrement à l’écart malgré sa compétence, remplacé par l’aide de camp du général et son ami personnel, le colonel Leperche. Ce qui constitue le premier rouage d’une armée, la machine motrice, fonctionnait de la façon la plus incomplète et la plus irrégulière. L’idée même qui, de Bordeaux, poussait vers l’Est généraux et soldats demeurait vague, en dépit de l’objectif immédiat, Belfort. Où aller après ? Vers l’Alsace, vers Langres ou vers Épinal ? On ne savait pas bien. Le déblocus au passage de la vaillante petite cité, investie depuis deux mois, valait-il seulement qu’on abandonnât celui de Paris ? Chanzy, au lieu de ce mouvement trop large, lancé dans le vide, demandait instamment une marche concentrique des trois armées. Nord, Est, Loire, sur la capitale. Mais, se figurant aussi parfait stratège qu’il était excellent organisateur, Freycinet conservait son optimisme, et déclarait s’en tenir à son plan, « bien conçu et bien coordonné ! »

La résistance de Belfort, par sa prolongation insolite qui contrastait avec la chute rapide des autres forteresses, Strasbourg excepté, enthousiasmait et inquiétait la France. On craignait qu’elle ne succombât bientôt. On ignorait quel homme était le colonel Denfert-Rochereau. Connaissant admirablement la place, où il servait comme chef du génie et dont, nommé gouverneur, il avait complété lui-même les travaux, il opposait à l’investissement du général de Treskow la plus inflexible défense.

Henri, quand il descendit du train, respira. Plus de chemin de fer, maintenant ! La ligne s’arrêtait là. On en avait fini avec le supplice des wagons, cet étau glacé où l’on agonisait. Sous la pâleur du ciel, tous les visages lui parurent blêmes, contractés de souffrance ; les huit jours du double trajet y laissaient un stigmate. Comme la route allait être bonne ! Qu’il serait doux de se dégourdir les jambes, de marcher en soldat, et, le soir, de trouver aux villages le repas et le gîte. Tant bien que mal, dans la gare pleine d’un vacarme, parmi l’encombrement fou des trains amassés sur des longueurs de kilomètres, le régiment débarquait. Dans la neige foulée, autour des garages, étaient épars des pains à l’abandon, et çà et là des tronçons de sucre, des quartiers de lard, des petits tas de grains de café vert. Distribution ou pillage ? Mais le bataillon se reformait. Henri vit passer son oncle. Droit dans son macfarlane, visage tendu de volonté, le colonel dominait sa préoccupation anxieuse, — se battre dans ces conditions ! — et l’élancement aigu que lui causait son rhumatisme à l’épaule droite, — son mauvais bras ! Seul, dans la face impassible, aux yeux graves, le tremblement de la barbiche blanche disait la lutte intérieure.

Lorsqu’on se mit en marche, il y eut un moment douloureux : le sac écrasant le dos, la lourdeur des pieds gonflés se meurtrissant au sol durci, l’étreinte de la courbature à secouer. Beaucoup se traînaient clopin-clopant. Puis le rythme mordant des clairons, jetant l’entrain de la marche au soleil d’Afrique, redressait pour quelques minutes les échines. Henri rejetait l’idée de son premier voisin de wagon, la vision de cette tête cireuse dont jamais plus les lèvres ne frémiraient à l’embouchure de cuivre. Sa fatigue s’envolait, avec le poids de tant d’impressions mauvaises. Allégé, il humait l’air glacial qui lui vivifiait les poumons ; sa poitrine s’enflait, dans une plénitude de force et d’espoir. Il regardait avec une supériorité martiale ses camarades de rang, le pittoresque horizon dont chaque village, dans l’éloignement des plans montagneux, chaque masse d’arbres, noire sur la neige, lui apparaissaient comme enveloppés de gloire, théâtre possible d’un triomphe. Était-ce là, ou là, qu’il se distinguerait, forcerait l’estime du vieux Du Breuil et l’admiration du bataillon ? Qui sait la destinée qui vous attend, quel éclatant fait d’armes peut vous rendre illustre ? L’enthousiasme de la jeunesse, des réminiscences d’écolier firent passer en lui une bouffée d’héroïsme, le souhait absurde, mais généreux, d’un de ces exploits qui immortalisent un nom dans l’histoire : le drapeau conquis, le général ennemi tué… Il serra la crosse de son chassepot, ses doigts tremblaient sur l’acier froid. Ah ! comme il tirerait de bon cœur le premier coup !… sur ce gros là-bas, qui a des torsades dorées ! À toi, mon gaillard ! Au front ! Pan ! par terre… Et les convulsions de sa victime ne l’émouvaient pas plus que celles d’un lapin qu’il eût tiré, dans les taillis de Charmont, lui donnaient même une satisfaction cruelle… Ou bien, après une charge à la baïonnette, il vient de prendre un canon… il est blessé au bras… son sang coule… Bourbaki passe, le félicite, et, détachant la croix d’un de ses aides de camp, devant le régiment le décore…

On marchait depuis deux heures. Henri, sous le sac, commençait à souffrir. Mais, encore vibrant de ses imaginations, il s’efforçait de régler son pas sur celui de Rombart. Le long de la route, sinuant dans la profonde vallée encaissée du Doubs, le régiment s’allongeait à présent, couleuvre énorme, aux anneaux déjà disjoints. Les bataillons s’espaçaient, et dans chacun d’eux l’échelonnement des compagnies et des sections déroulait sa lente ondulation.

— Ça tire ? interrogea paternellement Rombart.

À vivre si près l’un de l’autre, toutes ressources communes, toutes privations partagées, le vieux zouave avait achevé de se prendre pour son « bleu » d’une affection sincère. Le petit était si gentil, si généreux ! Rombart ressentait une secrète admiration pour ce fils de famille, distingué, pas fier, et qui « en avait, une instruction ! » De se reconnaître une prépondérance pratique, à laquelle Henri lui-même rendait hommage, avivait encore son penchant. C’était une amitié faite de protection bougonne et de dévouement tendre, qui touchait chez ce dur à cuire, que sa vie d’aventures et de dangers, sans fleur de tendresse jusque-là, avait blindé d’une sereine philosophie.

Henri, d’une moue dégagée, siffla : — Peuh ! et en même temps il se louait de son endurance stoïque, car les bretelles du sac sciaient l’épaule, le cuir des souliers lui écorchait la cheville. Mais paraître découragé, quand Rombart tenait ferme, lui semblait indigne de sa haute valeur. Le plus pénible était peut-être la faim qui lui criait aux entrailles ; ils n’avaient mangé depuis Chalon que du pain et du sucre, et pris, ce matin, devant la gare, que le café pilé sommairement, de la neige fondue en guise d’eau. On marchait en échangeant des paroles, lamentations sur la longueur de la route et les arrêts inexplicables, souhaits rageurs de l’étape. Grâce aux exhortations des officiers, à l’énergie du colonel allant au trot de son petit cheval arabe, de la tête à la queue de la colonne, le régiment, si éprouvé qu’il fût, ne présentait pas encore, malgré son égrènement, un aspect trop misérable. Mais, avec la tombée du soir qui faisait les jours si brefs et les nuits si longues, une halte venait geler sur place le peu de chaleur et d’élan qui restassent. Henri, qui avait quitté son sac, chancela, quand il fallut le recharger. Ses pieds enflés, écorchés dans le cuir raide, lui faisaient endurer une torture. Il eut beau faire, il boita. Les rangs suivans le talonnèrent. Il mettait son amour-propre, s’entêtait à ne pas ralentir. Ce fut Rombart qui, le voyant pâle, suant à grosses gouttes malgré le froid, le poussa de côté, pour marcher plus doucement. Henri, à ce moment, subit une contrariété cuisante ; son oncle passait au trot, regagnant la tête. Il eût voulu éviter le regard du colonel. Mais M. Du Breuil l’avait aperçu et, sans s’arrêter, lui criait : — Hardi là !… Humilié, Henri avait alors une brusque envie de pleurer, et de tout lâcher, sac, fusil, de s’asseoir, de se coucher là. La nuit était venue. Rombart et lui, mêlés au dernier bataillon, mirent une heure à gagner l’étape, à rejoindre l’escouade.

Ils la trouvèrent établie au bord du Doubs, dont le champ de glace formait bivouac avec la route et les abords d’un village dont on ne savait pas le nom et où l’on ne pouvait entrer. Un autre régiment y cantonnait. On eut toutes les peines à allumer le bois. Arrivés à six heures, on ne put manger la soupe avant dix, une soupe à l’oignon, faute de viande. Henri finissait, lorsque l’adjudant se montra, appelant : — Réal ! — Présent ! dit Rombart en poussant le jeune homme. — Le colonel vous demande ! Henri, boitant bas, arrivait à un feu devant lequel, assis sur un pliant, M. Du Breuil causait avec des officiers ; il se leva, vint au-devant de son neveu, le prit sous le bras : — Hé bien, mon petit, ça ne va guère ? Et comme Henri, redressant la taille, protestait, le vieillard lui dit doucement :

— Va, va, je sais ce que c’est ! Tu es un bon garçon, un vrai zouave ! Mais je ne veux pas que tu t’éreintes pour rien ; à quoi ça te servirait-il de te blesser davantage ? Tu ne t’es pas engagé, n’est-ce pas, pour entrer à l’hôpital ? Dorénavant je t’attache à moi. Tu ne suivras pas demain le régiment… Tu voyageras avec le convoi, tu pourras te reposer dans une voiture de cantine… Et comment s’appelle le zouave qui était avec toi ?… Rombart. Bien. Il t’accompagnera. J’ai un ordonnance malade, il le remplacera aux bagages. Vous ne vous quitterez pas. — Il avait débité cela d’un trait sans se laisser interrompre ; il lut la pensée d’Henri, à la fois reconnaissante et déçue, reprit :

— Ça ne t’empêchera pas de te battre. Repose-toi en attendant… Oui, oui, tu te battras comme les autres, je te le promets… Et, lui serrant la main, il ajouta : — Je n’ai pas de nouvelles de Charmont. C’est qu’ils vont bien. Puis, brusquement il se tourna :

— Au revoir !

Le lendemain, après une nuit douloureuse sous le gourbi de branches et de toile dû à l’industrie de Rombart, Henri voyait avec un crève-cœur s’éloigner ses camarades. Le petit convoi des voitures de bagages et de cantines, parti quelques minutes après le dernier bataillon, s’acheminait difficilement. Il eut vite fait de laisser s’accroître sa distance. Les chevaux enfonçaient dans la neige, qui floconnait par essaims drus. Un épais tapis blanc se superposait à l’ancien.

— Ça nous prépare de jolis draps, dit Rombart qui marchait à côté du fourgon, sur le siège duquel Henri, sombre, regardait tourbillonner le vol d’ouate. Transi sous la couverture de cheval que lui avait prêtée le cantinier, il ne décolérait pas contre son sort. Sa gratitude s’était évanouie ; il ne voyait plus dans la sollicitude de son oncle qu’une marque de dédain, de pitié blessante. Que pensait-on de lui, à l’escouade ? On allait le supposer un fricoteur, un « embusqué, » qualifier durement sa conduite. Il s’étonnait de l’indifférence de Rombart, prenant les choses comme elles venaient.

Depuis longtemps le régiment avait disparu. La neige tombait toujours, fouettée aux visages par une bise coupante. Elle s’épaississait aux ornières, couvrait la trace des pas. D’autres convois étaient devant ; d’interminables arrêts immobilisaient tout. À un carrefour, ils se trompèrent, prirent un chemin divergent. Une cohue d’hommes et de charrettes s’y enlizaient. La journée passa, la nuit vint. Renonçant à rejoindre ce soir-là, ils dételèrent dans un bois de sapins. On put manger, se chauffer, dormir à l’abri des voitures.

Quand ils se réveillèrent, la neige avait cessé de tomber. Tout était blanc. Henri brûlait de se remettre en route, de rattraper les camarades. Son pied lui faisait moins mal ; il l’avait, sur le conseil de Rombart, bien lavé dans la neige, frotté d’une chandelle achetée dans un village ; il lui semblait qu’il pourrait remarcher maintenant, mais vainement on essaya d’activer les chevaux, la route se déroula, les hameaux, les bourgs se succédèrent sans qu’ils revissent les braies rouges et les chéchias du 3e zouaves. Ils piétinaient, confondus, parmi d’autres convois régimentaires, ou parmi les files de charrettes chargées de vivres, que traversaient à chaque instant de longues irruptions de caissons d’artillerie ; ou bien c’étaient des flots compacts de mobiles en désordre qui leur lançaient au passage des regards envieux. Encore une fois la nuit vint, et la soupe d’eau chaude, le sommeil de plomb.

Ce fut le troisième jour qu’Henri cessa d’espérer, comprit qu’ils avaient perdu le régiment. Dès lors il maudit sa blessure cicatrisée vite, le poste ridicule qu’on le contraignait d’occuper ; il passait son temps à accuser son oncle, à bouder Rombart, dont la bonne humeur, qui avait pourtant du mérite, lui paraissait déplacée. S’était-il engagé pour faire un tringlot, poussant aux roues, inutile dans un bas entourage de convoyeurs et d’ordonnances, au milieu des louches figures hébétées de traînards ? Deux jours, deux nuits s’écoulèrent encore, dans le froid, la neige gelée, le vent âpre. Les chevaux, maigres à faire peur, avançaient peu, s’abattaient ; les fers sans crampons glissaient sur le verglas. Henri se faisait malgré lui à cette vie abrutissante, ne se doutait même plus depuis combien de jours il traînait ainsi par les routes, lorsque, dans la claire après-midi de janvier, très loin, par delà l’horizon barré de hauteurs et de bois, une rumeur imperceptible passa dans la bise. Rombart dressa l’oreille. Instinctivement le cœur d’Henri bondit. Le léger grondement se fit distinct.

— Le canon ! dit Rombart.

« Ah ! pensa Henri, mon oncle m’a trompé. »

Et il éclata en sanglots.

À quinze kilomètres de là, près de Villersexel où depuis huit heures du matin le canon se faisait entendre, Louis Réal, maussade, dépêchait en hâte, au château de Bournel où était installé le poste télégraphique du grand quartier général, un déjeuner sommaire avec Sangbœuf, vis-à-vis de Guyonet furieux. Aux premiers coups de fusil, Sangbœuf et Louis, que ne retenait pas leur tour de service, l’avaient planté là, pour courir à une éminence voisine de Bournel et d’où l’on découvrait dans l’éloignement le champ de bataille, avec Villersexel en amphithéâtre sur un coteau dominé par le château de Grammont. Esquivés en fraude, sitôt Bourbaki parti avec son état-major, ils avaient pu apercevoir, se détachant sur la neige, les mouvemens de troupes ; ils étaient revenus en courant, craignant qu’on eût remarqué leur absence. Mais le château était presque vide, le télégraphe muet. Sangbœuf, en maugréant : « À lui la faction ! » prit la place de Guyonet, qui, armé de sa lunette, trotta à côté de Louis, retournant en hâte à l’observatoire. Le canon, qui s’était tu, venait de reprendre. — Enfin ! dit Louis, avec une joie qui éclaira son visage calme.

Il pressa le pas, expliquant à Guyonet les péripéties du matin : les avant-gardes prussiennes, en marche sur Villersexel où avaient pénétré la veille l’extrême pointe des nôtres, avaient, accueillies par une fusillade, aussitôt déployé deux batteries, et, soutenues par d’immédiats renforts, enlevé le bourg. Louis ne comprenait pas l’abandon où on avait laissé cette poignée d’hommes. Que faisaient les troupes ? Pourquoi n’avaient-elles pas occupé dés le matin les emplacemens désignés ? Pourquoi le 18e corps, conformément aux ordres, n’était-il pas venu s’établir à Villersexel ? En lui-même il répondait : c’est le retard fatal des colonnes, avec des masses éreintées, mourant de faim, de froid ; c’est la difficulté des approvisionnemens ; c’est l’indécision du général en chef, noyé dans le détail, messervi par l’inexpérience et l’incurie des états-majors. Dire que le 15e corps, pendant que les autres allaient se battre, débarquait à peine à Clerval, une station sans quais, sans garages, où l’avait poussé on ne savait quel ordre, tant il y avait peu d’unité et de prévoyance dans les commandemens. Venu par route, il eût été là depuis longtemps !

L’intendant en chef ne savait même pas qu’il aurait à nourrir le 24e corps, apprenait fortuitement l’arrivée du 15e Des milliers de soldats restaient sans rien toucher, ou, tout d’un coup, un tas trop gros, qui se perdait, jeté dans la neige. Louis, comme ses frères, vivait la minute présente, tout à lui-même et à ce qui se passait autour de lui, au fonctionnement du petit appareil à travers lequel couraient, mystérieusement, les lignes griffonnées, et qui étaient des paroles vivantes, les voix lointaines de Freycinet, de Gambetta, de De Serres et de Bourbaki. Il ne sortait pas de ce labeur humble, mais essentiel, où il voyait palpiter, avec la pensée de ces maîtres de tant d’existences humaines, l’âme même de la guerre. Il lui semblait être comme lié à la fragile existence de ces fils mobiles qu’il fallait, au péril des uhlans, jeter d’un poste à l’autre, sur des poteaux volans, dérouler dans la neige, accrocher aux haies, suspendre aux branches, et qui, reliés aux réseaux fixes, épargnés encore par l’invasion, vibraient sans cesse d’idées en marche. À peine si, de temps à autre, malgré son esprit de famille, son caractère posé et réfléchi, il trouvait une seconde pour songer aux siens, à Charmont, où il croyait toujours Henri, à Eugène, que par une dépêche de Chanzy, transcrite l’avant-veille, il supposait avec la deuxième armée contenue au Mans par Frédéric-Charles, réduite, contre le désir de Bourbaki souhaitant à son tour une diversion, à retenir seulement le Prince Rouge. Rien ne l’intéressait que ce qui s’agitait autour de lui, cette colossale mise en mouvement de l’armée vers Belfort. Il se demandait avec insistance ce que faisaient en retour Werder et son XIVe corps, cet ennemi qu’on avait d’abord voulu aller affronter à Vesoul, et qu’aujourd’hui, après avoir obliqué vers l’Est pour se rapprocher de Belfort, on retrouvait devant soi ?

Oublieux du froid, les pieds dans la neige, Louis et son compagnon surplombaient l’horizon où un pâle soleil illuminait les villages, les sombres taches des bois épars dans la vallée, Villersexel et son coteau, et, par delà le cours gelé de l’Ognon, Moimay, Marat, d’où montaient, dans un roulement de tonnerre, des fumées blanches de canonnades. Plus loin encore, grâce à la lunette de Guyonet, ils distinguaient le cheminement des colonnes badoises, de la lourde landwehr. Tout convergeait sur les trois points de Marat, de Moimay et de Villersexel, vers lesquels se portaient enfin, débouchant par toutes les routes, sur le vaste front des hauteurs, les premiers régimens du 18e et du 20e corps, tandis qu’à l’extrême droite presque invisible, le 24e corps commençait à poindre. Devant cette mêlée confuse, engagée, semblait-il, au hasard, Louis, malgré les dissertations de Guyonet toujours stratège et qui expliquait la bataille à sa manière, ne voyait que masses mouvantes dans la fumée, un assourdissant tumulte déchiré d’éclairs. Mais, à la fureur et à la ténacité de l’attaque et de la défense, il éprouvait une incertitude pleine d’espoir, le sentiment réconfortant que ces troupes qu’il avait vues se traîner, rongées de misères, et qui arrivaient sans ordre au combat, retrouvaient, dans la fournaise, le sang chaleureux de la race, l’élan qu’avaient illustré tant de victoires. Une espèce de jour pourpre, fait de la flamme des incendies et du crachement des canons, avait remplacé le soleil sur la neige, animait le crépuscule de son reflet tragique. Des heures s’étaient écoulées sans que Louis en eût conscience.

Il n’avait plus de regards que pour un groupe de batteries. Il les voyait évoluer dans le champ de sa lunette. Un colonel, qu’il devinait jeune, à sa taille fine, à ses mouvemens décidés, galopait à côté d’elles. Il ressentait à le suivre une émotion exaltée, une sympathie, comme s’il l’eût connu. C’était d’Avol. Louis admirait l’allure folle des attelages, le tressautement des canons sur la pente, caissons derrière, chaque batterie alignée comme à la parade, les conducteurs tenant en main la bride des sous-verges, servans sur les coffres, brigadiers et sous-officiers à leur rang. Au geste impérieux du jeune chef, en une seconde, servans à terre, canons dételés, les batteries ouvraient le feu, tiraient sans discontinuer, tandis qu’en seconde ligne, chevaux et conducteurs attendaient, impassibles. Mais un opaque brouillard peu à peu s’élevait, enveloppait tout de son voile dense, coloré d’écarlate. Louis, le cœur battant, put apercevoir pourtant tout le centre de la ligne française s’ébranler, fonçant sur Villersexel, puis, ne distinguant plus rien, rentra bien vite au château. Le calme qui y régnait était de bon augure. Toujours, dans la direction de Marat et de Moimay, le bruit faisait rage. Louis, à la fenêtre, scrutait la nuit. Il essayait en vain de démêler, là-bas, dans cette lueur qui par instans flottait, dans ce tapage qui ne finissait pas, des indices précis ; sans savoir pourquoi, l’espoir grandissait en lui. C’était l’heure où, bien que les Allemands gardassent Moimay et eussent repris Marat, la bataille se dénouait sur l’abrupt coteau de Villersexel. L’épée haute, transfiguré, ayant retrouvé le rayonnant visage des soirs glorieux d’Algérie et de Grimée, Bourbaki se retournait vers les fantassins du 20e corps, criait : « À moi l’infanterie ! Est-ce que l’infanterie française ne sait plus charger ? » Et, les électrisant de son exemple, le général en chef, redevenu soldat, enlevait cinq bataillons de la division Ségard, les lançait à l’assaut. En même temps une partie de la division Penhoat, du 18e, se précipitait, par une brèche, dans le parc de Grammont et dans la grande rue. À la tête de quelques zouaves, Du Breuil, canne au poing, avait marché. Une lutte épique ravagea le château, ensanglantant chambres, escaliers, corridors. Les Allemands se cramponnaient au rez-de-chaussée, les Français aux caves et aux étages supérieurs. Enfin le château leur restait, mais en flammes. Dans le bourg, on se massacrait pied à pied, à travers l’escalade des rues. Pour s’emparer des maisons, il fallait masser des fagots, et mettre le feu. Une acre odeur de chair brûlée prenait à la gorge ; jusqu’à dix heures, l’incendie crépita, dans l’écroulement des murs et le fracas des charpentes. Le brouillard s’étant dissipé, on s’égorgeait au clair. La fusillade continuait, meurtrière, atroce ; des zigzags d’étincelles voletaient au flanc des nuages rouges. Et sur ce carnage tomba la paix du clair de lune, scintillèrent, au zénith glacé, les étoiles.

Maintenant, à Bournel, les mains tremblantes, Louis transmettait le télégramme modeste qu’à une heure du matin, Bourbaki, descendu de cheval dans la cour du château, venait de rédiger. Puis c’étaient des dépêches de victoire, signées par de Serres et Clément Laurier : « Le général couche au centre du champ de bataille. Villersexel, clef de la position, a été enlevé aux cris de : Vive la France ! Vive la République ! »


Non loin de là, trois jours après, tandis que l’armée s’ébranlait seulement pour attaquer à Arcey les avant-postes de Werder, qui, profitant du répit malheureux imposé à Bourbaki par les difficultés du ravitaillement, s’était glissé devant Belfort, — un convoi d’une trentaine d’hommes et de quelques voitures avançait, à bout de forces.

— Voit-on le village ? demanda de l’intérieur d’un fourgon une voix jeune, bien lasse.

— Nous y sommes, foi de Rombart !

Et, grimpant sur le marchepied, le vétéran appuya son dire d’une grimace, pour faire rire Henri :

— Dans une heure !

— Je descends, fit le jeune homme.

L’immobilité lui était aussi odieuse que la marche. Il se rejetait de l’une dans l’autre, avec un désespoir taciturne. Cette vie de piétinemens et d’arrêts, ce cauchemar de bête de somme avaient abattu sa fierté juvénile. Il était tombé de l’enthousiasme et de l’espoir au plus morne abattement ; il haïssait son oncle. Était-ce un métier que de relever sous le fouet à toute minute les chevaux couronnés jusqu’à l’os, butant sur le verglas, aussitôt debout retombant ?… Une poussière de neige, soulevée par le vent, leur coupa le souffle. Enfin le village apparut. Avant d’y entrer, sur la gauche de la route, ils aperçurent une chose informe. Ils s’approchèrent. C’était un cadavre badois, défiguré, pieds nus. D’autres, à cent mètres, s’entassaient. Puis ce furent des maisons incendiées, des ruelles pleines de décombres, murs penchans, plafonds éventrés. Au-dessus, fumant encore, les carcasses d’une église et d’un château noircis.

— Bougre ! fit simplement Rombart, Et, hélant une ombre peureuse qui se cachait derrière un volet : — Comment s’appelle cet endroit ? Une vieille femme pencha sa tête branlante, et jaune, ridée, l’air d’avoir cent ans, prononça, après un silence :

— Villersexel.

Le spectacle était si horrible, si inattendu pour Henri, qu’il se souvint avec moins de regrets de son gros chagrin, quand impuissant, inutile, il avait entendu la canon de cette tuerie. Chacun se taisait. Rombart lui-même était impressionné. Et pourtant, malgré sa répulsion, Henri conservait aussi tenace le désir de reprendre sa place dans le rang, de s’évader de cette tourbe de charretiers où il croupissait, sans rien voir, sans rien savoir, d’étrenner son chassepot, de se battre, en homme, parmi cette armée qui devant lui, grand corps aveugle, allait tâtonnante à son destin, tandis que, lui barrant le passage, Werder et ses troupes la séparaient de Belfort, et que de flanc la menace d’une armée inattendue, formée en hâte par de Moltke et guidée par Manteuffel, épaississait son orage noir.

Paul et Victor Margueritte.

(La cinquième partie au prochain numéro.)


CINQUIÈME PARTIE


XVII

Au château des Hunaudières, près du Mans, Eugène, pour la vingtième fois depuis six jours, relisait le cher billet de Charmont, reçu par un heureux hasard le 1er janvier, le papier parfumé encore sous l’enveloppe salie et dont l’écriture l’émouvait comme une caresse de la main même de Marie. Il demeurait sous le coup de l’attendrissement causé par la nouvelle intime, cet espoir d’un petit être en qui tous deux revivraient, prolongeraient la famille, la race. Tout son amour s’en trouvait ravivé, pénétré de pitié, de reconnaissance. Il revoyait sa femme si jolie dans le voile neigeux et la robe blanche, puis la courte ivresse de ces trois jours où ils avaient oublié le monde, où elle s’était donnée entière, avec tant de grâce et de pudeur. Quoique la lettre fût déjà ancienne, il se laissait aller au mirage de revivre ensemble un instant, dans une illusion de bonheur partagé ; il se représentait la chambre tendue de cretonne, avec ses vieilles gravures, son meuble de soie bleue, son chiffonnier ancien. La fenêtre donnait sur la terrasse d’où l’on domine la Loire, l’étendue des champs semés de noyers ; un ciel rose d’automne se mirait dans l’eau tranquille. Une échappée dora l’incertain des jours ; et aussitôt le frêle château de cartes s’effondrait ; il sentait le sable fuir sous ses pieds, l’abîme ouvert. Il songeait avec terreur qu’un mois s’était écoulé. Qu’avaient apporté ces quatre semaines, quel inconnu de dangers sur Charmont ? Plus libre d’y penser, maintenant qu’une inaction reposante, après un si obsédant cauchemar de combats et de retraites, le rendait à lui-même, il avait été repris par l’inquiétude affreuse : qu’était devenue Marie à cette heure, la Touraine envahie, le château occupé sans doute ? Entre tant d’êtres qui lui tenaient de si près, sa mère, ses grands-parens, ses sœurs, Marie personnifiait ses regrets et ses craintes. L’idée de celui qui était et qui n’était pas encore, de la mystérieuse survenance de cette chair née d’eux-mêmes, qui serait une pensée, une vie, aurait une volonté, un destin, l’emplissait d’un trouble infini. Il ne s’attendait pas si tôt à compter avec ce tiers, envisageait néanmoins résolument la charge de sa responsabilité, de ses devoirs nouveaux. Il eût voulu reprendre vite une existence normale, se consacrer à sa femme, au petit Jean, — car ce serait un garçon, on l’appellerait du nom de l’aïeul, — oublier le passé, se vouer au travail du présent, pour assurer l’avenir. Alors la meule retombait sur lui, l’écrasait. Il était le prisonnier de ces jours qui se succédaient impitoyablement, la victime de cette tourmente d’événemens, petits et grands, qui tous le frappaient, le meurtrissaient, lui cent millième, infime, mais souffrant de tout son esprit et de toute sa chair.

Vainement, depuis son arrivée dans les sapins du Tertre Rouge, après l’accablante marche de Vendôme au Mans, il avait passé une semaine à réparer ses forces, sous la hutte de branchages et de toile, au sol de bruyère sèche. Puis le bataillon, déplacé, cantonnait à ce château des Hunaudières, où depuis une dizaine de jours on achevait de se refaire ; le régiment avait été décimé, les survivans manquaient de tout, en guenilles et sabots. Par bonheur, des vêtemens chauds, les effets d’équipement, du linge de rechange étaient distribués. M. de Joffroy allait à La Roche-sur-Yon chercher le dépôt, un renfort de mobiles guéris, de convalescens et d’égarés. Les vides se comblaient ; les cadres se reformèrent. Des exercices quotidiens unifiaient les élémens épars du 75e. On reprenait figure. Mais le Mans fascinait toujours. Malgré les consignes formelles, la rareté des permissions, on s’y ruait par fugues, avide d’échapper au camp, de retrouver des plaisirs dont la privation centuplait la valeur : un bon repas, un bain, lire les journaux, coucher dans un lit ; pour d’autres, un assouvissement de luxure et d’ivresse. Hôtels et cafés étaient combles ; la Boule d’Or et l’Hôtel de France pleins de généraux, les rues et les bouges gorgés de soldats. Après tant de misère, ce bien-être dissolvait. Une animation bouleversait le commerce et la ville, où magasins et boutiques bourdonnaient de foule bigarrée. À toute vapeur, par les voies ferrées, se succédaient des trains chargés de troupes, d’approvisionnemens et d’armes. Centre énorme où affluaient les ressources de la France, les envois de Rennes, de Nantes et de Bordeaux pour ravitailler, remettre debout ces multitudes, où refluaient tant d’hommes débandés, accourant vers un peu de joie comme des éphémères à la flamme. Que réservait demain ? Cette question, que tant d’officiers et de soldats perdus dans le rang se posaient, un seul homme, obstiné dans sa foi, l’affrontait avec une héroïque espérance. C’était celui qui des champs de Coulmiers, de Loigny, de Josnes, de Vendôme, par des retraites où sa pensée infatigable triomphait de l’épuisement des hommes et de l’acharnement de la nature, avait ramené jusque-là son armée bien lasse, mais capable de se battre et de vaincre encore, surtout de reprendre le plus tôt possible l’élan vers Paris, pensée constante, but suprême. C’était Chanzy « le Tenace. » Dès les cantonnemens et les bivouacs établis, fin décembre, sur les positions à garder, il avait décidé, tandis qu’on arrêterait un plan et que les troupes respireraient, de conserver le contact et l’offensive. Ainsi il parait à toute éventualité, surveillant l’ennemi, prêt à le recevoir, en attendant de pousser de nouveau sur la capitale. Justement, il venait d’en recevoir des nouvelles par ballon. Le capitaine de Boisdeffre, messager de Trochu, lui annonçait qu’il n’y avait plus d’approvisionnemens que jusqu’au 20 janvier ; il fallait donc se hâter. C’est alors que Chanzy, fidèle à sa grande idée d’opérations concentriques, réclamait par lettres, dépêches, missions d’officier, des éclaircissemens auprès du ministre ; il signalait la situation précaire de la grande ville, voulait qu’on le tînt au courant des mouvemens de Faidherbe et de Bourbaki ; puis, désapprouvant la marche à grande envergure de celui-ci, dans les neiges de l’Est, quand tout devait porter sur Paris, il soumettait à Bordeaux un plan général, coordonnant le triple effort. Mais Freycinet avait tenu bon, persuadé que son prople plan était celui qui démoraliserait le plus l’armée allemande : en quinze jours, Bourbaki, maître des Vosges, se rabattrait, vainqueur… Le sort en était jeté. Au lieu d’une action commune, plus rien que des opérations individuelles, des efforts décousus.

Du moins Chanzy, n’ayant plus à compter que sur lui, aiguillonnait ses colonnes mobiles. Des engagemens avaient eu lieu, qui nettoyaient un moment le pays. Mais lentement, après un répit, les Allemands avançaient, battant Rousseau et Jouffroy en détail ; dans le coup de feu des escarmouches, par les froides journées de neige et de brouillard, ils sinuaient le long des routes, à travers le pays peu praticable à la cavalerie, à l’artillerie, accidenté de vallées étroites, de coteaux et de chemins creux, couvert de bois et de villages, hérissé de clôtures. De toutes parts, on se repliait vers le Mans. Un vent d’ouest tempêtait, les fossés étaient jonchés de voitures, il fallait pousser à plat de sabre les chevaux sur le verglas. La voix du canon se rapprochait, les fuyards se répandaient, l’ennemi était là. Mecklembourg et Frédéric-Charles arrivaient, ramenant, pour le choc définitif, leurs troupes à bout, l’un par la vallée de l’Huisne, l’autre par les routes de Saint-Calais, de Vendôme et de Tours ; ils progressaient chaque jour, rétrécissant le demi-cercle que formaient leurs soixante mille fantassins, leurs quinze mille cavaliers et leurs trois cents canons. Le 9, ils atteignaient les avant-postes, s’emparaient de Connerré, de Thorigné et d’Ardenay.

Alité depuis quelques jours, dévoré de fièvre, Chanzy retrouve sa volonté lucide ; il embrasse d’un coup d’œil la situation compromise, dicte des instructions sévères, où sa douleur frémit. La retraite, dont on parle autour de lui, il la rejette fièrement, elle ne mène à rien qu’au désordre ! On attaquera, on reprendra les positions perdues. Qu’on n’allègue pas le mauvais temps, il sévit pour les Allemands aussi. Une vigoureuse offensive, et l’on vaincra.

Ces paroles altières, dont Eugène perçoit l’écho dans les ordres lus devant les troupes le matin du 10, sous la neige qui tombe, il se les répète sans conviction en marchant. En avant d’eux, Parigné se détachait sur sa colline, dans la tranquillité des bois. Au même instant, le canon s’élevait. Et aussitôt, le 75e appelé en ligne se sépara. Une partie du bataillon d’Eugène se dispersa en tirailleurs. Dès lors, ce fut, comme à travers un accès de fièvre chaude, l’habituelle vision de flamme, de fumée et de sang, les branches qui cassent, les maisons dont les plâtras dégringolent, les hommes qui tombent, à travers le sifflement des balles et l’éclat gémissant des obus, toute la démence qu’est un combat dans la paisible nature, sous le silence d’un ciel de neige. Les munitions s’épuisent ; une panique de mobilisés ; des hurrahs tout près, dans un bois. Comment se retrouve-t-on dans Parigné, où des mitrailleuses alternent leurs craquemens avec l’explosion des pièces de 4 ? Une nuée de Prussiens s’abat. Les mitrailleuses sont prises, reprises. Les Prussiens fourmillent. Comment se trouve-t-on maintenant sur la route de tout à l’heure, fuyant vers Ruaudin, poursuivis par des uhlans ? Comme c’est court et long, une bataille !

Eugène, quand il se ressaisit, au crépuscule, fut étonné de ne retrouver autour de lui que M. de Joffroy et une dizaine d’hommes de la compagnie ; seuls de sa section, Boniface et Neuvy étaient là. Ils avaient perdu le régiment, campèrent sur place, mêlés à des lignards et à des chasseurs à pied. Le ventre vide, ils balayèrent la neige, et s’étendirent, roulés dans leurs couvertures, serrés les uns contre les autres. Nuit de sommeil fébrile pour Eugène, qui, réveillé à chaque instant, remâchait la fatigue et l’énervement de la journée, la fureur d’être battus encore, l’attente de la grande mêlée où se dénouerait cette fois le sort de la deuxième armée, qui sait ? celui de la France ! Il souhaita de toutes ses forces la victoire inattendue, flamboyante, qui ouvrirait la série des chances heureuses, balayerait la terre de France, le rendrait à lui-même, à sa vraie vie, aux siens. Les ronflemens de M. de Joffroy l’irritaient ; il enviait cette paix. À l’aube, comme il se dressait, secouant sa courbature transie, le capitaine ouvrit les yeux, et bâillant : — Ah ! fit-il, j’ai bien dormi !

Mais, au loin, un groupe galopant d’officiers parut, grandit, se rapprocha, comme un lancement de pensée rapide. Dans une escorte de burnous rouges, en tête de son état-major, un général, buste droit sous la pelisse, le front haut, s’arrêta. Son regard serein embrassa les zouaves, les chasseurs, les mobiles. Une confiance adoucissait sa figure énergique. Sous les moustaches effilées, la bouche fine souriait, dans la barbiche blonde. L’éclair d’une seconde, Eugène sentit se poser sur lui le regard du chef, et en même temps une forte impression de calme, d’espoir, entrait dans son cœur. Il comprit alors que c’était Chanzy, cet hommes que jamais il n’avait vu, ce maître tout-puissant de leurs vies, dont la volonté planait, souvent inefficace, toujours présente, sur leurs sommeils et leurs marches. Il fut remué à cette apparition, comme s’il eût vu un être mystérieux, l’âme même de cet immense corps qui, étendu sur des lieues de bois et de collines, rassemblait ses dernières forces. Il écoutait le général parler d’une voix nette, tranquille, à un colonel accouru. Les paroles tombaient dans le grand silence, comme un réconfort. Et, devant le groupe des officiers d’état-major attentifs, dont les visages reflétaient une expression mâle, les silhouettes graves des spahis brûlés de soleil, aux petits chevaux nerveux qui se mordaient, enragés de froid, Eugène éprouvait une impression de grandeur, au rayonnement de la pensée qui veillait là.

Chanzy s’éloignait. Nul ne se doutait, à le voir passer, qu’un prodige l’avait mis debout, le maintenait en selle. Au lit, la veille, toute la nuit, il avait sué la fièvre, inspirant à ses aides de camp de cruelles anxiétés ; au matin, il avait demandé son cheval, donné ses instructions à l’intendant général, au médecin en chef, et, lucide comme à ses meilleurs jours, galopé vers le faubourg de Pontlieue et la Tuilerie, commençant l’inspection de ses lignes par l’extrême droite. Inquiet de ce qu’au lieu de la vigoureuse offensive prescrite la veille, on eût reculé de toutes parts, il avait dicté des ordres inflexibles : résister à outrance, comme à Josnes, défendre les positions coûte que coûte, sans idée de retraite ; l’accès du Mans serait interdit ; la cavalerie ramasserait les fuyards, qui seraient ramenés au feu, et, s’ils bronchaient, fusillés ; tout chef de corps qui ne saurait maintenir sa troupe, cassé, comme récompensé sur le champ de bataille quiconque se distinguerait. Enfin, en cas de débandade, pour forcer l’armée à faire face, il n’hésiterait pas à couper les ponts. Lorsqu’il eut parcouru l’aile droite, quitté le front des troupes de Jauréguiberry, sa course à l’air vif, l’imminence de la bataille, lui avaient rendu toute sa belle humeur ; il avait vu, en avant de Changé, les sentinelles prussiennes et françaises se lancer des boules de neige ; plus loin, il avait essuyé une fusillade. Rentré en ville, il en ressortait pour visiter les hauteurs d’Yvré-l’Évêque. Là et à Champagné, repris pendant la nuit, était la division Gougeard ; sur le massif d’Auvours, couvert de bois et de retranchemens, le 17e corps ; plus loin, au nord du Mans entre la Sarthe et l’Huisne, Jaurès et le 21e corps, formant l’aile gauche, sur le plateau de Sargé. Le temps était clair, la neige dure.

La bataille fut lente à s’engager. À la gauche, commencée à onze heures, elle dura tout le jour, sans que Jaurès abandonnât Pont-de-Gesnes. Le grand-duc de Mecklembourg n’avançait pas, ou si peu, que, malgré 3 000 hommes tués ou débandés au 21e corps, il ne parvenait pas à donner la main à Frédéric-Charles, arrêté devant le centre. Alvensleben, après avoir enlevé, au bout d’une longue lutte, le village de Champagné, ne gagnait presque plus de terrain. Manstein, hâtant son entrée en ligne, n’abordait pourtant qu’à une heure le plateau d’Auvours. Il en était trois, quand, enfonçant enfin la résistance des mobiles de la division Paris, il s’emparait des fermes de la crête.

À ce moment, Eugène et M. de Joffroy, qui avec leur poignée d’hommes, avaient passé leur temps à chercher en vain leur régiment, venaient d’arriver à Yvré-l’Evêque, où la division de Bretagne se battait comme une vieille troupe, sous le général Gougeard. Eugène était pâle de faim, n’ayant rien pris depuis la veille qu’un peu de biscuit dans du café ; une sombre exaspération lui venait d’errer à l’aventure, inutile. Il eût voulu se lancer dans quelque acte violent, prendre part à une ruée décisive, se soulager en frappant. Soudain, arrivés près du vieux pont, sur l’Huisne, à travers un dédale de soldats, M. de Joffroy lui prit le bras : — Regardez donc !…

Boniface, Neuvy, les autres se pressaient contre eux : ils levèrent tous la tête. Vis-à-vis, sur les pentes glissantes du plateau d’Auvours, dans la neige, des mobiles, des lignards et, avec un affreux désordre, des artilleurs, fouettant leurs chevaux, se précipitaient, se bousculaient, accourant vers la rivière, pressés de s’engouffrer sur le pont. À cette vue, des cris s’élevaient, une oscillation courait dans la division de Bretagne. Une voix alors domina le tumulte ; Eugène vit un officier supérieur de marine, qui portait à la manche les trois étoiles de général de division, donner des ordres. Deux canons aussitôt se braquèrent, chargés à mitraille contre les fuyards.

— À la bonne heure, dit M. de Joffroy. Voilà un homme ! Qui est-ce ? — Le général Gougeard, jeta en passant un officier de zouaves pontificaux.

Eugène entendait la voix sommant les fuyards de s’arrêter, menaçant de faire feu. La cohue tournoya, hésitante. Des affolés, tentant de passer la rivière sur la glace, disparurent. Maintenant, le général a rallié quelques débris, mais on est trop peu ; il appelle ses propres soldats, les mobilisés de Rennes et de Nantes, le premier bataillon de zouaves pontificaux. Le moment est venu. Eugène et M. de Joffroy l’ont compris. Le plateau d’Auvours, c’est la clef du Mans ; par là, les Allemands, trouant au centre, divisent l’armée en deux tronçons, coupent la retraite. Il faut reprendre la hauteur à tout prix. Instinctivement, ils sont aux premiers rangs, mêlés aux zouaves pontificaux qui les interpellent : « Eh ! les mobiles, y a de la place ! » Le général Gougeard lève son sabre et, se souvenant de la devise des héros de Loigny : « Allons, messieurs, en avant, pour Dieu et la Patrie ! Le salut de l’armée l’exige ! »

La charge sonne. La petite colonne s’ébranle. La pente abrupte est devant elle, hérissée de taillis à la base, puis hachée de petits murs et de talus de culture ; partout des arbres, des haies, des buissons. Une neige épaisse emplit les creux, cache les fossés. En haut, derrière les bois et les retranchemens, des masses d’infanterie prussienne. De sang-froid, on aurait peur. Mais, au son des clairons et des tambours, lançant les notes saccadées de la charge, le cœur bondit, une étrange ivresse emporte sous un feu meurtrier ces hommes confondus qui sans répondre grimpent, baïonnette haute. À mesure qu’on s’élève, la colonne grossit ; des soldats de toutes armes, des chasseurs du 10e, restés à combattre dans un pli, se joignent à l’assaut ; on approche des cimes ; le feu roule, dans un fracas désespéré. Le cheval du général Gougeard s’abat, atteint de six balles. Mille petits combats s’éparpillent, à chaque obstacle. Encore un élan, des maisons conquises, on est au sommet du plateau, dans un champ planté d’arbres. Eugène voit à son côté M, de Joffroy ; leurs hommes sont là, soulevés du même transport. Boniface, la baïonnette tordue, rit nerveusement. Neuvy a l’air ivre. Près d’eux, des zouaves pontificaux sont étendus, morts ; d’autres foncent contre un taillis d’où les Prussiens embusqués tirent à bout portant. Un vertige de rage, de fatigue et de faim frappe irrésistiblement Eugène ; il voit rouge, dans une frénésie de meurtre ; le sang de la bête primitive crie en lui. Avec un soupir rauque, il se jette, le sabre brandi, dans un corps à corps de zouaves et de Prussiens, n’aperçoit qu’un officier blond, mince comme lui, et qui, nu-tête, lui tourne le dos. La fascination de cette nuque blanche et de ces cheveux bouclés ! À toute volée son sabre descend, entre comme une hachette dans du bois. Cette secousse, dont il a le poignet meurtri, la plaie béante de cette tête fendue, lui sont une stupeur qui se change en indicible émoi. Le blessé s’est retourné, le regarde. Jusqu’au fond de l’âme d’Eugène s’imprime la beauté du visage jeune, l’air d’étonnement aux joues qui pâlissent, et le regard surtout, un regard tendre, d’un infini reproche. Ces yeux très bleus, très doux, dont l’eau pure se ternit, le poursuivent de leur expression désolée, où la vie qui s’en va contracte un inexprimable regret. — « Pourquoi m’as-tu frappé ? semblent-ils dire. Quel mal t’ai-je fait ? » Et dans le même éclair les prunelles chavirent, le blanc remonte. L’officier chancelle, prostrant, bras ouverts, un long cadavre, dont Eugène ne voit plus que la tête fendue, la plaie horrible qui saigne dans la neige…

Ces yeux, la hantise de leur regard, Eugène ne pouvait les écarter, quand, les troupes de Gougeard relevées sur le plateau, il redescendait vers Yvré. Il pensait à l’homme étendu là-haut, contre terre. Il revoyait, avant le coup, sa nuque blanche, ses cheveux bouclés. C’était cela qui l’avait fasciné. Puis l’affreuse secousse, le crâne ouvert, et ce visage tournant vers lui l’expression inoubliable : « Pourquoi m’as-tu frappé ? quel mal t’ai-je fait ? » La beauté, l’air noble de cette face, où la vie se retirait des joues pâlissantes, augmentait son trouble. Sans doute, c’était quelqu’un. Comme il était jeune ! Il pouvait avoir son âge. Là-bas, des parens, une vie organisée l’attendaient… Autour d’Eugène, dans une salle basse, des officiers parlaient haut, animés, joyeux. On s’était bien battu. La griserie inusitée du succès agitait chacun. « Ils avaient reçu leur frottée ! » Un artilleur dit : « Chanzy est content de nous. Il vient de nommer Gougeard commandeur. » On applaudissait à cette récompense qui les honorait tous. Un autre : « On est vainqueur sur toute la ligne. » M. de Joffroy se frotta les mains. Eugène réussit à éloigner de lui la vision, son cœur se dilata : la guerre finie bientôt, Charmont délivré ! Vivre près de sa femme, pour le petit ! Un allégement délicieux dissipait sa fatigue. La vie lui parut belle. Au bout de la chambre, une voix contait gaiement : « Et, vous savez, je lui ai passé mon sabre au travers du corps, il n’a pas dit ouf ! » Eugène redevint triste. Les yeux bleus étaient devant lui. Alors il quitta la salle, où il se sentait comme étranger ; ces rires, cette excitation gaillarde lui étaient pénibles.

Dehors, sous le froid mordant qui faisait plus vive, au ciel d’acier, la scintillation des étoiles, il essaya de se raccrocher au sentiment de la victoire, à l’absolution du devoir simplement accompli. Un voile obscurcissait l’orgueil, la satisfaction de cette victoire, la légitimité de ce devoir. Il revint de mille lieues, quand Neuvy, qu’il n’avait pas vu s’approcher, le tira par la manche et lui dit en confidence : — Mon lieutenant, je voudrais vous remettre quelque chose. Et, bonnement, le moblot tendait un portefeuille de cuir rouge, bourré de lettres.

— J’ai ramassé ça à côté de l’officier à qui vous avez appliqué un si beau coup de sabre. Y en avait qui lui tiraient ses bottes, d’autres qui se disputaient sa montre et son argent. Ils ont jeté ça en disant : « C’est des lettres ! » J’ai pensé qu’il valait mieux les prendre…

Eugène, un tremblement dans les doigts, reçut le funèbre dépôt. Neuvy, débarrassé, s’éloignait, avec un dandinement paisible. Une angoisse étreignit Eugène, à palper le cuir doux, sous lequel passait le rebord froissé des lettres. Qu’en faire ? Il lui répugnait d’en prendre connaissance, et pourtant cela valait mieux. Il n’avait pas le droit de se dérober à cet acte d’humanité, qui sait ? à la prescription invisible. Il ouvrit le fermoir, parcourut à la clarté blême quelques lignes de la langue inconnue ; une poignante émotion le remua, devant l’écriture de femme, dont l’encre violette, les fins jambages penchés lui rappelèrent les lettres de Marie. M. de Joffroy, qui venait de sortir, l’apostropha : « Je vous y pince, l’amoureux ! Vous relisez des nouvelles de chez vous. » En quelques mots, Eugène expliqua, et, avec un soulagement, il remettait le paquet au capitaine : — Vous qui connaissez l’allemand… Tandis que M. de Joffroy qui avait pris un feuillet au hasard le déchiffrait, une curiosité intense penchait Eugène vers lui. Le cordial visage du capitaine s’attrista, dans sa barbe hirsute. Il lut à mi-voix, traduisant avec des pauses :


Mon cher Frantz, si tu savais comme je pense à ta chère petite vie… comme je maudis cette longue guerre qui nous sépare, bien que la gloire… que tu conquiers pour la patrie allemande, et avec l’aide de Dieu, me soit douce… Je veux t’annoncer aujourd’hui un très grand bonheur : réjouis-toi dans ton âme, mon bien-aimé Frantz… La volonté divine a béni notre union… Je sens, je sais maintenant que tu revis en moi. Au printemps, je serai mère… Si je ne t’en ai pas parlé plus tôt, c’est que je voulais être sûre… Ah ! mon cher Frantz, comme il nous paraîtra bon d’être réunis dans le vieux château, à côté de nos chers parens, Chéri, de vivre pour nous aimer, avec le mignon qui te ressemblera !…


Hochant la tête, M. de Joffroy, dont la voix s’altérait, s’arrêta. Il parcourut en silence la fin de la lettre, dit : « C’est signé : Gerta, » puis vérifia l’adresse, et, avec une précaution pieuse, il referma le portefeuille. — Je m’en charge, dit-il. Et, voyant Eugène bouleversé, il murmura gravement : — C’est la guerre !

Cette nécessité, ni la consolation de la victoire, qui rapprochait de la fin, ne parvenaient à calmer la conscience d’Eugène. L’extraordinaire coïncidence, la similitude de cet officier, jeune comme lui, bientôt père comme lui, et qu’il avait tué parce qu’il était l’ennemi, le bourrelait d’un remords aigu. Insoutenable, le regard se fixait sur lui, suppliant et sévère… Son devoir l’excusait-il tout entier ? N’avait-il pas frémi, au moment irréparable, d’une rage de bête, assassiné pour assassiner ? Cette femme là-bas, cette autre Marie, cet enfant… Et, songeant qu’à la place de sa victime, c’était lui-même qui eût pu être couché là-haut, il ne ressentait plus, avec un écœurement sans nom, que l’horreur épouvantée de la guerre, une pitié où, s’attendrissant sur lui-même, il plaignait dans un long regret ce malheureux et les siens. Repris de toute sa fatigue, découragé à tomber, il exécrait le fléau abominable, déshonneur de l’humanité.

C’est alors que, venue d’où ? apportée comment ? l’insaisissable nouvelle de la défaite, courant d’un bout à l’autre de l’armée, vint aboutir aux bivouacs d’Yvré-l’Evêque. On se regardait, on s’écriait. Personne n’y voulait croire. Mais, avec plus d’insistance, le bruit se propageait. On affirmait qu’à l’extrême droite, une position maîtresse avait été surprise. Les Prussiens pouvaient entrer au Mans ; on allait être coupé. Comme des somnambules, M. de Joffroy, Eugène et ses mobiles se remirent en marche, voulant savoir, rejoindre. Au bout d’une heure, trébuchant dans les chemins envahis, ils apprirent, d’un officier d’ordonnance qui, arrêté par des fuyards, jurait et sacrait, que la Tuilerie, aux portes du faubourg de Pontlieue, avait été enlevée sans un coup de feu par une compagnie prussienne en reconnaissance. Les mobilisés d’Ille-et-Vilaine faisaient la soupe : de pauvres gens, armés de fusils à piston qu’ils ne savaient même pas manier, fiévreux, exténués, et qui avaient croupi au camp de Conlie ; ils avaient pris peur, lâché pied. Impossible de les ramener ; les généraux s’usaient à vouloir pousser leurs hommes, ils se couchaient dans la neige. Maintenant la Tuilerie, le Tertre étaient solidement occupés, la déroute en train, le Mans perdu. C’êtait invraisemblable, c’était inouï ; c’était ainsi !

Comme un arc trop tendu, la corde humaine avait éclaté. Parce qu’elle n’avait pas d’endurance morale, la longue habitude militaire des Allemands, parce que la foi et l’élan admirables de quelques-uns ne suffisent pas, l’armée improvisée de Chanzy craquait de toutes parts. Devant les dépêches de Jauréguiberry, l’avertissant de la fatale aventure, lui racontant d’heure en heure la débandade grandissante, l’impossibilité d’arrêter ce courant qui gagnait de proche en proche, dans un vent de panique, se ruait irrésistible, le général en chef, atteint en plein espoir de réussite, ne voulait pas se résigner encore, ordonnait de se battre, de s’agripper au sol. Mais, quand le jour se leva sur l’irrémédiable débâcle, Auvours de nouveau perdu, Chanzy consentit à la retraite. Mieux valait peut-être conserver cette armée à la France, que de faire sauter les ponts et de s’acculer à la mort. Pleurant de rage, il écrivait à Gougeard : « Sauvons du moins l’honneur. » À Jauréguiberry : « Le cœur me saigne ; mais vous déclarez la lutte impossible, je cède. » Il prescrivait à Jaurès de couvrir son recul. Pendant que le 21e corps luttait pied à pied, préservant l’armée d’un écrasement total, il quittait la ville où une bataille de rues commençait, à travers un effroyable désordre d’évacuation, un engouffrement de cohue sur les ponts minés, dans la gare que les isolés prenaient d’assaut, jetant les blessés sur les voies pour s’empiler à leur place dans les wagons, et dont le dernier train s’éloignait, sous une grêle de projectiles.

Trois jours passèrent. Eugène et sa petite troupe avaient retrouvé le régiment. Le calvaire d’après Josnes et d’après Vendôme recommença. Il connut de nouveau la longueur des étapes où les pieds saignent, où les boyaux se tordent. Dans son abattement, il revoyait toujours le reproche des yeux bleus. Autour de lui, par la campagne blanche et souillée, les chemins glissans, coulait, coulait sans cesse la nappe d’hommes sordides, vidés, finis, dans le roulement morne des convois, le défilé des canons, l’immense fourmillement en désarroi des fantassins et des cavaliers. Eugène ne se souciait même plus qu’on allât vers Carentan, comme l’eût voulu Chanzy, ou vers Laval, comme l’ordonnait le ministre, ni que, chaque soir, reliant l’armée de plus en plus flottante, la volonté tenace, incoercible du chef dictât la direction, les voies. Saoul d’horreur, il avait coulé à pic, n’était plus qu’une épave. Les yeux bleus le regardaient toujours.

Le 15, à Sillé-le-Guillaume, à Saint-Jean-sur-Erve, la voix inexorable du canon reprit. C’était la dernière fois qu’on dût l’entendre ; le lendemain, on serait à Laval. Comme Eugène traversait l’Erve, au pont de Saint-Jean, le dernier obus éclata. Il appuya la main à sa poitrine, crut avoir reçu un ricochet de pierre. Puis tout se brouilla, il vomit du sang et, avant de s’évanouir, eut le temps d’apercevoir M. de Joffroy, qui le soulevait, l’emportait dans ses bras.

XVIII

Sur les routes de l’Est, bien loin de l’armée, le tohu-bohu de l’arrière se débattait, pêle-mêle inextricable des convois de tous les corps. De la station de Clerval aux lignes d’Héricourt, ce n’était, sur les routes aux pentes en miroir, que jurons, chutes de chevaux, le lent avancement des fourgons de l’intendance et des véhicules de réquisition, charrettes paysannes dont les conducteurs improvisés, parfois des tailleurs, des horlogers, désertaient en masse, le passage des détachemens en armes du 15e corps, débarquant seulement, et qui rejoignaient. De-ci de-là, des gendarmes se démenaient, impuissans. Glissant aux montées, glissant aux descentes, restant des heures en panne dans la neige, l’écoulement sans fin s’épuisait sur place, immobilisant les vivres, les munitions, dont là-bas l’armée manquait. En sens inverse, dépassant les convois immédiats, trains d’artillerie, ambulances, un flot de débandés, faux malades et fuyards, commençait à filtrer, arrivait jusqu’aux convois de l’arrière, répandait des bruits vagues et sinistres.

Henri, qui, avec son petit groupe de voitures régimentaires et de zouaves, végétait misérablement, perdu dans l’ahan de cette cohue, avait, depuis son passage à Villersexel en ruines, définitivement abdiqué tout espoir de retrouver jamais son bataillon. Sa haine contre M. Du Breuil n’avait plus de bornes. Nul doute que, par un plan machiavélique, son oncle, sous prétexte de lui marquer de l’intérêt, n’eût voulu, en l’éloignant du danger, lui interdire toute occasion de gloire. D’être ainsi traité en enfant, méconnu dans ses aptitudes, sa bonne volonté, lui était une souffrance aussi douloureuse que le froid et la faim, plus humiliante encore. Être parti pour se battre, défendre son pays, et se voir réduit à faire le charretier, au milieu des coups de fouet, du grincement des essieux, des voix grossières ! Avoir rêvé l’ivresse du champ de bataille, et se traîner sur le verglas et dans la neige, le ventre vide ! Le canon d’Arcey, et celui dont, depuis le matin, on entendait au loin, par instans, l’imperceptible murmure, lui avaient été, lui étaient intolérables. Ils gravissaient une côte sous des sapins, où le poids du givre courbait les branches, en stalactites de cristal.

Ce jour-là, l’armée de l’Est avait abordé, de Montbéliard à Chênebier, l’armée de Werder, qui, campée sur la ligne de la Lisaine, lui coupait le chemin de Belfort. Bourbaki, toujours rivé à ses approvisionnemens de Clerval, avait, après l’aveugle combat de Villersexel, perdu deux jours à se refaire, un à enlever Arcey sans profit, deux autres encore à atteindre avec une lenteur de chenille les positions que tout ce temps Werder, se dérobant le soir du 9 pour gagner Belfort de vitesse, avait à loisir et puissamment fortifiées. Trois routes menaient à la ville assiégée : celle de Lure qui, libre, tournait la droite allemande, celles d’Héricourt et de Montbéliard, sur lesquelles Bourbaki, nullement renseigné, entassait ses corps. Faute d’avoir su trouver des fers à glace pour une centaine d’éclaireurs, aucune reconnaissance ne s’était faite. Des milliers d’hommes de bonne volonté traînaient les chevaux par la bride, collés au flanc des colonnes.

Le général en chef, l’armée, marchaient sans yeux. Comme un troupeau de moutons, on se heurtait, on s’entêtait à un mur de 8 kilomètres, quand la trouée était possible sur les côtés. À l’extrême gauche ennemie, un faible détachement n’avait en face de lui que quatre bataillons de la garnison de Besançon. Puis commençait le front de bataille : le 15e corps, à peine formé, tout démoralisé par les douze jours de son atroce voyage en wagons, avait, sous Martineau des Chenetz, mission d’emporter Montbéliard et le château ; les bandes du 24e sous Bressolles, étaient amassées en face de Busserel ; à Héricourt, centre de la ligne allemande, protégée jusque sur la rive gauche par les ouvrages du Mougnot, Clinchant et le 20e corps ; enfin, arrivant seulement en face de Chagey et de Chênebier, point faible de la droite ennemie, Billot, resté en arrière avec le 18e corps et la division Cremer. Tout le mouvement d’attaque reposait sur eux. Mais, n’ayant reçu les ordres que tard, et se conformant aux fausses directions qui les jetaient en plein dans l’aile droite de Werder, au lieu de la leur faire déborder, Cremer et Billot échouaient dans leur mouvement, qui de tournant était tourné. Sur toute la ligne, les batteries allemandes garnissant les hauteurs de la rive droite, le mont Vaudois, empêchaient le déploiement des corps français : le 15e, enlevant les premières maisons de Montbéliard, venait se briser au pied du château ; le 24e ne parvenait pas à déboucher vis-à-vis de Bussurel ; le 20e, en arrière duquel Bourbaki inquiet attendait les événemens, près de la réserve commandée par Fallu de la Barrière, se bornait à une longue canonnade qui laissait le Mougnot, Héricourt intacts. L’officier qui la dirigeait se consumait d’impatience ; allant d’une batterie à l’autre, Jacques d’Avol s’énervait de ne pas entendre sur sa gauche le canon de Billot, de voir, sous le feu des canons prussiens en étage, les trois autres corps agglomérés, incapables de s’étendre dans l’étroite vallée, de franchir cette rivière de rien. À la lunette, il pouvait distinguer les pionniers badois, cassant la glace pour l’empêcher de donner passage, et, hors de portée, minuscule comme un jouet, une file d’attelages, hissant des canons sur une pente, couverte de cendres et de fumier. Enfin, trop tard, Billot, puis Cremer, arrivaient, l’un essayant en vain d’enlever Chagey, l’autre, si indépendant d’ordinaire, n’abordant même pas Chênebier, porte close de la route de Lure, et préférant marcher devant lui, vers la Lisaine, selon la lettre d’ordres dont il voyait l’erreur. Allons ! ce n’était pas aujourd’hui qu’on débloquait Belfort. Une irritation prenait d’Avol à voir tomber la nuit, qui n’apportait dans ses ténèbres que froid et misère, rendait demain plus incertain encore. L’armée allait s’engourdir, affamée, harassée, à la cruelle étoile des bivouacs. Et, dans son cœur indomptable, d’Avol songeait qu’en dépit de toutes ces causes de désorganisation, une volonté de fer aurait pu ressaisir, nouer encore ce faisceau à demi rompu. Au lieu d’ignares et d’indécis, il eût fallu à ces troupes capables de tout, du meilleur comme du pire, des chefs d’esprit net, d’âme ardente. Dans sa noble ambition, il souffrait de pouvoir si peu ; son rôle, si élargi pourtant, lui semblait restreint. Il enviait, sans partager leurs idées politiques, ces jeunes généraux que portait une fortune républicaine. Que n’était-il à la place de Billot, de Cremer, il n’osait ajouter, de Bourbaki !

Quand le matin du 10 se leva, Henri, qui, blotti dans la voiture, ronflait à côté de Rombart, fut long à se rendre compte de l’étrange vie à laquelle il renaissait. Dans les sapins fourmillans de convoyeurs et de soldats isolés, un grand brasier où avaient flambé des arbres entiers fumait encore. Une carcasse de cheval qui, dépecé, avait fourni le repas du soir, béait, montrant la cage des côtes, un bloc violet d’intestins gelés. La nuit avait été terrible. Au loin un ruban de route montait et descendait, déjà noir de charrettes en marche. Henri était encore à demi dans son rêve, à Charmont, dont le soleil couchant dore la terrasse. Marcelle et Rose viennent de s’effacer. Céline, avançant sur la pointe des pieds, le surprend d’un baiser dans le cou, et s’enfuit, confuse… Le contraste lui parut si violent, qu’il eut les yeux pleins de larmes, non d’un regret lâche, mais à la pensée qu’il menait cette existence de brute. Heureusement qu’on ne s’en doutait pas à Charmont ! Pour rien au monde, il n’eût voulu être vu ainsi ! Lui qui se promettait tant d’exploits à leur raconter, un jour ! Il jalousa violemment la chance de ses frères, Eugène, sous-lieutenant : il se le représentait à la tête de ses hommes, fier de commander ; et Louis, qui, sans avoir les fatigues de la campagne, voyait tout, savait tout ! Vraiment, le sort était trop injuste !

Ce jour-là, de Montbéliard à Chagey, sur toute la ligne, devant le château, à Bethoncourt, à Bussurel, au Mougnot, l’attaque des 15e, 24e et 20e corps, dans l’épais brouillard, avait encore fléchi. Seules à gauche, la division Penhoat, du 18e corps, et la division Cremer réparaient leur retard d’hier, enlevaient, dans un assaut furieux où s’illustraient les mobiles de la Gironde, la position de Chênebier. On n’était plus, par la route de Lure entr’ouverte, qu’à deux lieues de Belfort. Mais de nouveau, sur l’armée affamée, harassée, la nuit meurtrière tombait. Une angoisse tourmentait bien des cœurs. À son feu de bivouac, assis sur un pliant, le colonel Du Breuil tristement songeait. Il revoyait la journée perdue, l’échec de son régiment, et l’affolement de ses hommes tirant en tous sens. Un maladroit avait failli le tuer. Qu’apporterait demain ? Rejetant du bout de sa canne les brindilles enflammées, il contemplait le rougeoiement des braises. Son rhumatisme l’élançait, à gauche, de l’épaule au moignon. Il avait la fièvre, souffrait du froid, se sentait vieux. Ainsi tout croulait. Que pouvaient des anciens comme lui, des enfans comme ces recrues ? L’image d’Henri lui causa un souci ; il lui avait évité le danger, mais non tant d’autres souffrances. Pauvre armée ! Où étaient les magnifiques régimens de l’Empire ? Si Pierre était là seulement, avec sa jeunesse virile, son énergie ! Et le regret de l’évoquer prisonnier, inutile, grandissait plus amer, ce soir. Le blâmer ? Non ! non ! Mais la vue de d’Avol, aujourd’hui, passant au galop près des zouaves, lui avait été trop pénible, soulignant l’absence, disant : « Je suis bien là, moi ! Et tu as beau faire, toi, tu ne le remplaces pas ! » Le drame de conscience qui avait torturé son fils se prolongeait dans son âme inflexiblement droite ; Pierre avait-il compris entièrement son devoir ? Il écartait cette idée, certain qu’un Du Breuil n’avait pu obéir qu’à la voix de sa conscience. N’importe, la muette ironie de d’Avol le poursuivait.


— Allons, bon, dit Rombart. V’là qui pleut. Le déluge maintenant ! — J’aime autant ça, dit Henri, ça nous changera. — Pas de chemise, toujours ! quand tu seras trempé, tu m’en diras des nouvelles, mon petit !

Lorsqu’il eut marché une heure dans la boue glacée, sans un fil de sec, — la voiture était pleine, ayant ramassé trois zouaves d’un autre régiment, légèrement blessés, — Henri jugea que geler, comme la nuit dernière, à 15 degrés, ou patauger, morfondu, sous cette pluie transperçante, si froide que le verglas reprenait à mesure, c’était « kif-kif, » comme disait Rombart. Les deux maux étaient aussi affreux. Le vieux zouave, courbant le dos sous le capuchon pointu, ne répondait que par grognemens. Toute bonne humeur l’avait quitté. Ce n’était pas un métier de chrétien ! mieux valait cent fois se battre. Le canon, qu’ils entendaient à longs intervalles, plus distinct, lui causait la même rage sourde qu’à Henri. Et puis, il n’avait plus de tabac, c’était la fin de tout. Sans chique, il n’était pas un homme. Ils marchaient derrière la voiture, si las qu’ils s’accrochaient, pour se faire tirer. À deux heures, ils arrivèrent dans un village appelé Saulnot. Le cheval alors refusa d’avancer. Ni les uns ni les autres n’en pouvaient plus ; ils s’arrêtèrent près d’un hangar, déjà comble, mendièrent une place. Personne ne leur répondit ; tous les visages avaient un air d’égarement stupide, Rombart joua des coudes ; grelottant, Henri se laissa tomber sur le sol. La pluie dégoulinait à gros sanglots, d’une gouttière crevée.

Ce jour-là, dès quatre heures du matin, la bataille avait repris. Werder, voyant la route de Lure menacée par la perte de Chênebier, avait dirigé en hâte des réserves, ordonné de reprendre le village coûte que coûte. Mais les divisions Penhoat et Cremer s’y maintenaient en dépit de tous les eddorts. L’attaque allemande se replia. Succès inutile, puisque, loin de poursuivre le mouvement sur la gauche, de gagner résolument la route de Lure, la seule qui put mener à Belfort, Bourbaki se bornait à pousser encore une fois devant lui, contre le mont Vaudois, contre ces hauteurs derrière lesquelles l’ennemi trois fois moins nombreux manœuvrait à l’abri de ses canons, l’armée fourbue. Partout, à Montbéliard, à Bussurel, à Héricourt, à Chagey, elle était repoussée, sans avoir même pu atteindre le mince fossé de la Lisaine. À deux heures, Bourbaki, parcourant en arrière du front de bataille la ligne des troupes, accostait en sortant du bois de Couthenans le général Pallu de la Barrière, qui attendait, immobile en avant de la réserve. Les traits du général en chef étaient ravagés d’une amertume inexprimable. Il ployait sous la fatalité de ne pouvoir rien, de ne croire à rien, de se trouver, sans autre viatique qu’une bravoure stérile, en face de l’écrasante situation à laquelle il était inférieur. Faisant signe à Pallu de la Barrière de l’accompagner, il lui confia son angoisse : on avait échoué partout, et ce qui était plus grave, une nouvelle armée allemande était signalée, avançait vite, menaçant de couper les communications. Que faire, sinon battre en retraite ? Quelques pas plus loin, à un carrefour, le général Billot apparut, venant de Chênebier. Les généraux Feillet-Pilatrie et Bonnet étaient là. Sous la pluie battante, on mit pied à terre, on entra sous bois. Entouré des généraux et de leurs aides de camp, Bourbaki tint conseil. Les états-majors et les escortes attendaient, anxieux. Billot, interrogé, se déclarait prêt à marcher, à tenter l’offensive sur la gauche ; son corps n’était pas encore entamé ; la réserve demeurait intacte. Il jugeait la retraite prématurée. Son aide de camp, le commandant Brugère, insistait aussi.

— Vous êtes un fou, dit Bourbaki. À votre âge, j’aurais peut-être pensé comme vous. Mais je suis général en chef, et j’ai la responsabilité ! — Il inclina le front, et après un silence, soupira : — Commandant, les généraux devraient avoir votre âge. — Puis Billot revenant à la charge, il le prit à part : — Les Prussiens sont à Gray, marchent sur Dôle. Que j’attaque sans succès, je suis pris. Les troupes auront Manteuffel à dos.

Devant le spectre d’imminentes, de pires défaites, tout fut dit. Au risque de voir l’armée, sans le ressort du combat, fléchir soudain, la retraite était décidée. À peine les ordres furent-ils donnés, que, laissant Belfort à l’abandon, l’immense amalgame des corps s’ébranla. Et aussitôt, ces milliers d’hommes, gangrenés de souffrances inouïes, entrèrent en décomposition.

Sous son hangar, à Saulnot, Henri vit le soir même refluer, intarissablement, une coulée d’hommes, de chevaux, de canons et de voitures. Par toutes les routes des vallées de l’Ognon et du Doubs, vers Besançon qu’elle traversait dix jours avant, l’armée de l’Est, sous un vent de déroute, fuyait l’orage noir qui accourait sur son flanc. Bataillons, escadrons, batteries se répandaient, s’enchevêtraient. Les divisions, les brigades, les régimens s’en allaient par lambeaux, sans rien maintenant qui les reliât, que l’instinct de vivre. Une confusion énorme mélangeait le sillon des colonnes au refoulement des convois. Vingt fois, Henri et Rombart faillirent être emportés dans le remous. Leurs voitures, renversées au fossé, furent durant la première nuit brûlées par des cuirassiers, pour alimenter le feu où ils faisaient sécher leurs manteaux. Rombart, assis sur les cantines du colonel, sauvées à grand’peine, restait pensif en se rôtissant les semelles. Il avait vu de drôles de choses, expliqua-t-il à Henri, dans sa campagne de Crimée. Jamais ça ! Le jeune homme, au récit cette fois certain de la défaite, se disait : « A présent, c’est trop sûr ! Je ne me battrai jamais ! » Dans un écroulement pareil, qu’est-ce que c’était qu’une pauvre existence, une ambition comme la sienne ? Il n’avait plus, ainsi que tant d’autres, qu’à se laisser aller, à mourir de froid et de misère. Le petit monde de convoyeurs avec qui il vivait, disparu, balayé. Le seul parti à prendre était de s’attacher à quelque groupe qui passait, de suivre le courant, s’il ne voulait pas crever là, tout de suite… Tout à coup, Rombart poussa un cri de sauvage, et se mit à danser, debout sur les cantines. Henri le crut fou. En face d’eux, dans le soir presque tombé, des zouaves s’arrêtaient. Nul doute, c’était le 3e ! Et, là-bas, talonnant son cheval étique, cette grande silhouette, M. Du Breuil.

Le hasard providentiel qui, sur la route obstruée, paralysait là le premier bataillon de son régiment, Henri abasourdi n’y pouvait croire. Ce ne fut qu’en entendant son oncle, qui était descendu de cheval, s’exclamer dans un saisissement joyeux : « C’est toi, Henri ! » qu’il se rendit à l’évidence. M. Du Breuil l’entraînait sous le hangar, l’embrassait : — « Mon pauvre enfant, comme je suis content de te revoir ! — Alors devant l’émotion paternelle du vieillard, le cœur d’Henri s’ouvrit, sa haine était tombée, il fondit en larmes. — Tu as bien souffert ? demanda M. Du Breuil, en l’enveloppant d’un regard de pitié. — Ce n’est pas cela, dit Henri. C’est que j’ai cru que vous ne vouliez pas de moi, que vous m’aviez écarté exprès… Les autres se sont battus, et moi…Touché, M. Du Breuil réfléchit un moment. Puis avec une malice dont Henri perçut la bonté délicate : — Il n’y a pas de ma faute ! À la guerre, vois-tu, on peut se perdre. Tout est bien quand on se retrouve. Ton pied est guéri : tu ne me quitteras plus. Il jeta un regard de satisfaction sur Rombart, qui lui ramenait son neveu sauf et ses cantines intactes. Enfin il allait pouvoir changer de linge ! La nuit s’était faite. Et, comme on n’avançait plus, le bataillon campa sur place. Ce soir-là, Henri dîna, avec son oncle, d’une soupe au cheval, et, son odyssée racontée, alla, muni d’argent et d’une chemise de flanelle, sortie des cantines, rejoindre Rombart et se déshabiller, dans une chambre, pour la première fois depuis Chalon. Il était couvert de poux.

Le lendemain ce fut une ivresse pour Henri que de reprendre sa place dans le rang. Comme on était peu ! la compagnie, de cent cinquante, était tombée à soixante-sept. Un très vieux sous-lieutenant, ancien gendarme, et un capitaine imberbe, collégien admissible à Saint-Cyr, les dirigeaient. Henri avait peine à reconnaître ces figures creuses qui ne le reconnaissaient pas non plus. Il attribua d’abord cet accueil à une méfiance ; sans doute les camarades le prenaient pour un carottier, qui arrivait, le danger passé. Mais non, c’était seulement la plus morne indifférence ; ils pensaient bien à lui ! Le ciel pouvait tomber, tout leur était égal, hormis la satisfaction bestiale : se chauffer, manger, dormir. Et cela le désenchanta. Trois jours passèrent : on ne se mettait que tard en route, jamais on n’arrivait à l’étape. Toujours du monde devant soi, des trains de voitures, qui coupaient les colonnes. Alors, sur des kilomètres, les feux s’allumaient. Puis on repartait, et de nouveau c’était le piétinement, des pauses, les feux encore. Les distributions manquaient. Les villages, bondés de typhiques jaunes, de varioleux aux mains enflées, étaient saccagés vingt fois de suite sans relâche. On arrachait portes et charpentes pour les brûler. Au bruit des engagemens d’arrière-garde, on tournait la tête, on pressait le pas. Et tandis qu’Henri se désolait, supputant à chaque fois l’occasion manquée, suivant d’un regret cette chance qui ne se représenterait peut-être plus, le colonel Du Breuil souffrait aussi, mais de voir ses soldats courber l’épaule. Ainsi, on en était là : ils avaient peur ! Les cadets des braves de Kabylie, de Crimée, d’Italie, de Chine et du Mexique, les soldats avaient peur. On jetait les fusils par centaines. Le flot des débandés allait croissant. Devant le remblai de Saint-Ferjeux, on pilla des wagons de vivres ; on jeta des caisses d’habits et de pantalons à des brasiers hâtifs. Des pains de sucre sur deux pierres flambaient, comme des bûches. Les chevaux qui tombaient ne se relevaient plus ; leurs charognes emplissaient les fossés. Des traînards exténués envahissaient les gares, y couchaient la nuit, et le lendemain, on enlevait des cadavres. Quand on fut sous Besançon, il ne restait de l’armée de l’Est que le nom.


Tandis que Bourbaki ramenait à leur point de départ ces troupeaux d’hommes incapables de se battre désormais, et que Freycinet, ignorant de la situation, échafaudait de nouveaux plans de campagne, tous deux comptant que Garibaldi veillait sur la gauche, l’armée de Manteuffel, composée des IIe et VIIe corps qui couvraient vers Montargis et Auxerre le blocus de Paris, forçait de vitesse, volant au secours de Werder ? Du 13 au 17, partie de Châtillon-sur-Seine, elle se glissait entre Langres et Dijon, traversait hardiment cette région montagneuse, aux gorges profondes, aux bois impénétrables. Pas une fois, les Garibaldiens n’avaient essayé de l’arrêter, dans ces défilés où une poignée d’hommes eût tenu une brigade en échec. Ricciotti se repliait en hâte. Le 17 au soir, Manteuffel était maître sans combat de la vallée de la Tille, de la route de Vesoul ; mais, apprenant la retraite de Bourbaki, il se décidait alors, avec une admirable audace, à une marche nouvelle. Aller rejoindre Werder ? On n’arrivait ainsi qu’à rejeter l’armée de l’Est vaincue sur Lyon. Tandis qu’en faisant un brusque à droite, vers Gray, Dôle, en se faufilant entre Dijon et Besançon, — Werder poursuivant l’offensive, — on coupait Bourbaki de sa base. Il fallait pour cela renoncer à ses propres communications, escompter la chance ; mais on séparait de la France l’armée de l’Est, on la rejetait en Suisse ! Le 19, au soir, Manteuffel couchait à Gray ; le 21, il entrait à Dôle ; le 22, il franchissait le Doubs sur quatre ponts laissés intacts ; le 23, il refoulait Cremer à Dannemarie, s’emparait des positions avantageuses de Quingey et de Mouchard. De son côté, Werder occupait Clerval. Baume-les-Dames. Le mouvement enveloppant avait réussi, Bourbaki était acculé, sans vivres, à Besançon. Que faisait donc Garibaldi ? Arrivé à Dijon, le 8, encore affaibli par la maladie, il y attendait l’ennemi, dont on lui avait dès les premiers jours signalé la marche. Ne se souciant pas plus de l’armée de Bourbaki que si elle n’existait pas, il se bornait, au mépris de sa véritable mission, à éviter soigneusement le contact, tout à son installation dans la ville, aux chamailleries de Bordone avec le général Pellissier, commandant les mobilisés. Les éclaireurs se repliaient. De toutes parts, les renseignemens affluaient, des sources les plus sûres, ne laissant nul doute sur l’approche, le passage de fortes colonnes. Bordone haussait les épaules, conseillait à Freycinet de se défier des racontars d’un préfet et d’une population « alarmistes. » Mais le bruit se faisait si pressant, colporté par les journaux de toute opinion qui, unanimes, demandaient pourquoi l’armée des Vosges demeurait inactive, la clameur des habitans était si forte que, le 18, il se décidait à une reconnaissance. Les Garibaldiens ne dépassaient pas sept kilomètres, rentraient le soir même, satisfaits, au son de la Marseillaise. C’était le moment où se dirigeant vers le Doubs, Manteuffel, pour masquer son opération, et pour maintenir à Dijon Garibaldi, détachait la brigade de Kettler : sept mille hommes allaient en paralyser quarante-cinq mille. Bordone, toujours mécontent, quoique récemment nommé général, arguait, pour ne rien faire, de soi-disant conflits avec Pellissier, qu’il créait seul. En vain Freycinet, multipliant reproches et cajoleries, l’adjurait de bouger. Poussant leurs avant-gardes, les Poméraniens arrivaient.

Dans la journée du 20, Frédéric de Nairve, qui, de la hauteur de Messigny, avait vu s’approcher des partis de cavaliers, sortait de la préfecture, où il s’était empressé de venir rendre compte. Encore irrité du dédain tranchant avec lequel Bordone l’avait accueilli, il s’en allait retrouver à l’hôtel la jolie fille dont il s’était amouraché à Autun et que, par un hasard singulier qu’il n’avait pas songé alors à approfondir, il avait, après son coup de main sur les uhlans de Verrière, retrouvée dans Dijon à peine évacué par les Prussiens. Madeleine lui avait sauté au cou, elle était plus en beauté que jamais, toute sa blonde chair éblouissante et fraîche comme un fruit. Depuis, il vivait avec elle, ne la quittant que pour les courtes exigences du service, des reconnaissances d’un jour ou deux, comme la dernière, d’où il avait rapporté le renseignement dont Bordone avait fait fi. La jactance du sire l’emplissait de rancune. Il haussa les épaules. Après tout, son devoir était rempli ; il ne songeait plus qu’au repas bruyant, dans le restaurant plein de femmes, de lumières et de chemises rouges, à la soirée de jeu. Madeleine lui faisait honneur, envie à tous ; des yeux luisaient à son passage. Est-ce que ce fou de Malonski, hier, ne lui avait pas dit : « Tu es décavé ! Joue-moi ta femme ! » Plus souvent ! Il avait, dans l’inaction forcée de Dijon, achevé de redevenir le risque-tout, le passionné de jadis. Ce milieu trouble, cette libre existence de fièvre, de débauche et de sang, l’imprévu de la guerre, tout renouvelait le vieil homme, soufflait sur les braises, l’élançait dans une flambée de jeunesse et de plaisir. Il évitait de penser à ses frères, à la franche cordialité du forestier, à la sévérité grave du marin. Même il ne recherchait pas les occasions, pourtant fréquentes, de rencontrer le cousin Charles. L’ingénieur, attaché à l’état-major, se morfondait à Dijon. Ennuyé de ne rien faire depuis cette expédition où avec tant de joie ils s’étaient retrouvés, il guettait le moyen de se rendre de nouveau utile. Mais Bordone ne songeait guère à tirer parti des torpilles, pas plus que du reste. Justement Frédéric aperçut M. Réal venant sur l’autre trottoir, et, profitant de ce que l’autre ne le voyait pas, il s’abstint de lui faire signe. Sans doute il l’aimait bien ! mais le cousin Charles était si rangé, si absorbé par ses sentimens de famille. Au bout de dix minutes, bien qu’intelligens tous deux, ils ne trouvaient rien à se dire, sans communion de vie, d’idées.

Joyeux d’atteindre l’hôtel, où l’on menait grand bruit, il grimpa quatre à quatre, heurtant à la porte. — C’est toi ? criait une voix jeune. En jupon, la chemise glissant aux épaules, Madeleine ouvrit. Les volets étaient clos, un bon feu chauffait la pièce. — Je m’habille, fit-elle. Il jeta son béret sur le lit, où la robe à falbalas était préparée. Une bougie sur la cheminée doublait, dans la glace, la nuque ronde et grasse. Sur la blancheur du cou, qu’un grain noir mouchetait, les lourds cheveux tordaient leur chignon d’or. Il se pencha, baisa les mèches frisottantes, le pli satiné des épaules.

Elle demanda : — Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ?

— Rien de bon. Les Prussiens arrivent, ce pantin de Bordone nous laissera surprendre, comme à Autun.

Ils descendaient enfin, quand au bas de l’escalier, un homme, accompagné de gendarmes, les arrêta.

— Vous êtes bien Madeleine Wursch ? Suivez-moi.

Les yeux de la fille se dilatèrent, dans l’effroi de la surprise. Elle voulait crier. Et comme Frédéric s’interposait, le commissaire de police lui dit très vite, très bas :

— Cette femme est une espionne. Son émissaire pris aujourd’hui a tout avoué ; nous avons ses lettres, avec les renseignemens qu’elle donnait à l’ennemi.

Mieux que cette preuve, l’attitude de Madeleine parlait. Elle était devenue très pâle, ne niait rien ; belle joueuse, elle se raidissait, confiante en son étoile ; elle sortirait de ce mauvais pas. Elle se retourna, dans un dernier sourire à Frédéric. Les gendarmes la faisaient monter dans une voiture, qui s’éloigna.

— Si vous ne me croyez pas encore, dit le commissaire à Frédéric atterré, accompagnez-moi là-haut.

Ils retrouvaient, dans la chambre, au fond d’une malle, sous des piles de linge élégant, un petit coffre plein de rouleaux d’or, de doubles couronnes.

Frédéric, le lendemain, n’était pas encore revenu de son saisissement, une nuit d’insomnie dans le lit trop large, à se consumer d’un étrange malaise, fait de tristesse, de dégoût et de regrets. Dommage ! une si jolie fille ! Une diversion brutale le rendit à lui-même. Le canon grondait. Kettler, avec ses six bataillons, ses deux escadrons, ses deux batteries, osait venir attaquer dans Dijon l’armée des Vosges forte de 24 000 garibaldiens et de 22 000 mobilisés, retranchés derrière cinquante-deux canons.

La bataille durait trois jours. Le 21, Kettler enlevait les villages de Plombières, d’Hauteville, de Messigny, arrivait au pied de Talant. Frédéric retrouvait là son ivresse du combat, plus enivrante encore que celle de l’amour. Le 22, la journée était calme, malgré quelques engagemens partiels. Kettler se reposait et se réapprovisionnait. Frédéric ne pensait presque plus à Madeleine. Les rudes, les loyales figures de ses hommes lui remontaient le cœur. Cette atmosphère de danger lui était douce. Il était à l’aise parmi tous ces aventuriers semblables aux anciens reîtres, insoucieux de la vie, contens pourvu qu’ils eussent poche sonnante et table garnie. Le 23, Kettler reprenait la lutte, s’emparait de Pouilly, poussait jusqu’au faubourg Saint-Martin. Une lutte acharnée mêlait jusqu’au soir Poméraniens, chemises rouges, et mobilisés. Pouilly fut pris, repris, finalement arraché à l’ennemi. Au faubourg Saint-Martin, tant le corps à corps avait été sauvage, on retrouva, sous des tas de morts, un drapeau prussien. Kettler battait en retraite. Dijon était en fête. Une ovation triomphale accueillait Garibaldi, sa voiture était traînée à bras. Les habitans, revenus de leur courte panique, acclamaient leur sauveur. Bordone dépêchait à Freycinet des télégrammes lyriques, il avait cru voir cinquante mille Allemands. En retour, le délégué à la guerre, dans sa première émotion du succès, le félicitait de son courage et de son génie, déclarait Garibaldi décidément notre premier général, ne pensait à rien moins qu’à lui confier le commandement de Bourbaki, se faisant fort, avec cette organisation, de reprendre les Vosges !

Et pendant ce temps, l’armée de Manteuffel, au-dessus de Dijon, se hâtait toujours, précipitant vers Besançon le roulement de ses nuées noires, la menace grondante qui, chassant devant elle ce qui restait de l’armée de l’Est, allait la séparer de la France, la rejeter en Suisse.

XIX

Étendu dans son lit, à l’hôpital militaire de Versailles, où, depuis un mois, il se guérissait lentement de sa blessure du Bourget, Georges de Nairve sommeillait. Il ouvrit les yeux, revit la pièce nue aux murs vert d’eau, aux lits occupés par des officiers supérieurs allemands. La tête enveloppée de linges, très pâle, figure changée par la barbe poussée au-dessous des favoris, il était à peine remis du terrible ébranlement ; sa raison avait failli sombrer, et pendant des jours, la plaie ouverte, ce fut une longue crise, avec des délires et des abattemens. Formes troubles où, aux visages du médecin, de ses voisins de lit, se mêlaient les dernières visions du siège. Un trou brusque, un abîme le séparait de cette minute qui vers le Bourget en flammes sur son cheval fou l’emportait. Des marins bleus frappent de la crosse et de la baïonnette ; une barricade crépitante de coups de feu ; puis plus rien. Comment a-t-il été transporté là ?

Petit à petit, il était sorti du monde des rêves, avait repris notion des choses, de lui-même. Il était soigné, et bien soigné, par l’ennemi, et, ce qui ajoutait encore à sa tristesse, aux portes de Paris, dans ce Versailles qui, pendant deux siècles, avait été le rayonnant visage de la France. Maintenant il était sûr de guérir, et soit qu’on l’échangeât, soit que prisonnier il partît pour l’Allemagne, l’avenir lui paraissait également douloureux. Les égards qu’on lui témoignait, la courtoisie malgré tout condescendante de ces officiers dont il partageait la vie et les longues heures d’inaction, lui étaient d’autant plus pesans que jour et nuit, comme une insulte, bourdonnait à ses oreilles la perpétuelle rumeur du bombardement. Il ne pensait pas sans un cruel serrement de cœur à ces forts, maintenant dévastés, où sous la grêle des obus, trouant abris et casemates, ses camarades, ses marins faisaient héroïquement leur devoir, servaient les pièces avec autant de froide agilité que sur un pont de navire, entre deux parties de bâtonnet. Il revoyait Ivry, ferme à l’ancre, avec ses sabords de pierre, ses lourds canons embossés.

Ce qui redoublait ses idées noires, lui montrait déjà la fatalité accomplie, le pays perdu, c’était le bruit qui depuis quelque temps courait, l’imminente proclamation de Guillaume comme Empereur allemand. Elle devait avoir lieu aujourd’hui même, 18 janvier, au Château. On fêterait ainsi l’anniversaire du couronnement du premier roi de Prusse, à cent soixante-dix ans d’intervalle. Étape grandiose. Il y avait longtemps que cette idée hantait le cerveau de Guillaume et de ses rudes serviteurs. Bismarck y voyait l’apogée de son œuvre, l’unité allemande au profit des Hohenzollern ; il avait avec patience préparé la chose, savamment poussé devant lui toutes les nations germaines ; elles étaient venues, avec leurs princes et leurs armées, travailler au monument fait des ruines du voisin, solidifié par le dur ciment du sang. Une aventure, qui tenait du prodige, permettait au petit-fils des comtes de Brandebourg de ramasser, selon son vœu, la couronne impériale sur le champ de bataille. Non sur un seul, mais sur vingt, et des plus étonnantes victoires qui jusque-là se fussent vues, en face de Paris inviolable, demain violé.

Avec ses lits alignés, ses murs vert d’eau, la pièce s’engourdissait, silencieuse. Le seul officier qui fût debout, un colonel d’infanterie wurtembergeoise, le bras en écharpe, regardait attentivement à la vitre. En face, séparé de l’hôpital, ancien Grand Commun du Château, par la rue de la Surintendance, la façade de l’aile du Midi s’érigeait.

— Tiens ! dit le convalescent, en se retournant vers ses camarades. Voilà son Excellence le général de Roon qui arrive. La cérémonie commencera bientôt.

Brillans, les regards se tournaient, avec une joie recueillie, vers celui qui voyait pour tous. C’était un beau jour, dont ils sentaient toute la grandeur. Il y avait là deux Prussiens et un Bavarois. Le marin souffrait de leur silence expressif, et de cette voix dont, à travers les rauques syllabes étrangères, il comprenait le triomphe.

— Von Dümpfel m’a promis de venir nous raconter tout, murmura l’un des Prussiens, dont les traits lourds lui étaient antipathiques. Et tandis que le colonel énumérait au passage les personnages de marque, et que le Bavarois souriait avec douceur, Georges, de sa couche, contemplait les initiales sculptées dans la pierre, l’entrelacs des L sous la couronne royale. Quel soufflet à la nation abattue que la consécration de l’empereur d’Allemagne dans le palais des rois de France ! Quelle humiliation que le martèlement de toutes ces bottes éperonnées sur les pavés de la vieille ville monarchique. Ce Versailles, dont la magnificence avait ébloui l’Europe, au point que jusqu’au plus petit prince allemand, tous les souverains en avaient copié l’ordonnance pompeuse et les jardins plats, ce Versailles, foyer doré de la splendeur et du génie français, et où avant la guerre il avait promené, dans les vastes avenues désertes, dans la majesté du parc mélancoliques, sa rêverie hantée des fastes du passé, il se l’imaginait, tel que le lui évoquaient les détails du Moniteur, grouillant des mille uniformes des divers états-majors, du va-et-vient des troupes qui accompagnaient, avec une suite de fonctionnaires, le Grand Quartier Général des princes alliés et du roi. Les services du ministère de la Guerre et de la Chancellerie achevaient d’en faire une cité prussienne ; de la rue de Provence, de la rue Neuve où habitaient Bismarck, de Moltke, partaient sans relâche les ordres qui, faisant mouvoir généraux et préfets, garrottaient le pays conquis. Guillaume demeurait à la préfecture. Les trottoirs résonnaient du traînement des sabres ; un fleuve de bière coulait dans les cafés, moussait aux larges chopes. Une seconde population, aux exigences impérieuses, avait envahi les maisons particulières ; l’Hôtel des Réservoirs faisait fortune. Sur tous les murs étaient placardées des affiches allemandes. Certains négocians tenaient l’oie de Poméranie, le bœuf fumé de Hambourg, un assortiment de pipes berlinoises. Le marin, à qui le temps n’avait jamais paru aussi long, s’étonna d’entendre sonner les heures. D’habitude tout aux secousses du bombardement, il ne distinguait rien en dehors de cette basse grondante. On faisait donc trêve aujourd’hui, en l’honneur de la réjouissance ? Un bruit de fanfares étouffées passa dans l’air. Le mouvement de la porte qui s’ouvrait, l’apparition du major Von Dümpfel, en grande tenue, croix ballantes, lui fut pénible. Il ferma les yeux, ne put se soustraire au spectacle que dressait devant lui le récit enthousiaste du nouveau venu.

Dès dix heures du matin, les députations des différens corps, la foule des invités se pressaient dans les grands appartemens de Louis XIV. Au centre de la galerie des Glaces un autel s’adossait contre les fenêtres du parc. Du côté du Salon de la Guerre une estrade groupait les officiers porte-emblèmes avec tous les drapeaux et les étendards. Sa Majesté, précédée du grand maréchal de la Maison et du maréchal de la Cour, était entrée à midi, suivie des princes du sang, des princes souverains et des princes héréditaires, avait pris place, entendu le service divin et la prédication. Puis Elle s’était avancée vers l’estrade. À sa droite étaient le Prince Royal, le comte de Bismarck et le maréchal de Moltke, et de tous côtés. Leurs Altesses Royales ou Sérénissimes, le prince Albrecht, le prince Adalbert, les grands-ducs de Saxe-Weimar, d’Oldenbourg, de Bade, de Cobourg, les princes de Bavière et de Wurtemberg, le prince héréditaire de Hohenzollern, le duc de Holstein, cent autres. La Galerie sur toute sa longueur bruissait de généraux, de conseillers, de hauts dignitaires. Alors, entouré des drapeaux du 1er Régiment de la Garde, Sa Majesté s’était adressée aux illustres princes et alliés, consentant sur leur demande et celle des Villes libres, à rattacher à la couronne de Prusse la dignité impériale ; ensuite Elle avait ordonné à son chancelier de donner connaissance de la proclamation au peuple allemand. Une émotion profonde agitait l’assistance. M. de Bismark avait lu d’une voix calme. Puis le grand-duc de Bade avait acclamé Sa Majesté comme Empereur d’Allemagne. Et trois fois l’assemblée avait répété l’acclamation. L’émotion était à son comble. Sa Majesté Impériale avait embrassé son fils et les membres de sa famille, serré la main des princes. Puis Elle avait traversé la galerie, en parlant gracieusement à tous, au son de la musique militaire, qui, entre des marches triomphales, jouait le Die Wacht am Rhein !

Georges, au compte rendu joyeux, se raidissait en vain. Les officiers blessés se félicitaient chaleureusement ; navré, serrant les lèvres, le marin tourna la tête contre le mur. Il était transporté au milieu de l’immense galerie, se mêlait à la foule enivrée sous les plafonds peints dans leurs voussures d’or, parmi les lambris de marbre aux longs trophées. À travers les hautes fenêtres, reflétées dans le miroir des glaces, s’allongeaient à l’infini la perspective du Tapis Vert et du Grand Canal, la noble étendue du jardin, triste sous le ciel d’hiver, avec le peuple des statues. Au-dessus des parterres du grand roi, où s’était épanouie la fleur de la race, où flottait le souvenir de tant d’élégances et de gloires, dans cette salle témoin des plus éclatans triomphes, c’était bien le suprême outrage que cette élévation solennelle, fondant sur les ruines sanglantes de la patrie l’insolent édifice du nouvel Empire !…


À Paris, dans l’atelier de Martial, dans le petit appartement de Thévenat, les mansardes de Thérould et de Jacquenne, comme dans la foule des logis humbles ou riches, où deux millions d’êtres s’indignaient contre l’incapacité de Trochu et l’inaction du gouvernement, de jour en jour la colère grandissait. Où allait-on ? Quoi ! depuis le 21 décembre, près d’un mois, on n’avait rien tenté ! Depuis vingt jours, on subissait, sans y répondre par des sorties, l’incessant bombardement, on laissait écraser les marins et les forts, les habitans et la ville. Non que Paris fût las des obus meurtriers, ou même en souffrît trop. Sur la vaste superficie de la rive gauche, la seule que les Allemands pussent atteindre de ces hauteurs du Sud, si funestement abandonnées sans défense de Châtillon à Saint-Cloud, au début du siège, quatre cents maisons avaient été frappées, vingt-six incendies allumés. Deux cent douze victimes seulement, parmi cette immense population, avaient succombé. Les obus avaient beau décrire leurs courbes mathématiques, tomber avec une précision cruelle, on se souciait peu de cette bruyante intimidation. Après l’horreur de voir tuer des enfans, des vieillards, des femmes, après la première révolte des savans et des lettrés, signant, au nom de l’humanité, des protestations contre la pluie de fonte abattue sur le Muséum, les écoles et les bibliothèques, après la lettre de Trochu à de Moltke signalant le ravage qui s’acharnait contre les hôpitaux et la réponse de celui-ci, promettant avec sarcasme un tir mieux réglé, quand l’air plus pur et la distance plus courte le lui permettraient, mais n’en continuant pas moins à bombarder la nuit, à toute volée, la grande ville allait et venait, indifférente. Ce n’était pas leur bombardement qui avancerait d’une minute le moment psychologique !

Mais, hélas ! on le voyait venir quand même. Les ressources baissaient ; seule la famine prendrait Paris. C’était pour tous une angoisse que cette rareté croissante de ce qui permettait de vivre. La mortalité devenait effrayante ; les voitures d’enterrement, traînées par un seul cheval, se succédaient sans trêve. Plus de charbon, ni de bois pour résister à l’hiver, rien qu’une viande innomable, un pain répugnant, pour se soutenir. Le soir, avec ses quartiers enténébrés et déserts, l’énorme capitale semblait morte. C’est alors, dans ce froid et ce noir, que revenait plus vive la fureur du jour perdu, du temps qui avait coulé, inutile. Avec lui diminuait la réserve des forces, s’affaiblissaient les moyens de lutte. L’invisible cercle se rétrécissait, oppressant les poitrines. Bientôt, on ne pourrait plus respirer ; on tomberait vaincu, près de ses armes intactes. Et, dans un soulèvement de rage, on rejetait tout sur le conseil du Louvre, sur ces hommes du Quatre-Septembre à qui on avait fait un tel crédit, et qui l’avaient gaspillé en attentes stériles, en discussions vaines, sur ce Trochu, si populaire d’abord, maintenant haï. Lui qui avait dit : « Le Gouverneur de Paris ne capitulera pas ! » que comptait-il faire ? Le salut ne lui tomberait pas du ciel. Avant que les soldats eussent perdu tout ressort, dans ces tranchées où le froid les tuait comme des mouches, et pendant que la garde nationale se consumait à ne rien faire, stupidement mise à l’écart, est-ce qu’on n’allait pas secouer cette léthargie, se battre enfin ? À quoi servaient tant d’hommes, de généraux, de canons ? De toutes parts, des voix s’élevaient, désespérées : sortir en masse, essayer de secouer les barreaux de la cage ! Paris, enragé, voulait voir la couleur de son sang.

Par malheur, l’ultime bataille où tête basse le peuple voulait foncer, la suprême partie qu’allait jouer Paris, avec la reddition pour enjeu, les généraux la livraient à contre-cœur, marchant d’avance à la défaite. Ne croyant pas au succès, ils ne faisaient rien pour le rendre possible. Irrités par les reproches de la rue, sans sympathie pour la plupart envers un régime contraire à leurs goûts, à leurs traditions, tous déprimés par l’incroyable série de revers, doutant de l’avenir, ils étaient prêts à donner leur vie, sans plus. Tant que dix mille braillards ne seraient pas par terre, les autres n’entendraient pas raison. Paris voulait une saignée, il l’aurait.

Le 18, au matin, dans tous les quartiers, emplissant les rues de ses cadences lugubres, la générale battait. Martial, debout depuis l’aube, avait entendu avec émotion la longue plainte des tambours. Dans le blême jour glacé de l’atelier, où sous leurs voiles les maquettes avaient des raideurs de cadavres, au coin du lit dans lequel Nini dormait, brûlante de fièvre, sous les couvertures augmentées d’un tas d’habits et de jupes, il astiquait son chassepot, avec une nerveuse impatience. Le nez allongé sur ses pattes. Pataud, le chien du fermier de Clamart, le regardait de ses yeux clairs. Affamé, il était venu gratter à la porte. Au rythme connu de la générale, Martial dressa l’oreille. Il l’avait entendue tant de fois ! Toujours en vain ! Était-ce encore pour quelque piétinement d’illusoire sortie, comme aux trois journées de la Marne, à celle du Bourget, ou comme au 31 octobre pour sauver ou renverser le gouvernement ? Cette fois, il eût été de ceux qui l’eussent volontiers démoli, s’il avait su par quoi le remplacer. Mais non, aujourd’hui, c’était la tentative finale, le va-tout qu’ils avaient si longtemps souhaité. On allait, à l’abri du Mont-Valérien, forcer le passage, de Montretout à Buzenval, tâcher par Garches d’arriver jusqu’à Versailles. Aujourd’hui cent vingt et unième jour du siège, après quatre mois d’enlizante oisiveté, la garde nationale marcherait. Sa bonne volonté dédaignée, son dévouement méconnu seraient mis à l’épreuve.

Doucement, pour qu’elle ne se réveillât pas, il embrassa Nini, mais sursautante elle se retourna, les yeux ouverts dans le demi-égarement de la fièvre. — Quoi ? fit-elle. Qu’est-ce qui se passe ?

Voyant Martial coiffé de son képi, elle se souvint. Sa figure creusée, changée, eut une contraction douloureuse. Une quinte la secoua.

— Oh ! mon chéri.

Elle s’en voulut d’avoir dormi, perdu quelques instans encore de présence, cédant au sommeil qui succède aux nuits éveillées. Elle aussi sentait la gravité de l’instant, bouleversée par ce départ plus sérieux. Sa maladie, la mauvaise bronchite qui la minait avait, pendant ces deux semaines, fait d’effrayans progrès. Elle se sentait faible, usée par cette toux sèche et perpétuelle. Qu’il revînt vite ! Mais, courageuse, elle dominait son angoisse, s’efforçait à sourire ; elle promit de rester couchée. La mère Louchard veillerait sur elle, pour les petits soins. Et puis, avec Mme Thévenat là-haut, elle était tranquille ! Martial, déguisant son inquiétude, souriait aussi, et, l’embrassant de tout son cœur, il s’arracha des bras qui le retenaient, jeta un vaillant : — Au revoir !

Dans la cour, une détresse le saisissait. La maigreur des bras et du cher visage, le cerne des yeux ardens, lui faisaient mal à voir. Pauvre petite amie, si résignée, si brave ! Il souffrait de ces temps impitoyables, de l’hiver atroce. Il n’y avait plus un sou dans le tiroir à secret. Ah ! si du moins il était riche, pouvait donner à Nini le feu qui réchauffe, la viande qui nourrit ! Il y a six jours, avant l’arrêté de Ferry, ceux qui avaient de l’argent dans leur poche pouvaient encore manger du pain blanc, fait de farines blutées en fraude. Il suffisait de sortir 60 francs, on avait un lapin ; 200 francs, une belle oie. Jamais il n’avait compris à ce point la puissance injuste de l’or.

Mais une voix qui essayait de paraître crâne le hélait : Louchard, armé de pied en cap, attendait sur le sol de la loge.

— Eh bien ! Monsieur Martial, voilà le grand jour !

— Ce n’est pas trop tôt, déclara derrière son dos l’hydropique. Mme Louchard était fière de voir partir son mari. Remise de sa terreur du bombardement, elle avait remonté son lit de la cave, où vraiment on était trop mal. L’énergie qui au début du siège l’enflammait l’avait reprise. Elle confondait dans la même malédiction les Prussiens, Ferry, Trochu, et son fidèle Schmitz que, sur la foi de Louchard, elle accusait de trahison. Elle eût voulu qu’on en finît, d’une façon quelconque.

Martial s’éloignait, avec la sensation de quitter pour de bon cette maison qui abritait le plus clair de ses joies, son amour, son art, qui avait abrité tant d’heures de désœuvrement et d’amertume. Elle était à peu près vide maintenant, Blacourt, les Delourmel, Tinet et Mélie partis. Il ne restait que le fermier de Clamart, avec sa tribu et son chien, dans les pièces des Du Noyer, où, des poules et des lapins vendus, seule subsistait l’odeur infecte. Il unit dans une pensée d’adieu sa maîtresse et les bons Thévenat, la grâce fine de l’une et la sereine dignité, la mâle intelligence des autres. Avec eux il laissait derrière lui ce que le siège lui avait révélé de meilleur, la douceur de l’affection, la sécurité de l’amitié.

À son rang, il marchait, entre le chapelier et Thérould. Celui-ci, d’une gaieté fébrile, ne tarissait pas en plaisanteries acerbes. Pas un des membres du Gouvernement qui y échappât ; il critiquait jusqu’à la sortie. Mais comme le chapelier était gras ! Cet homme paterne expliqua qu’il s’était quelque peu cuirassé de couvertures. La bravoure n’excluait pas la prudence. Le régiment rassemblé, Martial poursuivait joyeusement la marche, scandait le pas. Souvent on s’arrêtait pour laisser défiler d’autres régimens de garde nationale mobilisée. À tous les visages, il croyait surprendre la même expression vaillante et recueillie ; on était loin de la forfanterie des premiers jours ! Ainsi, malgré les généraux, une troupe jeune, capable de sacrifice et d’élan, s’était formée. Il eut espoir.

Mais un encombrement prodigieux les immobilisait aux environs du pont de Neuilly. Trente régimens de gardes nationaux s’amassaient pêle-mêle. La fin du jour, les heures pluvieuses de la nuit se perdirent à attendre là qu’on dît où aller, à qui se joindre. Pas un officier d’état-major pour désigner à chaque régiment la colonne dont il devait faire partie. Dans les ténèbres, ces cohues tournoyaient sur elles-mêmes, tassées par de nouveaux afflux ; il fallait camper là, dans une épouvantable confusion. Cependant, à l’aube, se pressant aux ponts d’Asnières et de Neuilly, les trois colonnes d’attaque, aux ordres de Vinoy, de Bellemare, et de Ducrot, essayaient en vain de se constituer. Chacune d’elles, improvisée avec des élémens de ligne et de mobiles, pris au hasard de côté et d’autre, s’adjoignait tant bien que mal sur place les régimens de gardes nationaux, fatigués de la nuit. S’étouffant sur les tabliers étroits, sur les routes avoisinantes, chaque colonne tentait alors d’avancer, amalgame hétéroclite où se confondaient toutes les armes mélangées, une salade de fantassins, de cavaliers, d’artillerie, de génie, d’ambulances et de voitures de vivres. Trochu, qui s’était réservé la direction, devait faire donner le signal, dès son arrivée au Mont-Valérien. Mais, le Gouverneur ne paraissant pas, les trois coups de canon accompagnés de fusées n’étaient tirés qu’à sept heures. Trop tôt encore. Tels avaient été les préparatifs, la conduite de l’opération, que les têtes de colonnes de Vinoy et de Bellemare débouchaient seulement, dans l’étroite plaine allongée au pied du fort, devant les hauteurs de Montretout et de Buzenval. En arrière, sur une longueurde quatorze kilomètres, s’échelonnaient, dans un indescriptible chaos, le reste des deux premières colonnes et la colonne entière de Ducrot. Des divisions piétinaient encore à Courbevoie.

Mais, en face de Montretout, s’ouvrait le feu de l’infanterie de Vinoy. Tandis que Trochu lui faisait courir après, annonçant un nouveau signal pour dans une heure, puis, voyant l’action trop engagée, dépêchait à Bellemare pour qu’il se hâtât de soutenir l’attaque, Martial, en arrière de la Briqueterie, gravissait la côte de Suresnes. Son régiment avait été affecté à la colonne de gauche. À travers le brouillard, rangé maintenant avec son bataillon sur le bord de la route, il regardait défiler d’interminables passages de batteries, de lignards courbés sous le sac, de mobiles hâves, jambes crottées, visages terreux, ils marchaient à l’aveugle, les soldats de Vinoy mélangés à ceux de Bellemare, la gauche au centre. Ils ne savaient où ils allaient, ni à qui ils appartenaient. Martial, dans l’estompement de la brume, crut voir une bousculade de spectres. Au loin, la fusillade et le canon retentissaient. Jamais le supplice d’entendre, sans voir, déjà subi à la Marne, au Bourget, ne lui avait été plus dur. Il se demandait avec anxiété ce qu’on pouvait attendre d’une journée commencée de la sorte. Se battrait-il seulement ? Quelle criminelle impéritie présidait à ce décousu gigantesque, au destin de cette sortie dernière, où cent mille hommes risquaient leur vie, pour la délivrance ou la perte de Paris ? Un tel gâchis le suffoquait. Serait-ce donc qu’on ne voulût en réalité rien faire ? Tant de maladresse ne recouvrait-elle pas un calcul ? On n’était pas volontairement nul à ce point !

Dix heures. C’est le moment où après avoir enlevé la redoute de Montretout, les villas Pozzo di Borgo et Zimmermann, Vinoy ne parvenait pas à mettre en ligne son artillerie embourbée, retardée dans les chemins fourmillans ; le moment où Bellemare, maître de la Maison du Curé, du château et du parc de Buzenval, prenait pied sur le plateau, mais sans pouvoir dépasser la ferme de la Bergerie et la maison Craon. Les grand’gardes et les avant-postes prussiens, surpris dans le brouillard, étaient en partie refoulés, tandis que les premières troupes de Ducrot, encore loin dans la plaine, commençaient à peine à sortir de Rueil.

Martial, debout depuis trois heures du matin, ivre de lassitude, écœuré « de la drogue, » se morfondait, des flaques de la route à la boue d’un champ. Il enviait les camarades qui s’en allaient bravement ; on ne dirait pas cette fois que la garde nationale n’était bonne à rien ! Ah ! pourquoi n’avoir pas employé plus tôt tous ces hommes de bonne volonté, dont l’attitude résolue, l’air intelligent disaient les qualités natives ? Et lui, il n’avait pas bientôt fini de moisir là ? Nulle fanfaronnade, aucune griserie d’héroïsme, car, raffiné, réfléchi, il aimait la vie, son art. Mais le dégoût d’avoir été si longtemps tenu pour rien, l’envie de remuer un peu, de voir comment le Prussien était fait ! Pourquoi ne les utilisait-on pas, eux et ces centaines d’autres qui stationnaient près des innombrables files de voitures d’ambulance, de camions de chemin de fer, chargés de munitions et de vivres ? Le fracas continue, le temps s’écoule. Voilà d’autres gardes nationaux qui reviennent du feu, débandés, gesticulans. Martial distingue des groupes affolés prenant d’assaut des omnibus, et fouette cocher ! Jusqu’à des officiers qui se disent blessés et qui n’ont rien. Des lignards les huent : « En avant la trouée ! En avant. Messieurs de la guerre à outrance ! » Si on les avait disciplinés, instruits, peut-être tiendraient-ils mieux ! Qu’est-ce qu’a donc le Mont-Valérien aujourd’hui ? Pourquoi ne tonne-t-il pas ? Le seul jour où ses gros obus seraient vraiment utiles, silence complet. Thérould ricane : « Peut-être que Trochu dort ! On a peur de le réveiller. »

Deux heures et demie. C’est le moment où Ducrot, apparu vers onze heures, renonçait à poursuivre l’offensive. Tous ses efforts s’étaient brisés contre le mur de Longboyau, qui borde le parc de Buzenval. Dans celui de la Malmaison on n’avançait pas. Le général, depuis l’échec de la Marne, se désintéressait d’une partie, à son sens perdue. Il n’apportait plus cette fougue qui, sur les côteaux de Champigny, lui avaient fait inutilement chercher la victoire ou la mort. Il jugeait impossible la sortie par Garches ; à supposer qu’on enlevât la première ligne des défenses allemandes, on ne pourrait franchir la passe, on s’entasserait dans un goulot de bouteille. Même le bruit courait qu’à demi brouillé avec Trochu, il avait offert de résigner son commandement, de servir comme simple capitaine aux éclaireurs de Néverlée. Pourtant, après son arrivée tardive, il s’était battu de son mieux, suivant la vieille tactique d’alors : le va-devant-soi. Dix régimens s’entassaient dans le parc de Buzenval ; imprenable, le mur de Longboyau se dressait toujours, défiait tous les assauts. Ligne, mobiles, et ces mobilisés si suspects avaient rivalisé de courage. Le colonel de Rochebrune, le vieux marquis de Coriolis, le peintre Henri Regnault, l’explorateur Gustave Lambert, quantité d’officiers et de gardes nationaux tombaient, prouvant assez haut quelles ressources on avait jusqu’alors méprisées. Au centre, Bellemare était toujours arrêté devant la ferme de la Bergerie ; Vinoy, sans canons, immobile à Montretout, sous une pluie d’obus. On se fusillait à bout portant. Une lassitude, d’un bout à l’autre de la ligne, paralysait l’armée. On avait pu, au petit bonheur, à coups d’efforts désunis, s’emparer du bord du plateau. L’élan mourait là. On aurait tout juste assez de force pour se maintenir, repousser les Prussiens, qui à leur tour fonçaient.

Martial, à présent, n’espérait plus. Les visages autour de lui marquaient l’accablement sans bornes. Thérould s’était tu ; le chapelier matelassé hochait la tête ; il ne regrettait pas sa précaution ; les couvertures du moins lui tenaient chaud. Martial n’écoutait plus que comme un écho monotone ce bruit des mille détonations dont le tressaut lui avait fait toute la matinée battre le cœur. Il en avait assez, repris de l’habituelle nausée. Puisqu’on ne voulait pas de lui, vite, qu’on s’en allât. Des débandés longeaient les routes, à toutes jambes. La nuit venait. En arrière, les canons de Vinoy, embourbés, inutiles.

Cinq heures et demie. C’est le moment où, bien que l’attaque prussienne eût échoué, de Buzenval à Saint-Cloud, la bataille exténuée finissait d’elle-même. Les ténèbres s’épaississaient sur l’inextricable cohue, ces milliers d’hommes agglomérés dans un si petit espace. Vinoy chancelant à Montretout, les soldats de Bellemare se tirant dans le dos les uns aux autres, ceux de Ducrot à bout de forces, Trochu ordonnait de commencer la retraite. Seules les troupes de la droite, composées d’élémens plus solides, se repliaient avec assez de calme.

Martial, à la Briqueterie, assistait à une débandade sans nom. À peine le recul décidé, le reste de l’armée, sans attendre d’autres indications, s’ébranlait en une volte-face subite. Oubliant à la villa Zimmermann le commandant de Lareinty et ses mobiles, la colonne de gauche, mêlée à celle du centre, se précipitait à la faveur de l’ombre ; vers la Briqueterie et la Fouilleuse un torrent refluait, hagard, rué dans une panique sauvage. Sur toutes les pentes, des mobiles dévalaient, déchargeant leurs fusils, criant : La paix ! la paix ! Des gardes nationaux, fous de peur, se meurtrissaient aux voitures, passant entre les roues, à travers l’amoncellement des ambulances et des camions. Un amas d’hommes, de chevaux, de canons, flottait avec un bourdonnement éperdu sous le Mont-Valérien, clapotait irrésistible, dans l’entonnoir de Suresnes, s’écrasait aux ponts. Paris, haussé pour respirer dans un soulèvement de cent mille poitrines, retombait encore une fois, la dernière. Il n’avait pu voir au delà de sa barrière de coteaux. Le cercle de fer l’étreignait, resserré, infrangible. Martial, pris dans le remous, si serré que parfois il faisait vingt mètres sans toucher terre, ne se retrouvait pas rue Soufflot avant le lendemain matin. Il avait traversé une ville d’insomnie et de fièvre, des rues échauffées de colère, dans la stupeur où les jetait la nouvelle de cette formidable déroute, répandue au soir par les fuyards. Les voitures qui dès le petit jour sillonnèrent les chaussées, les trains de ceinture dégorgeant aux gares leurs chargemens de blessés, les trottoirs envahis de cacolets et de civières, tout contribuait à augmenter la désolation. Dans les groupes, on murmurait : « C’est donc fini, plus d’espoir ? » L’angoisse et la prostration succédaient à l’enthousiasme impatient d’avant la bataille, d’autant plus profondes qu’on avait plus espéré. On commentait avec tristesse la proclamation du gouvernement affichée la veille : « Souffrir et mourir, s’il le faut, mais vaincre ! » à laquelle la dépêche de Trochu à Schmitz répondait comme un glas. Elle prescrivait qu’on parlementât d’urgence pour obtenir un armistice de deux ou trois jours, afin d’enlever les blessés, d’enterrer les morts ! « Il faudra pour cela, disait-il, du temps, des efforts, des voitures très solidement attelées… » Épouvanté, chacun subissait malgré soi l’obsession : l’armée, la garde nationale avaient donc été décimées ? Il y avait des montagnes de cadavres ? Paris n’avait plus de soldats ? Que devenir, à présent ?… Et du même coup on s’en prenait à l’alarmiste, à cet incapable qui n’avait même pas su amener ses troupes au combat, y maintenir l’ordre. Quand on apprit qu’il les faisait rentrer toutes au cantonnement, il n’y eut qu’un cri : « À bas Trochu ! » Plus une voix ne s’élevait pour lui.

Martial, brisé par ses deux nuits blanches et la vaine journée, resta au lit toute l’après-midi. Il avait eu, à sa rentrée, la surprise touchante de trouver Mme Thévenat assise au chevet de Nini, la forçant à boire une tasse bouillante de chocolat à l’eau. Elle en avait descendu quelques tablettes, un admirateur de son mari lui ayant fait don d’un kilo. Aux protestations de Martial, elle avait insisté avec bonté : elle en aurait toujours assez maintenant ; le siège ne durerait guère… Seuls, Martial et Nini s’embrassaient de toute leur âme. Elle avait eu bien peur cette fois, blottie sous les couvertures depuis son départ, suant la fièvre. Elle serait morte de chagrin, sans les visites de la bonne Mme Thévenat. Un sourire bien vague éclairait ses joues décolorées, toute sa faible personne. Martial s’enquit : « Qu’est-ce qu’elle avait mangé ? » Elle eut une moue, montra dans un plat un morceau de morue, et sur la table un bloc de pain couleur d’ardoise… — « Encore, c’est la mère Louchard qui a eu la gentillesse de toucher ça avec mon bon !… » Elle frissonnait en pensant à la corvée évitée, aux queues interminables dans l’aube glaciale, à la porte des boutiques. C’est là qu’elle avait pris mal. Martial palpait et flairait la boule de mastic épais. « Ça, du pain ! Je parie qu’il n’y a pas un atome de farine ! » Il examinait curieusement ce mélange de son, de paille hachée, de fécule, d’amidon et de vesces. « Et, tu sais, dit Nini, depuis ce matin le rationnement ! 300 grammes par tête. Tout le quartier est en émoi. Comment veux-tu nourrir un homme avec ça ?… — Crois-tu, ajouta-t-elle, cet affreux bonhomme du second, le fermier, m’a fait offrir des côtelettes de son chien ! Il a tué Pataud, l’a débité par tout petits morceaux, pour en avoir plus cher. Quel sauvage ! Non, jamais, je n’aurais mangé de cette pauvre bête !… »

Mais des coups à la porte les tiraient de leur engourdissement. Dépeignée, hors d’elle. Mme Louchard, en jupe et savates, parut. L’hydropique était dans tous ses états. Pas de Louchard depuis ce matin. Bien sûr, il avait été tué. Et, attestant Martial : — N’est-ce pas qu’il serait déjà revenu ? Des gens de son bataillon sont rentrés, rue Gay-Lussac, et n’ont rien pu dire…

Ils la rassuraient de leur mieux. Martial riait en dedans : Louchard héroïque ? C’était invraisemblable. Mais, tragiquement, la concierge levait les bras au ciel, sanglotait, partait. Il se leva mal reposé. Le brouillard obscurcissait l’atelier. Les jours les plus mornes commençaient. Nini essaya de reprendre son ménage, mais un étourdissement la couchait de nouveau. Elle ne voulut pas manger, malgré les supplications de Martial. Il connut une fois de plus la nausée des repas ; l’horreur d’apaiser sa faim avec ce qui répugne.

Des cris l’attirèrent au dehors. C’était Mme Louchard qui, à la vue de son mari, ramené en triomphe par quelques badauds, avait une attaque de nerfs. Des commères la rappelaient à elle. Louchard, modeste, remerciait son escorte. Le bras en écharpe, visage tiré, il poussait des soupirs à chaque mouvement. Il raconta que les citoyens l’avaient entouré avenue de Neuilly, sortant de la maison où depuis l’avant-veille il avait été soigné. Maintenant il allait pouvoir se reposer, panser sa glorieuse blessure. Pathétique, sa femme voulait défaire les bandes, voir… À Martial qui, sceptique, s’informait, il jeta de la loge, où l’entraînait Mme Louchard : — Un éclat d’obus !

Il voulait dire un éclat de bois dont, bien loin du champ de bataille et de son régiment, à l’abri dans les caves d’une épicerie de Clichy-la-Garenne, il s’était déchiré le poignet, en voulant défoncer un tonneau de lard. S’il n’avait pas reparu plus tôt, c’est qu’il avait copieusement arrosé sa plaie, avec quelques bons zigs, chez divers marchands de vin. À force de raconter la légende de l’obus : « Je le vois arriver, je me jette devant un capitaine… » il y croyait presque. Dans le quartier, le bruit de son héroïsme s’était répandu : « Il avait eu un bras emporté, en voulant sauver un colonel ! » On venait aux nouvelles.

Martial se mêlait au bavardage d’un groupe, qui, au coin du boulevard Saint-Michel, discutait. C’étaient des plaintes sur la ration de pain insuffisante, sur des étalages où les poulets pour riches insultaient à la misère publique. On disait que Trochu allait être remplacé. La situation était intenable ; une émeute chauffait. On se montra une escouade allant renforcer le poste de la mairie… Cette fois le rappel pouvait battre ! Martial n’irait plus sauver le gouvernement. Fichtre non !…

Nuit de rêves morbides, oppressés par le sentiment de l’irrémédiable, de la fin. Le lendemain, Martial montait chez Thévenat, les journaux à la main. Les événemens se précipitaient. Le remplacement de Trochu par Vinoy à la tête de l’armée était officiel. Une bande avait forcé Mazas, délivré les prisonniers du 31 octobre, Flourens en tête. Sur le palier du troisième, Martial se cogna contre Mme Delourmel, qui, tenant un gros paquet de linge, refermait la porte de son appartement. Elle avait un teint de papier mâché, sous les boucles noires, les yeux rougis. Son mari avait reçu une balle au côté, dans le parc de Buzenval. Martial revit l’honnête figure exaltée du rentier jadis si placide, songea : « Celui-là, c’est pour de bon ! » Thévenat, si maître de lui d’habitude, l’accueillit d’une poignée de main nerveuse. Assise à la salle à manger, près de ses canaris battant de l’aile dans leur cage, Mme Tliévenal leur distribuait de la mie sèche. « Ils la trouvent trop mauvaise, soupira-t-elle, ils n’en veulent pas. » Thévenat allait et venait :

— Eh bien ! mon enfant ? Que dites-vous de tout cela ?… Trochu, Vinoy ! Un changement de médecin au chevet d’un mort. C’est fini. Le pain manque… Il reste des canons et des hommes, pensez-vous ? Erreur. Hier, — je le tiens d’un des membres du gouvernement, — deux conseils de guerre, l’un des généraux, l’autre d’officiers intérieurs qu’on a voulu consulter aussi, ont abouti à la même conclusion : Rien à faire ! Ce que Gambetta nous a prédit se réalise : « Avec les intentions les plus pures, vous tomberez, comme ceux qui sont tombés à Sedan et à Metz ! »

Il reprit :

— Ce Trochu ! quel crédit nous lui avions ouvert ! Un brave homme, oui ! C’est un général qu’il nous fallait ! Ah ! le sempiternel phraseur, ayant des raisons, des excuses pour tout, sauf pour agir. N’a-t-il pas osé, avant qu’on lui imposât sa démission, déclarer aux maires que, le moment venu de traiter, ce serait à eux de débattre, avec le quartier général prussien, les conditions !… Et, s’il a la conscience tranquille, avec son fameux « le Gouverneur de Paris ne capitulera pas, » eh bien ! c’est qu’il a le cœur léger ! Nous aura-t-il conduits jusque-là pour nous tirer sa révérence ? Pas de commandement sans responsabilité ! Favre et les autres ont eu deux torts : d’avoir tant tardé à s’apercevoir de la nullité militaire de Trochu, et, s’en étant aperçus, de ne le destituer que la partie perdue. Et on le garde comme président !

La sonnette, violemment secouée, tinta. Jacquenne faisait irruption, haletant ; il avait l’air d’un sanglier traqué.

— Qu’y a-t-il ? s’écria Thévenat.

— Rien. On assassine le peuple ! C’est maintenant sur des Français que la troupe tire !

Ils s’exclamèrent : était-ce possible ! Par la fenêtre, on voyait les promeneurs de ce tranquille dimanche. Rien, dans ce quartier, qui annonçât qu’on se massacrait dans l’autre.

Jacquenne racontait, à mots entrecoupés, l’échauffourée qui venait d’ensanglanter la place de Grève : des groupes pacifiques s’y pressaient. Des députations venaient de sortir de l’Hôtel de Ville dont les fenêtres étaient garnies de mobiles embusqués… Le 101e de la garde nationale ayant alors débouché sur la place, sans provocation les mobiles avaient tiré… Les blessés, des passans inoffensifs, jonchaient le sol. Des deux côtés, sacrilèges, les coups de fusil se répondaient… Un tremblement de répulsion agitait ses mains.

Il disait les choses telles qu’il les avait vues, sous l’angle de ses passions et de son parti pris. D’où étaient parties les premières balles ? Ce que Jacquenne n’avait pas vu, ne disait pas, c’était qu’à la voix d’un des leurs, Serizier, les gardes avaient ouvert le feu sur le colonel Vabre, commandant le palais, resté hors des portes avec deux officiers de mobiles, dont l’un avait été tué. À cette vue, des fenêtres, les mobiles avaient riposté. En un instant la place était balayée ; Sapia, deux membres de l’Internationale, restaient avec vingt autres sur le carreau. Des maisons de l’avenue Victoria, du coin des quais, où l’on ébauchait une barricade, la fusillade continuait ; mais les troupes arrivaient de toutes parts, le calme était rétabli comme par enchantement.

Une tristesse infinie dans les yeux, Thévenat dit : — C’était fatal. En ne lui faisant rien faire contre l’ennemi, on a tout fait, pour que le peuple de Paris en vînt là. Maintenant le dernier mot est dit, on se bat entre frères. Les Prussiens peuvent entrer… Jacquenne cria de sa voix dure : — Non, Thévenat, le dernier mot n’est pas dit ! — Une frénésie à revoir le sang de tout à l’heure, une haine où bouillonnaient tous ses vieux fermens de révolte, le dressait contre ces maîtres de Paris, dont l’incapacité livrait Paris. Mais un jour viendrait !… — Mon Dieu ! murmura Mme Thévénat.

Elle appuyait son front à la vitre, le cœur retourné. Les regards perdus dans l’horizon de brume où l’hivernal soleil se couchait par delà le Luxembourg désert, l’océan des maisons et des toits, Martial et Thévenat contemplaient l’invisible ligne des coteaux, le cercle infranchissable, d’où grondait le bombardement. Naguère, ils évoquaient, derrière les hauteurs silencieuses couronnées de bois, les armées de la délivrance, la province en marche. Que de fois ils avaient ainsi été au-devant de l’élan de la France, penchés à la fenêtre du petit cabinet de travail pareil à une loge de guetteur ! Que de fois ils avaient embrassé de là l’énorme ville, étalée à leurs pieds, perçu sa rumeur de travail et d’espoir ! Maintenant, le bombardement couvrait tout ; Paris morne, affamé, gisait inerte. Nul secours possible désormais. La province, terrassée, ne viendrait pas. Du côté de Versailles, dans un ciel d’incendie triomphal, des nuages de pourpre et d’or flottaient. Et, tonnant à l’horizon barré, les canons Krupp saluaient de leurs salves déchaînées Guillaume empereur, l’apothéose allemande.

XX

À Charmont, vidé, ruiné, la première quinzaine de janvier s’était écoulée, déserte. Les grands passages de troupes avaient cessé. L’occupation allemande implantée à Blois, à Amboise, à Tours, terrorisait le pays. Un morne silence enveloppait les campagnes, troublées seulement par les apparitions de détachemens en réquisition. Au trot insolent des cavaliers, au pas lourd des soldats de la landwehr, le pillage en règle se poursuivait. Le village rongé jusqu’à l’os, hangars vides, murs nus, devait rendre encore. Indépendamment de ce qu’avait raflé l’armée en marche, du million que faisaient suer à chaque département les préfets de l’occupation, il fallait donner, donner toujours. L’essentiel était que la France, pressurée, broyée, ne pût de longtemps nuire, se relever. Et les villes étaient frappées d’amendes et de contributions, les campagnes mises à sac ; tout l’or du sol arraché de ses réserves, tari dans sa source.

Au château, il était temps que les déprédations, les outrages renouvelés à chaque campement, fussent un moment suspendus. La longue patience de Jean Réal était à bout. Encore quelques jours comme cela, et il faisait un malheur. Marceline, insensibilisée, absorbée dans la vie machinale des très vieilles gens, n’avait pas soupçonné la gravité du danger ; Gabrielle l’avait comprise, horriblement inquiète, cachant son angoisse. Jean Réal s’enfonçait en de longs mutismes ; une idée fixe semblait alors brûler dans ses yeux clairs, sous l’arcade broussailleuse des sourcils blancs. Il avait trop souffert à voir son bien aux mains de l’envahisseur, le résultat de son labeur infatigable en un mois détruit, sa maison souillée, ses greniers et ses caves ravagés. Jusqu’à la dernière gerbe de paille, au dernier sac d’avoine, on avait tout pris, tout gâché. On ne s’était pas contenté de boire, on avait cassé des centaines de bouteilles, crevé des tonneaux pleins. Et ce raffinement de méchanceté lui avait été le plus sensible, blessant en lui l’homme de la vigne, le propriétaire si fier de son Clos-Réal. Sans parler du reste, son parc troué de coupes, de gros arbres sciés ras, pour entretenir les brasiers monstres. Et l’étable dont successivement bœufs et vaches avaient été tués, emmenés ; la bergerie où il ne restait qu’un vieux bouc aveugle ! Cinquante ans de travail et d’épargne se révoltaient en lui. L’idée que par tout le territoire envahi de semblables tyrannies s’exerçaient, loin de le consoler avec le malheur d’autrui, ravivait l’étendue de ses regrets. Tant de richesses perdues, une moisson d’effort piétinée ! Dans son amour de la terre, de son Charmont, il souffrait pour toute la terre de France.

Marcelle et Rose, dans la maison retombée au calme, mais dépouillée de son intimité familiale, privée de sa vieille âme erraient comme des ombres en peine. Tout ce qui avait été le cadre heureux de leur enfance leur paraissait étranger ; les choses ne leur appartenaient plus. Dans le salon où les soirées s’égrenaient de nouveau, au tic tac grave de la pendule, tentures et meubles restaient imprégnés d’un relent de tabac. De gros doigts avaient sali l’album aux photographies, crayonné en marge des remarques d’une finesse douteuse. Une pipe ornait la bouche d’une vieille tante. Sous le portrait de Maurice, vigoureux dans son uniforme de forestier, s’étalait ce mot : Magnifique !!! Marcelle, qui l’aimait bien, s’attristait ; on avait su, par une lettre jetée à la poste en chemin, la raison qui avait empêché le cousin de venir passer avec eux la soirée de Noël. Suspecté à cause des travaux de défense naguère exécutés dans la forêt d’Amboise, il avait été brutalement enlevé comme otage, avec M. Brémond et quelques autres notables. Mesure d’intimidation largement appliquée dans toutes les villes conquises, et dont l’arbitraire égalait l’odieux ; on l’envoyait à Stettin. Marcelle avait grandi, devenue plus sérieuse encore, aidant sa mère comme une vraie petite femme. Quant à Rose, elle traversait une crise de croissance, poussée en asperge, pâle et maussade. On ne l’entendait jamais plus rire. Elle restait à présent des heures le front aux vitres, pleurait pour rien.

Ainsi chacun, dans ce resserrement de la vie commune, s’isolait, gardant une blessure. Mais nul ne la ressentait si profond que Marie, pas même Mme Réal, soutenue par son âme courageuse et la simplicité de sa foi, tandis que la jeune femme saignait dans toute sa sensibilité frêle. La fatigue de sa grossesse achevait de l’abattre. L’immense bonheur, l’angoisse délicieuse du début, quand elle s’était aperçue de l’humble vie qui frissonnait en elle, étaient loin, submergés, noyés dans un débordement de préoccupation et de transes. L’absence de nouvelles l’affolait. Tous ces événemens sinistres, cette succession de combats et de retraites dont elle recevait le coup de foudre à travers quelques lignes de journal, et qui se bornaient à un détail sommaire, la harcelaient d’épouvantes sans fin. Quels contre-coups innombrables, quelle infinie complication de misères en résultait-il pour lui ? Comment espérer que, dans ce tourbillon qui emportait comme un fétu le destin d’une armée, une pauvre existence résistât ? La somme de tous les maux s’appesantissait sur Eugène. Se pouvait-il qu’il fût sain et sauf ? Elle le cherchait dans cette foule et ne le retrouvait pas. Ses insomnies étaient atroces, ses sommeils pleins de visions qui ne lui laissaient à l’aube que leur effroi confus.

Un jour, c’était le 15, un dimanche, elle s’était levée sous le poids de ce malaise. Une langueur étrange la dissolvait. Est-ce un pressentiment ? se disait-elle. Elle avait voulu écarter l’obsession, s’était jointe à Gabrielle et à Marcelle pour de menues besognes domestiques, dont ordinairement elle laissait tout le soin à Mme Réal, mais elle n’était pas parvenue à distraire sa pensée. Le déjeuner, vis-à-vis du grand-père taciturne, fut particulièrement morose. Comme elle remontait dans sa chambre, — trois heures allaient sonner, elle le remarqua, — elle sentit une détresse l’envahir. Lentement, car des douleurs de reins lui rendaient pénible la montée, elle gravissait les marches, s’arrêtant pour souffler. Devant sa porte, elle hésita une seconde, poussa le ballant, comme avertie. Et, en même temps qu’elle entendait trois heures sonner, d’un timbre plaintif, à la pendule de Saxe, elle aperçut, du seuil, Eugène étendu sur le lit, affreusement pâle. Il lui souriait avec une douceur navrée, sa vareuse ouverte, du sang à la chemise. Au cri terrible qu’elle poussa, l’hallucination disparut. D’en bas, Gabrielle, entendant le bruit d’un corps qui tombe, s’élançait, relevait la jeune femme évanouie. Depuis, l’image tragique hantait Marie. Tous ses doutes s’étaient changés en une certitude qui la poignardait, Eugène était blessé, mourant, mort peut-être. Elle voulait partir, obéir à l’appel fatal.

Gabrielle, bouleversée malgré sa raison, essayait en vain de la rassurer, mettait l’apparition au compte des nerfs malades, lui montrait l’impossibilité, la folie d’un pareil voyage, sans motif réel. Où trouver Eugène, dans cette confusion formidable d’une armée en retraite ? Il fallait attendre, espérer. Marie secouait la tête. Elle avait vu. Et pour tous, les jours s’éternisèrent dans l’angoisse du lendemain, une invisible, mais poignante approche de drame.

Une après-midi, il y avait réquisition au village. Un peloton de cavaliers étaient venus d’Amboise, sommant Pacaut d’avoir à réunir sur l’heure toutes les charrettes et chevaux disponibles. Des habitans serviraient de conducteurs. Cette charge était une des plus lourdes, les convois ainsi formés s’en allant au loin, perdus avec les colonnes. Rarement les villages revoyaient attelages et tombereaux. Pacaut, comme d’habitude, fit part large au château, allégeant au contraire celle qui incombait au régisseur des La Mûre. Puisque ces Réal aimaient tant la guerre, eh bien ! qu’ils la payassent ! Fayet courut avertir Jean Réal. Il devait livrer ses trois charrettes, ses deux baquets et sept chevaux. Mais le garde champêtre se heurtait à un refus catégorique. Cette fois, la mesure était comble. Jean Réal se rebiffait. Logiquement, il eût pu sans doute se laisser encore dépouiller de cela ; mais il ne se souciait plus de logique, il en avait assez. La goutte d’eau faisait déborder le vase. « Non ! il ne conduirait pas ses voitures sur la place, non ! maintenant il ne donnerait plus rien, pas ça ! » Il faisait claquer son ongle sur ses dents encore solides, puis, éclatant : — Qu’ils viennent les prendre !

Fayet, très inquiet, allait transmettre cette réponse. Gabrielle, attirée par le bruit, tentait de fléchir le vieillard. Il se tenait sur le perron, l’air buté, redressant son grand corps dans sa redingote longue. Marcelle et Rose, effrayées, regardaient d’une fenêtre de la lingerie, interrogeant déjà la profondeur de l’avenue. Près d’elles, la tête blonde de Céline se penchait. Un doigt levé, la jolie ouvrière enfilait une aiguille. Sa taille ronde se moulait d’un souple contour à son corsage de laine ; elle aussi, pendant ces mauvaises semaines, avait pâli. Elle travaillait toujours en silence, avec une grâce rêveuse. Les lèvres chaudes d’Henri posées sur les siennes, dans le corridor, au moment de l’adieu, lui avaient laissé une tiède, douce ivresse. Son aventure, mi-rêve, mi-réalité, l’emplissait d’un trouble mêlé de remords. Parfois elle soupirait : « C’était trop beau, trop au-dessus d’elle ; pourtant elle ne pouvait détacher de lui sa pensée. Puisse la petite médaille bénite le protéger, lui porter bonheur !… »

Un galop retentit au bout de l’avenue. Des dragons parurent. Le chef de la réquisition, un lieutenant à figure mauvaise, baragouinait d’un ton rogue, réclamant le propriétaire. Jean Réal s’avança, la tête haute :

— C’est fous qui refusez tes foidures ? Tonnez-les fite ! — Je ne donnerai rien, dit le vieillard, j’ai assez donné. Vous êtes les plus forts. Libre à vous de prendre. — Le lieutenant éclata d’un rire insultant. — Oui, oui, lipre brendre. Prussiens forts. Français punis ! Montrez les foidures. — Cherchez. — Furieux, le lieutenant faisait mettre pied à terre à la moitié de ses hommes. Ils couraient aux écuries, fouillaient les communs, réunissaient chevaux de trait, charrettes et haquets. Un autre ouvrait les remises ; le lieutenant aperçut le phaéton, le coupé, et, sous sa bâche, l’omnibus. Ses yeux s’allumèrent, il désigna l’omnibus : — Commode, très gommode, wunderschön ! et, appelant deux dragons : Naus mit dem Zeug ! Puis, passant à l’écurie réservée, il examina d’un œil de connaisseur les robes gris pommelé, les membres nets des deux irlandais dans leurs boxes. Et aussitôt il se frotta les mains. Sur un signe, les dragons sortaient les bêtes de prix, les attelaient à l’omnibus.

Jean Réal, qui, les mains derrière le dos, contemplait les voleurs, ne put se retenir plus longtemps. À grand’peine, il avait préservé jusque-là ses irlandais, seuls qui restassent des chevaux de luxe. Lorsqu’il les vit piaffant sous leurs harnais, prêts à s’en aller pour toujours, une révolte serra ses poings. Ce dernier rapt lui faisait ressouffrir en une fois tout ce qu’il avait dû successivement avaler d’insultes, d’humiliations et de crève-cœur.

— Il ne vous faut rien d’autre ? railla-t-il d’une voix mordante. Pendant que vous y êtes, vous devriez emporter tout. — Ia, ia, dit l’autre, jouissant de sa puissance et de la fureur de ce vieux. Ponne idée, Monsié !

Phaéton et coupé, aussitôt pris, s’éloignaient, attachés chacun derrière une charrette. L’oreille basse, des vignerons emmenaient le petit convoi. Les dragons, remontés à cheval, escortaient, haut l’arme, tandis qu’à Jean Réal, blême et tremblant de rage, le lieutenant, ironique, jetait : — Maufais à votre âche, très maufais, la colère. — Les yeux injectés de fibrilles rouges, muet, le vieillard suivit, à travers les hêtres, le groupe décroissant des raides silhouettes. Quand elles tournèrent, après la grille, il les menaça de son bras tendu : — Bandits ! J’en tuerai un !

Dès lors, il sembla avoir retrouvé toute son activité. Il allait et venait d’un pas de jeune homme. Autant il s’était montré sombre, autant à table il était gai, son équilibre repris, plaisantant même avec sa malice d’autrefois. Seulement, il allait plus fréquemment au village, entrait chez Fayet, chez Lucache, et tous trois avaient de longs conciliabules. On le vit au château prendre à part deux ou trois des plus vieux vignerons, leur parler avec animation ; ils secouaient tristement la tête.

Jean Réal avait son plan. On ne pouvait songer à galvaniser ce village inerte. À peine si, parmi ses serviteurs, un seul qui avait servi en Afrique consentait à risquer sa peau. Mais à quatre, résolus, il y avait moyen d’en descendre ! On s’en irait à la nuit, en gagnerait les bois. À l’endroit où la route nationale coupe la route de Sorgues, près de la Croix-de-Pierre, il y avait de fréquens passages de détachemens et de patrouilles. On s’embusquerait dans le taillis, à l’affût, et ensuite, par des petits sentiers, rien de plus facile que de s’échapper. Réal n’avait pas eu de peine à convaincre Lucache. L’instituteur, esprit tout d’une pièce et qui ne se consolait pas d’être inutile, sautait sur l’occasion, par patriotisme de républicain exalté, dégoût des Pacaut, Massart et Cie. Tirer le Prussien était son souhait unique, surtout depuis qu’il avait été menacé de prison, pris à la gorge par un Poméranien. Pour Fayet, il ne s’était pas décidé sans réflexions : on jouait gros. Pris, fusillé. Et puis sa tranquillité, Céline… D’ailleurs, qu’est-ce qu’on changerait ?… Mais le vieux soldat répliquait en lui : Quatre Prussiens de moins, c’est toujours ça ! Et puis, il n’y avait qu’à détaler à temps, ni vu ni connu. L’attrait d’un bon coup, ses passions de braconnier achevaient de le lier au complot. Et puis, du moment que M. Réal donnait l’exemple…, le troupier d’Inkermann avait une vénération pour le grand propriétaire, l’ancien de Waterloo.

La veille du jour choisi, Lucache et Fayet vinrent au château à la nuit close. Avec La Pipe, le vigneron, — on ne le connaissait que sous ce sobriquet, dû au brûle-gueule vissé sous sa moustache grise, — les quatre hommes s’enfermaient dans les caves. À la lueur d’une lanterne ils recherchaient, démasquaient un caveau muré de pierres sèches, derrière des fagots ; c’était là que les remingtons, que Jean Réal avait fait venir après la noce, étaient cachés, joints aux fusils de la commune, dans une caisse. Seul, Favet ne voulait pas des fusils américains, dont l’Ancien expliquait le mécanisme. À cette arme nouvelle, il préférait son vieux fusil de chasse, qu’il reconnaissait, tirait du tas avec un plaisir d’enfant. Il tapa sur le canon double. Rien ne valait ça ! Les autres, bons tireurs, épaulaient d’un geste sûr, vérifiaient leur ligne de mire. On se partagea des cartouches, et, rendez-vous fixé au lendemain, même heure, ils replaçaient pierres et fagots et se quittaient ; Jean Réal remontait sous sa houppelande les trois remingtons, qu’il mettait sous clef, dans la bibliothèque.

Dans la soirée, longtemps après avoir regagné sa chambre, écrit plusieurs pages à son mari, Gabrielle, traversée d’un doute, voulut s’assurer que son beau-père était là, dormait. Sans bruit, elle atteignit la porte. D’ordinaire, un rais de veilleuse filtrait. Ombre complète ce soir ; elle colla l’oreille, tenta de percevoir la respiration, rien. Le cœur battant, elle ouvrait d’un coup. La chambre était vide.

Jean Réal était loin. Il avait retrouvé au bout de l’avenue La Pipe et Lucache. Fayet irait de son côté. On se retrouverait à cinq heures du matin dans les bois des Moutiers, près d’une hutte abandonnée. Quinze kilomètres à faire, sous la lune, en évitant les villages. Jean Réal éprouvait une sérénité joyeuse mêlée au recueillement de la nuit. Le déchirant combat d’âme qui depuis l’invasion se livrait en lui, se terminait par un affranchissement de victoire. Toutes ses souffrances étaient payées. D’avoir pris un parti le libérait, surtout d’avoir pris ce parti-là. Il rentrait en grâce avec sa conscience, il finissait par où il aurait dû commencer. Trop longtemps, comme tant d’autres, il s’était leurré de mauvaises excuses. Il faisait maintenant son devoir ; si tous les Français l’imitaient, si de chaque mur, de chaque haie partait le coup vengeur, malgré tant de désastres il ne serait pas trop tard ! Il avait raison de le dire à La Mûre : « Il n’y a qu’une défaite irrémédiable, celle qu’on accepte. » Oui, que chacun l’imitât, on nettoyait le sol de France. Cela seul était bien. Il se sentait dans le vrai, dans le juste. Mais le contre-coup à Charmont, les femmes ? car il savait trop à quoi il s’exposait. Les prescriptions de l’ennemi affichées partout, dans sa terreur de la guerre nationale, étaient impitoyables, exécutées d’une main sauvage. Il écartait cette idée pour ne pas mollir. Après tout, il ne risquait que sa vie. À son âge, c’était peu. Le souvenir de tous ceux des siens qui remplissaient leur métier d’homme le fortifiait. Ses fils, Charles, Gustave, mettaient leur science, leur art au service de la patrie, ses petits-fils Eugène, Louis, Henri marchaient dans le rang. Son beau-fils, le vieux Du Breuil, ses cousins de Nairve Frédéric et le marin, Poncet, Martial, tous offraient leur sang et leur pensée. Son neveu Pierre, à Mayence, le forestier à Stettin, avaient apporté leur tribut. Et lui seul, chef de cette grande famille, il resterait inutile au foyer, alors qu’il avait encore bon pied, bon œil ? Une voix lui souffla : « Tu n’échapperas pas aux représailles. Et qu’empêcheras-tu ? Que restera-t-il de ton sacrifice ? » Il répondait : « L’exemple. »

Quand l’aube se leva, dans un ciel d’encre, ils étaient tapis à l’orée du bois, abrités par un talus couvert de broussailles. L’épaisseur du taillis, obscure, s’élargissait, propice à la retraite. Fayet était parti en reconnaissance, pour relever les traces de la bête. De grands pans de brume flottaient à ras de la plaine, attachés aux lignes d’arbres. Derrière eux le jour terne grandissait, laissant les bois dans le brouillard et l’ombre. De la feuillée humide, de la terre brune montait une odeur d’eau. Dans le vaste silence, à peine, par instans un craquement de branches. Ils avaient une gaieté saine de chasseurs. Jean Réal eût volontiers sifflé. La Pipe, un œil mi-clos, vieille figure ridée, exhalait avec satisfaction, de son brûle-gueule vissé, des bouffées rares. Le visage de Lucache, comme éclairé en dedans, se tendait, les yeux aigus, dans une concentration intense. Un bruit d’herbes foulées révéla Fayet, se glissant courbé en deux. Ses petits yeux riaient. « Ils arrivaient. Une douzaine de cuirassiers bleus, avec des voitures. Ils avaient dû coucher à Sorgues. » Il s’allongea près de Lucache, arma son fusil. Leurs yeux se rivaient au chemin, leurs cœurs battaient. Un bruit de roues lointain murmura. Enfin ! Deux éclaireurs surgirent, puis la petite troupe. Elle se dessina peu à peu. Les cuirassiers encadraient le convoi, en tête un sous-officier se détachait.

— Je le retiens, dit Jean Réal.

Chacun choisissait le sien, attendait, crosse à l’épaule, que le gibier fût à cent mètres. Jean Réal, à tenir le wachmeister en joue, savourait une joie froide, comme à quelque tiré de loup. Un coup de feu, puis trois autres, suivis d’une deuxième décharge. Le sous-officier, un éclaireur et deux cuirassiers dégringolaient, les autres tournoyaient dans un affolement de surprise, les chevaux cabrés ou galopant, étriers vides. À l’abri des voitures arrêtées, les convoyeurs se défilaient ; mais déjà trois cavaliers, la latte au poing, s’élançaient vers l’embuscade. Ralentis par des fossés, le talus glissant, ils avaient beau fouiller : plus personne. Les taillis enfonçaient leur profondeur mystérieuse, hérissée de buissons et d’arbres. Impossible de s’y engager à cheval. Fayet le savait bien. Et tandis que les cuirassiers, furieux, rebroussaient chemin, les quatre hommes à toutes jambes détalaient. En passant dans une ravine profonde, ils jetaient leurs fusils. Le garde champêtre, pour ne pas perdre le sien, le cacha dans la hutte, sous un lit de bruyères. — Comme cela, dit-il, je le retrouverai la prochaine fois. Il était ravi, ça allait bien ; on pourrait recommencer ! Avant de sortir des bois, ils se séparèrent. Chacun rallierait isolément Charmont. Dans une ferme de la plaine, un coq chanta. Le jour brumeux s’éclaircissait.

Jean Réal, lorsque, vers onze heures, il rentra au château, apprit qu’en leur absence un drame avait bouleversé le village. De grand matin, venant de Vouvray, des uhlans avaient envahi la mairie ; ils réquisitionnaient cinquante moutons ; et, comme Pacaut, s’arrachant les cheveux, déclarait qu’on n’en trouverait plus cinq, ils l’avaient empoigné, bousculé. Alors l’Innocent, en train de roder près des chevaux, s’était approché tout doucement du cavalier qui tenait les brides. Sournois, il avait tiré de sa manche un rasoir, puis d’un bond avait sauté sur l’homme, lui coupant la gorge. Le blessé s’affalait. Ivre à la vue du flot rouge jaillissant de l’artère, l’Innocent lâchait le corps, dansait autour. On se précipitait. Un uhlan ligottait Pacaut, les autres assaillaient le fou, ils voulaient le prendre vivant pour le martyriser. Mais l’Innocent brandissait son rasoir, roulant des yeux dilatés, un filet de bave aux lèvres. Il était si terrible que les uhlans reculèrent. Abattu d’un coup de revolver, comme une bête enragée, piétiné avec fureur, on le jetait au fumier. Inassouvis, ils rouaient de coups le maire atterré, s’élançaient à la cure d’où ils traînaient M. Bompin, tête nue, gémissant. L’instituteur introuvable, — où pouvait-il être ? — ils s’emparaient de Massart, qu’un zèle intempestif avait amené sur la place ; mais où était le propriétaire du château ? Absent ? On le rattraperait. Et, chargeant sur une charrette le mourant, poussant devant eux, au pas de leurs chevaux, les otages mains liées, ils s’éloignaient avec d’affreuses menaces, jurant de revenir, et de brûler le village.

Gabrielle racontait cela, d’une voix altérée, dans la bibliothèque où, après avoir changé de vêtemens, le grand-père attendait le déjeuner. Il écoutait immobile. Étranges retours du destin ! Ils n’avaient réussi là que pour échouer ici. Le geste d’un fou déchaînait des répercussions imprévues. Déjà, il voyait les Prussiens interprétant le double meurtre, cherchant dans la coïncidence un lien ; son absence, celle de Lucache, ouvraient la piste ; et qui sait ce que Pacaut, pour sauver sa vie, pourrait dire ?… Gabrielle, n’osant troubler ses réflexions, le contemplait avec anxiété, lisant dans ses yeux clairs l’irréparable. Il sentit sur lui le regard de sa bru, releva le sien ; ils s’étaient compris. Affectueusement, en lui tenant les mains, il lui dit tout, posément. Terrifiée, redoutant les pires suites, elle ne pouvait se défendre, devant tant de sérénité, d’une admiration qui la secouait aux larmes. C’était bien, tout de même, ce que l’aîné des Réal, si vieux, avait fait. Charles en serait fier. Mais, maintenant, il fallait s’ingénier à parer aux événemens. Vite, faire disparaître les vêtemens boueux, tous les fusils, fuir !… Jean Réal secouait la tête. Non, le sort en était jeté ; il avait envisagé, accepté les conséquences. Il n’avait plus qu’à les attendre.

— Voilà, ma fille !… Et réconforté par ce qu’elle taisait, mais ce qu’exprimait tendrement son visage, il se leva, allant voir, avant que la cloche sonnât, sa bonne vieille Marceline, restée au lit ce matin, pour soigner un refroidissement.

Le déjeuner, l’après-midi s’écoulèrent lugubres, malgré le flegme de Jean Réal. Il venait d’allumer une bougie, achevait de ranger des papiers, quand un galop emplit l’avenue. Des pommeaux de sabre heurtaient à la porte du vestibule. Des voix rauques résonnèrent, impérieuses. Germain, pâle comme un mort, accourut. — On cherche Monsieur. — Me voilà, dit Jean Réal. Il enferma ses papiers dans le tiroir, souffla la bougie, et, descendant l’escalier, comme s’il ne voyait pas les bras tendus des femmes en pleurs, comme s’il n’entendait pas Rose criant : « Grand-père ! » il s’avança, tranquille, vers les uhlans qui le saisissaient à l’épaule.

— En route, ordonna le chef, un sous-lieutenant de la réserve. Chemin faisant, sous les hêtres, il daignait du haut de son cheval expliquer à Jean Réal, notable, qu’on l’emmenait comme otage. Un escadron occupait le village, qui serait pillé ; cela apprendrait à jouer du rasoir ! Le vieillard, qui avait cru tout découvert, fut presque déçu ; il avait espéré en finir sur-le-champ.

Jeté dans une salle de la mairie où était déjà Lucache, il y était gardé à vue, tandis que, dans la pièce voisine, se lamentaient le maire et Massart, ramenés avec M. Bompin, qui, son chapelet aux doigts, conservait une résignation. Toute la nuit, ils entendirent les chants avinés des uhlans, faisant ripaille dans les maisons qu’ils visitaient en maîtres. Au jour, les interrogatoires commencèrent, le capitaine, un gentilhomme visiblement fier de sa taille mince et de sa distinction glaciale, menait l’enquête.

Toutes ses questions tendaient à surprendre une corrélation entre les deux guet-apens. M. Bompin parvint à établir son innocence, on le garda cependant. Le maire se débattait : « Était-il responsable de l’acte d’un fou ? — Indubitablement. Un peu de plomb dans la cervelle vous en convaincra, » affirmait le capitaine, en prenant plaisir à sa prononciation irréprochable. Éperdu, Pacaut crut se sauver par une délation : « Si l’on cherchait bien, ce n’était pas à Sorgues qu’on trouverait les auteurs de l’embuscade. Il y avait des fusils dans les caves du château… » Sans sourciller, le capitaine donna un ordre, le sous-lieutenant de réserve avec dix uhlans partait. Massart, introduit à son tour, se confondait en protestations, finissait par donner le même renseignement que Pacaut. Satisfait, mais n’en laissant rien voir, le capitaine voulut brusquer le dénouement, par une confrontation d’ensemble. Il fit amener les autres ; Jean Réal et Lucache entrèrent la tête haute ; Massart et Pacaut semblaient deux coupables. M. Bompin, quoique inquiet, avait une contenance digne.

— Messieurs, dit avec élégance le capitaine gentilhomme, pesant ses mots, j’ai le regret de vous annoncer que vous serez fusillés tous les cinq dans une heure, si d’ici là je n’ai pas découvert les assassins de Sorgues.

Pacaut et Massart poussèrent des cris. M. Bompin baissa le front. Avec un sourire de mépris pitoyable, Jean Réal toisa le menuisier et le maire effondrés, l’un balbutiant des mots incohérens, l’autre pleurant : « Ce n’est pas moi ! » et, sans se douter qu’à l’instant même ces deux hommes venaient de le trahir, il fit un pas, et dit :

— Fusillez-moi, j’ai fait ce que tout Français devrait faire. Mais sachez que l’assassin, ce sera vous.

Alors Lucache, frémissant d’une émotion généreuse, cria :

— Fusillez-moi aussi, j’en étais.

Il s’était placé à côté de Jean Réal. Tout humble maître d’école, obscur plébéien qu’il était, il savait faire son devoir, comme un autre ! Un élan vers l’idéal de sa vie, l’ardent civisme républicain, l’emportait, dans une offrande de sacrifice. Et pourtant, il aimait sa femme.

À ce moment, un brouhaha montait de la rue. Des cuirassiers, au grand trot, débouchaient. Presque aussitôt, un officier entra, tenant un fusil de chasse. Le capitaine, après avoir échangé quelques explications, prenait, examinait l’arme, et la présentant :

— Auquel de vous est-ce ?

Réal et Lucache avaient reconnu le fusil de Fayet. Leur cœur se serra. Pourvu que personne n’eût de soupçons ! Ils souhaitaient que le garde champêtre et La Pipe s’en tirassent. Le vigneron n’était pas encore rentré ; peut-être il échapperait. Jean Réal eut une idée, et très vite : — C’est à moi.

Mais Massart, hypnotisé, demandait : — Laissez voir.

Avec des mains tremblantes il tournait, retournait le canon double. Il s’exclama : — C’est à Fayet !

Le sous-lieutenant de réserve, de retour, pénétrait dans la salle, se penchait à l’oreille du capitaine. Celui-ci, sursautant, narines pincées d’une colère qui lui verdissait la figure, dit insolemment à Jean Réal :

— Ce n’est pas la peine de vous charger des fusils des autres. Vous en avez assez dans vos caves ! Votre compte est bon.

Une colère étranglait sa fausse politesse. Jean Réal, de ses yeux clairs, le dévisagea, paisible, puis, dirigeant sur Pacaut et Massart un regard profond, dardé droit, qui les perçait jusqu’à l’âme, après un moment, il détourna la tête. Un morne silence pesa. On cherchait, on amenait le garde champêtre :

— Vous connaissez cela ? fit le capitaine, en montrant le fusil.

Fayet consulta l’assistance, fit le salut militaire à Jean Réal. Et clignant son petit œil : — Y a pas mon nom dessus !

Massart ricanait :

— Non, mais tout le pays t’la vu su’l’dos !

Fayet secoua la tête, imperturbable : — Connais pas.

— Alors c’est bien à celui-là, comme il le prétend ? dit le capitaine en montrant Jean Réal.

Fayet ouvrit de grands yeux, puis, un flot de sang à ses vieilles joues, il se frappa le front. Ah ! mais non, par exemple ! L’Ancien était trop bon !… Il entrevit dans un éclair la frimousse de Céline, puis, d’un haussement d’épaules qui envoyait tout promener :

— Le fusil est à moi. J’avoue. T’as raison, Massart !… N’empêche, çà ne te fait pas honneur… Va, j’aime encore mieux être dans ma peau que dans la tienne… Et puis quoi, j’ai été à Balaklava. Tuez-moi, je m’en f… !

Il se plaçait à côté de Jean Réal et de Lucache. Sur un signe, les uhlans entouraient les trois hommes.

— On va toujours commencer par vous, dit le capitaine.

On les poussait dehors, vers le mur de l’église. Le curé, le maire et Massart suivaient sous les bourrades. Ils assisteraient à l’exécution. Des vieilles effarées, des paysans mornes s’attroupaient. De longs hurlemens s’élevèrent. C’était la femme de Lucache, échevelée, que les uhlans repoussaient. L’instituteur, sans qu’un muscle de sa face tressaillît, — il ne voulait pas entendre, fermait son âme, — se retourna vers Pacaut :

— Tu pourras signer mon extrait mortuaire. C’est ton œuvre.

Fayet regardait du côté de sa petite maison, craignant de voir apparaître Céline. Il se raidit. Avec les Réal, l’orpheline ne manquerait jamais de pain ! Et, bravement, il promena dès lors, sur les groupes, ses petits yeux étincelans et railleurs. Jean Réal portait au visage l’auguste apaisement de la mort. Le passé se déroulait, avec son travail, ses joies ; il laissait derrière lui des fils qui revivraient dans leurs petits-fils, une terre vaste dont les épis et les grappes toujours donneraient le pain et le vin. Il mourait pour elle. Sans regrets il embrassa l’étendue de sa vie ; elle finissait bien. Un allégement inexprimable effaçait de lui tout ce qui était charnel. Il connaissait une joie pure.

On les collait au mur ; le cercle s’élargissait. En face d’eux se rangeaient des cuirassiers et des uhlans, six pour Sorgues et six pour Charmont. Mais un mouvement se produisit. Une femme en noir se jetait aux pieds du capitaine. C’était Gabrielle, qui, par deux fois dans la nuit, avait essayé de parvenir jusqu’à son beau-père. — Revenez au matin, lui avait-on dit. À l’aube, elle était là. Le capitaine avait refusé de l’entendre. Elle arrivait à temps ; se traînant à genoux, criant grâce, elle suppliait l’officier de surseoir. Avec une politesse inflexible, il refusait, permettant seulement qu’elle dît adieu au vieillard ; il ordonna : — Faites vite.

Gabrielle s’élançait au cou de Jean Réal, l’attirait. Et, le pressant sur son cœur, elle sanglotait, muette. Dans l’étroit embrassement, elle faisait tenir l’âme de tous les Réal, une exaltation de douleur, de vénération et de tendresse. La femme de Lucache, se débattant aux mains des soldats, hurlait toujours. Une détonation roula, en coup de tonnerre. Hagarde, Gabrielle vit le mur de l’église, Fayet étendu les bras en avant, face à terre, Lucache sanglant redressé sur un poignet ; l’instituteur, dans un cri de défi, jetait sa foi : — Vive la République ! et il tomba. Mais déjà Jean Réal, arraché d’elle, était debout, près des cadavres. Contre le mur étoilé de rouge et d’éclats de pierre, il se dressait dans sa haute taille. Ses yeux clairs ne sourcillaient pas. Gabrielle sentit le regard suprême descendre en elle ; un doux, un lumineux regard de conscience satisfaite. Les fusils s’abaissaient. Il eut le temps de crier : — Vive la France !…

… Maintenant, au château dont les Prussiens parcouraient le rez-de-chaussée avec des vociférations de triomphe haineux, brisant les glaces, arrachant tentures et portraits, précipitant les meubles par les fenêtres, deux pièces respectées par les pillards restaient closes, dans un silence terrifié. L’une abritait la vieille Marceline au lit. Assise sur son séant, l’esprit affaibli, elle écoutait, sans se l’expliquer, le tumulte. Elle ne savait rien encore, conservait une étrange placidité. À son chevet, Marcelle toute révulsée d’avoir vu rapporter le corps du grand-père sur une civière, les yeux pleins de larmes qu’elle essayait de retenir, caressait les cheveux de Rose, qui, abattue contre elle, suffoquait de sanglots. À l’autre bout du corridor, Gabrielle et Marie, de chaque côté de Jean Réal, pleuraient et priaient. Dans la cour, le sous-lieutenant de réserve, présidant à la destruction, marchait de long en large. Aussitôt après l’exécution, à neuf heures, le saccage officiel de Charmont avait commencé, il devait prendre fin à midi. L’officier tira sa montre : il restait aux uhlans un quart d’heure.

Ils en profitaient pour envahir les communs, amasser la paille de litière et des fagots dans les boxes de l’écurie réservée ; le vieux Germain était tiré de sa chambre ; revolver sous le menton, on le forçait à allumer lui-même le feu. Une fumée acre tourbillonna, des flammes léchèrent les cloisons de bois. Et lorsque, l’heure sonnant, le sous-lieutenant remit sa montre en poche, jeta un commandement bref, l’incendie s’étendait, crevassant les toits. Les uhlans rassemblés s’éloignèrent, dans un lourd piétinement de bottes, les poches gonflées, les mains pleines. Au village, on avait brûlé l’école. De la salle de la mairie, le capitaine avait assisté, en fumant un cigare, aux dégâts méthodiques. Portes et volets fracassés, les humbles maisons montraient leur sol de terre battue, jonché de débris. Enfin l’escadron remontait à cheval. Pacaut et M. Bompin eurent beau se démener, il leur fallut suivre, entre deux pelotons, dans la charrette chargée de la caisse aux fusils ; ils en seraient sans doute quittes pour de la prison. Massart, en prix de ses bons offices, restait libre, faisant fonction de maire. Au pas, le capitaine s’en allait, cambrant sa taille mince, menaçant d’un dernier regard, en tête des uhlans et des cuirassiers tout réjouis de la bonne journée ; les paysans rentraient, farouches, dans leurs taudis. Un silence d’hébétement planait dans l’air assombri de fumée. Quand une voisine pénétra chez Fayet, inquiète de ne pas voir Céline, elle trouva l’enfant jetée sur un lit en désordre, comme après une lutte. Les jupes relevées, la tête dans ses mains, elle gémissait d’une plainte continue, basse comme un râle…

Le lendemain, Marie reçut une lettre au timbre de Laval, décachetée. Elle était de M. de Joffroy, l’appelait auprès d’Eugène blessé. Qu’elle ne s’inquiétât pas trop ; l’éclat d’obus qui avait atteint son mari ne mettait pas sa vie en danger ; mais, si c’était possible, qu’elle vînt ; il la demandait. Alors, aussitôt après l’enterrement de Jean Réal, comme une folle, seule, sans bagages, gagnant Tours en voiture, elle partit, oiseau frêle tournoyant dans la rafale, à travers les provinces bouleversées. Ses pressentimens, la vision… Qu’allait-elle trouver ?


DERNIÈRE PARTIE


XXI

— Ferme donc ! jeta Martial, assis près du lit de Nini, à Thérould qui entrait.

Le bohème poussa la porte, pas assez vite pour empêcher qu’un souffle aigre de nuit, l’écho plus distinct du bombardement, pénétrassent. Martial, de la main, fit signe que Nini dormait ; au regard d’affectueuse interrogation, il répondit par un hochement de tête navré : le médecin venait de sortir, était inquiet. Nini, la veille, avait fait une imprudence, voulu se lever pour ranger un peu l’atelier ; mais le soir sa fièvre avait monté. Elle s’émaciait chaque jour, consumée par le mal. Ses beaux yeux marron, dans les orbites creux, semblaient s’agrandir, dévoraient le visage. Elle ne mangeait plus. La seule vue du pain fétide, plein de choses sales, lui soulevait le cœur.

Thérould s’affala dans le fauteuil Louis XIII. Le temps était loin, où, près du poêle flambant rouge, il se laissait aller à sa verve critique. Du rapin au patriotisme redondant et blagueur, il ne restait qu’un long corps funèbre ; absorbé en lui-même, il cuvait une rage que tout entretenait : l’impéritie du gouvernement, cette vie de misères, les bruits d’armistice prochain… Dans la pièce froide, à peine éclairée d’une chandelle fumeuse, ils se taisaient, en proie au prolongement de leurs pensées.

La respiration inégale de la malade s’élevait. Rhérould murmura : — Bien sûr, il se passe quelque chose de louche, on est en train de nous livrer, en haut lieu ! La proclamation de Vinoy sonne le glas. Mossieu le sénateur semble plus disposé à faire la guerre aux Parisiens qu’aux Prussiens. On nous redoute, on n’a donc pas la conscience tranquille ?… Après un silence, il reprit : — Alors, le Deux-Décembre tout de suite ! Après les fusillades, la liberté bâillonnée ! Les journaux les plus patriotes, le Réveil et le Combat, supprimés. Delescluze dans un cachot de Vincennes… Les clubs fermés !

— Ma foi, fit Martial, on y a dit joliment de bêtises ! Tout de même, ils ont fait plus de bruit que de mal. Et qui sait, après tout, s’ils n’ont pas fait de bien, s’ils n’ont pas entretenu l’ardeur de la résistance ? Il vaut encore mieux dire des bêtises qu’en faire ! Sans soupape de sûreté, la machine surchauffée éclate. Parler soulage.

Thérould croisa les bras : — Ce serait fort que Vinoy nous fasse regretter Trochu !

Martial, sombre, jeta vers le lit un regard soucieux. Oui, les avoir acculés à ce choix, la reddition ou la famine ! Ah ! sans Nini, comme il eût préféré les pires maux, donner sa vie, et que Paris durât. Le spectacle de son amie, si pâle, presque immatérielle, diminuait son courage. Que le lent assassinat, que les privations cessassent bientôt, qu’elle reprît racine ; réchauffée, nourrie, qu’elle se remît à vivre !

La jeune femme s’était redressée ; elle avait entendu, dans son réveil fiévreux, les derniers mots de Thérould. Ses yeux trop grands s’allumèrent. Une énergie désespérée tendit ses bras maigres, rosit ses pommettes. Elle parla, parla, malgré les supplications de Martial :

— Capituler ! Avoir tant souffert pendant trois mois, attendu des cinq, sept heures par jour à grelotter aux boulangeries, aux boucheries ! Avoir eu si faim, pris la mort ! Et encore, moi, j’avais Martial… mon chéri !… Mais, autour de moi, dans les queues, si vous aviez vu ces pauvres femmes ! Elles toussaient sous des petits châles. La neige tombait. Je les connais toutes. Il y en a une dont les deux petits sont morts. Une autre, près de moi, est tombée raide. Et celles dont les maris sont restés à Buzenval ! La mère Louchard m’a dit que des camarades ont rapporté à la petite blonde d’en face le fusil de son homme, qui est à l’hôpital, une jambe de moins. El là-dessus, messieurs et dames, il faut vous rendre ! Croyez-vous que ce n’est pas à sauter sur le chassepot, et à aller tirer avec, contre les canons prussiens, pour se faire tuer ?

Son accent de gavroche avait quelque chose de si déchirant que les deux hommes, qui se regardaient, détournèrent les yeux. Martial l’enlaçait, l’étendait doucement, épuisée.

Les journaux, le 25, augmentaient la colère et l’abattement de Paris. On commentait la triple et démoralisante nouvelle, de source allemande : à Laval, déroute de Chanzy ; sous Belfort, échec et retraite de Bourbaki ; à Saint-Quentin, mise hors de lutte de Faidherbe. Les trois armées de la Loire, de l’Est et du Nord définitivement brisées, rejetées loin de la capitale. Pour comble, les derniers vivres sur le point de manquer, demain peut-être sans pain. Et les bruits grossissans de négociations secrètes, le spectre de l’armistice imminent, derrière lequel on voit déjà la capitulation certaine, l’entrée allemande profanant les rues, les casques à pointe sous l’Arc de triomphe. Certains affirmaient que Jules Favre, en ce moment même, était à Versailles, où, depuis deux jours, il se rendait, — pour quoi faire ? — auprès de Bismarck. D’autres prétendaient qu’il était en train d’assister à une séance du gouvernement et qu’on lui donnait pleins pouvoirs pour traiter. Des rumeurs d alarme couraient : annonce de troubles révolutionnaires, suicide de Gambetta, révolte de la ligne et de la mobile. Le bombardement redoublait de violence. La foule, lasse, errait par les rues vides. Sur le boulevard, des canons et des voitures de munitions roulaient, comme pour rappeler les arsenaux pleins. Des gardes nationaux s’obstinaient à l’espoir d’une sortie suprême. Un ciel livide fondait en neige sur le pavé gluant, les trottoirs de boue, la Seine noirâtre.

Après une journée de spleen indicible, usée à courir dix maisons d’éditeurs d’art et d’amis pour se procurer un peu d’argent, car les trente sous de la solde n’étaient qu’une bouchée, Martial était rentré, apportant du chocolat et des œufs, seuls alimens que l’estomac de Nini supportât. Lui-même venait de dîner en trempant d’eau-de-vie l’indigeste pain qui, sec, pesait aux entrailles autant que plomb. Un heurt léger à la porte. C’était Mme Thévenat ; affectueusement, elle venait le relayer près de Nini.

— Jules a des choses à vous dire, fit-elle avec tristesse.

Puis, voulant ramener un sourire sur les lèvres blêmes de Nini, elle raconta l’extraordinaire nouvelle qu’elle venait d’apprendre. Louchard avait la croix ! Oui, sa bravoure à Buzenval… Martial qui, sans connaître la vérité, l’histoire du tonneau de lard, doutait fort de l’héroïsme du sire, sursauta : — Non ! pas possible ! Après ça, on avait vu des nominations si stupéfiantes !

On décorait toujours, à tour de bras ; du ruban au grand cordon, l’aunage ne coûtait rien. La longue défaite créait plus de légionnaires que la plus éclatante campagne. — Dépêchez-vous, si vous voulez l’apercevoir. Il part fêter sa gloire.

Martial baisait la main de Mme Thévenat, les cheveux fins de Nini, — elle avait la peau brûlante. Devant la loge, sous la lampe dont sa femme, ivre d’orgueil, haussait la clarté, Louchard modeste, le bras encore en écharpe, coulait un regard satisfait sur son ruban rouge, au bout duquel une croix prêtée, — en attendant la neuve, — étalait l’ironie du profil napoléonien. Le farouche « démocsoc » n’y regardait pas de si près, daignant pour cette fois porter « Badinguet » sur son cœur. À deux ou trois frères et amis enthousiasmés par ses hauts faits il souriait avec dignité, négligeait de révéler à quelles basses et audacieuses démarches il devait cette distinction qu’un vrai blessé, un Delourmel, n’aurait pas.

Dans son petit cabinet de travail, Thévenat, en proie à une douleur pensive, faisait entrer Martial, lui demandait des nouvelles de Nini, puis très vite :

— Favre, hier et avant-hier, est allé à Versailles. On avait raison de parler de sonneries à Sèvres, de parlementaires. Il est parti au soir, dans un ancien coupé de Napoléon, avec un cocher, deux postières des écuries impériales. Quelle logique du destin fait apparaître, au moment du règlement des comptes, l’ombre de l’homme néfaste qui, jusqu’au bout, nous conduit à notre perte ! Car vous ne savez pas ! Le premier mot de Bismarck à Favre a été pour lui opposer le fantôme : « Vous arrivez trop tard, lui a-t-il dit, nous avons traité avec votre Empereur ! » Mensonge impudent ! Car aussitôt il a ajouté : « Comme vous ne pouvez ni ne voulez vous engager pour la France, vous comprendrez sans peine que nous cherchions le moyen le plus efficace de terminer la guerre. » Favre s’est enferré, gobant l’hameçon. Il était entendu, de concert avec le gouvernement, qu’on tenterait d’obtenir l’armistice, c’est-à-dire la capitulation pour Paris seul. C’est déjà joli, n’est-ce pas ? Paris, rien que ça ! Quand j’y pense ! Ah ! ces hommes à qui nous avons tout donné, notre dévouement, notre foi, des ressources immenses, de quoi sauver vingt fois la situation, ces hommes qui, dès le premier jour, ont désespéré et qui maintenant, n’ayant rien su tirer du don absolu de deux millions d’êtres, non seulement vont les livrer, mais la France avec eux, des armées peut-être capables de se battre encore, le sol des provinces où, du réservoir de trente-huit millions d’habitans, une source de soldats nouveaux, si on le voulait, pourrait jaillir. Mais quoi ! Il a suffi que Vismarck menaçât d’une restauration, ajoutant : « Un gouvernement qui provoquerait chez vous la guerre civile nous serait plus avantageux que préjudiciable ! » Il a suffi qu’il parlât de rassembler l’ancien Corps législatif ; qu’il dît que, dans l’état de ruine et de décomposition du pays, il valait mieux, ne pouvant convoquer une assemblée, la prendre toute faite. Et, le lendemain, Favre, après être revenu ici en délibérer, a confirmé ses propositions de la veille : armistice général avec ravitaillement, convocation d’une Assemblée qui traiterait définitivement de la guerre ou de la paix ! Et voilà le pays entier ligotté ! Car, lorsqu’il aura soufflé, comment espérer qu’il reprenne l’écrasant fardeau ? L’Assemblée, c’est la paix ! En échange, les Allemands occuperaient les forts, sans entrer dans Paris. Ce dernier point est en suspens, comme le sort de l’armée et de la garde nationale… Je n’ai pas d’espoir, Favre sera joué, il n’est pas de taille. J’ai vu Bismarck en 67. Je les évoque, à la table où se débat notre sort : lui, colossal, épaules carrées, torse bombant sous son uniforme de cuirassier blanc, avec un visage épanoui de ruse et de force ; en face, Favre écrasé, maigre et lugubre dans les plis de sa redingote, ses cheveux longs, pendans… Bismarck lui a dit : « Vous avez beaucoup blanchi depuis Ferrières, monsieur le ministre. » Et tous les deux échangent les mots fatidiques. Favre insinue, plaide, larmoie. Bismarck tranche, avec une politesse presque goguenarde. On stipule les détails de l’enterrement, comme si la nation était morte. Et pendant ce temps, là-bas, aux armées, on travaille, on se réorganise ; Chanzy répare ses brèches ; Bourbaki n’a pas dit son dernier mot ; Gambetta est à Lille, avec Faidherbe, essayant encore une fois de ranimer la flamme ! Paris n’a plus de pain ? Soit, puisqu’on l’a conduit là, eh bien ! qu’on laisse ouvrir ses portes à coups de canon ! Que l’Allemagne entre et gouverne, si elle le peut ! Au milieu de quelles difficultés se débattrait-elle ? Qu’à ses risques et périls elle désarme donc quatre cent mille hommes, envoie, dans ses prisons qui regorgent, la ligne et la mobile encore. À défaut de la mort, c’est la seule attitude digne d’une grande ville vaincue. En tombant, nous entraînerions notre vainqueur !

Triste soirée, où, de son clairvoyant regard, de sa parole ardente, l’historien illuminait les ténèbres de l’heure cruelle. Martial, aux mauvaises nouvelles, achevait de se décourager, voyait tout perdu, Nini condamnée.

Le lendemain fut long comme une agonie. Durant des heures, le bombardement soutint, accrut encore son intensité. Saint-Denis, sous les obus incendiaires, s’écroulait et flambait. Dans les forts, pas un abri intact. Chaque vaisseau de pierre avait ses avaries. À Montrouge, tout était défoncé, haché. Issy, Vanves, Bicêtre, Ivry, Nogent, Rosny, Noisy, Aubervilliers, la Double-Couronne, la Briche, les redoutes, debout malgré les courtines renversées, les embrasures démolies, continuaient à répondre. Avec une froide intrépidité, les marins relevaient les matériaux, réparaient les affûts, servaient les pièces. Fermes à leurs postes, enragés à l’idée de se rendre sans abordage, beaucoup parlaient de se faire sauter. Sur la ville abattue, pleine d’une rage silencieuse, pleuvait l’énorme grêle. Il semblait qu’avant de s’élargir, le cercle impitoyable voulût se river à fond ; on ne faisait pas grâce d’un obus, comme si tant de barbarie pouvait hâter les dernières minutes.

Nini se trouvant plus mal, Martial n’avait pas voulu la quitter, aller s’informer, se retremper chez Thévenat. Assis près du lit, tenant dans ses mains la menotte en feu, il contemplait, avec une tendresse qui se forçait à sourire, le fin visage ravagé. Tous deux s’écoutaient penser, lui regardant maintenant, dans l’ombre de l’atelier, les formes confuses des maquettes et des statues poussiéreuses, ébauches où, à l’image de sa maîtresse, la vie avait un instant frémi, et d’où, avec le froid, l’abandon des heures d’impuissance, elle s’était depuis longtemps retirée ; elle, à un de ces momens où la pleurésie la laissait rompue, mais lucide, suivant sur la face de son ami l’émotion de l’artiste en détresse. Elle lui serra les mains.

— Le mauvais temps passera. Quelles belles choses tu feras, mon chéri ! Je redeviendrai jolie. Tu verras les Andromèdes, toutes les gentilles petites nymphes que je te poserai !

À cette idée, son teint se colorait de rose. Elle reprenait une apparence de santé. Mais, au lieu de se réjouir, Martial, saisi d’une crainte invincible, se raidissait pour ne pas pleurer. Le grondement des obus résonnait toujours. Deux avaient dû éclater pas loin, vers Saint-Sulpice. Un autre, avec un fracas distinct, s’abattait : « Celui-là, dit-il, c’est sur le Panthéon ! » Et il tira sa montre : « Minuit moins deux. » Dès lors le grondement cessa. Ne pouvant s’endormir, ils s’étonnèrent de ne plus entendre le bruit d’ouragan qui, chaque nuit, les berçait. Bientôt le silence leur parut inexplicable. Le coup de tout à l’heure, qu’ils avaient remarqué, allait-il être le dernier ? Était-il la fin du bombardement, le commencement de l’armistice ? L’irrémédiable était-il consommé ? À la longue, le silence les énervait, plus qu’au début la secousse des détonations. Ils prêtaient l’oreille, cherchaient dans la nuit l’écho des vibrations éteintes. Rien que l’obscur, le poignant silence. Le lendemain, après un court sommeil du matin dont ils sortaient dépaysés de n’avoir pas tressauté en rêve au vacarme habituel, ils comprirent que tout était fini. À l’Officiel, une note du gouvernement avouait la sinistre réalité : nul espoir de secours ; épuisement complet des vivres, d’où négociation forcée de l’armistice, en attendant une Assemblée. Paris ravitaillé ne subirait pas l’entrée allemande ; seuls, les forts seraient remis. Une division de l’armée et la garde nationale resteraient intactes. Aucun soldat ne serait emmené hors du territoire.

Rues, boulevards, places sont sillonnés de monde. La surexcitation croît d’heure en heure. Les uns se résignent, inconsolables ou déjà consolés, les autres crient à la trahison ; il y aurait encore quarante-cinq jours de vivres ; il fallait se battre à outrance. Mort à Trochu, Vinoy, etc. ! Au Grand-Hôtel, des officiers de la garde nationale se concertent. Des députations vont protester près de Clément Thomas, à l’Elysée. Place de l’Hôtel-de-Ville, s’amassent des groupes compacts. Les sentinelles sont doublées, les portes closes. Sur la prière de Nini, qui se sentait mieux, Martial monta chez Thévenat. Il le trouva hors de lui, sous le coup des confidences qu’un membre du gouvernement venait de lui faire, du ton le plus naturel.

— Mon pauvre enfant, fit le vieillard, relevant d’un geste nerveux ses cheveux blancs sur ses tempes, ils sont fous ! Leur naïveté, leur imprévoyance touchent au crime. C’est fait, ils ont donné la France par-dessus le marché.

Il était si ému qu’il se prit la tête dans les mains, resta un moment accablé :

— Je cherche à m’expliquer, je ne comprends pas. Ils ont dû avoir peur, toujours peur de Paris. Peut-être ont-ils aussi craint de disparaître, rayés avec la ville, d’abdiquer leur pouvoir aux mains de Gambetta, reproche vivant ? Livrer la France ! Couper les bras de celui qui a su agir, remuer le sol, en tirer des armées, de celui qui se bat quand ils regardent, qui espère quand ils doutent ! Paris est grand. C’est le centre, le foyer de grâce et d’idées. Ce n’est pas tout. Dans chaque province palpite un cœur vivace. Il reste des bataillons, des canons, deux tiers du territoire, et, après les chemins creux, la montagne. On peut lutter en Vendée, lutter en Auvergne. Mais non, ils ont eu peur de Paris, de Paris qui les a nommés, qui les a maintenus, qui les hypnotise. En dehors de Paris, leur raison d’être, ils ne voient rien. Pour ne pas mécontenter la garde nationale en lui enlevant ses armes, ils sacrifient tout, font tomber celles du pays entier. Croiriez-vous que Bismarck, par trois fois, a dit à Favre : « Vous laissez ses armes à la garde nationale, vous faites une bêtise, vous le regretterez ! »

Et comme Martial, surpris d’entendre Thévenat parler ainsi, s’indignait : — Favre avait raison, pourquoi leur prendre leur fusil ? — l’historien répondait : — Vous, Martial, vous êtes sage. Mais que d’exaltés ! Croyez-moi, c’est de la folie que de leur laisser un tel jouet entre les doigts. La terreur d’une émeute a arrêté Favre : calcul dangereux, que de reculer pour mieux sauter. Une atmosphère de guerre civile pèse sur nous. Vous avez entendu Jacquenne. Le premier sang est versé, d’autre coulera ! Un jour bientôt, les fusils partiront seuls. Et c’est pour s’assurer un lendemain qu’ils croient tranquille, c’est pour signer la convention qui permettra à Paris de respirer, de manger, qu’on remet à plus tard le soin de régler le sort de l’armée de l’Est, la plus compromise, je le sais aujourd’hui. On s’accorde sur la démarcation qui préservera les autres. Et Bourbaki qui est menacé par deux armées, repoussé vers la Suisse, reste en dehors de l’armistice. Bismarck y tient : on en recausera ! Cela m’inquiète.

Martial, malgré son chagrin de la défaite, s’habituait à l’irrévocable. Puisque maintenant on n’y pouvait rien ! Et lui, d’habitude si confiant en Thévenat, le jugeait ce soir bien pessimiste. Sans songer que sans doute son père partagerait la révolte et l’indignation du vieillard, il ne pensait plus qu’au bon côté des choses : les souffrances de tant de malheureux étaient près de cesser. Lui-même trouverait de l’argent. Les vivres sauveurs allaient affluer, ce serait du bion-être, la guérison pour Nini. Déjà elle était mieux !

À travers la fenêtre close, dans le grand silence que faisait l’arrêt du bombardement, le bourdonnement de la ville montait, appels étouffés de la générale, cloches des tocsins. Le faubourg Saint-Antoine bouillonnait. Trente-cinq bataillons de la garde nationale élisaient pour généralissime et pour chef d’état-major les socialistes Brunel et Piazza. Du côté de Saint-Cloud, le ciel était rouge. Ce que les Prussiens n’avaient pas encore brûlé achevait de se tordre en un colossal brasier. Cent maisons barbouillées de pétrole dardaient leur feu de joie, flammes échevelées, reflets sanglans.

Le lendemain, nouvelle note du gouvernement. Arguant du manque de pain qui vouait à une mort certaine deux millions d’hommes, de femmes et d’enfans, et, s’abritant derrière la nécessité du ravitaillement, l’homélie mouillée de larmes annonçait que la convention n’était pas encore signée, le serait dans quelques heures. La garde nationale conservait son organisation et ses armes ; une division de 12 000 hommes demeurerait constituée, le reste de la mobile et la ligne, prisonnières libres dans Paris, garderait ses drapeaux ; l’épée était laissée aux officiers.

Sous le ciel sombre et froid, par toutes les portes, l’armée commençait à refluer. La rue était tumultueuse, des clubs en plein vent se formaient au coin des trottoirs ; l’indignation publique s’y exhalait contre Trochu, criait au jésuite : « Le Gouverneur de Paris ne capitulera pas… ! » On maudissait « Ferry affameur. Picard réactionnaire, Favre, Simon, Arago, ces bons à rien d’avocats. » Beaucoup regrettaient de n’avoir pas soutenu la Commune plus énergiquement. Quantité continuaient à réclamer la sortie en masse, un chef pour se battre ! Des gardes nationaux parlaient d’aller se joindre aux marins qui, disait-on, refusaient de rendre les forts. L’effervescence était au comble.

Mais on apprenait qu’une tentative d’émeute venait d’avorter. Brunel et Piazza, poussant vers les secteurs des bandes de gardes nationaux, pour s’emparer d’armes et de munitions, sont arrêtés. Clément Thomas répond aux délégations que tout effort est inutile. Les généraux, les amiraux qu’on sollicite font à regret la même réponse. Dorian va supplier à Belleville, dont on redoute le soulèvement, Millière et Flourens de ne pas déchaîner le peuple. Peu à peu, le ressort se détendait dans les âmes les plus fermes. Une fatigue de vaincus enveloppait, déprimait ces masses troublées. Après tant de secousses, on était las de penser, de souffrir. L’engourdissement venait.

Martial n’avait pas quitté l’atelier, soignant Nini. Thérould leur avait apporté l’air agité du dehors, un brouhaha de nouvelles. Elle avait tout écouté, d’une mine absorbée ; elle n’avait rien dit, sinon, d’une voix désolée d’enfant :

— Alors on se rend ? C’est bien vrai !

Et sans force, lentement, elle avait tourné la tête sur l’oreiller. Son silence se prolongeait, comme si quelque chose se fût brisé en elle. Ému devant cette faiblesse, ce désespoir taciturne, Thérould était parti. Martial, réagissant, essayait de plaisanter : on touchait au terme des maux ; déjà, par enchantement, les vitrines se regarnissaient. Les accapareurs du siège sortaient en bloc leurs provisions. Leurs caves se vidaient sans pudeur ; même on avait un peu pillé aux étalages. Cette fois, c’était pour de bon, on était sûr de ne pas voir disparaître les bienheureuses victuailles, comme en novembre, après le faux bruit de l’armistice Thiers. Un siècle de cela ! Les œufs coûtaient moins cher. S’il achetait un poulet ? Oui, pas plus tard que demain ! Hein, une petite aile ? Les Halles allaient bientôt regorger… Avec une lueur d’espoir et de gaîté, il faisait miroiter l’avenir : l’hiver finissait ; au printemps, ils parcourraient les bois, la verdure des jeunes pousses frissonnerait dans le soleil. Il restait des pêches à Montreuil, des cerises à Montmorency. Que dirait-elle d’une friture au Bas-Meudon ? Et quelles brassées de lilas ils rapporteraient après la journée, grisés de lumière ! On allait en abattre du travail ! L’Andromède, la Parisienne !… Et il referait en marbre la statue de neige du rempart : Nini, le torse nu, jupe courte et bonnet phrygien. Elle serait la jeune République, brandissant un fusil brisé. Comme lui-même avant-hier, elle s’efforçait en vain de sourire. Elle écoutait, de sa mine lointaine. Elle ne répondait pas.

Le soir, le médecin vint. Martial, en le reconduisant, n’en put rien tirer. Certainement la maladie était très grave, mais on ne savait jamais. La fièvre était si capricieuse ; à 40 degrés ce matin, elle avait ce soir baissé étonnamment. Martial espéra.

L’Officiel du 29 publiait le texte de la convention. La veille au soir, à onze heures, sous le cachet de Bismarck et la bague de Favre, scellant la dalle mortuaire, Paris avait succombé. Et avec lui la France ! Une stupeur foudroya la ville. Jusque-là, on ne se rendait pas compte ; la plupart ne croyaient qu’à un armistice pur et simple pour la capitale. Et voilà qu’une pusillanimité sans nom, un abus de pouvoir, — car le gouvernement de Paris, enfermé dans Paris, ne connaissant, ne voyant que Paris, n’avait pas le droit d’engager les provinces, — paralysait toute résistance ultérieure, arrêtait la guerre. Sauf dans les départemens de la Côte-d’Or, du Jura et du Doubs, où les opérations continuaient en même temps que le siège de Belfort, des lignes de démarcation, établies sur cartes prussiennes, avec des renseignemens prussiens, sanctionnaient la cupidité de l’envahisseur. Mais pourquoi cette étrange exception de l’armée de l’Est ? On voulait donc faire écraser entièrement Bourbaki, donner aux Allemands le temps de prendre Belfort ? L’ombre humiliante de la paix s’étendait, sur le répit de ces trois semaines desquelles allait naître l’Assemblée qui déciderait, sous le couteau, du sort trop certain de la patrie. Un article disait : « L’armée allemande ne franchira pas l’enceinte pendant la durée de l’armistice. » Oui, mais après ?

Cependant par toutes les portes, sous une pluie fine, durant des heures et des heures, ayant évacué les tranchées et les forts, l’armée convergeait. Le long des avenues, les rangs confus de la mobile et de la ligne se traînèrent ; une population silencieuse faisait la haie. Tournant le dos à ces avant-postes où, dans les villas désertes, ils avaient, pendant des mois, tiraillé, les fantassins comme hébétés par la longue inaction, montraient quelques vieilles figures énergiques parmi la foule des jeunes visages blêmes. Les mains sans armes ballaient. Un regret immense courait, devant le flot moutonnant, faisceau d’énergies dénouées qui eussent pu, lancées d’un jet dru, rompre l’infrangible cercle. Les marins à leur tour défilèrent. Pâles d’avoir dû abandonner leurs forts, canons intacts, soutes pleines, beaucoup pleuraient. Leur solide démarche, au pas et coude à coude, affirmait, avec les services rendus, tout ce dont eût été encore capable cette discipline à laquelle ils venaient de s’immoler. À cette vue, on ne pouvait s’empêcher de penser que d’innombrables munitions, un armement et un matériel prodigieux, tels que Sedan et Metz réunis ne l’égalaient pas, entraient à cette minute même aux mains de l’ennemi. Pour ne pas voir une telle honte, à Montrouge, un capitaine de frégate se faisait sauter la cervelle. Un matelot, quittant le bord, s’approchait de l’état-major bavarois, mettait le poing sous le nez du général : « Ne riez pas, au moins ! » Cinq cent mille hommes venaient de capituler devant deux cent mille. Six cent deux canons, treize cent soixante-deux pièces de rempart, cent soixante-dix-sept mille fusils, des milliers de quintaux de poudre et des millions de cartouches, sans compter trois cent mille obus, — d’un trait de plume, passaient au vainqueur.

Et c’est ce qu’on appelait un armistice « honorable, » des conditions « inespérées ! »

Mme Thévenat, ce soir-là, relevait Martial. Il la laissa installée, ses aiguilles à tricoter aux doigts, dans le fauteuil Louis XIII, près du lit. Elle le renvoyait d’un sourire qui signifiait : Soyez tranquille, je suis là. Nini sommeillait, la fièvre revenue. Martial, en gagnant l’escalier, aperçut la loge éclairée, pleine de gens. Louchard gesticulait. Sûr à présent que sa précieuse vie ne serait plus exposée, il manifestait, depuis la lecture de l’Officiel, une indignation frénétique. Mme Louchard, au contraire, toutes ses velléités belliqueuses refroidies, le suppliait de se calmer ; elle coulait vers le ruban rouge un regard enivré : il avait assez fait comme cela ! Au second, Martial heurta le fermier de Clamart, qui grogna, plié en deux sous un sac de pommes de terre, soigneusement dissimulé jusque-là, et devant lequel lui et sa tribu s’étaient serré le ventre. Il allait le porter à une boutique voisine, furieux d’avoir tant attendu, et d’y perdre, maintenant que les provisions réapparaissaient. Ce fut avec un recueillement mélancolique que, précédé par Thévenat, Martial pénétra dans le petit cabinet de travail où, depuis septembre, tant d’heures d’espoir et de doute, à guetter la délivrance,’s’étaient écoulées, devant la fenêtre d’où l’on scrutait l’horizon, au-dessus de la grande ville fourmillante. En ce coin familier, les livres, dans leurs reliures usées, s’étageaient, témoins pensans. Le Persée suspendait à son poing fermé la tête horrible de Méduse, dominant la table couverte de pages inachevées. Thévenat dit :

— Vous ne savez pas tout ! Hier soir, à Versailles, Favre, le traité signé, a demandé deux sauf-conduits, pour envoyer prévenir la Délégation. Bismarck lui a offert le télégraphe. Alors Favre désespéré, la main tremblante, a rédigé, sous le dur regard du chancelier, une dépêche à Gambetta. J’ai pu en lire la copie. Il notifie l’armistice, prescrit de le faire exécuter partout. Il omet seulement d’avertir que la suspension d’armes n’est pas applicable en province avant trois jours, et que, de toutes façons, l’Est en est exclu ! Comment qualifier un tel oubli, une aussi formidable légèreté ? Bismarck s’est soigneusement abstenu de le lui faire remarquer. Je m’y perds. Que va devenir cette malheureuse armée ? Il y avait pourtant là le général de Valdan, chef d’état-major de Vinoy, chargé des détails militaires. Comment n’a-t-il pas protesté ? Il est vrai qu’il remplaçait à l’improviste le général de Beaufort, clairvoyant, lui, jugé trop violent la veille par Bismarck !… Il frappa sur les manuscrits ouverts : — La leçon est terrible. Puisse-t-elle nous servir ! Malheur aux faibles ! On raconte que, le soir de la première entrevue, Favre parti, Bismarck, satisfait, s’est mis à siffler. Puis il aurait dit : « Hallali ! la chasse est faite. »

Martial, dans l’atelier, retrouvait Mme Thévenat inquiète. — La fièvre a monté, dit-elle à voix basse. Il se pencha sur Nini, qui, la tête en arrière, cheveux défaits, fermait les paupières dans une torpeur brûlante. — Ça ne va pas ? demanda-t-il. Elle murmura très bas : — Ce n’est rien. — Voulez-vous que je reste ? offrit Mme Thévenat. Il remerciait : sans doute elle allait s’endormir, il suffirait à la veiller. Quand il eut refermé la porte, il regretta d’avoir refusé. Nini haletait, comme obsédée, dans un cauchemar. Il lui fit boire une cuillerée de potion, tâta son pouls. Sur le poignet décharné, la veine saillante battait à coups précipités. Il eut peur, à la longue se rassura. Il l’avait déjà vue ainsi, du moins il se le persuadait. Du repos, et, demain, elle s’éveillerait mieux. Maintenant qu’il n’était plus question de guerre, que tout était fini, fini, elle allait pouvoir renaître, guérir. Deux heures passèrent ainsi. Comme elle gémissait, il l’appela : — Nini ! Elle releva les paupières, tourna vers lui un regard perdu. Une étrange expression de faiblesse s’imprimait aux creux de ses joues, détendait ses lèvres infiniment lasses. Il s’effara, eut l’idée du danger immédiat. Chercher du secours, appeler un médecin ? Non, c’était insensé ! Elle ne pouvait s’en aller ainsi, sans cause ! Elle allait si bien ce matin, elle avait sucé un peu de blanc de poulet. Au bout d’une demi-heure, l’angoisse le reprit. Il se rua chez les Louchard, supplia qu’on courût chercher le docteur. Et, tandis que la concierge y allait, il revint en courant. Elle somnolait toujours, avec un souffle oppressé. Il appela encore : — Nini ! pressa la main molle. Mais nul tressaillement ne répondit à son étreinte. Il s’abattit contre la chère épaule ; c’était l’agonie, maintenant il s’en rendait compte. Sans comprendre comment le malheur arrivait, il n’avait plus qu’une pensée, ne pas la quitter, être là. Il sentait, à travers les côtes, le cœur en cage panteler, comme un oiseau qu’une main dure étouffe. Puis, sans qu’elle eût repris connaissance, lentement, lentement, les palpitations s’apaisèrent. Tout mouvement cessa. Le petit cœur fidèle n’était plus.

Quand le médecin arriva, avec Mme Thévenat qui, poursuivie par son anxiété, revenait d’elle-même, ils trouvèrent Martial à genoux, la tête dans les draps. Il sanglotait éperdu, stupide de saisissement. Il ne pouvait s’expliquer la soudaineté de la catastrophe, il n’y pouvait croire. Pourtant c’était ainsi. Il suffoquait, fou de chagrin. Il contemplait le visage rigide, les traits pétris encore d’une tristesse parlante. Il revoyait dans ses lignes familières, que maintenant la séparation de la mort lui montrait presque étrangères, la Nini d’autrefois, si charmante avec ses formes pures, son joli corps d’amoureuse, et cette gaieté de camarade, cette dévouée, profonde tendresse d’amie. Comme elle était bonne, avec quelle délicatesse courageuse elle avait partagé les mauvaises heures ! Jamais une plainte. Toujours c’était elle qui le réconfortait, oubliait privations et misères pour lui insuffler son humble énergie vaillante. Elle était pour lui l’âme du siège, l’image fine et nerveuse de la résistance. Jamais elle n’avait douté du succès final. C’était à travers sa grâce fière de Parisienne qu’il avait communié avec l’abnégation de la grande ville. Pauvre petite Nini, c’était de tout cela qu’elle était morte, d’avoir tant espéré, tant souffert. Usée à la peine, elle s’en allait, la partie perdue. Oui, c’était de cela, de cela surtout qu’elle était morte. Il entendait encore sa voix désolée d’enfant : « Alors on se rend ! c’est bien vrai ? » Lentement elle avait tourné la tête. Quelque chose s’était brisé en elle. Et, depuis ce moment, elle n’avait ni parlé ni souri.

Quand l’aube vint pâlir l’atelier, Mme Thévenat se leva du coin d’ombre où, discrètement, elle avait voulu veiller. Elle embrassa Martial, qui eut une nouvelle crise de larmes. Il n’était plus que révolte, devant cette vie sacrifiée, victime de la stupidité, de la barbarie des hommes et des choses. Une rage le soulevait contre tout, contre tous : les Prussiens, l’hiver, et ceux qui les avaient amenés jusqu’au gouffre, ceux qui, sans foi dans leur mission et dans l’héroïsme de Paris, étaient responsables de cette mort, de tant d’autres, avaient attendu passivement, en dépit de leurs fausses sorties, que le dernier morceau de pain fixât le dernier jour.

Accompagné de Thérould, qui, pour s’étourdir, avait bu, Martial dut s’occuper des courses funèbres. La neige tombait depuis le matin. Les rares voitures roulaient sans bruit. Bien que les boulevards fussent pleins d’une foule épaisse de soldats flânant aux étalages, de marchands faisant le boniment, une tristesse partout flottait. Aux Halles, aux boutiques bondées de comestibles, on se battait, on pillait, boulevard Saint-Michel, en apercevant les vitrines regarnies de poulets, de lapins, d’œufs et de légumes, et songeant à la vie normale qui allait reprendre, à cet énorme ravitaillement qui, par toutes les gares, les voies d’eau, allait emplir Paris, Martial eut le cœur crevé. Trop tard !… Les flocons blancs tournoyaient ; du ciel blafard, un jour glacé se répandait, obscurcissait les rues, le fleuve noirâtre, la ville où, en s’abordant, on parlait bas, comme dans une nécropole. Au bras de Thérould répétant d’une voix attendrie : « Mon pauv’vieux !… Mon pauv’vieux !… » Martial, lamentable, allait par la boue, la neige. Il lui semblait porter avec sa propre détresse tout le deuil de Paris. Il errait, enveloppé du même suaire.


Dans le coupé du wagon qui, de Laval, les emportait vers Angers, Marie, avec un regard d’extase triomphante, contemplait Eugène à demi étendu sur les coussins, assoupi à côté d’elle dans la trépidation berçante de la marche. La vareuse ouverte sur le pansement de sa blessure, — l’éclat d’obus avait brisé une côte, lésé légèrement le poumon, — il s’abandonnait au repos, bien las, encore meurtri des affreuses nouvelles que sa femme n’avait pu lui cacher longtemps, mais sorti de la crise où, après sa blessure, il avait failli rester, payer l’écrasant arriéré de tant de fatigues. Sous sa barbe longue, son extrême pâleur, il avait en dormant un air heureux, le calme un peu animal de l’organisme jeune qui se rattache, reprend vie.

Ce ne fut que très tard, le lendemain, dernier jour du mois, qu’Eugène et Marie arrivèrent. Quand la calèche roula dans la grande avenue, une sensation inexprimable de joie et d’amertume les pénétra. La nuit voilait les dégâts sinistres, les communs incendiés, les vides du parc. Trois femmes en noir les attendaient : Mme Réal, Marcelle et Rose. Un long embrassement, coupé de larmes, les confondit. Eugène, se tenant à la rampe et appuyé à l’épaule de Germain, gagnait enfin sa chambre. L’effort avait été bien grand, il se laissa tomber sur la chaise longue, pris d’une faiblesse. Revenu à lui, il interrogeait les visages défaits. Marcelle et Rose avaient les yeux rouges. Sa mère ne marquait pas toute l’ivresse qu’il aurait cru. — Vous nous cachez quelque chose ! dit Marie. Alors Mme Réal, tandis que Rose, secouée de spasmes nerveux, sanglotait, dit la vérité. Grand’mère Marceline, après le départ de Marie, avait, dans un moment de lucidité, compris que son vieux Jean l’avait devancée. Insensiblement, aussitôt, elle avait baissé, en deux jours s’était éteinte. Elle le suivait dans la mort comme elle l’avait accompagné dans la vie. Et, si triste que cela fût, c’était presque heureux. Ils étaient partis ensemble, ils ne se quittaient pas.

Quand, le lendemain, Eugène s’éveilla, dans la chambre tendue de cretonne claire, au grêle tintement de la pendule de Saxe, il reprit conscience des choses et de lui-même. Un reflet de soleil égayait les bronzes dorés du chiffonnier ancien. Marie, étendue près de lui, dormait, fraîche comme une fleur. Et, pensant à la mystérieuse existence qui reposait en elle, à l’enfant qui avec le printemps naîtrait, Eugène, soulevé d’un instinct de vivre, assoiffé d’air pur et d’oubli, salua du fond de son accablement le matin gris, le rayon pâle.

XXII

Ce jour-là, le 24 janvier, Louis, au bureau télégraphique de Besançon, où, dès son arrivée, après la retraite de la Lisaine, il avait, en compagnie de Sangbœuf, de Guyonet et du reste de la mission, renforcé le personnel, enregistrait une longue dépêche de Freycinet. Courbaturé de tous les membres, rongé d’une bronchite prise depuis Villersexel, il ne s’en obstinait que plus à son poste, craignant, s’il perdait pied, de se trouver noyé dans l’armée en détresse. Les mains sans force, il suivait, sur le déroulement de la bande bleue, l’impression du télégramme. Le délégué à la Guerre reprochait à Bourbaki la lenteur de ses manœuvres, le sommait de reconquérir ses communications perdues, d’entamer sans retard, par voie de terre, puisque le chemin de fer était maintenant coupé, la marche convenue sur Nevers. Louis, se souvenant des dépêches précédentes, dont l’une invitait Vourbaki, au lendemain de la Lisaine, à aller remporter une victoire à Chaumont, puis à pousser sur Châlons-sur-Marne, une autre à porter l’armée d’un coup de baguette, par voie ferrée, jusqu’à Nevers, d’où elle remonterait donner au Nord la main à Faldherbe, une troisième le pressant d’aller secourir Garibaldi engagé à Dijon, Louis ne put contenir un haussement d’épaules. Ah ! si le délégué, au lieu de gagner des batailles sur la carte, pouvait de ses yeux voir le lamentable état de cette armée dont il réclamait des miracles, il en rabattrait ! Oui, on était dans de fichus draps… Pas assez de vivres, déclarait l’intendant, pour tenir ici plus de sept jours. Et Manteuffel forçait de vitesse ; en s’emparant de Mouchard et de Quingey, où la division d’Astugue laissait huit cents prisonniers, il avait intercepté au Sud la ligne de Lyon. Werder bouchait toute possibilité de retour au Nord, en occupant sans coup férir Blamont, puis l’imprenable Lomont, évacué, sur un ordre malheureux, par le 24er corps, avec une précipitation telle que la division Commagny filait jusqu’à Pontarlier. En ce moment même, un conseil de guerre réunissait au Château-Farine Bourbaki et ses généraux. Que décideraient-ils ? Si l’on reculait devant une offensive qui eût permis d’atteindre la Saône, vers Auxonne, il ne restait, pour gagner la France, Lyon, éviter la ruine sous Besançon ou le refoulement en Suisse, que deux routes, l’une par Champagnole, l’autre par Pontarlier et Mouthe. De toute façon, pas une minute à perdre. Au Nord, poussant les bataillons de Werder, à l’Ouest et au Sud, avançant sans relâche, Manteuffel amassait les nuées d’orage prêtes à crever. Le cercle de l’horizon était noir. Déjà de toutes parts, aux avant-postes, on entendait le tonnerre. Après-demain, demain, la foudre tomberait.

Les lampes étaient allumées depuis longtemps quand un officier d’ordonnance apporta une dépêche. Bourbaki, rentré du Château-Farine, annonçait que les commandans de corps d’armée étaient d’avis de battre en retraite sur Pontarlier. Trois divisions allaient couvrir le mouvement. L’armée n’en pouvait plus ; lui même ne savait vraiment que faire ! Commander dans ces conditions était un martyre. Pourquoi ne pas le remplacer par Billot ou Clinchant ?…

Le général, depuis le combat d’Arcey, était sombre, irritable, empli d’un dégoût qui achevait de paralyser en lui toute initiative ; la réception des derniers télégrammes avait enfiellé son amertume. On semblait méconnaître les difficultés inouïes au milieu desquelles il se débattait. On n’avait tenu aucune promesse ; Garibaldi, qui devait le couvrir, n’avait pas même retardé d’un jour la marche de l’ennemi, et on le comblait d’éloges à ses dépens ! Lui, pour prix de son dévouement, se verrait rejeter toute la responsabilité ; et, s’il passait en Suisse, on l’accuserait de trahison. Au Château-Farine, comme Billot jugeait possible la percée sur Auxonne, il lui avait offert liberté d’action, et, s’il voulait même, le commandement. Mais le chef du 18e corps prudemment s’effaçait : seul, l’illustre Bourbaki… Alors on s’était rangé à l’avis de Clinchant : se diriger, à travers les hauts plateaux du Jura couverts de neige, vers les routes qui longent la frontière, permettent de rejoindre la vallée du Rhône. Mais, au lieu d’engager immédiatement l’armée dans cette direction et d’envoyer garder, à l’ouest, au sud-ouest de Pontarlier, les passages par lesquels l’ennemi pouvait déboucher, Bourbaki hésitait encore ; les heures précieuses s’écoulaient dans l’inaction, en échange de dépêches, Freycinet tombant des nues à la nouvelle que, sur près de cent mille hommes, trente mille à peine pussent se battre, insistant néanmoins pour la percée, — l’abattement de Bourbaki croissant à mesure. Cependant, furieux de l’abandon du Lomont, et tandis qu’il mettait tardivement en branle vers Salins les trois divisions de couverture, il ordonnait à Bressolles de faire demi-tour, de ramener sur ses positions le 24e corps ; lui-même, à la tête du 18e, appuierait ce retour offensif. L’idée de se faire tuer en soldat avait traversé son cerveau. Le lendemain, montant à cheval pour retrouver Billot, il reçut une nouvelle injonction du délégué : « Est-ce bien Pontarlier que vous avez voulu dire ? Pontarlier vers la Suisse ?… Avec quoi vivrez-vous ?… Avez-vous réfléchi aux conséquences ? Vous serez obligé de capituler ou d’aller en Suisse… À tout prix il faut faire une trouée. » Morne, Bourbaki suivait la route qui surplombe le Doubs. La queue du 18e corps, qui avait dû retraverser Besançon dans un inextricable encombrement, piétinait la pente glacée, obstruée d’un amas de voitures à perte de vue. Sur deux et trois de front, dételées, en oblique, elles barraient tout passage. Entre des caissons d’artillerie et des chariots de réquisition, il fallait mettre pied à terre et se glisser. Les hommes et jusqu’aux sous-officiers, que le général en chef interrogeait, essayant vainement lui-même de faire déblayer la route, étaient incapables de dire à quel corps, à quel service ils appartenaient. Du 24e corps, les pires nouvelles ; les régimens refusaient de marcher, sitôt postés fondaient. Bourbaki, la mort dans l’âme, jugea l’armée perdue. Parti à huit heures du matin, il était cinq heures du soir quand, à quelques kilomètres de la ville, il rencontra Billot. — Pensez-vous pouvoir attaquer ce soir ? lui dit-il ; et, sur la réponse négative, il déplora la jeunesse, la mauvaise qualité des troupes, offrit à nouveau de se démettre. Puis, à pied dans la neige, il avait regagné Besançon. Il faisait nuit. Après avoir reçu l’intendant général et s’être informé des ressources de Pontarlier, après avoir donné à son fidèle Leperche ses instructions pour la retraite, il passait par la chambre de celui-ci, y prenait un revolver, — on avait caché le sien, — et rentrait chez lui, défaillant sous le poids de sa faiblesse et des fatalités qui l’écrasaient. Alors, ne voyant qu’une impasse quoi qu’il fit, la mort, qu’il ne redoutait pas, lui apparut un refuge. Et, le cœur saignant de mourir ainsi, soulagé pourtant d’en finir, il s’étendit sur son lit, appuya le canon à sa tempe, et fit feu.

Louis, logé avec Guyonet chez de braves gens, qui, inquiets de le voir si souffrant, l’avaient forcé d’accepter le meilleur lit, celui de leur fils absent, sommeillait sous les édredons, dans la chambre encore tiède d’un rougeoiment de braises. Il se réveillait la poitrine raclée de toux, quand, dans le petit jour, Guyonet entra, blême, fripé de sa nuit blanche. Il était suivi du propriétaire, qui s’exclamait, abasourdi. — Qu’y a-t-il ? demanda Louis, entre deux quintes. Guyonet, encore trépidant, jetait : — Bourbaki s’est tiré un coup de pistolet dans la tête. Il n’est que blessé. La balle a dévié, s’est aplatie, comme sur une plaque de fonte. Ce n’est pas tout. Nous transmettions la nouvelle ; deux télégrammes de Gambetta la croisent ; ordre à Bourbaki de remettre, à Clinchant de prendre le commandement. C’était fait ! Mais ils vont être déçus à Bordeaux. Clinchant maintient les ordres de retraite… Tout en parlant, Guyonet rassemblait en hâte ses effets, grondait Louis, qui, devant les préparatifs de départ, voulut se lever. Mais ses forces le trahirent. Il dut se renfouir au chaud, claquant des dents. En vain le propriétaire, un vieux receveur des postes, le consolait, lui affirmait qu’il serait soigné là comme chez lui ; c’était aller à une mort inutile que de vouloir suivre ses camarades ! Louis, avec un regret désolé, embrassait Guyonet, le chargeait de prévenir les chefs et de serrer la main de Sangbœuf. La porte refermée, pendant que son hôte bordait paternellement les couvertures, il écoutait dans les rues ouatées de neige le roulement confus des voitures du grand quartier général, ce bruit de retraite que, depuis Orléans, il connaissait trop ; et, suffoquant, il retenait ses larmes, à l’idée de la mission qui s’éloignait avec les compagnons de tant d’heures, et de rester seul, dans ce Besançon plein de malades, de blessés et de traînards.

Tandis que le lugubre fleuve d’hommes, sinuant à travers les routes encaissées, précipitait vers Pontarlier le débordement de ses vagues, où les convois ballottaient comme des épaves dans l’écume, Manteuffel, poussant les bataillons de Werder, suivait la trace, et, sur le flanc où il activait la course de ses colonnes noires, impitoyablement prenait l’avance, barrait les routes, rétrécissait le lit du fleuve. La veille, profitant du faux mouvement du 18e corps et de la stagnation des autres, il était descendu à Arbois évacué, occupait Salins après un combat où la municipalité hissait le drapeau blanc et suppliait le commandant français de cesser le feu, pour sauvegarder la vie, la fortune des habitans. Au bruit prématuré de cette occupation, l’une des trois divisions de couverture se repliait, les autres gagnaient sans plus de résistance l’abri de Pontarlier. La route de Champagnole était abandonnée du coup, deux jours avant qu’elle fût pour de bon interceptée. Il ne restait d’ouverte que la voie de Mouthe, un étroit boyau dans le massif, de Pontarlier à Saint-Claude. Cependant, par les chemins encaissés, affluant de Maiche, de Besançon, de Salins, comme une inondation qui monte, le fleuve lugubre s’élevait vers Pontarlier, entre ses rives de neige, dans un vaste murmure d’écluses rompues et d’eaux grosses.

Au moment où Louis retombait, silencieux, sur son oreiller, Henri se traînait sous les murs de Besançon sans se douter qu’encore une fois, il venait de passer si près de son frère. La compagnie, réduite à une trentaine d’hommes, égarée depuis trois jours, trébuchait et glissait sur le verglas en pente. Rombart, l’air d’une bête inculte avec sa barbe et ses cheveux poussés, loqueteux, jaune, des bottes de cavalier aux pieds, surveillait d’un air tendre Henri, encore plus sale et plus maigre que lui. Le jeune homme avait un teint de cire, des yeux égarés d’animal qui souffre. La joie qu’il avait eue à retrouver le régiment de son oncle, avait été courte. De la Lisaine à Besançon, à marcher dans le rang, piétinemens à travers boue et neige, alertes folles, arrêts sans cause, nuits sans sommeil, grand’gardes suppliciées de froid, à faire le troupier sans apercevoir jamais l’ennemi, il avait perdu ses illusions dernières…

Il revoyait, rougissant le paysage de neige, un de ces feux monstres où des sapins entiers flambaient, chauffant de leurs monceaux de braises une centaine d’hommes en cercle, pieds brûlans, bustes glacés, officiers, soldats, convoyeurs pêle-mêle, jusqu’à des chevaux allongeant au-dessus des dormeurs, vers la flamme, leurs têtes osseuses aux yeux pensifs. C’était pour mériter le geste affectueux, le regard d’approbation de son oncle, qu’Henri, par un effort surhumain, aidé de Rombart, s’était pendant ces huit jours affrcux, de Saulnot au Doubs, raccroché à son rang. Et voilà que ce suprême effort, où il avait ramassé tout ce qui surnageait en lui de foi jeune et de bonne volonté, s’était offert en vain : on avait encore une fois perdu le régiment, séparé lui-même de la brigade depuis longtemps. La compagnie, égrenée et lasse, et cependant poussée irrésistiblement par le flot de l’arrière, se traînait à présent entre deux talus blancs, dans une épaisse couche de farine, neige pulvérisée sous l’innombrable tassement des pieds. Le capitaine imberbe et le très vieux sous-lieutenant, renonçant à donner des ordres, peinaient pour leur compte, parmi cette poignée d’hommes faméliques et hâves, — mince débris d’armature qui allait se disjoindre définitivement. Deux kilomètres encore dans le faufilement entre les voitures arrêtées, le passage de cavaliers, le remous des isolés, — et de cette fraction perdue du 3e zouaves, il ne subsistait rien. Autour de Besançon, trente mille traînards s’éparpillaient, maraudant et pillant ; le reste de l’armée, mélangée, confondue, bien peu de corps conservant leur unité, se hâtait, fuyant la menace noire, les nuées rapides de Manteuffel. L’attrait magique de la frontière, de la Suisse protectrice, fascinait déjà. Les coups de fusil lointains faisaient retourner anxieusement les têtes, bousculaient d’une fuite plus vive le flot moutonnant. On lisait la peur sur les faces hagardes, ivres d’un hébétement de faim, de fatigue et de froid. Les distributions, dont bien peu profitaient, se faisaient revolver au poing. Les caisses à moitié pleines semaient la neige tout le chemin était jonché de fusils, de cartouches et de sacs. Farouches sous les peaux de mouton, ou grelottant dans leurs couvertures trouées, ces foules défilaient, tendues vers l’étape, sans un regard de pitié aux camaarades qui tombaient, aux chevaux s’abattant par centaines, et qui, un moment, gigotaient, puis allongeaient leurs pattes raides. Leurs tas de cadavres jalonnaient la route. Le flot de souffrance s’élevait toujours vers Pontarlier déjà comble, vers l’espoir des paisibles vallées de France, but de la retraite, vers la Suisse plus tentante encore, si proche. En finir ! Une toux stridente, d’un bout à l’autre des colonnes, secouait les poitrines creuses.

Vers le soir, Henri et Rombart, joints à une tourbe de cavaliers démontés, de lignards et de tringlots, atteignaient un village. Depuis l’aube, l’instinct vital les avait forcés à marcher, marcher toujours, malgré l’envie perpétuelle de se laisser choir, engourdis de sommeil. Ils ne purent pénétrer dans plusieurs maisons regorgeant au point que les hommes s’y tenaient encaqués, dormant debout. Ils trouvèrent deux marches vides dans un escalier ; et le lendemain, au départ, on dut les réveiller à coups de botte.

L’épouvantable marche recommença. Rombart, qui avait pu voler un pain, obligea Henri à manger ; l’enfant était si faible qu’il lui fallut presque toute la journée le soutenir. Il l’aimait maintenant d’une tendresse faite de protection et de pitié, si profonde qu’elle avait des délicatesses féminines. Au début, son amitié n’était pas sans un alliage de gloriole et d’intérêt ; elle s’était purifiée chaque jour, poussée comme une fleur dans un vieux terrain sec. Gagné au naturel, à la gentillesse d’Henri, il n’attendait nulle récompense de ses soins, payé par eux, trouvant d’autant plus de plaisir à se dévouer qu’il se dévouait davantage, sentant moins sa propre misère à se sacrifier pour « son petit. »

Après d’interminables heures d’agonie, marchant sans trêve, ayant failli vingt fois rouler au ravin, être écrasés par la poussée brutale, après une nuit encore où le froid avait été si mortel que Rombart avait dû, dans une cabane de forestier, frictionner Henri nu près d’un grand feu, — la chaleur n’était revenue que lentement aux membres paralysés, — ils arrivèrent enfin à Pontarlier, furent obligés de camper sous les murs de la place, si bourrée d’hommes et de voitures qu’on n’eût pu s’y glisser un de plus. C’était le matin du 29.

Déjà, coupant la seule issue où les hésitations de Bourbaki et l’inconsistance des troupes avaient acculé l’armée, les avant-gardes de Manteuffel, successivement maîtresses de toutes les routes, coupaient la dernière voie, l’étroit boyau de Mouthe. La manœuvre avait réussi. Avec une précision qui faisait honneur à la prévoyante hardiesse du général allemand, l’étau s’était refermé. En vain Crémer, avec trois régimens de cavalerie, avait poussé jusqu’à Saint-Laurent, à cinquante kilomètres au-dessous de Pontarlier, laissant à Foncine-le-Bas le 2e chasseurs d’Afrique pour occuper le défilé des Planches, l’ennemi délogeait ces postes harassés, séparait Crémer de Pontarlier. En avant de la ville, à Sombacourt, un bataillon hanovrien s’emparait d’une division entière et de ses généraux, et, ne perdant que deux morts et cinq blessés, ramassait dix canons, sept mitrailleuses, deux mille sept cents hommes ; le brigadier Minot, qui avait abandonné Quingey, et le divisionnaire d’Astugue, prévenus deux heures avant, allaient se mettre à table. Échappèrent ceux qui avaient de bonnes jambes. À Chaffois, la division Thornton tenait ferme. Mais, partout, une grande nouvelle faisait cesser le feu ; au Sud, le 24e corps, en marche vers les défilés, s’arrêtait ; de toute part une stagnation fatale achevait d’immobiliser aux barrages le fleuve inerte.

Clinchant, à Pontarlier où, contre son attente, il ne pouvait stationner, faire la guerre de montagnes, faute de vivres, venait d’être avisé par le gouvernement de Bordeaux de la conclusion de l’armistice. Instantanément le bruit s’en répandait, allait jusqu’aux détachemens les plus éloignés porter le soulagement et la joie. Les armes tombaient aussitôt de ces mains qui ne les retenaient qu’à peine. Ces bandes désemparées respirèrent ; on entrevoyait un répit, l’enivrement du repos, des besoins rassasiés. Dans la ville, devant la mairie, les soldats dansaient et chantaient autour du falot éclairant l’affiche bénie ; ils se mutinèrent quand des officiers voulurent, au rappel de la générale, les porter en avant ; un parlementaire de Clinchant partait en hâte pour notifier à Manteuffel la suspension d’armes. Il était temps. Les batteries ennemies, sur la côte de Chaffois, s’apprêtaient au bombardement.

Mais le parlementaire, dans la nuit, revenait. On n’avait, déclarait-on avec duplicité au quartier général allemand, connaissance de rien ; pourtant, en même temps que Favre avait télégraphié à Gambetta l’armistice général, de Moltke, tout joyeux de la bévue, notifiait à Manteuffel l’exclusion de l’Est. Ordre de continuer les hostilités. Partout les avant-postes se heurtaient à la même réponse, et devant la pointe obstinément poussée des colonnes ennemies, cédaient, jetant les chassepots, levant le pied. Par la passe de Vaux et des Granges-Sainte-Marie, les Allemands, refoulant comme un troupeau les débris du 15e corps, arrivaient au lac de Saint-Point, tranchant ainsi, à quelques kilomètres de Pontarlier, toute possibilité d’évasion, menaçant jusqu’à l’entrée en Suisse. Ils ne savaient plus que faire de leurs prisonniers, encombrés de ce bétail docile. Des centaines préféraient se livrer. Tout était dit.

Clinchant avait beau télégraphier à Bordeaux le refus de Manteuffel, son apparente violation de l’armistice, et renvoyer un nouveau parlementaire. Il ne s’attirait que la proposition hautaine de capituler. Un troisième officier retournait inutilement solliciter un sursis de trente-six heures. Enfin une dépêche du ministre éclairait le malentendu ; lui-même, à l’instant, venait d’être officiellement averti que l’armée de l’Est était exclue de l’armistice : il laissait le général libre d’agir au mieux des intérêts et de l’honneur.

Il n’y avait plus de salut que dans une prompte disparition, le déversement vers la frontière qui, à moins de deux lieues, ouvrait sa porte libératrice, cette frontière attirante comme un lit de repos, une table mise, un paradis d’oubli. L’internement en Suisse sauvait de la capitulation honteuse. Soldats, armes, matériel, s’ils devaient peser tout autant sur les conditions de paix future, reviendraient du moins à la France. On ne pouvait songer à redemander à cette ombre d’armée le moindre effort. L’armistice avait achevé de tout détendre. Nulle force au monde n’eût contraint ces bras morts à soulever les fusils.

Le soir du 31, Clinchant gagnait les Verrières, où déjà s’étaient amassés les convois d’artillerie et du train, dans une affluence grossissante d’isolés et de déserteurs, et, du village français au village helvétique, négociait, avec le général Hertzog, commandant de l’armée fédérale, une convention réglant le passage. Désarmés à la frontière, les soldats se rendraient dans les villes indiquées, les officiers gardant leur épée, canons et trésor confiés jusqu’à restitution à la garde loyale de la Suisse. Les signatures échangées, aussitôt commencèrent à franchir la ligne les troupes qui, depuis la veille, attendaient dans la neige.

À travers l’obscurité, le défilé tragique commença. Par l’étroite porte ouverte derrière Pontarlier, la route des Verrières et des Fourgs, par les moindres fissures de la montagne, le fleuve compact s’engouffrait, filtrait, ruisselait. Ce qui restait du 15e, du 20e et du 21e corps, amalgame sans nom de fantassins, de cavaliers, d’artilleurs, barricades mouvantes de charrois, se ruait dans un flux noir, pressé, continu. Mais, préservant la retraite, au défilé de la Cluse, entre le fort de Joux et la batterie de neige du Larmont, la voix du canon, le crépitement acharné de la fusillade s’élevaient une fois encore. L’avant-garde prussienne, après avoir traversé Pontarlier, pris quatre cents voitures chargées de vivres, venait de surgir devant les gorges. Mêlée au convoi, elle attaquait la division Pallu de la Barrière, réserve générale à l’abri de laquelle le 18e corps, formant arrière-garde, était en train de s’écouler. Deux de ses régimens faisaient demi-tour, accouraient se joindre à ceux de la réserve, seules troupes qui, des cent mille hommes partis de Bourges, de Lyon, gardassent une âme. Celles-là du moins furent héroïques ; sept heures on piétina dans le sang et la neige, enjambant les cadavres pour avancer de quelques pas. Généraux et soldats rivalisaient. Les fantassins de Fallu lui demandaient : « Êtes-vous content, mon général ? » Le lieutenant-colonel Achilli tombait en brave. À un parlementaire essayant de le persuader qu’il ne restait qu’à se rendre, le général Robert disait : « Il nous reste à mourir. » Jusqu’au soir, tonnant de Joux et crépitant de la Cluse, le canon et la fusillade protégèrent la bifurcation des routes, le cheminement de l’artillerie, proclamèrent dans ce désastre que tout l’honneur n’avait pas sombré !

Le lendemain, quand la petite troupe se replia, Fallu, escorté d’un détachement où toute la réserve était représentée, usait de l’autorisation laissée par Clinchant : liberté de manœuvres à qui, sa troupe sauve, pourrait s’évader. Huit jours après, il atteignait Gex. Billot et son aide de camp Brugère, quelques généraux, plusieurs officiers, réussissaient de même, au prix d’atroces souffrances. À travers les montagnes, dans les sentiers de chèvre, de petits groupes d’hommes affrontant mille morts regagnaient la France.

Sur la route des Fourgs, revenant de la frontière où il venait de conduire ses canons, un jeune colonel à figure énergique, svelte dans son dolman vieilli d’artilleur de la Garde Impériale, croisait, au pas de sa jument dont les os perçaient la peau, le flot sordide, ininterrompu. Jacques d’Avol avait fait tout son devoir. Maintenant, ses pièces en sûreté, le commandement transmis à son second, il tournait le dos au passé, allait à l’avenir. Il n’avait voulu de personne pour l’accompagner, s’enfonçait dans sa solitude altière. L’internement le révoltait. Il ne s’était pas échappé de Metz, fuyant la geôle allemande, pour s’en venir, prisonnier volontaire, terminer la campagne au chaud, dans une ville de Suisse. Il ne pouvait admettre que l’armistice aboutît au cul-de-sac de la paix. Il restait des armées libres, où il pouvait servir encore. Toutes n’avaient pas eu le sort lamentable de celle-ci.

Le plus pressé, c’était de quitter cette route de misère, de trouver un chemin de traverse qui le rabattît sur Mouthe ; de là il atteindrait la Ghapelle-des-Bois, le Rizou, le col de la Faucille, Gex. Les mailles du filet n’étaient pas si resserrées qu’il n’y trouvât jour. Où une armée ne peut percer, un isolé passe. Et, si des uhlans l’arrêtaient comme à Metz, son revolver était là. Aux Fourgs, il obliquait au Sud, longeait le mont du Miroir. Sa jument buttait aux racines des sapins sous la neige ; il la relevait d’une main brusque. Un déchirant crève-cœur le poignait à l’idée de l’armée dissoute, de ses canons livrés. Il se rappelait sa joie frénétique, lorsqu’ils avaient craché, à Beaune-la-Rolande. Alors il espérait ; et puis, ç’avait été la désillusion de toutes les minutes, malgré le bref éclair de Villersexel ; il se revit à la Lisaine, dévoré d’angoisse, jugeant la partie perdue. Quels généraux, quels états-majors ! En venir là ! Et les trois jours gâchés à Besançon, qui, bien employés, eussent permis de sauver l’armée !… Esprit tourmenté, souffrant de la supériorité allemande, il envisageait déjà l’immense labeur qui effacerait l’infériorité française. Tout un cycle de réformes, tout à créer, tout à refaire. Après une dure marche, il venait d’arriver aux Hôpitaux-Neufs, s’engageait sur la route de Mouthe. Il eut un mouvement d’humeur. En sens inverse une colonne s’avançait, tenant toute la largeur. D’Avol éperonna sa jument, bientôt reconnut des zouaves à leurs braies rougeâtres, à leurs chéchias enfoncées jusqu’aux oreilles. En tête, une haute silhouette qui lui était familière : le colonel Du Breuil. D’Avol passait sans saluer, quand le vieillard le héla, demandant son chemin.

— Pour la Suisse ? fit d’Avol avec ironie.

— Pour la France, répondit M. Du Breuil, d’un ton si digne que d’Avol en fut touché, eut un remords. Il donna des explications : Par là c’était la route de Lausanne, Jougne, tout de suite la frontière. Les zouaves tournaient le dos à Mouthe ; le colonel s’était trompé. Et, s’inclinant avec respect, il s’éloigna. Un désespoir s’était peint sur la vieille figure raide. Que faire à présent, avec ces malheureux ? Simplement, M. Du Breuil se tourna vers ses hommes, leur avoua l’erreur. Il les laissait libres. Un officier allait conduire en Suisse ceux qui voudraient s’y rendre. Pour lui, il leur faisait ses adieux, il allait tenter de s’échapper. Des voix s’écrièrent, des volontaires s’offraient. Il en choisit une dizaine, les plus valides. Tandis que les zouaves, quelques-uns émus, continuaient leur route, il rebroussait chemin. Au bout d’une heure, sur le pont du Rouge-Bief, il fut surpris de voir un cavalier qui les regardait venir, semblant les attendre. Jacques d’Avol avait réfléchi. Un combat s’était livré en lui : sa haine pour Pierre Du Breuil, l’estime que lui arrachait l’acte du père, tant de catastrophes subies ensemble, la détente d’une même affliction… Ce vieux, qui tenait de si près à l’homme qu’il avait aimé, allait-il l’abandonner, infirme, ne connaissant pas les chemins, à tous les risques ? Qu’il eût à se plaindre du fils n’était pas une raison pour qu’il ne secourût pas le père. Quand les zouaves furent à sa hauteur, il dit d’une voix émue :

— Mon colonel, j’ai une carte, si je pouvais vous être utile ? Voulez-vous que nous fassions route ensemble ?

Troublé, M. Du Breuil le regarda en face, ne vit dans ses yeux que droiture et sympathie. Il crut lire, sur le visage éloquent, le regret des duretés passées, un attendrissement au souvenir de Pierre. Comprenant que d’Avol jugeait désormais moins sévèrement son ami, il répondit :

— J’accepte, colonel.

Et spontanément leurs mains s’unirent. Longtemps, au pas égal de leurs chevaux, ils gravirent la côte en silence. Après d’inouïes tortures, des jours sans fin, laissant dans le sentier de la montagne trois de leurs compagnons morts d’épuisement, ils parvenaient au col de la Faucille ; ils étaient sauvés. Crémer, le corps franc des Vosges, deux divisions éparses, en tout près de dix mille hommes, s’en tiraient de la sorte.

Près de quatre-vingt-dix mille étaient déjà répandus sur la Suisse. Le défilé avait duré deux jours. D’un crépuscule à l’autre, toute la nuit, le lendemain encore, par les versans blancs de neige, intarissablement descendait le flot noir. D’une poussée lente et formidable, les vagues venues de l’arrière, renaissant sans cesse, chassaient les autres devant elles. Entre la haie des troupes fédérales, immobiles l’arme au pied, l’inondation coulait, coulait toujours. Pour que les derniers pussent entrer, il fallait que les premiers marchassent des lieues et des heures. Jetés au passage en tas énormes des deux côtés de la route, s’amoncelaient fusils, cartouches, sabres, revolvers et gibernes. Des lances piquées dans le sol hérissaient leur forêt nue. On n’entendait au long de la multitude qu’une grande plainte, faite de milliers de toux sèches. Presque tous boitaient, les pieds saignans ou gonflés ; sous les cheveux longs, les faces embroussaillées montraient des yeux de folie. On grelottait dans les loques aux coutures pleines de poux. Par intervalles passaient des voitures et des chevaux efflanqués, beaucoup sellés depuis des semaines, ils n’étaient qu’un ulcère, crinière et queue mangées ; ils avaient si faim qu’ils rongeaient le bois des arrière-trains.

À ce spectacle, les habitans assemblés par centaines, les mains chargées d’offrandes, pleuraient. Ils étaient accourus des villes, des villages, des cabanes ; ils apportaient des vêtemens, du pain, de l’argent, des boissons, de la viande. Le plus pauvre donnait. Dans de grandes hottes de bois débordant de lait chaud, remplies, vidées à mesure, les gamelles tendues à bout de bras étaient plongées à la file, sans arrêt. Parfois, sur le bord du chemin, des moribonds se laissaient tomber, insensibles, muets ; on les recueillait avec bonté. Les granges, les étables bientôt regorgèrent, et dans la plaine, au loin, les écoles et les églises. Une charité sans limites tendait les bras, compatissait à ce déluge d’horreur, que de mémoire d’homme on n’avait vu.

— Courage, mon petit, disait Rombart. On arrive !

Il soutenait Henri, dont la tête vacillait ; il éprouvait une terreur : le gosse n’allait pas lui claquer dans les doigts… au port ! Et de toute sa tendresse il eût voulu le ranimer. Allons, voilà les tas de fusils, on abordait ! Henri ouvrit les yeux : Rombart lançait à la volée les deux chassepots crasseux, rouillés, — vierges ! Le vétéran ricana : — Pour ce qu’ils ont servi !…

Confusément, Henri entendit la chute des deux armes résonner. Ah oui ! pour ce qu’ils avaient servi !… Et pourtant il aurait bien voulu !… Devant lui se dressa Charmont… les jolis yeux de Céline… puis tout se brouilla, il perdit pied…

— Rois, mon petit, bois ! Et Rombart, lui soulevant la tête, lui faisait avaler une lampée de lait chaud. Ils étaient au Petit-Cernet, étendus sur de la paille, dans une cabane. D’humbles, de doux visages de paysans suisses se penchaient vers eux. Henri roula un regard vague, but avidement, puis, avec un profond soupir, il s’endormit.


Poncet, pour la deuxième fois dans la matinée, retournait aux nouvelles, à la préfecture de Bordeaux. L’anxiété le harcelait. Depuis la dépêche de Favre, annonçant l’armistice général et l’envoi près de la Délégation d’un membre du gouvernement, quarante-huit heures s’étaient consumées ; et toujours l’incompréhensible silence de Paris, les protestations de Clinchant et de Garibaldi contre la poursuite des hostilités, activement menées par l’ennemi, en dépit de la trêve déclarée. L’armée de l’Est était anéantie, suspendues les tardives diversions que Freycinet avait ordonnées. Garibaldi, loin de pouvoir soutenir Clincbant, comme le délégué, « faisant appel à son grand cœur, » l’en suppliait, se soustrayait lui-même à une défaite certaine, évacuait en hâte Dijon, après avoir envoyé du côté de Dôle le vain secours de quelques francs-tireurs. Poncet ne tenait pas en place. De quel fatal malentendu était-on victimes ? Pourquoi Favre, sommé par dépêche à Versailles de s’expliquer, faisait-il le mort ? Pourquoi le « membre du gouvernement » annoncé n’arrivait-il pas ? Soudain une rumeur vola. Dans le bureau, autour de Poncet, on n’y voulait pas croire ; une dépêche de Chanzy transmettait au ministre la copie, remise par Frédéric-Charles, de la convention excluant Bourbaki et Belfort. Poncet apprit qu’à ce coup de foudre, Gambetta furieux venait de se précipiter dans le cabinet de Freycinet, et, saisissant à la cravate le dévoué général Thoumas, avait crié : « Je comprends qu’un avocat, hébété par la peur, ait commis une pareille balourdise et une semblable infamie, mais ce Jules Favre était assisté d’un général ! Que le sang de l’armée de l’Est et la honte de la défaite retombent sur lui ! » Pour comble de dérision, une seconde confirmation arrivait presque aussitôt. Elle était de Bismarck. Le chancelier, en attendant que la dépêche de Gambetta parvînt à Favre, croyait devoir, à titre de renseignement, communiquer le détail des clauses : il se donnait le plaisir, la partie gagnée, de montrer comment il avait su abuser du monstrueux oubli, de la nullité de son adversaire.

Gambetta, lorsqu’en pleine poitrine l’avait frappé le traité imprévu qui désarmait le pays, rentrait de Lille. C’était au moment où il venait de s’entendre avec Faidherbe et Chanzy, réorganisant leurs armées, que s’écroulaient ses espérances. Paris encore, il s’attendait depuis longtemps à sa chute, il l’avait prédite ; pas une de ses dernières lettres où il n’indiquât le danger du siège passif, n’accusât l’inertie de Trochu. Même, dans sa correspondance avec Favre, il avait envisagé la conduite que la Délégation aurait à tenir, Paris tombé ; car pas un instant il ne pouvait admettre que la reddition de la capitale fût la perte de la province. De bonnes élections sauveraient tout, une Assemblée épurée où ne trouveraient place ni les membres des anciennes familles régnantes, ni les ministres, sénateurs, conseillers d’Etat, candidats officiels de l’Empire ; il était juste, il était nécessaire, affirmait-il, qu’ils supportassent la responsabilité de malheurs attirés par eux-mêmes…

La seule éventualité qu’il n’eût pas prévue lui brisait aux mains son arme : Paris entraînait la France. Et ce n’était pas assez, une ineptie criminelle, de gaieté de cœur, abolissait une armée tout entière, cent mille hommes, sur lesquels la nation était en droit de compter, et dont la présence dans les négociations ultérieures eût été d’un grand secours ! Grâce à une démarcation arbitraire, on devait remettre à l’ennemi plus de terrain qu’il n’en avait conquis ; il s’accroissait d’Abbeville, de deux arrondissemens du Calvados, de la moitié de l’Yonne, du Loiret, du Loir-et-Cher, de l’Indre-et-Loire, d’une partie du Morvan, du Jura, de la Côte-d’Or. Le 25e corps, formé d’hier et déjà maître des faubourgs de Blois, rétrogradait au delà de Vierzon ! Et c’était le vainqueur qui, par raccroc, vous apprenait cela ! Et Paris se taisait toujours ! Alors le patriote éclata. Son indignation furieuse, son indomptable foi le soulevèrent. De la profondeur de son désespoir jaillirent des sources d’espérance. Les mots ardens s’échappaient de son cœur ; il incarna la terre déchirée, en fut la voix, l’âme. Dans sa proclamation il attestait le pays, lui désignait le chemin, et, sous des traits pareils à des zigzags d’éclairs, s’ouvraient de brefs, de fulgurans horizons d’histoire : la Prusse comptait sur l’armistice pour énerver, dissoudre ; elle espérait une Assemblée tremblante, prompte à subir une paix honteuse. Il dépendait de tous que l’armistice devînt, au contraire, une école d’instruction ; qu’on préparât, qu’on poussât, avec plus d’énergie que jamais, l’organisation de la défense. Qu’à la place d’une Chambre réactionnaire et lâche sortît du sol une Assemblée vraiment nationale, républicaine, voulant la paix si elle assurait l’honneur, l’intégrité, le rang du pays ; mais capable de vouloir aussi la guerre et prête à tout plutôt que d’aider à l’assassinat de la France… Il finissait par un cri d’appel aux armes, dans un grand élan de concorde et de sacrifice !

En même temps paraissaient deux décrets, l’un, en conformité avec les prétentions de Paris, fixant les élections au 8 février et la réunion de l’assemblée au 12 ; l’autre, rompant avec le gouvernement de la capitale et, selon l’idée longuement mûrie de Gambetta, frappant d’inéligibilité les complices et les complaisans du régime déchu. Des dépêches aux préfets allaient aussi, dans tous les départemens, affirmer les résolutions de Bordeaux, la continuation, après l’armistice, de la lutte à outrance.

Le lendemain, dans l’effervescence de Bordeaux, débarquait enfin le « personnage annoncé de Paris. » C’était Jules Simon, ayant égaré avec sa malle le texte du décret électoral. Son entrée à l’hôtel Sarget déchaînait la tempête. Gambetta, avec violence, l’apostropha : « Que venait faire ce capitulard ?… Pourquoi n’avait-on pas consulté la Délégation ? Qu’il s’en retournât à Paris, lui et son décret !… » Et, ne parvenant pas à maîtriser son indignation, il l’accablait des plus durs reproches, lui barrait la porte. Le maire et les deux adjoints, introduits, déclarèrent qu’on ne pouvait sans danger pour l’ordre suivre les instructions de Favre. Simon se résignait à rédiger une dépêche à ses collègues, demandait des ordres, et, fatigué, il se retira.

Impuissant à briser l’obstacle de front, il songeait à le tourner. Cette manœuvre se conciliait mieux avec son caractère onctueux, tenace et prudent. Ses papiers les plus précieux, notamment le décret de Paris qui, en cas de conflit, lui donnait pleins pouvoirs, et sa nomination de ministre de l’Intérieur, mis en dépôt chez le président de la cour d’appel, il se terrait chez un ami, dans une petite rue écartée. Il n’était pas seul : d’immédiats appuis le soutinrent. Thiers d’abord, chef occulte de l’opposition, dont les conseils et les avis ne le quittèrent pas. Le grand parti des mécontens s’orientait vers la rue Poudensen, toute la presse conservatrice en tête. Elle s’était coalisée, bonapartistes, légitimistes et orléanistes fondus en un seul comité. On ne pardonnait pas à la Délégation d’avoir touché à l’inamovibilité de la magistrature, de, prétendre remanier le personnel de l’Instruction publique et des Finances ; tous les griefs passés s’y ajoutaient : dissolution des conseils municipaux et généraux, zèle républicain des nouveaux préfets ; et le présent : cette atteinte au principe électif, cet ostracisme de toute une classe de citoyens ! Mais ce qui dominait tout, c’était le haro contre Gambetta, ce tyran, cet énergumène qui voulait encore la guerre ! Le général Foltz, commandant la division, faisait offrir à Simon son concours dévoué, consentait à donner des ordres comme ministre de la Guerre et à occuper préfecture et télégraphe ; même il faisait venir à Bordeaux deux batteries. On pouvait compter aussi sur certains bataillons de la garde nationale.

Et, tandis que la foule se portait au Grand-Théâtre, débordant places et rues aux cris de : « À bas la paix ! Pas d’élections ! » assiégeait la préfecture jusqu’à ce qu’au balcon Gambetta parût, jurant de tenir jusqu’au bout, Simon, un peu rassuré, expédiait en cachette, à Paris, des messagers et correspondait en province, ses lettres pouvant être interceptées, sous le couvert d’enveloppes de commerce, aux écritures diverses. Les journaux ébruitaient cependant sa mission ; la police lacérait une affiche dont Thiers avait été l’inspirateur. Le petit homme avait tout de suite vu, dans l’arrivée de Simon, la fin des pouvoirs de Gambetta. Il se réjouissait de cette chute et de n’y avoir pas de part apparente, seulement le profit sans peine.

Le drame se précipitait. Le matin même où le comité des journaux protestait contre le décret d’inéligibilité, un télégramme de Bismarck venait à la rescousse, déclarait à Gambetta qu’une Chambre élue selon le décret de Bordeaux ne serait pas reconnue par la Prusse. Alors le ministre s’adressa encore au pays, lui dénonça l’insolente prétention : l’ennemi ne voulait donc décidément que d’une Assemblée esclave, décidée d’avance à la paix ! L’honneur national le supporterait-il ?

Simon, mis au pied du mur, se décidait, bravant une arrestation dont on faisait bruit, à publier, avec le décret lui donnant pleins pouvoirs, celui des élections de Paris : éligibilité pour tous. Et, par une concession habile, il l’étendait aux préfets et aux sous-préfets en fonctions. Gambetta, aussitôt, faisait saisir les journaux, paraître au Moniteur une note où il déniait les pouvoirs de Paris prisonnier de guerre, investi depuis quatre mois, privé de toute communication avec l’esprit public. Le décret de Bordeaux était en conséquence maintenu, malgré l’ingérence de M. de Bismarck. Crémieux partait en hâte, expliquer au gouvernement l’état de choses. Mais il rencontrait en route Emmanuel Arago, Garnier-Pagès et Pelletan, envoyés pour tenir tête aux récalcitrans. Le conseil du Louvre était furieux, on avait, aux nouvelles de Simon, annulé précipitamment le décret de Bordeaux, télégraphié directement aux préfets, parlé même d’incarcérer Gambetta ; Clément Thomas s’en chargeait. Pendant ce temps, dans Bordeaux houleux, Simon écrivait à la Gironde une longue lettre justificative. Mais les envoyés de Paris, survenus, ralliaient à leur façon de voir Crémieux déjà converti, Fourichon, Glais-Bizoin ; Simon compromis, entaché de modérantisme, s’effaçait devant Arago, et, sans autre explication, un décret brutal nommait celui-ci aux deux ministères de Gambetta. Les trois vieillards de la Délégation, ses collègues d’hier, avaient signé les premiers.

Le dictateur, qui déjà, plusieurs jours avant, avait donné sa démission de membre du gouvernement, la redonnait. De tous les coins de la France, surtout de Lyon et de Marseille, on l’incitait à faire tête. Une partie du pays était avec lui, voulait encore la guerre. À Bordeaux, les clubs proposaient de créer un comité de salut public, lui en offraient la présidence. L’idée de la guerre civile l’arrêta ; c’était une autre guerre qui avait fasciné son espoir, soutenu ses veilles, enflammé son labeur colossal. Au nom de la patrie, noblement il abdiqua, ordonnant à ses préfets la soumission, la conciliation. La veille, il avait réuni ses collaborateurs, Freycinet, les généraux Haca, Véronique et Thoumas. Tendant vers la guerre sa dernière pensée, il leur avait demandé conseil. Que faire ? Repousser l’armistice, les élections, combattre encore et quand même, dans le massif central, la Bretagne et le Cotentin ? À chaque seconde, des amis venaient l’interrompre pour le supplier de se montrer à la foule, de parler aux délégués qui emplissaient les antichambres. Sous les fenêtres un long cri montait : « Vive Gambetta ! » Les têtes moutonnaient à la lueur des torches. Exaspéré, il lâchait un gros mot, fermait violemment la porte. « Croyez-vous que c’est une vie ? » Et maudissant ces « gueulards, » il se rasseyait, discutait toujours. Puis, lorsque les généraux lui eurent fait toucher du doigt la triste situation, il n’insista plus, se leva, contenant ses larmes. Et, serrant avec effusion les mains de ces hommes qui l’avaient aidé à mettre debout les armées de la Défense, il leur fit ses adieux, calme, mais désespéré.

Poncet, dans la froide obscurité de sa chambre sans lampe, assis au coin de la cheminée, près de sa femme qui respectait sa douleur, songeait. Il revoyait ce matin d’octobre, où dans le soleil de Tours Gambetta était apparu, jeune et fervent. Alors on reculait les élections. Tout à la guerre !… Aujourd’hui le pays s’agitait dans la fièvre, allait nommer son Assemblée ; tous les canons s’étaient tus, seul celui de Belfort retentissait encore. Comparant au visage rayonnant d’il y a quatre mois la face vieillie et grave de celui dont, tout à l’heure, il avait serré la main, le Sorcier mesura la route franchie, et, du départ lumineux à ce terme sombre, tant d’efforts dépensés en vain, parce que le pays n’avait pas voulu.

XXIII

Le lundi 13 février, dans le matin clair, Bordeaux semblait une autre ville. Une tiédeur de printemps précoce adoucissait l’air vif, flottait sur les larges rues emplies d’une foule grouillante, sur la courbe majestueuse des quais, la perspective des navires en rade, en partance, croisant dans l’azur leurs vergues et leurs mâts. La Garonne bouillonnait comme de l’or fondu. Un mouvement extraordinaire animait groupes et passans. Hier, au Grand-Théâtre, l’Assemblée souveraine s’était constituée en séance préparatoire ; cet après-midi, le gouvernement de la Défense nationale devait lui remettre, avec ses démissions, le pouvoir. Bordeaux entier était dehors, guettant les figures nouvelles, trottoirs débordans, hôtels envahis. La vaste cité reflétait, en l’amplifiant encore avec son zèle démocratique, l’agitation du pays entier. Tant de passions, d’espoirs, de douleurs, de rancunes, de convoitises !

Poncet, au bras de sa femme, errait comme une âme en peine dans ce brouhaha. Un cruel dépaysement le prenait, à se promener là, désœuvré, en badaud. Il avait cru devoir suivre Gambetta dans sa retraite, était des rares qui entourassent d’une affection sans réserve, comme Ranc, Spuller, Laurier, le tout-puissant de la veille, l’abandonné d’aujourd’hui. Déjà, malgré l’entourage resserré de ces fidèles qui espéraient en lui, malgré les vœux des patriotes, pour qui son nom signifiait toujours énergie et lutte, malgré l’espoir tremblant des Alsaciens et des Lorrains qui, en l’élisant, lui avaient remis la garde de leurs provinces, le vide se faisait ; les défections l’élargissaient chaque jour ; et déjà, forçant le silence de la chute, grondant de partout contre le retrait digne, le mépris hautain du dictateur tombé, s’élevait l’aboi des revendications, des calomnies et de l’injure.

Amèrement, Poncet dit à sa femme :

— Tu verras, Agathe, tu verras !… Gambetta s’est trompé quand il a vu le péril du côté des bonapartistes. Ils ont reçu leur leçon pour longtemps. Ce n’est pas eux qui feront la loi ; c’est la masse des monarchistes, les ruraux, les nobles des petites villes, tous les élus de la veulerie et de la lassitude des campagnes.

Poncet rendait justice à ceux qui, oubliant leurs préférences, étaient en grand nombre héroïquement battus, versant leur sang pour la France. Des zouaves pontificaux, des mobiles avaient fait honneur à leurs noms illustres. Mais, pour un Charette, que de la Mûre ! Sur ces sept cent cinquante députés, combien seraient consciens du vrai devoir de la patrie ? combien auraient le courage de voter la guerre ? combien, au contraire, abriteraient leurs intérêts de parti derrière l’excuse de la raison ? En les voyant affluer, depuis quelques jours, ces inconnus dont il interrogeait anxieusement les visages, ces maîtres du destin de la France, il ne pouvait se défendre d’une émotion. Il essayait de se mettre à leur place, de penser avec leur âme. Ceux-là venaient des provinces foulées par l’occupation allemande, ils avaient vu saccager le sol, extorquer l’or, pendre et fusiller les francs-tireurs. Qui plus queux devait ressentir haine et vengeance ? Ceux-ci venaient des provinces libres ; ils en connaissaient les ressources, l’inépuisable fonds. Allaient-ils, par peur des revers possibles, de l’invasion, tout sacrifier d’un coup ? D’autres venaient de Paris, conservaient à leurs traits la fatigue du siège. Poncet espérait en eux davantage ; la plupart étaient républicains. Mais ceux dont la vue lui crevait le cœur, c’étaient les représentans du Haut et du Bas-Rhin, de la Meurthe et de la Moselle. Ils erraient dans cette foule avec un air d’angoisse, un effarement de victimes ; ils se heurtaient à une pitié stérile, comme étrangers déjà. Pensant au voyage de tous ces hommes en qui reposait la volonté du pays, à leur traversée des monts, des bois, des plaines encore endormis sous la neige ou déjà réveillés de printemps, à ces trains filant sur les voies abîmées, le long des villages en ruines, des champs de bataille déserts, bossues de tombes sous des vols tournoyans de corbeaux, il se disait : « Ah ! s’ils pouvaient, s’ils voulaient comprendre qu’il n’est pas en ce moment question de république, d’empire et de royauté, mais de la France même ! Pour changer de draps le malade, ils vont le tuer ! Ce qui fait vivre les peuples, c’est le sens moral, la volonté, l’honneur. Une nation qui pour acheter le repos se mutile, désormais traîne sa plaie, passe infirme au second rang. La raison, ce serait d’agir en fous, de se battre encore ! Et la preuve, c’est la peur qu’en a Bismarck, sa crainte d’une Assemblée selon le cœur de Gambetta. »

Mais le pays avait voté. Vingt-six départemens désignant M. Thiers, contre dix en faveur du ministre de la Défense, inclinaient devant l’ennemi le plateau de la balance. Maintenant la guerre avait brisé tout ressort ; on n’en voulait plus. Les notables de Laval avaient, à son arrivée, supplié Chanzy de s’éloigner avec l’armée ; ceux de Pontarlier, demandé à Clinchant de ne pas résister ; Faidherbe révélait que, si la guerre continuait, tous les commandans des places fortes du Nord auraient contre eux les habitans. Un vertige frappait cette nation jadis belliqueuse, fière de siècles de victoires. Elle s’était détendue au culte, à la jouissance de l’argent. Quant aux paysans, dont la petite fortune naissait, ils ne voyaient qu’elle, le moment de cultiver en repos ces morceaux de terre qui les nourrissaient.

Et cependant, dans ce silence étouffant de l’armistice, là-bas, au pied des Vosges, le canon de Belfort tonnait toujours, comme une voix d’exemple et de reproche. Et non seulement Belfort, mais, petit îlot de pierre sur la montagne, dans la marée de l’invasion, Bitche arborait aussi les trois couleurs ; Denfert-Bochereau, Teyssier, enseignaient que vouloir, c’est pouvoir. Et dernièrement, au pont de Fontenoy, est-ce que des partisans hardis n’avaient pas montré tout le mal qu’on peut faire à l’ennemi en coupant les lignes de communication ? Mais voilà, avec leurs répressions de sauvages, les Allemands savaient trop bien ce qu’ils faisaient. Poncet, tout en parlant, était arrivé au quai. Retour d’Amérique, le steamer Ville-de-Paris débarquait toute une cargaison de canons, de fusils, de munitions. Les pièces neuves s’alignaient en longues files, sur la place. Poncet eut un geste navré :

— Regarde ! ce ne sont pas les armes qui manquent ; — et brusquement : — Cela fait peine à voir. Rentrons.

Le lendemain, Poncet apprit les détails de la séance : devant le Grand-Théâtre la place était couverte d’un déploiement de troupes. À l’exclusion de la garde nationale, soldats et marins barraient tous les coins de rues. On acclamait les gens célèbres, on criait frénétiquement : « Vive la République ! » Des députés de la droite passaient raides, l’air outragé. Favre, avec un soulagement visible, avait déposé au nom du gouvernement le fardeau sous lequel ils avaient fléchi ; puis la démission de Garibaldi élu par plusieurs départemens ; et lorsque, la séance levée, le vieux républicain avait voulu ajouter un mot, toute la droite le réduisant au silence, dans un concert de protestations. Les jours suivans s’écoulaient aux validations ; Grévy, nommé président, sortait enfin le coup de théâtre prévu, l’élévation de Thiers. Et le lendemain, récompensé de ses sapes prudentes, de ses longues manœuvres, le vieillard voyait tomber le fruit mûr : la France se remettait à lui.

Jouant leur carte dernière, la veille s’étaient réunis les mandataires d’Alsace et de Lorraine. Gambetta en tête, qui, nommé par les quatre départemens, avait opté pour le Bas-Rhin, ils rédigeaient une déclaration solennelle : les provinces ne voulaient pas être aliénées, la France ne pouvait consentir ni signer, l’Europe ratifier. Avant que le chef du pouvoir exécutif fût nommé, et pour tenter sur l’esprit de cette Assemblée pacifique la suprême démarche, M. Keller, porte-parole, avait, à la tribune, crié la douleur, la révolte, l’inébranlable fidélité de ces terres depuis deux cents ans françaises. Alsaciens, Lorrains, passagers d’un vaisseau qui sombre, ils tendaient la main à leurs frères ! Qu’on ne les abandonnât pas ! Mais M. Thiers se levait de sa place, et, mettant le marché à la main, de sa petite voix perçante, impitoyablement posait le dilemme : ou la paix, ou la guerre ! On avait eu assez de temps pour y songer. Que le président qu’on allait élire fût fixé d’abord. Aussitôt l’Assemblée suspendait la séance. Une commission délibérait, écartait en hâte la supplique importune ; puis, la salle repeuplée, le rapporteur proposait « qu’accueillant avec la plus vive sympathie la déclaration de M. Keller, l’Assemblée s’en remît à la sagesse et au patriotisme des négociateurs. » — « C’est un blanc-seing ! » s’était écrié Rochefort, — Et bien vite, l’Assemblée avait voté. C’est pour cette besogne que le chef du pouvoir exécutif s’en irait à Versailles. Thiers était fixé !… Deux jours après, Thiers, paré de son nouveau prestige, lisait à l’Assemblée la composition de son ministère : Favre, Simon, Picard, Le Flô, y coudoyaient Dufaure, Lambrecht, de Larcy, Pothuau. Et là-dessus, accompagné de Favre, le chef du pouvoir partait. Une commission de quinze membres l’escortait, Gambetta avait fait stipuler bien haut que leur présence ne sanctionnerait en rien les conditions du traité. Seule, l’Assemblée restait juge. Précaution vaine. L’arrêt était signé d’avance. Et pour plus de sûreté, Thiers prenait soin de faire suspendre les séances publiques jusqu’à son retour.


— Appuie-toi, dit tendrement Marie.

Mais Eugène, la regardant avec malice, déclara :

— Est-ce que ce n’est pas vous. Madame, qu’il faut soutenir ?

Aux bras l’un de l’autre, s’épaulant, ils s’en allaient à petits pas, le long des communs croulans, vers la pelouse ensoleillée. Lui, dans un caban chaud, l’œil plus vif, le teint meilleur, et se croyant, quoique faible, presque rétabli ; elle, emmitouflée d’un châle, souriante, lasse de tant d’émotions et de veilles, sentant à présent s’alourdir en elle le fardeau léger, la chère petite présence.

— Comme ils ont abîmé la charmille ! dit Eugène.

Ils se serrèrent davantage, savourant d’une façon plus amère la pauvre, la profonde joie d’être là, désormais inséparables, avec l’avenir devant eux. Car cette affreuse guerre, pour Marie, c’était le passé ; et lui, son devoir rempli, par delà la paix prochaine il entrevoyait, avec un espoir résolu, la route future, carrière, foyer, patrie, tout un lent rebâtissement sur les ruines. Marie, dans son horreur du fléau, son épouvante de ce qui pouvait le déchaîner encore, murmura :

— Pourvu que ce soit bien fini, au moins ! Je ne te redonne plus, moi !

— La prolongation de l’armistice, les négociations de Thiers à Versailles, dit Eugène, ne laissent pas de doutes.

Resté sur l’impression de la déroute du Mans, pénétré jusqu’aux moelles d’une répulsion pour tout ce qu’il avait souffert, pour ce délire sanguinaire dont il avait partagé l’ivresse trouble ou réfléchie, poursuivi par les regards du Français qu’il avait vu fusiller, du Prussien qu’il avait sabré, Eugène, déprimé, ne parvenait plus à maîtriser, même en faveur de la défense, sa haine de la guerre. Il jugeait qu’on avait assez fait, au 75e ; que lui, les siens avaient payé leur dette ; maintenant l’honneur était sauf ; on pouvait peut-être songer à se refaire, à réparer les brèches. Et, se laissant gagner à ce qu’il y avait d’éternel dans le renouvellement de la nature, de vivifiant et de subtil dans cet air de Touraine, Eugène espéra.

Un bruit confus s’élevait. Au bord du fleuve, longeant la route, des dragons hessois passaient au trot. Leur masse verte apparaissait, disparaissait entre les arbres. Au bout des lances les flammes voletaient. Les rangs alignés se détachèrent, par quatre, hommes bien nourris, chevaux en forme. Au commandement, la colonne éteignit l’allure, prit le pas. Les chevaux s’ébrouaient, détendaient l’encolure ; les hommes causaient. Pas d’éclaireurs ni de flanqueurs. Ils étaient là comme chez eux.

Tout l’horizon s’en obscurcit ; le poids écrasant retombait sur Eugène. Sa figure se crispa tellement que Marie lui saisit la main. Lorsque, l’armistice signé, elle avait, à la fin de janvier, obtenu de le ramener blessé, — mourant même, disait-elle pour éviter que l’autorité prussienne l’inquiétât, — Charmont et les environs étaient presque libres d’envahisseurs. Puis Eugène gardait la chambre, on lui cachait tout ce qui eût pu l’émouvoir. Mais, coïncidant avec ses premières sorties, de fréquens passages de troupes recommençaient. L’armée entière de Frédéric-Charles, celle du grand-duc de Mecklembourg et les troupes de Hesse-Darmstadt, se concentraient en Indre-et-Loire, cent mille hommes et quinze mille chevaux prêts à fondre sur Bordeaux, sur Angers, Nantes. Et, si leurs cantonnemens dédaignaient Charmont, que le dernier pillage rendait inhabitable, ils s’étalaient à Vouvray, Sorgues, Amboise.

Derrière les dragons à tunique verte, décroissant vers Sorgues, des hussards à brandebourgs jaunes défilaient maintenant. Eugène les suivait d’un regard fixe. Son triste bonheur était gâché. Dans Charmont ravagé, comment avait-il pu oublier, même une minute, les assassins de celui qui avait bâti ces murs, fécondé cette terre, et qui était mort en les défendant ? Hier, dans un pieux pèlerinage il avait été visiter la salle de la mairie, contempler le mur de l’église avec ses éclats de pierre, s’agenouiller au cimetière sur la tombe provisoire, un coin de terre nue, où le grand-père reposait près de sa femme, à côté du caveau de famille ; faute de maçons, on n’avait pu encore y descendre les bières. Il avait salué aussi les humbles fosses de Lucache et de Fayet, avec une vénération pour ces héros obscurs. Au village, en passant devant la maison fermée du garde champêtre, il avait pensé à Céline ; la jeune fille, dont Mme Réal assurait l’existence, avait été recueillie par une parente, végétait dans un hameau voisin. Le sang aux joues, Eugène tendit son poing impuissant vers le groupe des cavaliers qui s’éloignaient tranquilles. Et, voûté, faible soudain, il se retint au bras de Marie. Tous deux rentraient, dans un long silence ; cette fois il s’appuyait sans fausse honte, le souffle court, les jambes brisées.

Comme ils arrivaient sur la terrasse, ils aperçurent Marcelle, qui, descendant les marches du perron, gaiement agitait une lettre. Derrière elle, Mme Réal montrait son bon visage ; la joie rendait un regain de beauté à ses yeux tristes, à son teint fatigué ; elle avait grisonné, portait la marque du drame.

— Une lettre du père, mes enfans !

Ils n’en avaient pas reçu depuis celle où, affolé de douleur, M. Réal répondait sous le double coup de la mort de son père et de sa mère.

Eugène et Marie s’adossèrent contre la balustrade, écoutant Marcelle lire d’un ton posé. Sa voix avait changé, plus ferme ; une éclosion s’était faite, accentuant eu volonté, en réflexion, son jeune charme déjà sérieux. Tous quatre souriaient, suspendus à ces phrases qui rapprochaient les absens, faisaient pour une minute parler au milieu d’eux, avec sa simplicité, sa bonhomie, M. Réal, aujourd’hui le chef de famille, sur qui se reportaient plus encore, désormais, la tendresse et le respect. Il aurait voulu venir immédiatement, serait là sans cette barrière de l’occupation. Mais ce n’était plus qu’une question de jours. Il allait bien, était à Mâcon, avec Frédéric de Nairve ; on se préparait au licenciement. De Louis, guéri de sa bronchite, toujours à Besançon, il avait reçu un mot rassurant. Henri était à Fribourg, parfaitement soigné ; il reprenait force et santé. En finissant, M. Réal remerciait Dieu de lui avoir conservé, pour le consoler de l’irréparable perte, au moins sa chère femme et ses enfans. Il lui tardait d’être à Charmont, réunis.

Ils se regardaient maintenant, avec une émotion grave. Le soleil s’était voilé. L’horizon, tout à l’heure lumineux, devenait gris et froid.

— Tu devrais rentrer, Eugène, dit Mme Réal, frappée de la mauvaise mine de son fils. Et, soudain inquiète :

— Mais où est donc Rose ?

Marcelle ne l’avait pas vue depuis le déjeuner. Elles partaient à sa recherche, la retrouvaient seule dans la chambre de grand’mère Marceline, pleurant dans l’ombre des volets. Depuis le pillage, l’enfant, saisie en crise de croissance, demeurait d’une sensibilité maladive, absorbée en cauchemars, sanglotant au premier mot.

Eugène et Marie traversaient d’un pas las le vestibule, détournant les yeux devant les portes closes des pièces saccagées. Lentement ils montaient l’escalier, heureux de rentrer dans leur chambre. L’intimité des murs, avec leur cretonne claire, leurs vieilles estampes, les meubles de soie bleue, le chiffonnier ancien, et jusqu’à la pendule de Saxe sur la cheminée, leur étaient doux, formaient pour eux un univers. Marie poussa cette porte qu’elle n’ouvrait jamais sans un vague sentiment de mystère, impressionnée par le souvenir de la vision annonciatrice. Ces jours derniers, elle y pensait moins : la présence d’Eugène, le mieux évident… Pourquoi, aujourd’hui, y songeait-elle ? Eugène s’affala près du feu. Bien qu’il fît tiède, il frissonnait. Elle l’enveloppa d’une couverture. — Ils étaient restés trop longtemps sur la terrasse à lire la lettre ! c’est là qu’il avait dû prendre froid !… Elle lui faisait avaler une tasse de thé brûlant. Il ne se réchauffait pas. Et, oppressé, se plaignant de sa blessure, il eut un nouveau frisson. Elle bassinait le lit, le forçait à se coucher. Et subitement, de le voir ainsi en plein jour étendu si pâle, souriant avec une douceur navrée, elle fut traversée d’une angoisse : la vision !

Malgré la fatigue du transport de Laval à Charmont, Eugène, au contact des siens, dans le repos, l’air salubre du pays natal, avait d’abord semblé renaître. Sa blessure était presque cicatrisée. Avec des soins, beaucoup de prudence, disait le médecin d’Amboise, il se rétablirait ; l’auscultation permettait de le croire. Au bout de quinze jours, il paraissait sauvé. Ce n’était qu’apparence. Sous le refleurissement éphémère, le mal couvait : la neige de Loigny, les boues de Vendôme, le verglas du Mans, trop de nuits grelottantes, de jours sans feu ni pain, trop de secousses morales. Le corps était usé, l’âme non moins. Avec sa taille svelte et haute, Eugène était cependant délicat. Son ressort nerveux n’avait pu suppléer au manque d’entraînement ; il payait sa faiblesse de soldat improvisé. Sa blessure, venant après tant de misères, et dont un plus robuste, tel que M. de Joffroy, aurait guéri, restait dangereuse dans cet organisme appauvri. En vain s’efforçait-il de réagir, se cramponnait-il au bonheur de vivre près de Marie, il avait suffi d’un surgissement de Prussiens, d’un nuage sur le soleil, pour qu’il ressentit le froid mortel jusqu’au fond de l’âme et du corps. Cette brusque et furieuse rafale, qui, de l’échafaudage du présent aux fondemens du passé, avait bouleversé la France, le peu, le rien qu’il avait pesé dans ce formidable déchaînement, le dégoût chaque jour accru de la guerre nécessaire, odieuse, il payait tout cela.

La nuit fut mauvaise, les jours suivans meilleurs. Un peu de gaieté lui était revenue. Marie voyait de nouveau l’avenir moins sombre. Ils arrangeaient leur vie future, à Tours, dans l’appartement sur le Mail ; il reprendrait sa place au barreau ; à la fin de juillet, le petit Jean naîtrait. Alors Charmont aurait sa figure d’autrefois, le bas remeublé, les communs reconstruits. Dans le parc, le feuillage d’été dissimulerait les vides ; dans leurs cœurs aussi, un peu d’apaisement descendrait. Sur toute cette mort s’épanouirait la victorieuse qui sans cesse recrée, transforme, la vie éternelle qui, dans l’herbe des ruines, la plus humble tigelle verte, la fibre la plus endolorie, palpite. Le petit Jean incarnait leur espoir, leur foi dans cette énergie souveraine.

Avec l’ardeur d’illusions qu’ont les malades les plus gravement atteints, Eugène tendait tout son être vers ce lendemain qu’il imaginait dans les moindres détails. C’était, au sortir de la nuit, un miraculeux lever d’aube, une clarté sereine qui entrait en lui. La vie avec ses devoirs, ses responsabilités, d’autant plus vaste, d’autant plus féconde qu’on la comprend mieux. La règle de conduite, que dans une aube plus confuse, le matin de Coulmiers, il avait entrevue : se rendre utile selon ses forces, à présent, il en découvrait toute la signification. Et c’était d’abord envers lui-même, afin qu’il profitât de l’enseignement de la guerre, fertilisât chaque jour le domaine intérieur qu’elle lui avait révélé, les coins en friche de sa conscience ; qu’il développât son intelligence, son sentiment du bien ; qu’il fût un homme, au sens le plus noble du mot. Pour Marie, pour l’enfant, il devait être le guide, le soutien. Il regardait avec un recueillement attendri, une reconnaissance fervente, sa femme, la frêle, l’exquise créature que parait d’une grâce plus puissante l’orgueil de sa maternité. Il ne la séparait pas dans son affection du petit homme en qui revivrait le meilleur d’eux-mêmes, ce que d’autres leur avaient transmis, ces facultés, ces aspirations dont il serait à son tour le dépositaire. Par lui la famille, la race se perpétueraient. But sacré que de façonner, de diriger en l’aidant de l’expérience acquise, cet être qui personnifiait demain, et dont les petits pas tremblans seraient un pas en avant, dont les petites mains auraient à travailler à l’œuvre de progrès.

Eugène ne s’en tenait pas là, voyait plus loin que le développement égoïste de soi et des siens. Il avait trop souffert de ses propres souffrances, de celles qui l’avaient environné, pour ne pas en rester pénétré de pitié. Il se devait aux autres aussi. Sa profession était de celles qui, scrupuleusement remplies, pouvaient soulager parfois l’injustice et la douleur humaines. Et, parallèlement, il y avait le plus efficace des remèdes, celui qui, appliqué par tous, panserait tant de maux, la charité.

Mais tout cela, ces velléités de justice, qu’était-ce, si elles n’avaient pour raison constante l’idéal sans lequel les individus ne sont rien, la patrie ? Il devait la chérir, d’un culte d’autant plus filial qu’elle était malheureuse et abaissée, n’avoir de cesse qu’elle n’eût relevé le Iront, reconquis son rang. Oui, tant qu’une armée, une flotte dignes d’elle ne seraient pas debout, tant que la plaie ouverte des provinces lui saignerait au flanc, tant qu’elle n’aurait pas un sang, un esprit nouveaux…

Bien que gardant la chambre et le lit, si las que les visites de Marcelle et de Rose lui causaient au bout de quelques minutes un énervement, il se laissait aller à cet élan vers l’avenir, à cet amour de la vie dont il croyait toujours sentir bouillonner en lui les sources chaudes. Comme elle serait belle ! Comme il la vivrait à plein ! Marie, malgré ses terreurs brèves qu’elle traduisait en soins minutieux, malgré l’inexplicable angoisse contre laquelle elle se défendait, partageait ses rêves. Mme Réal d’un mot tendre les encourageait ; elle venait s’asseoir au chevet de son fils, passait en leur compagnie de longues heures. Un soir où il avait été plus enjoué que de coutume, une fièvre inattendue le saisit. Et en même temps il étouffait. Assis contre les oreillers que Marie entassait en hâte, il toussait, dans une suffocation haletante. Tout à coup, un effort lui emplit la bouche d’une saveur salée. Il cracha du sang.

— Une fluxion de poitrine, dit le médecin à Mme Réal qui le reconduisait ; et, sur son interrogation maternelle, il refusa de se prononcer, hocha la tête. Marie, restée près d’Eugène, essayait de lui cacher sa dévorante inquiétude ; maintenant, elle n’espérait plus ; l’avertissement de la vision, réalisé, l’emplissait d’une épouvante superstitieuse. Pour qu’à ses yeux charnels, le futur eût apparu, pour que par delà ses sens bornés, elle eût vu l’invisible, Eugène gisant comme aujourd’hui, nul doute qu’ils se débattissent contre la volonté d’une providence obscure, fatale, inexorable. Elle défaillait sous le poids de forces mauvaises, de puissances inconnues. Alors elle refaisait en pensée leur voyage, revivait les dernières semaines ; il allait si bien, déjà ils rebâtissaient leur avenir. Elle s’épuisait à chercher où, comment, quand, le mal, méchamment tapi, lui avait sauté à la gorge ? Était-ce l’autre jour sous la charmille, quand il avait vu passer les Prussiens, ou sur la terrasse pendant que Marcelle lisait la lettre du père ? Quoi ! ce souffle, ce court frisson ? Ce n’était pas possible, on ne pouvait mourir de si peu ! Il en reviendrait ; et, tout en l’entourant de mille précautions câlines, un doigt aux lèvres, à pas discrets, elle allait, venait, souriait tristement à Mme Réal. Volets demi-clos pendant les heures où il s’assoupissait, elles se tenaient immobiles, aux aguets dans leur fauteuil, sans parler. Marie espérait, en se faisant bien petite, en évitant tout sursaut de révolte, conjurer, à force de patience et de douceur, le sort redoutable.

Dans les accalmies de ses toux rauques ensanglantant les mouchoirs, et même lorsque la fièvre s’emparait de lui, Eugène s’enfonçait dans un silence taciturne. La vue de sa femme, au lieu de l’apaiser, redoublait son morne désespoir. Faisant semblant de dormir, ou bien les yeux ouverts, il méditait en de longues torpeurs. Son regard ne se détachait pas d’un point de la muraille, comme suspendu à une idée fixe. Même quand Marie l’enveloppait de ces caresses si douces aux malades, une main fraîche sur un front qui brûle, les couvertures bordées avec légèreté, il ne détournait pas la tête, n’avait pas même, au coin des lèvres, un sourire. Il était comme un homme qui, au moment de se noyer, a repris terre, embrasse le ciel, la lumière, les arbres, respire, et que brusquement la vague remporte. Il ne gardait de sa brève délivrance qu’une amertume horrible : s’être cru sauvé, se sentir perdu. La terre était loin, l’éclaircie de bonheur fuyait ; il était entraîné par un courant de fond, sombrait irrésistiblement. Quand la toux l’avait secoué, du sang plein la bouche, il avait eu la même impression que sur le pont de Saint-Jean-sur-Erve, lorsque l’éclat d’obus l’avait frappé, et qu’emporté aux bras de M. de Joffroy, il ne distinguait plus qu’un brouillard rouge, et, dans cet effacement, le visage de l’Allemand qu’il avait tué, le reproche infini des yeux bleus… La mort ? Elle le guettait, elle était là ! Comment le savait-il ? Quelle voix sans parole lui chuchotait ? Hypnotisé par l’évidence, il ne parvenait pourtant pas à la contempler en face. Cette mort que jadis, avant la guerre, il n’avait envisagée que comme un accident improbable, une nécessité lointaine, cette mort contre laquelle il se cabrait à la veille de Coulmiers, et dont la peur l’avait une minute poussé à fuir avec ses mobiles, cette mort qu’à Loigny, à Josnes, au Mans, il avait courageusement affrontée, cette fois elle s’ouvrait devant lui, béante. L’abîme que n’éclairait nulle certitude de survie, l’abîme, enténébré de son doute, lui semblait d’autant plus affreux qu’il l’avait plus longtemps côtoyé, qu’enfin sauf, il s’était imaginé le laisser en arrière. Ainsi il n’avait échappé à tous les périls de la campagne que pour tomber sous le dernier obus ! Il ne se remettait de sa blessure que pour retomber encore, au moment où la paix se signait, où l’horizon nouveau se déployait !… Avec indifférence il subissait le demi-jour de la chambre ou la clarté pâle de la veilleuse. Marie avait beau lui demander : — Où es-tu ? À quoi penses-tu ? — Il ne sortait pas de son mutisme, n’avait que cette idée : la mort ! Il était aveuglé par l’éblouissement noir.

Trois jours s’écoulèrent. L’existence de Charmont ne gravitait plus qu’autour de ce lit, où maintenant Eugène, moins prostré, s’intéressait davantage aux choses, selon les alternatives de son mal. Mme Réal, pour qui s’imposer un visage confiant était un supplice, comptait les heures, toute au souhait frémissant de la paix, qu’en d’autres temps, elle eût haïe. La paix, c’était l’évacuation du département, les routes libres, l’arrivée de Charles. Toute seule avec Marie dans cette grande maison, c’était terrible ! Et puis, on ne serait pas toujours à attendre le médecin ! Eugène serait mieux soigné : que la paix vînt vite, il était temps !

Le malade le sentait bien. Si un miracle pouvait se faire, le retenir dans la dérive ! Toute minute le tirait au gouffre. Aussi violemment qu’il avait espéré, il désespérait. Une agitation sans cause accélérait sa fièvre. Il prêtait attention à tout, suivait les mouvemens, les bruits discrets de la pièce. Le tic tac de la pendule de Saxe, la sonnerie de l’heure grêle, lui étaient insupportables. Le petit heurt sec et régulier du balancier de porcelaine lui faisait l’effet d’une dent de rongeur qui grignote, grignote le temps. Ce temps qui lui était mesuré, et dont chaque seconde s’émiettait sans retour ! Par une suggestion étrange, c’était, semblait-il, en lui que la destruction continue s’opérait, sous la dent insatiable qui grignotait, grignotait.

Alors, au fond de son être qui s’était soulevé pour l’espoir, une révolte sauvage cria. Il ne voulait pas se séparer de Marie, quitter la vie au moment où elle devenait belle, où une fleur de chair allait naître de leur amour. Sa femme, l’enfant ! Et ceux qui étaient du même sang que lui, à qui un lien d’affection si profonde l’unissait, père, mère, frères, sœurs… Fallait-il qu’il fût arraché d’eux, qu’il les perdît pour toujours ? Il n’aurait pas cru que ce fût un déchirement pareil, qu’on pût aussi atrocement souffrir ! Quoi ! cette Marie si tendre, cette compagne aimée du plus loin de son enfance, il ne la verrait plus ! il ne connaîtrait pas son fils ! Dans toute sa chair consumée de fièvre, se raccrochant à la vie, il pantelait. Puis, anéanti, secoué de toux déracinantes, il se renversait sur l’oreiller, si faible qu’il ne distinguait plus personne. Alors une tempête de souvenirs et d’images fondait sur lui, le ballottait dans un vertige de sang, de vacarme et de fumée. Toute la guerre ressuscitait. Il gesticulait dans la griserie du combat. Il se traînait dans la boue des étapes. Il était mêlé à des foules bestiales balayées par des vents de panique, pressé dans une cohue de fantômes qui agitaient leurs moignons rouges, convulsivement ricanaient de faim, de froid, avec des faces hébétées. Il poussait le soupir de leurs détresses. Une odeur cadavérique montait des champs de bataille : tout le sol n’était qu’un charnier, et dans cette odeur s’exhalait l’horreur même de la guerre qui le faisait râler, d’une asphyxie de dégoût.

À ces instans de délire, il prononçait des mots entrecoupés, repoussait Marie qui, affolée, se penchait vers lui. En l’entendant, son cœur se tordait d’impuissance : elle eût voulu écarter ces obsessions maudites ; sa soumission à l’inconnu, son espoir dans une intervention divine, s’étaient changés en une rébellion farouche. Elle haïssait éperdument cette guerre qui lui avait enlevé, blessé son mari, et qui, après un répit d’autant plus cruel, achevait de le tuer impitoyablement sous ses yeux. Nulle prière ne pouvait jaillir de son âme vers Dieu. Comment permettait-il qu’il y eût des guerres, que, pour la stupide sauvagerie, la cupidité de quelques-uns, des millions d’hommes s’égorgeassent ? Qu’est-ce qu’Eugène avait à faire là dedans ?

Tandis qu’elle s’absorbait dans sa rage, lui s’éloignait encore plus. Des visages récens le hantaient, avec une netteté intense. C’étaient le gros Neuvy, Verdette au museau de taupe, la figure joviale de M. de Joffroy. Ils s’évanouissent maintenant. Pirou, qu’on va fusiller, lui jette son regard inoubliable ; un autre le remplace, et celui-là, c’est l’officier prussien, blond, mince comme lui, qui, le crâne fendu, sanglant, se retourne. La beauté du visage jeune, l’air d’étonnement aux joues qui pâlissent, et ces yeux pleins d’un reproche fraternel, ces yeux bleus qui disent : « Pourquoi m’as-tu frappé ? Quel mal t’ai-je fait ?… » Maintenant, dans le clair de la lune, M. de Joffroy déchiffre la lettre trouvée sur le mort… Au fond d’un château d’Allemagne qui ressemble à Charmont, une femme pleure : Eugène lit dans sa pensée, elle pleure en pensant à l’enfant qu’elle attend. Mais pourquoi a-t-elle les traits de Marie ?

Quand, après un sommeil d’abattement, il revint à lui, il était très calme, comme détaché d’une partie de lui-même. Marie en fut plus effrayée que de son délire ; elle comprenait qu’il avait franchi un nouveau pas, s’éloignait à travers un pays d’ombre, où elle ne pouvait le suivre. Une journée passa encore. Eugène, de ces fantômes, n’en percevait plus que deux. Ils s’interposaient entre le monde et lui, siégeaient en silence à ses côtés. Tour à tour ils le regardaient, patiens, comme s’il devait partir avec eux. Pirou, de son visage décomposé, hurlait l’exécration de la guerre ; l’Allemand, de son sourire fraternel, en disait l’infinie tristesse. Ils étaient les deux faces du masque hideux. Complice de la mort de l’un, cause de la mort de l’autre, le Français, l’Allemand, il ne voyait en eux, en lui, que d’égales victimes de l’abominable fléau. Puis, se souvenant du commandement de Dieu : « Tu ne tueras point, » il se demandait, en pensant au mort du plateau d’Auvours, marié comme lui, père comme lui, si aujourd’hui, par une compensation fatidique, il n’acquittait pas la dette du sang. En même temps il éprouvait une honte, une peine, un remords inexprimables. Il se sentait déchu de sa conscience d’homme. Et pourtant il avait obéi à une nécessité supérieure ! Il avait fait son devoir de soldat, de Français. Comment concilier l’implacable antinomie ? La guerre sainte, gardienne du foyer, de la patrie, avec la guerre qui broie toute pitié, toute fraternité, la guerre qui brûle, viole, saccage, massacre, la guerre qui ravale à la bête féroce ! Problème insoluble, doute affreux !

Le lendemain, Mme Réal monta d’un air joyeux. Elle baisait Eugène au front, et dit :

— La paix est signée.

Mais ces mots dont elle escomptait l’allégement n’amenèrent pas même un sourire.

— Ton père arrivera bientôt, reprit-elle. Les Allemands vont quitter le pays.

— Ah ! dit-il.

Et ce fut tout.

La nuit vint. La visite du médecin dura peu. Ce n’était plus, avoua-t-il, qu’un sursis de quelques heures. Le désespoir de Marie fendait l’âme. Marcelle et Rose, pendant une somnolence d’Eugène, entrèrent sur la pointe du pied, mais bien vite elles suffoquaient ; Mme Réal les emmena. Marie se jetait au pied du lit, priait de toute son âme. La pendule, de son tic tac familier, précipitait les minutes. Marie eût voulu arrrêter le temps. Il coulait, coulait, coulait. Mme Réal était revenue. Elle souffrait jusque dans sa religion. Pas un prêtre pour les derniers momens !… Elle en avait envoyé chercher un à Amboise. Il n’arriverait pas… Aux fentes des rideaux, un bleuissement indistinct annonça que la nuit allait finir. « Chérie, » soupira Eugène. De ses yeux coulaient deux grosses larmes : mourir en plein bonheur, en plein amour. Mourir si jeune, sans avoir vécu ! La laisser en arrière, les abandonner à jamais elle et lui !…

Il étendit la main, avidement elle la serra. Ce fut la dernière étreinte ; peu à peu les doigts inertes se détendaient. Blanche d’effroi, elle le sentait s’éloigner encore, fuir loin d’elle, seul, dans le pays d’ombre.

— Eugène ! appela-t-elle.

Il l’entendit, mais ne put répondre. Fixement il contemplait un point invisible de la muraille. Déjà tout se dissolvait. Une seule évidence s’imposait encore : c’est que cela était ainsi, c’est qu’il fallait qu’il en fût ainsi. En vertu de quelle loi, il ne pouvait le comprendre, ne le tentait plus. Il savait seulement que c’était en vertu d’une loi dominatrice, sereine, universelle. À mesure qu’il s’éloignait, une sorte d’apaisement entrait en lui, pareil à l’aube qui lentement perçait les rideaux, blêmissait la chambre.

— Me vois-tu ? M’entends-tu ? sanglotait la voix, la misérable voix humaine… C’est moi, Marie, ta femme ! Reste, je t’en supplie !…

— Mon enfant ! mon enfant ! se lamentait la voix de la mère.

Mais Eugène n’entendait plus, ne voyait plus. Seul, il s’en allait à la dérive, plus loin, toujours plus loin, dans la nuit sans formes, sans limites, au pays d’ombre.

XXIV

Par la tiède journée de mars, au-dessus de l’avenue de hêtres, au-dessus du château, du parc, un vaste rayonnement flottait. L’air doux et subtil, sous l’azur, enveloppait Charmont d’une brume de lumière. Entre ses peupliers, la Loire étalait son miroir tranquille, éclatant de soleil ; la silhouette d’Amboise s’érigeait à l’horizon sans nuages. À travers les vignes, les vignerons courbés terminaient la taille. Dans les champs on hersait, on faisait le labour. Un éveil s’émouvait dans la terre molle et brune, dans les arbres encore noirs où la sève montait, affleurant l’écorce prête à crever en petits bourgeons luisans. Le printemps naissait.

Sur le perron, le vieux Germain, laissé pendant l’enterrement pour garder la maison, inspectait de sa main en abat-jour, agitée d’un tremblement sénile, s’il ne voyait pas venir, tout là-bas, au bout de l’avenue des hêtres, la famille. Vite il irait prévenir Madame, restée au chevet de Mme Eugène, malade de douleur. Les pauvres femmes ! Et la petite Rose qu’il aimait tant, couchée aussi. S’il n’y avait pas de quoi la rendre folle, cette enfant ! Enfin les Prussiens s’en allaient ! Ils avaient quitté Sorgues hier. On respirerait un peu, mais que de malheurs, mon Dieu !… Il s’essuya les yeux et murmura : « Ah ! les voilà ! » Un groupe lointain s’avançait. Des mains gantées de noir poussaient la grille.

En tête, Charles Réal marchait avec son fils Louis, et Gustave. Dans leurs voiles de crêpe suivaient Mme Poncet et Amélie Du Breuil. Entre elles Marcelle pleurait. Derrière venaient, se tenant par le bras, Frédéric de Nairve et son frère le marin, heureux de s’être retrouvés. Enfin, Poncet et le vieux Du Breuil.

La cérémonie avait été longue. L’abbé Bompin, libéré la veille, avait célébré la messe, messe basse, sans personne pour la servir que le bedeau, sans chant dans l’église déshabituée du culte. Ce qui restait du village s’y pressait ; au banc d’œuvre, Pacaut méconnaissable, vieilli par la terreur, et Massart enrichi et gras. Dans le profond silence coupé de marmottemens latins, des sanglots de femmes faisaient répons : la veuve de Lucache, au premier rang, et, à l’écart, près de l’entrée, une humble forme humiliée, la fille de Fayet, la pauvre Céline. Contre un pilier, on se désignait la figure rasée de La Pipe, qui, après une longue disparition, les Prussiens partis, se remontrait. Au cimetière, on avait de la tombe provisoire retiré les cercueils de Jean Réal et de Marceline, et, avant celui d’Eugène, on les avait descendus dans le caveau de famille. Puis, les cordes retirées, la suprême oraison et les croix d’eau bénite jetées dans la fosse, on avait refermé la porte de bronze sur l’étroite couche où, pour le dernier sommeil, le petit-fils avait rejoint l’aïeul et l’aïeule.

La grille de l’avenue franchie, Charles Réal considéra la longue avenue, et tout au fond le château. Ce domaine qui à présent était le sien, car Gustave et Amélie, en leur religion filiale, n’avaient pas voulu que la terre créée, fécondée par Jean Réal, fût morcelée, en avaient confié les intérêts et la garde au frère aîné, ce domaine pourtant plein de lui-même lui semblait étranger. Son père, sa mère, son fils… Pouvait-il croire qu’il rentrerait ainsi dans Charmont vide de ces chères vies, dans Charmont encore souillé des traces de l’occupation ? Qui lui aurait dit, l’autre mois, qu’après les vieux, Eugène partirait ? Alors, il ne pensait qu’à se rendre utile jusqu’au bout. Il était en mission, faisait sauter le pont de l’Armançon. Et, le jour où il rentrait, c’était pour mettre son fils en bière. Dans quel état il avait trouvé les femmes ! De quelle horrible amertume leurs embrassemens avaient été mêlés ! C’était miracle si Marie vivait encore ; son désespoir était si grand qu’il ajoutait au leur ; c’était pitié que de la voir. Elle avait failli y laisser la raison. Sans l’enfant, elle eût suivi Eugène. Oui, sans le devoir qui la rattachait à cette frêle espérance, elle se fût tuée. M. Réal mit la main sur l’épaule de Louis ; lui au moins était là ! Comme il eût voulu qu’Henri fût de retour ! Il fallait se serrer tous ensemble. Il unit dans sa douleur celle de sa femme si déchirée, si courageuse. La pensée de cette noble compagne le réconfortait un peu. Il écarta ses craintes pour la santé de Rose, ses troubles nerveux. Des soins…

Louis songeait, à travers un voile de larmes, à la vie à refaire. Il était dorénavant l’aîné. Et cela rehaussait d’une nuance son affection pour ses sœurs, pour Henri. Il leur devait une amitié plus prévoyante. Sa carrière, après de tels bouleversemens, serait modifiée. Il se rapprocherait de Charmont, pensait à entrer dans quelque grande usine de Tours. Sans qu’il s’en. rendit compte, la guerre l’avait mûri, rendu plus sagace, plus raisonnable encore. Il avait vu de près les événemens et les hommes. Quelle époque ! Après son odyssée de Strasbourg, l’armée de la Loire, de l’Est, et Besançon ! Il avait pu en sortir, rétabli, une fois les préliminaires ratifiés par l’Assemblée. Ils étaient là dedans des milliers de malades. Beaucoup n’auraient pas sa chance. Comme il s’en était fallu de peu qu’Henri y restât ! Dire qu’ils avaient fait toute cette campagne, séjourné parfois dans les mêmes villes sans se douter qu’ils étaient aussi près l’un de l’autre ! Son oncle Du Breuil lui avait raconté l’histoire d’Henri, perdu dans les convois, retrouvé à la Lisaine, reperdu dans la retraite. Heureusement il avait, en arrivant hier, trouvé des lettres du petit, qui ne savait rien, ni du drame de Charmont, ni de la fin d’Eugène. Et Louis songeait à ce contraste pénible. Là-bas, Henri, insouciant avec sa fougue de jeunesse, ne pensant qu’à bien vivre, à s’amuser, dans une détente complète. Après tant de misères, on avait besoin d’oubli. Il ne parlait que de l’hospitalité des bons Suisses, de la grasse existence, du repos de l’armée entière ; il y avait de si excellente bière, du vin fameux. On s’en donnait ! L’autre semaine, sur le théâtre de Fribourg, ils avaient joué la comédie au profit des blessés. Pauvre petit, quand il saurait !

Gustave, qui tête basse méditait, ralentit pour se trouver près de sa sœur Amélie. Le docteur, dont la figure rougeaude exprimait une bonhomie désolée, s’attristait que la paix ne fût pas venue plus tôt pour Eugène. Il cherchait par souci de médecin à se rendre compte ; est-ce que, mieux soigné, sans le spectacle de la guerre qui l’avait poursuivi à Charmont ?… Ah ! cette paix, maintenant qu’elle était signée, pour combien d’autres aussi serait-elle venue trop tard ! Il s’y résignait cependant, car il était las du métier de boucher que nuit et jour il avait fait, de toute cette chair à tailler, à panser, de tous ces cris, de tous ces râles ! Le triple deuil de Charmont ravivait son cauchemar, y mettait le sceau.

Mme Du Breuil, dont il chercha le regard, lui sourit tristement. Sous le crêpe tombant, elle avait un grand air de noblesse et de simplicité. Sitôt la dépêche reçue, elle était venue du fond de la Creuse, malgré sa santé chancelante, fidèle à la vieille union familiale. Tous deux, à la dérobée, admiraient leur nièce Marcelle. Étonnamment développée ! une femme ! Elle était presque aussi grande qu’Agathe Poncet.

— Et de quand est la lettre de Maurice ? demandait à mi-voix le marin à Frédéric.

Ils avaient laissé prendre l’avance, causaient intarissablement, comme des gens qui ne se sont pas vus depuis des années et qui demain se sépareront. Le partisan répondit :

— Du milieu de février. C’est un officier évadé à qui Maurice, à Stettin, l’avait confiée, et qui a pu me la faire parvenir. Mais tiens, la voilà.

Le marin la lisait avec émotion, son pâle visage entre ses favoris se colorait d’une fraternelle indignation. Le forestier racontait le supplice de son voyage depuis l’entrée en Allemagne. Jusqu’à la frontière, les otages n’avaient pas été maltraités, mais là ils recevaient pour gardiens des Poméraniens ivres. Pas de violences et d’outrages qu’ils n’eussent dès lors à supporter. On l’avait poussé dans un wagon avec des paysans du Loiret, des pères de famille, des vieillards. Nourris moins que des chiens, constamment frappés. Aux gares, on les exposait aux huées de la populace : « Assassins ! bandits ! pourceaux ! » Deux de ses compagnons, devenus fous, et, pour les calmer, bourrés de coups de crosse à la face, étaient morts en arrivant à Stettin. Trente mille soldats français y végétaient. On l’avait assimilé aux officiers prisonniers sur parole. Quant aux paysans, on les traitait en forçats ; hâves, à moitié vêtus, sans souliers par tous les temps, ils cassaient des cailloux.

Georges de Nairve replia la lettre. Il comparait sa captivité à celle de Maurice. Échangé après l’armistice, il n’avait, pendant un mois, connu à Versailles que la politesse des vainqueurs. On avait eu égard à sa blessure, à son grade. Il s’était ressenti de la proximité des grands chefs. Près du soleil, il avait moins souffert ; mais, là-bas, en ce pays rude, loin de tout contrôle, la brutalité des subalternes se donnait carrière ! C’était bien cela, et c’était éternel ! Il était devenu pessimiste ; caractère d’ordre et de discipline, il s’effrayait : il n’augurait rien de bon du bouillonnement de Paris, le seul souvenir heureux qu’il gardât était celui de son fort. Il allait rejoindre l’armée de Chanzy à Poitiers, mais il lui tardait de se retrouver à son bord, entouré de franches figures de matelots, quand la Minerve reprendrait la mer. Il n’aimait que cette vie réglée et mâle, les mois de croisière au vent du large, le balancement de la houle sous les cieux libres, dont ses yeux d’eau gardaient la nostalgie.

Frédéric remettait dans son portefeuille la lettre de leur frère. Quand le forestier pourrait-il galoper au hasard de ses inspections, dans les allées des grands bois, sous les arbres reverdis de Marchenoir ou d’Amboise ? Pour lui, il avait hâte de revoir l’immensité de ses prairies, d’y respirer à l’aise ; arrivé de Mâcon avec le cousin Charles, il allait rallier Bordeaux, où il avait rendez-vous avec ses volontaires ; il ne les ramènerait pas tous à Buenos-Ayres. Il emportait le chagrin d’abandonner vaincue, mutilée, la mère patrie. Il eût voulu la servir mieux, lui apporter plus que le sang de quelques-uns et qu’une part de sa fortune. Si les francs-tireurs n’avaient pas été plus utiles, si souvent même ils avaient été à charge au pays, n’était-ce pas qu’on n’avait pas su, pas pu les organiser, les discipliner ? Sa petite troupe avait montré ce que peut l’endurance sous une volonté. Et, quoiqu’il partît sans autre récompense que le sentiment du devoir accompli, il ne regrettait rien de cette flambée où le vieil homme avait jeté ses dernières passions ; jamais il n’oublierait cette étonnante armée des Vosges, foule cosmopolite que toute guerre attire, avec ses aventuriers des quatre coins du monde, idiomes disparates, larrons et filles, braves et lâches, la jactance de Bordone, le pur héroïsme du vieux Forli… Qu’était devenue Madeleine ? Il s’estimait heureux de s’en être tiré ainsi, de repartir indemne. Le pauvre Eugène ! Il était si gentil, il y a quatre mois, le jour des noces !…

Poncet et M. Du Breuil, tant leur discussion leur tenait à cœur, s’étaient arrêtés. M. Du Breuil, réfléchissant à ce que le Sorcier venait de lui dire, faisait, de sa canne noircie au feu des bivouacs de la Lisaine, sautiller des brindilles. Poncet laissait errer son regard sur les prés semés de noyers, la coulée d’or de la Loire, le vaste horizon lumineux. Il plaignait d’autant plus Réal qu’il se réjouissait de savoir son propre fils sauf, secouant un peu le désespoir où l’avait plongé la mort de sa petite amie. Le marin avait apporté des nouvelles fraîches, complété les détails d’une lettre reçue la veille. Martial était sous le coup de l’entrée des Allemands. Assouvissant leur envie, ils avaient exigé qu’un corps de trente mille hommes, du 1er mars à la ratification des préliminaires, violât la Ville morte. Pénétrant par l’Arc de Triomphe, ils avaient occupé l’enceinte comprise entre la Seine, la place de la Concorde, la rue du Faubourg-Saint-Honoré et l’avenue des Ternes. La veille, la garde nationale révolutionnée avait été chercher au parc Monceau les canons qu’on accusait le gouvernement de vouloir livrer, les avait traînés à Montmartre. Autour du périmètre où les vainqueurs étaient enfermés, surtout en voyant passer derrière les grilles des Tuileries des escouades de promeneurs conduits à la visite du Louvre, la colère de la foule grondait. Heureusement, quarante-huit heures après, à la ratification de la paix, l’armée de parade avait vidé les lieux, entrée, sortie sans gloire.

— Alors vraiment, dit M. Du Breuil, il s’est trouvé à Bordeaux des députés qui, pour épargner à Paris la prolongation de cet outrage, ont poussé à la ratification immédiate, ont mis en balance l’humiliation de la capitale et le démembrement du pays ? C’est à n’y pas croire !

— Cela est, dit Poncet. Ah ! si vous aviez vu ces deux séances, la précipitation avec laquelle ils ont enlevé ça ! Le 28, voilà Thiers qui arrive, l’Assemblée est au grand complet. Mais le pauvre homme est fatigué, il a passé une nuit debout, veillé les soirs précédens : il donnera seulement lecture du projet de loi. Barthélemy Saint-Hilaire, son alter ego, lira le reste. Le reste, c’est l’abandon de l’Alsace moins Belfort, un cinquième de la Lorraine, avec Metz ! C’est les cinq milliards ! l’évacuation progressive des départemens, au fur et à mesure des paiemens. C’est enfin l’occupation par cinquante mille hommes, à titre de gage, des six départemens de l’Est et de Belfort, jusqu’au dernier sou. Et, si le 3 mars l’Assemblée n’avait pas consenti, Bismarck, lui mettant le couteau sur la gorge, annonçait la reprise des hostilités !

Une rougeur monta au visage de M. Du Breuil, fit de brique ses joues sèches. De toute son âme, il répudiait l’acceptation honteuse.

— Mais ce que vous ne savez pas, dit Poncet, c’est qu’en lisant, Barthélémy Saint-Hilaire a escamoté d’abord le détail des territoires cédés. Craignait-il que l’étalement de la plaie dans toute son étendue ne fît se révolter ces votans pourtant soumis ? Ce n’est que sur le cri des Lorrains, voulant connaître au moins les villes et les villages qu’on arrachait du sol, que l’ami de Thiers s’est exécuté, « puisqu’on insiste ! » a-t-il dit. Et là-dessus, Grévy de mettre aux voix l’urgence. Alors quelques indignations éclatent. Mais aussitôt Thiers surgit, pour prendre en main sa majorité docile. Le spectre des hostilités le fascine : l’urgence n’impliquait pas un vote sans examen ; loin de lui l’idée de restreindre la discussion. Mais qu’elle commençât vite ! Et surtout qu’on ne s’en vînt pas parler de honte ! Elle était pour ceux dont les fautes, à tous les degrés, à toutes les époques, — attrape, Gambetta ! — avaient contribué à cette situation. Pour lui, devant le pays et devant Dieu, il était étranger à ces fautes-là !… En vain Turquet supplie qu’on ne vote pas l’urgence sans connaître les rapports sur l’état des forces du pays. En vain Gambetta réclame qu’on attende le lendemain matin, chacun aura pu étudier dans le Moniteur le texte du traité. Thiers réapparaît : — En une heure, on peut en avoir une copie par bureau !… Et de nouveau Gambetta rappelle à la pudeur : — Qu’alors on remette au soir, qu’on prenne le temps de faire plus de copies ! Va-t-on se contenter d’une par cinquante personnes ?… Mais Thiers se démène : — On ne demande à l’Assemblée que de répondre à trois ou quatre petites questions. Faut-il tant hésiter ? Comme si chacun n’était pas fixé d’avance !… Et voilà le vote d’urgence obtenu !… — Attendez, fit Poncet à un geste de Du Breuil. Le lendemain, c’est plus beau encore. On se souviendra du 1er mars ! C’est le rapporteur de la commission des Quinze, l’escorte de Thiers à Paris, qui a ouvert le feu. Lui n’y va pas par quatre chemins : si l’armistice est dénoncé le 3, les hostilités reprennent ! De là, nécessité de signer. Songez donc ! Paris est occupé… Et nos pauvres prisonniers d’Allemagne, ils ont hâte de rentrer !

D’un sursaut blessé, le colonel Du Breuil accueillit la révélation de cet argument. Ce n’est pas à ce prix que Pierre, qu’aucun de ses camarades eût voulu revenir !

— De là, continua Poucet, l’impossibilité d’attendre les rapports sur l’état de la France !… Et je les connais, moi, ces rapports, fit le Sorcier, en assurant ses lunettes avec un geste nerveux… Pour ressources immédiates, nous avons encore deux cent vingt-deux mille fantassins, vingt mille cavaliers, trente-quatre mille artilleurs, douze cent trente-deux canons attelés, et des munitions, et des voitures ! Et nous avons trois cent cinquante mille hommes dans les divisions territoriales, cent trente mille recrues de la classe 71, quatre cent quarante-trois canons montés ! Et nous avons quatre-vingt-dix-huit batteries fournies par les départemens ! Et ce que je vous dis là, ce sont les chiffres officiels, ceux que ces messieurs ont refusé de connaître. Et ce n’est pas tout, j’ai vu Chanzy. Sa conviction profonde est qu’on pouvait, qu’on devait lutter encore. Ce n’est pas tant sur ces armées plus ou moins bien, plutôt mal organisées, qu’il comptait, celle de Faidherbe dans les places du Nord, les forces de Mayenne et de Bretagne, lui-même à Poitiers avec l’armée de la Loire, le 25e corps intact à Bourges, le 26e en formation à Lyon sous Billot, les troupes de De Pointe à Nevers, le 24e débris de l’Est, à Chambéry, assez d’hommes pour immobiliser cinq cent mille Allemands, cette landwehr avide elle aussi de paix !… Non, tout cela n’eût servi que de points d’appui. La vraie armée c’eût été la nation, le patriotisme debout, la volonté de vaincre. Que chaque homme de cœur, comme Jean Réal, prît un fusil ! Ce que les Allemands redoutaient le plus, c’était la défense du sol pied à pied, la résistance derrière tous les obstacles ; s’il le fallait, reculer jusqu’au cœur des monts d’Auvergne !… Voilà ce que pensait Chanzy. Mais d’ici là, on eût fini par lasser l’ennemi, par émouvoir l’Europe !

M. Du Breuil hocha la tête ; oui, là était la vérité. Il soupira. Poncet haussa les épaules.

— Une nation pareille frappée d’ataxie ! N’avoir qu’à étendre la main, empoigner les armes ! Et ne pouvoir, et ne vouloir ! La France de Jeanne d’Arc, qui a chassé l’Anglais ! La France de la Révolution, qui a chassé l’Europe coalisée ! Déchoir volontairement, sacrifier l’avenir au repos d’un jour !… Il reprit : — Si vous les aviez vus, ces députés de la terre et de l’âme françaises, avec quelle impatience ils supportaient les représentations de ceux qui avaient encore un peu de cœur au ventre, les admirables discours de Quinet, de Louis Blanc ! Ah ! comme Quinet leur a montré le danger de la frontière ouverte, Berlin à la porte de Paris, demain menacé, épuisé en efforts ruineux ! Comme Louis Blanc leur a fait toucher du doigt l’évidence, la guerre de race poursuivie par Guillaume contre un peuple qu’il savait vouloir la paix, notre ignominie de l’acheter au prix d’un marché révoltant en droit, déshonorant en fait ! Comme il a fait appel à l’énergie ancienne, aux grands exemples de nos frères. « Ils eurent foi dans la patrie, criait-il, ils vainquirent à force de croire la France invincible ! » Et, à chaque vérité, Thiers murmurant, piteux : « Et les moyens ? et les moyens ? » Et, parlant plus haut que Quinet, que Victor Hugo, que Louis Blanc, le dédaigneux silence, les bras croisés de Gambetta… Mais l’affreux, mon ami, c’était d’entendre, à travers la voix de Keller, de Bamberger, de Bersheim, les sanglots et les cris de cette terre d’Alsace et de Lorraine : je suis France, je veux rester France ! De la tribune, je voyais ces mandataires des provinces sacrifiées, palpitans de douleur, de révolte, sous les murmures de cette assemblée pressée d’en finir, et qui, aux adjurations de Millière, d’Arago, hurlait : « Assez ! assez ! la clôture ! »

M. Du Breuil tournait obstinément la tête ; sa barbiche raide tremblait.

— Oui, dit Poucet, Thiers est revenu à la charge : si l’on pensait pouvoir obtenir des conditions meilleures, que l’Assemblée trouvât d’autres négociateurs. — C’est une paix honteuse ! a crié Keller. — Malheureuse, a-t-il rectifié. L’ennemi même ne doute pas de la puissance de la France, et la preuve, c’est l’énormité du chiffre qu’il exige d’elle… Puis l’oreille du maître d’école a percé : On n’improvise pas des armées, on a fait la guerre avec des cadres vides… Parbleu ! qui le nie ? Mais il s’est bien gardé de souffler mot du fond de la question : si l’Assemblée, au lieu de discourir, se mettait à la tête de la nation, la nation marcherait. Non, des phrases ! M. Prudhomme vieilli, se lamentant sur la difficulté de faire entendre la vérité aux peuples, comme si tant de honte était la vérité ! Et vite on a voté, cinq cent quarante-six Français ont décrété l’abaissement de la France. Il ne s’en est trouvé que cent sept autour de Gambetta et de Chanzy. Mais par compensation, c’est à l’unanimité moins cinq qu’ils ont acclamé la déchéance de l’Empire. On aurait dit, à leur empressement à piétiner cette chose morte, des coupables se déchargeant sur le cadavre.

Tête tournée, M. Du Breuil, dont les cordes du cou se tendaient dans un effort, — il ne pleurerait pas ! — lentement fit face. Et regardant Poncet dans les yeux, il l’approuva, d’un silence austère. Prêt à repartir, venu de Lyon, où il commandait au 26e corps un nouveau régiment, il semblait compter pour rien, sur ses hautes épaules à peine voûtées, le poids de Beaune-la-Rolande, de Villersexel et de la Lisaine, les fatigues de la retraite, les périls inouïs de son évasion avec d’Avol. Poncet, ne se maîtrisant plus, s’arrêta de nouveau ; il désignait les autres déjà loin :

— C’est donc pour rien qu’ici, comme dans toute la France, on pleure les morts ! Ou plutôt, c’est pour livrer comme du bétail un million de nos frères, la chair de notre chair, les os de nos os, c’est pour payer les cinq milliards, que tant de braves gens se sont fait tuer, que le petit Eugène a quitté pour toujours sa femme et son enfant, c’est pour cela que le vieux Jean Réal dort sous terre ! Vous rappelez-vous, Du Breuil, au dîner de noces ? Il disait : « Soldat ou non, que chacun prenne son fusil, combatte sans répit, sans quartier ! »

— Certes oui, dit M. Du Breuil, je me souviens. Et, sur un silence : — Cinq milliards ! Tant d’or pour que les Prussiens s’en aillent d’ici ! Au lieu de le mettre à la défense, et que pas un n’en sorte !

Poncet reprit, après quelques pas :

— Le grand malheur, voyez-vous, c’est que ces gens-là aiment mieux laisser périr la France que de la sauver par la république. Pour eux, Gambetta, les hommes de la Défense, ce sont des charlatans qui ont mis le gouvernement sous le gobelet. Nous sommes « une bande ! » Des questions de politique ont divisé le pays quand une seule pensée aurait dû l’unir. Mais voilà, cette guerre voulue par l’Empire, acclamée par quelques braillards, le pays ne la souhaitait pas. Et, le jour où l’esprit de conquête allemand l’a faite nationale, il n’a pu, dominé par ses intérêts matériels, affaibli par la jouissance du bien-être récent, s’élever à la hauteur de l’abnégation et du sacrifice. Il a courbé le dos, ne se redressant que contre ceux qui voulaient le forcer à se battre. Mais à quoi bon les reproches inutiles ? Maintenant, pour que la France redevienne grande, pour que l’œuvre de relèvement s’accomplisse, il ne nous faudra pas seulement consacrer notre or et nos pensées à refaire longuement, patiemment, des soldats et des chefs. Car pour la première fois je suis de l’avis de Thiers, les armées ne s’improvisent pas ! Et, malheureusement, il faut des armées. J’abomine la guerre, je voudrais la supprimer du monde, je voudrais que des arbitrages internationaux… Mais c’est un rêve ! le progrès est lent ! Nous avons mis des milliers de siècles à venir où nous en sommes. Les idées les plus élémentaires d’humanité et de justice sont comme la fleur de l’aloès, qui met cent ans à fleurir. On se battra longtemps encore ! Et c’est pour cela que non seulement j’admets comme nécessaire l’armée permanente, mais que je la souhaite si forte que désormais, avant d’attaquer la France, on y regarde à deux fois. Je vais plus loin, puisqu’en dépit de toutes nos civilisations, l’homme reste à l’homme un loup, je voudrais, par des inventions terribles, rendre la guerre si dévastatrice, que les peuples terrifiés reculent !

Une flamme luisait dans ses yeux. Le chimiste en revenait à son idée fixe, pensait à son petit jardinet de Montmartre, au laboratoire silencieux, où, par amour de l’humanité, il allait, dans l’aguet des cornues, chercher le moyen d’élargir la mort. Il ajouta, d’une voix plus calme, tout au progrès lointain :

— Que cela ne nous fasse pas oublier les deux chères provinces que, dans une heure d’égarement, la France, contre tout droit, a retranchées d’elle. Pensons-y toujours. J’ai foi dans une revanche pacifique. La justice nous rendra ce que nous a enlevé l’injustice. Une autre heure sonnera où, à son tour, le droit primera la force… Oui, en attendant, refaire l’armée, la flotte… Mais ce n’est pas assez, ce n’est rien, si nous ne refaisons d’abord l’âme nationale. Aux tout petits, dès l’école, enseigner pourquoi et comment nous avons été battus ; reconnaître nos fautes ; insuffler à tous l’énergie, la méthode, la volonté ! Au besoin, apprendre, nous, d’abord, pour pouvoir l’apprendre à l’ouvrier, au paysan, tout ce qui fait qu’un peuple est grand. Donner au plus humble la conscience de soi-même, le respect de la justice et le culte de la patrie.

Du Breuil résuma :

— Moraliser le peuple en l’instruisant.

Ils marchèrent en silence. Là-bas, au pied du perron doré de soleil, les deux de Nairve les regardaient venir. Du Breuil et Poncet retombèrent à la réalité. Malgré eux, obéissant à cet irrésistible instinct qui, au milieu des spectacles de la, mort, distrait et entraîne vers la vie que rien n’arrête, ils s’étaient laissés aller à leurs pensées d’une douleur si grande qu’elle absorbait toutes les douleurs. Le regard affectueux et grave des cousins les apaisa. Ils ne songèrent plus qu’au deuil de la maison. Louis et Marcelle, qui étaient entrés dans le salon saccagé, en sortirent. Par la porte-fenêtre ouverte, on aperçut des glaces brisées, la petite table à jeu en morceaux, et, sur le parquet, un amas de tentures lacérées. Poncet évoqua la pièce familiale, les bûches flambantes, la forme et la place habituelle des meubles, et autour de la petite table, sous les abat-jour, le vieux Jean Réal et Marceline… Louis et Marcelle se tenaient la main. À considérer avec attendrissement leurs neveux, l’expression singulièrement mûrie de leurs visages, Du Breuil et Poncet mesurèrent le siècle écoulé, depuis que le mariage d’Eugène les avait pour la dernière fois réunis à Charmont. Si les jeunes avaient vieilli, que diraient-ils d’eux-mêmes ?

À ce moment, M. et Mme Réal, traversant le vestibule, parurent. Ils s’avançaient sur le perron, Charles soutenait sa femme. Elle avait les cheveux blancs. Et lui, naguère si alerte, avec sa taille svelte, ses traits mâles et fins, il avait dix ans de plus. On fut frappé comme il ressemblait au grand-père. C’était lui, maintenant, le chef de la famille. Tous, mentalement, le reconnaissaient. Avec Gabriel le, ils incarnaient la durée de la race, les traditions du foyer, la continuité du domaine. Ils étaient l’image vivante de Charmont. Ils personnifiaient ce coin de Touraine et de France. On se serrait autour d’eux avec une émotion renouvelée, une soif d’étreintes. Gustave embrassa son frère. Amélie Du Breuil, le marin, tentaient de dire des mots de consolation à Mme Réal, qui, d’une voix étouffée, ne put que balbutier :

— Merci… merci…

Poncet, près d’Agathe, se remémorait ce jour de la fin d’octobre où, conduit à toutes guides par Henri, il avait aperçu dans ce même groupement tous les Réal et les de Nairve, sortis à sa rencontre. D’abord il avait embrassé Marie, si jolie dans sa robe blanche. Autour des deux ancêtres, c’était un beau spectacle que celui des seize parens de souche commune, la grande famille unie, si diverse et si saine, pleine de forces et de simplicité. Combien la guerre l’avait ébranchée ! Autour de Charles et de Gabrielle, devenus les vieux, il n’y avait aujourd’hui que Louis et Marcelle, Gustave, Du Breuil et sa femme, Frédéric et le marin. Il donna une pensée à la petite Rose, à Henri, sans oublier son fils et le forestier. Mais, si toute sa pitié s’élançait vers Marie couchée là-haut, mordant le drap dans un long sanglot, et vers l’orphelin, toute sa vénération saluait les morts pour la patrie.

Tout à l’heure, il avait été trop loin. Malgré la paix honteuse, des fins comme celles de Jean Réal et d’Eugène, comme celles de milliers et de milliers de Français, fauchés sur les champs de bataille de la Défense ou s’éteignant au lit des ambulances et des hôpitaux, une pareille moisson d’hommes, si elle était effroyable, n’avait pas été entièrement stérile. Elle proclamait bien haut que sur cette terre de France beaucoup savaient se dévouer encore. Ces armées qui au souffle de Gambetta s’étaient levées comme des tourbillons, elles avaient pu retomber, elles n’en avaient pas moins attesté, à Coulmiers, à Loigny, à Josnes, à Bapaume, à Vilersexel, la vitalité, les ressources prodigieuses du pays. Après Sedan, après Metz, elles avaient sauvé l’honneur.

Avec une fierté de citoyen, il reportait à celui qui les avait créées une partie de l’hommage. Un jour viendrait où la nation, parce qu’aux jours des pires désastres il n’avait pas désespéré d’elle, lui serait reconnaissante ; l’ennemi ne serait plus seul à lui rendre justice. Mais peut-être était-ce fatal ? Les choses humaines voulaient que rarement celui qui s’était sacrifié en recueillît le fruit ; il semait, d’autres récoltaient. L’exemple que Gambetta avait jeté, grain perdu dans un champ pierreux, Poncet, ardemment, souhaita qu’il fécondât l’avenir.

Autour de lui, autour d’eux, le tiède soleil de mars rayonnait. Tant de splendeur flottait dans la douceur de l’air subtil que Charmont parut sourire. Au loin, la Loire tranquille étincelait. À côté des ceps noueux, les vignerons courbés plantaient les jeunes vignes. Dans la terre molle et brune, sillonnée de labours, dans les arbres frémissans de l’éveil de la sève, le printemps venait. Et là-haut, dans la chambre nuptiale et mortuaire, aux flancs maternels sommeillait le petit être en qui mystérieusement s’élaboraient, comme en cette terre renaissante, la vie éternelle, l’espoir de demain.

Paul et Victor Margueritte.